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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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[Illustration]
GABRE MADERÈ SOLEÏMAN. (Voyez p. 376.)

CHAPITRE XX[5]

Les défilés de Maderè Soleïman.—Le village de Deh Nô.—Takhtè Maderè Soleïman.—Tombeau de Cambyse 1er.—Palais de Cyrus.—Portrait de Cyrus.—Itinéraire d'Alexandre.—Topographie de la plaine du Polvar.—Gabre Maderè Soleïman.—Description du tombeau de Cyrus laissée par Aristobule.—Les défilés du Polvar.—Les hypogées et le tombeau provisoire de Nakhchè Roustem.—Les sculptures sassanides.—Les atechgas de Nakhchè Roustem.

[5] Les gravures de ce chapitre sont dessinées d'après des héliogravures de l'Art antique de la Perse, publié par M. Dieulafoy (5 volumes petit in-folio, Librairie centrale d'Architecture, 1884).

30 septembre.—Au jour la caravane a atteint les bords d'une rivière connue sous le nom de Polvar Roud; elle l'a traversée, et, au lieu de suivre les sinuosités de son cours, elle s'est dirigée vers une montagne abrupte; sur ses flancs serpente un chemin tracé par les pieds des chevaux.

Le soleil était déjà haut lorsque nous avons terminé l'ascension du col; nous nous apprêtions à descendre vers Maderè Soleïman en suivant une gorge égayée par quelques buissons rabougris, quand les cris des tcharvadars ont retenti d'un bout à l'autre du convoi; les muletiers viennent de constater la disparition de deux bêtes de somme. Pendant qu'ils faisaient péniblement franchir le Polvar à la caravane, deux mulets se sont égarés, à moins qu'ils ne soient devenus la proie des brigands, très nombreux dans ces défilés. Montés sur des chevaux déchargés au plus vite, cinq ou six tcharvadars redescendent vers la plaine, tandis que hommes et bêtes restent stationnaires en attendant leur retour.

Pourquoi ne pas prendre les devants et, au lieu de dresser notre table sur l'arçon de nos selles, ne pas aller étendre notre couvert à l'abri d'un buisson? Je me mets en quête du cuisinier et nous descendons vers la vallée, arrêtés à chaque pas par des amoncellements de rochers glissants placés en travers du sentier. Après une heure de marche, notre petite troupe atteint un arbuste épineux qui nous garantira tant bien que mal des rayons du soleil.

«Prends ton fusil, nous allons être attaqués», me dit tout à coup mon mari.

Je me retourne vivement et j'aperçois, derrière une crête de rocher placé en contre-bas du chemin, de hautes coiffures de feutre, puis des canons de fusil et enfin quatre hommes à la mine patibulaire.

Allons-nous servir de cible comme à Éclid?

«Au large! s'écrie Marcel en saisissant ses armes et en dirigeant le canon de son fusil dans la direction des nouveaux venus, pendant que de mon côté j'exécute le même mouvement.

—Arrêtez! Machallah! (grand Dieu!) Vous risqueriez de tuer les toufangtchis (fusiliers) préposés à la garde du chemin. Ne seriez-vous pas ces gentilshommes faranguis si impatiemment attendus par le gouverneur de Chiraz? ajoute l'orateur de la troupe. Nous vous surveillons depuis quelques instants, mais à votre mine pitoyable nous vous aurions pris plutôt pour de pauvres derviches que pour de grands personnages.

—Nous sommes en effet recommandés à votre maître.

—En ce cas, nous avons ordre de vous escorter.

—C'est inutile: en plein jour je ne m'égarerai pas.

—Notre consigne est formelle. Depuis quelques années, de nombreux crimes ont été commis dans ces montagnes, des caravanes ont été dévalisées et vous-mêmes auriez couru le risque d'être maltraités si, à la nouvelle de votre prochaine venue, le hakem n'avait fait garder les défilés.»

Là-dessus ces singuliers gendarmes s'assoient à quelque distance de nous et considèrent avec la plus grande attention les préparatifs de notre repas; décidément cette escorte ne me dit rien qui vaille. Le repas terminé, j'engage Marcel à ne pas se commettre avec les soi-disant toufangtchis; je suis d'autant moins rassurée que nos gardes, après nous avoir pressés de partir, nous prient de leur prêter nos armes et de leur permettre de les examiner.

Voilà une demande bien grave: assurément nous avons affaire à de rusés bandits. Pour toute réponse nous serrons de plus près fusils et revolvers.

L'un des soldats se lève alors, se rapproche de moi et me tend son bras:

«Si vous ne voulez pas me laisser toucher à vos armes, guérissez-moi, au moins, d'un mal qui me tue. Je suis bien portant aujourd'hui, mais hier j'avais la fièvre, demain elle reviendra et me laissera plus faible qu'un chien.

—Ce mal est-il fréquent dans le pays?

—Tout le monde y est plus ou moins sujet.

—Quels remèdes vous ordonnent les médecins indigènes?

—Ils recommandent de couvrir le crâne des fiévreux d'une couche de feuilles de saule; mais un Farangui de passage dans le pays a donné, il y a quelques années, à plusieurs d'entre nous une poudre blanche qui rend la vie. En auriez-vous? Une caravane tout entière chargée de ce précieux médicament ne suffirait pas à guérir les malades de la province.

—Non, je n'en ai plus.»

Et la conversation s'interrompt de nouveau, car mes soupçons ne se sont pas encore dissipés et je suis plus occupée de suivre des yeux le moindre mouvement des toufangtchis que de répondre à leurs questions.

Allah soit loué! Jamais le bruit d'une caravane en marche ne m'a paru si mélodieux. Les tcharvadars, tous réjouis d'avoir retrouvé leurs deux mulets occupés à paître sur les bords du Polvar, nous rejoignent en chantant et font mille protestations d'amitié à nos compagnons, de très braves gens de Chiraz, affirment-ils.

«Vos amis les gendarmes ont la tournure de brigands fieffés, dis-je au tcharvadar bachy.

—La vue de leur uniforme ne vous a donc pas rassurée?

—Quel uniforme? bonnets de feutre, robes, koledjas sont de couleurs et de grandeurs différentes. Je n'aperçois rien dans leur costume rappelant une tenue militaire.

—N'avez-vous donc pas remarqué la plaque de métal du ceinturon, la poire à poudre et la trousse d'outils nécessaires à l'entretien du fusil?»

C'est juste, je passe condamnation. La description de cet uniforme constitué par une plaque de ceinturon et une poire à poudre mériterait tout un poème.

A midi passé, nous arrivons en vue du bourg de Mechhed Mourgab, où se fabriquent des tapis fond bleu à palmes cachemyres. Nous continuons notre route, et vers une heure nous atteignons un misérable village composé de maisons en terre groupées autour d'un large tas de fumier et d'ordures. Depuis dix-sept heures nous sommes en chemin.

Je cherche des yeux un caravansérail: il n'y en a point; mais les villageois de Deh Nô (Village Neuf), fort pauvres, et par conséquent obligés de s'imposer les plus désagréables sacrifices dans l'espoir de gagner quelques pièces de monnaie, veulent bien consentir à donner asile à des chrétiens. Pendant que je procède au choix d'un logis et que je songe avec volupté à étendre sur le sol mes membres endoloris, Marcel s'est réveillé de l'espèce de torpeur où la lassitude l'avait plongé et examine attentivement du haut de son bucéphale les collines dominant Deh Nô. En punition de mes péchés il aperçoit, sur la gauche du village, une construction blanche placée au sommet d'un coteau. Oubliant alors la fatigue, la longueur de l'étape, le soleil qui darde ses rayons de feu sur nos têtes, il ne descend même pas de cheval, saisit l'appareil photographique et part, malgré les protestations des tcharvadars, désolés de voir les yabous s'éloigner encore de la caravane.

Si l'amour-propre et la curiosité ne me rendaient quelque force, je renoncerais à suivre mon mari. Mes plus grands défauts viennent heureusement soutenir mon courage défaillant, et me voilà suivant Marcel, tout en maugréant et en regrettant au fond du cœur que les myopes armés d'un lorgnon aient souvent trop bonne vue.

Après une demi-heure de marche au pas—nos malheureuses montures seraient bien empêchées de prendre une allure plus vive—nous atteignons une colline surmontée d'un long soubassement construit en pierres calcaires. Nous mettons pied à terre ou, pour être plus véridiques, nous nous laissons rouler sur le sol, car, au premier moment, nos jambes, raidies par la fatigue, se refusent absolument à nous porter. Marcel finit enfin par se remettre d'aplomb; quant à moi, tous mes efforts sont vains, et je vais définitivement échouer sur une touffe d'herbes sèches. Cependant, après une grande heure de repos, je parviens à me lever et à monter sur la plate-forme. De ce point culminant j'embrasse des yeux toute la construction.

Le soubassement désigné par les habitants de Deh Nô sous le nom de Takhtè Maderè Soleïman (Trône de la Mère de Salomon) est une réminiscence des grandes terrasses sur lesquelles les souverains de la Babylonie construisaient leurs palais. Il est certain néanmoins que jamais édifice ne s'éleva sur ce sol artificiel, puisque le soubassement est lui-même inachevé. Cette observation ne résulte pas seulement de l'imperfection des parements extérieurs du takht,—les plus beaux monuments de la Grèce, les Propylées, le temple d'Éleusis, offrent de semblables anomalies,—mais de l'état des assises supérieures. A côté des pierres travaillées sur toutes leurs faces, on en rencontre d'autres dont les lits et les joints sont à peine ébauchés.

Mais quels sont donc ces signes gravés en creux sur les pierres inférieures du takht? Je ne reconnais ni les hiéroglyphes d'Égypte, ni les écritures cunéiformes des Babyloniens ou des Perses. Serais-je en présence de caractères jusqu'ici inconnus?

«Non, me dit Marcel, dont la belle ardeur s'est enfin calmée, ces figures n'appartiennent à aucun alphabet: ce sont des marques d'ouvriers, laissées sans doute à titre de témoins pour servir de base au règlement des travaux.

«Contemple, ajoute mon mari, le beau point de vue qui se présente du haut de cette terrasse et, si tu ne me gardes pas rancune de t'avoir entraînée hors du village après une si longue étape, tu conviendras que jamais emplacement mieux choisi ne domina un plus magnifique panorama.»

Je suis peu disposée à m'enthousiasmer en ce moment. A ces paroles je jette cependant les yeux dans la direction de la plaine du Polvar, et je ne puis m'empêcher d'admirer, sans en rien avouer, le grand cirque violacé qui nous entoure. A l'ouest la vallée est limitée par un massif de hautes montagnes se rattachant à la chaîne des Bakhtyaris; au sud une ramification de ce soulèvement ferme l'entrée du Fars; à l'est apparaît la partie la plus sauvage et la plus déserte de la Kirmanie; au nord, des plateaux conduisent à Sourmek et à Dehbid. Un cours d'eau serpente dans la plaine; sur ses rives j'aperçois des constructions blanches, derniers vestiges de monuments anciens, car les villages modernes sont tous bâtis en terre grise. A cette vue, une vengeance diabolique se présente à mon esprit: Marcel est presque aussi fourbu que moi; si je l'engageais très sérieusement à aller visiter une muraille située à trois cents mètres environ en contre-bas du takht?

«C'est impossible, me répond-il; je ne me tiens plus debout.»

Ouf! Avec quelle impatience j'attendais cet aveu. Il faut faire lever les chevaux à coups de gaule; nous choisissons les grosses pierres éboulées de façon à nous élever jusqu'à la hauteur des étriers, nous nous hissons péniblement sur nos montures et rentrons à Deh Nô. Pendant notre absence les serviteurs ont préparé une bonne chambre; le kébab et le pilau sont à point! hélas, ni l'un ni l'autre n'avons la force d'y toucher.

30 septembre.—Il serait peut-être vaniteux de comparer ma petite personne à celle d'Antée; néanmoins, tout comme le géant libyen, j'ai repris des forces en touchant la terre, notre mère commune. Après avoir voyagé à cheval pendant quatorze nuits, comme il est doux de passer la quinzième allongée sur un sol bien battu, dans une chambre bien close! Ce matin, découragement, fatigue, mauvaise humeur, se sont évanouis; je puis me remettre au travail avec ardeur et retourner aux ruines. Nous passons au bas du takht et arrivons bientôt devant la façade du petit édifice aux environs duquel je voulais méchamment, hier au soir, envoyer promener mon mari.

Ce monument affectait la forme d'une tour carrée. Les murailles étaient construites en pierres calcaires assemblées sans mortier, mais réunies par des goujons, comme celles du takht. Un escalier dont les arrachements sont encore visibles permettait de s'élever jusqu'à la porte percée au milieu de la façade. Des piliers saillants renforçaient les angles de la construction; un ornement denticulé formant corniche constituait le couronnement. Bien que la tour paraisse avoir été appareillée par des Grecs, elle ne présente, sauf l'ornement denticulé, aucune des formes architecturales de la Hellade, mais offre au contraire de surprenantes analogies avec certains tombeaux de la Lycie, copiés eux-mêmes sur d'antiques sépultures construites en bois.

A n'en pas douter, ce sont des ruines d'un monument funéraire destiné à renfermer la dépouille d'un roi ou d'un puissant personnage. Descendons dans la plaine: l'examen de pierres amoncelées que domine une colonne encore debout nous fournira peut-être des renseignements sur l'âge de ces constructions. Nous nous approchons; la colonne est en pierre calcaire, sa hauteur totale dépasse onze mètres, et son diamètre est d'un mètre cinq. Le fût, entièrement lisse, repose sur un mince tambour cylindrique de basalte noir; le chapiteau a disparu ou gît brisé en mille morceaux au pied de la colonne. Sur le même emplacement on rencontre encore quelques autres bases de basalte symétriquement placées; elles servent d'appui à des supports semblables à celui qui est encore debout.

[Illustration]
TAKHTÈ MADERÈ SOLEÏMAN. (Voyez p. 367.)

Non loin des colonnes s'élèvent trois piliers bâtis également en pierre calcaire. Ils ont huit mètres de hauteur, se composent de trois pierres superposées évidées sur une de leurs faces en forme de niche, et portent à leur partie supérieure une inscription en caractères cunéiformes. Évidemment nous sommes en présence de ce fameux texte perse, médique et assyrien que les savants se sont accordés à traduire par ces mots: «Moi, Cyrus, roi achéménide».

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FAÇADE DU TOMBEAU DE CAMBYSE Ier. (Voyez p. 368.)

Marcel retrouve le nom du fondateur de la monarchie perse et le titre de Khchâyathiya, équivalant au sar des nations sémitiques et au βασιλεύς des Grecs. C'est de ce premier titre que provient, par une abréviation propre à un grand nombre de langues, le nom de «chah» que porte encore de nos jours Sa Majesté Iranienne.

En continuant à parcourir les ruines, nous apercevons, brisées presque à fleur de terre, quatre plaques de basalte noir, ornées sur leurs faces intérieures de belles sculptures représentant les pieds d'un homme faisant vis-à-vis aux serres d'un oiseau gigantesque. Ces bas-reliefs devaient représenter la lutte victorieuse du fondateur du palais contre un animal fabuleux: sujet gravé fréquemment sur des cylindres babyloniens. A part ces débris et les massifs de fondations en partie cachés sous les décombres, il ne reste plus aucun vestige du monument. La colonne, les bases de basalte, les trois piliers et les crémaillères pratiquées au sommet de chacun d'eux suffisent cependant pour reconstituer une grande salle hypostyle couverte d'une toiture en bois, précédée d'un porche et flanquée à droite et à gauche de petites pièces symétriquement disposées, communiquant par de larges baies avec le portique.

[Illustration]
PILIER DU PALAIS DE CYRUS.

«Sommes-nous sur les ruines d'un temple ou d'un tombeau? dis-je à Marcel après avoir passé une bonne partie de la journée à relever de mon mieux le plan de la construction.

—A quoi te sert d'encombrer tes poches des histoires d'Hérodote? me répond-il. Ne te souviens-tu pas que les Perses sacrifiaient au soleil, à la lune, au feu, à l'eau et aux vents sur la cime des monts et qu'ils n'avaient point de temples? Ces débris ne peuvent pas être non plus les derniers vestiges d'un tombeau, puisque nous ne retrouvons pas trace de la chambre sépulcrale caractéristique de ce genre de monuments. J'y verrais les ruines d'un palais de Cyrus.»

Non loin de ce premier édifice j'aperçois, vers l'est, une grande pierre blanche posée sur champ; je m'en rapproche. Elle faisait également partie d'une habitation royale. Sur l'une de ses faces, au-dessous d'une inscription trilingue identique à celle que nous avons déjà relevée, je remarque une belle figure rongée par des mousses. Le personnage qu'elle représente accuse un type aryen: il a le sommet de la tête rasé; les cheveux qui couvrent les tempes et le derrière du crâne sont rassemblés en nattes, arrivant à peine au-dessus de la nuque; la barbe est courte et frisée. Il est vêtu de cette longue pelisse, fourrée à l'intérieur et boutonnée sur le côté, que les Persans portent encore en hiver et que les Grecs adoptèrent après les guerres médiques, si l'on en croit Aristophane. La coiffure se compose d'une couronne ornée d'uræus, semblable aux tiares de certaines divinités égyptiennes; sur les épaules sont fixées les grandes ailes éployées des génies assyriens et des khéroubins bibliques.

De l'avis de Marcel cette figure portant les attributs des divinités adorées par les peuples voisins de l'Iran ne représente pas le génie tutélaire de Cyrus, mais le portrait du roi lui-même.

Cyrus, devenu maître d'un vaste empire s'étendant de l'Égypte aux rives de la Caspienne, aurait senti la nécessité de perpétuer à son profit la fiction grecque ou égyptienne qui faisait remonter jusqu'aux dieux l'origine des races royales, et se serait paré, dans l'espoir d'augmenter son autorité, d'attributs empruntés au panthéon de toutes les nations soumises aux Perses.

Ce bas-relief est un des documents les plus intéressants de la Perse antique, car il fournit des renseignements précieux sur l'origine de la sculpture dans l'Iran, et donne en outre une idée des vues politiques et religieuses de Cyrus, en prouvant l'éclectisme de ce souverain qui ne faisait aucune distinction entre les dieux nationaux et ceux des nations annexées à la Perse.

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PORTRAIT DE CYRUS.

Il répugnait à Xénophon de faire du héros de son roman politique un prince et un parent rebelle, aussi imagina-t-il, le premier, de le représenter comme l'héritier d'Astyage. Cette version doit être écartée: Cyrus, on ne saurait en douter, conquit la Médie les armes à la main.

D'après Hérodote, ce fut même à la cruauté d'Astyage que le jeune prince fut redevable de ses premiers succès. Le roi, apprenant que son petit-fils Cyrus vivait encore, malgré les ordres qu'il avait donnés autrefois à Harpages de le faire mourir, fit venir ce dernier, et, dissimulant son ressentiment, il lui ordonna d'envoyer son propre fils au palais pour en faire le compagnon de Cyrus et l'invita en même temps à venir souper avec lui. «A ces paroles, Harpages se prosterna et retourna en sa demeure, se glorifiant au fond de l'âme de ce que sa faute avait tourné à bien et de ce que, par un bonheur inappréciable, le roi l'invitait à souper. Il rentra chez lui bien empressé. Il avait un fils unique âgé de treize ans au plus. Il le fait appeler et lui prescrit d'aller au palais d'Astyage et de se conformer en tout aux ordres du roi.

«Cependant il raconte tout joyeux à sa femme les événements de la journée. De son côté l'enfant arrive chez Astyage, mais soudain le roi l'égorge, le dépèce membre à membre, rôtit une part de ses chairs, met bouillir le reste et tient prêt le tout, bien dressé. A l'heure du souper les autres convives et Harpages se réunissent. Devant les premiers et devant Astyage étaient placées des tables couvertes de chair de mouton; sur celle d'Harpages on avait servi le corps entier de son enfant, hormis la tête et les doigts des pieds et des mains, que contenait à part une corbeille couverte. Dès qu'il parut à Astyage qu'Harpages devait être rassasié: «Ne trouves-tu pas à ce mets, lui dit-il, une saveur particulière?» Harpages assura qu'il l'avait trouvé excellent. Alors des serviteurs, selon leurs instructions, lui présentèrent la tête et les doigts de son fils, que cachait un linge, et l'invitèrent à les découvrir pour prendre ce qui lui conviendrait. Il obéit et leva le voile de la corbeille. Il vit les membres de son enfant. Mais à cet aspect ses sens ne furent point troublés; il sut se contenir, et, quand Astyage lui demanda s'il reconnaissait de quelle bête il avait mangé, il répondit qu'il le reconnaissait et que tout ce que faisait le roi lui était agréable. Après cette réponse il recueillit le reste des chairs et s'en alla à sa maison, où il avait le dessein d'ensevelir les lambeaux qu'il avait rapportés. Telle fut la punition qu'Astyage infligea à Harpages.»

Sur le conseil des mages, le roi renvoya Cyrus en Perse auprès de son père Cambyse, tandis qu'Harpages, brûlant de se venger, s'attacha le jeune prince par des présents et persuada aux Mèdes de déposer leur roi. «Quand Cyrus fut en âge de régner, Harpages l'engagea à se révolter. «O fils de Cambyse, lui écrivit-il, venge-toi d'Astyage ton meurtrier, car selon sa volonté tu as péri; grâce aux dieux et à moi, tu as survécu. Entraîne les Perses à la révolte, conduis-les contre les Mèdes. Si Astyage choisit pour commander moi ou l'un des premiers du peuple, c'est tout ce que tu peux désirer. Nous sommes tous conjurés contre Astyage. Nous l'abandonnerons pour embrasser ton parti et nous tenterons de le déposer. Tout est prêt ici, agis donc et agis promptement.»

Cyrus profite des conseils d'Harpages, rassemble les tribus perses soumises à ses ordres; Astyage, apprenant ces menées, lui envoie l'ordre de revenir à Ecbatane. Cyrus refuse d'obéir aux injonctions de son grand-père et lui fait même répondre qu'il arrivera dans la capitale de la Médie plus tôt que le roi ne le désire. Alors Astyage, frappé d'aveuglement, confie le commandement de ses troupes à Harpages: Quos vult perdere Jupiter, dementat prius.

Au premier engagement quelques Mèdes qui ne sont pas du complot combattent, d'autres passent à l'ennemi, le plus grand nombre manque de cœur et prend la fuite. «A la nouvelle de la honteuse dispersion de son armée, Astyage, menaçant son petit-fils, s'écrie: «Cyrus n'aura pas longtemps sujet de se réjouir». Il dit; puis d'abord il fait empaler les mages interprètes des songes qui lui ont conseillé de congédier Cyrus; et en second lieu il arme les Mèdes jeunes et vieux et se dirige vers la Perse.

Quand on a vécu en Asie et que l'on est familiarisé avec les mœurs et l'histoire des despotes turcs ou persans, on est vivement frappé par la narration d'Hérodote. La vengeance cruelle que le roi tire d'Harpages, la composition du repas où il n'entre que du mouton, alors que les Grecs dans leurs grands festins servaient généralement de la viande de bœuf, la précaution de faire empaler les mages dont Astyage avait eu à se plaindre, la nature de leur supplice, si ordinairement appliqué en Assyrie, donnent à l'histoire de la révolte de Cyrus un caractère de vérité surprenante. La version d'Hérodote doit nous inspirer d'autant plus de confiance que cet historien est le seul qui nous ait laissé une généalogie de Cyrus confirmée par la lecture du grand texte de Bisoutoun.

A peine peut-on lui reprocher de faire de Cyrus le fils d'un Perse de condition inférieure à celle des grandes familles mèdes. Eût-il pu dans ce cas, lorsqu'il échappe à la surveillance de son grand-père, convoquer les tribus nobles de la Perse avant de leur avoir fait connaître le motif de leur réunion, et Hérodote ne dit-il pas lui-même que son jeune héros descendait d'Achémènes, l'illustre aïeul des rois du Fars, et qu'il faisait partie de la tribu des Pasargade, «la plus noble entre les tribus nobles de la Perse»? Il est probable seulement que la condition de Cambyse, roi à demi barbare d'un petit État fort éloigné de la Médie, parut des plus humbles aux courtisans efféminés d'Astyage.

Que l'on compare la situation du roi de Navarre quand il arriva à Paris à celle du petit prince du Fars, et l'on aura, il me semble, une faible idée de la position effacée de Cambyse à la cour de son suzerain.

Enfin l'image de Cyrus, si je l'interroge et lui demande de trancher le différend de Xénophon et d'Hérodote, ne me répond-elle pas par l'inscription gravée au-dessus de sa tête: «Moi, Cyrus, roi achéménide»?

Cyrus était donc Perse de sang royal et descendait d'Achémènes au même titre que Darius.

Dès notre retour au village le tcharvadar bachy demande à nous parler. «Je pars ce soir avec la caravane, nous dit-il; je vous laisse deux hommes pour soigner les chevaux de selle et les mulets chargés de votre bagage journalier. Bien qu'il me soit très pénible de me séparer de mes animaux, je suis sans inquiétude sur leur sort, grâce à la présence des toufangtchis préposés à votre garde par le gouverneur de Chiraz. Je vous recommande néanmoins de ne pas abandonner les soldats pendant la traversée des défilés du Polvar, de mettre pied à terre dans les détestables chemins que vous suivrez, de veiller à ne point fatiguer les bêtes, et enfin, à l'arrivée de l'étape, de les faire couvrir de leur bât après leur avoir enlevé vos selles à la farangui.

—Vos animaux seront soignés comme nous-mêmes, je vous le promets solennellement, ai-je répondu. Pouvez-vous en demander davantage?

—N'y a-t-il point de passage permettant de franchir la montagne sans traverser les défilés de Maderè Soleïman? demande Marcel à son tour.

—Non, Çaheb; croyez-vous donc que, si les tcharvadars pouvaient éviter ce chemin, même en faisant un long détour, ils iraient de gaieté de cœur perdre tous les ans des charges et des mulets en parcourant ces passages maudits? Quand les eaux sont basses, les caravanes suivent les rives du Polvar et franchissent le défilé sans accident; mais l'hiver il faut se lancer sur un chemin à pic, taillé dans le roc à une époque si reculée que personne ne connaît le nom des dives qui l'ont tracé.

—Si vous vouliez vous diriger vers l'est et marcher vers Kirman, seriez-vous encore dans la nécessité de traverser les passes? Ne pourriez-vous brusquement vous jeter sur la gauche?

—Non, certes. Le désert à l'est de Mechhed Mourgab est le plus sec et le plus désolé de l'Iran tout entier, bien riche cependant en mauvaises terres. Aucune caravane n'oserait s'y aventurer.

—Ainsi vous en êtes bien sûr: on ne peut aller de Kirman à Maderè Soleïman sans passer par Darab et le Takhtè Djemchid?

—J'en suis certain, Çaheb. D'ailleurs interrogez les tcharvadars. Il n'est pas nécessaire d'avoir traîné ses guivehs durant soixante années sur les routes de caravane pour être renseigné à ce sujet.

—Dans quel but t'informes-tu avec cette insistance des chemins qui conduisent à l'est? dis-je à Marcel. Nous n'avons jamais eu l'intention de visiter la Kirmanie.

—Parce que nous sommes dans le voisinage de l'itinéraire suivi par Alexandre à son retour des Indes, et qu'il est du plus haut intérêt de constater que le roi macédonien n'a pu venir à Persépolis en traversant le désert de Kirman, Maderè Soleïman et les gorges du Polvar, mais qu'il a été forcé de suivre les routes de caravane et de rentrer en Perse par Darab et les passes de Sarvistan.»

1er octobre.—Au milieu de la nuit j'ai été réveillée par un bruit infernal: après deux jours de repos la caravane reprend sa marche. Tandis que je me prélasse mollement allongée sur une paillasse fraîchement garnie, je me prends à répéter avec un bonheur égoïste les vers du poète:

[6] «Il est doux, quand la vaste mer est bouleversée par les vents, d'assister du rivage aux dures épreuves subies par un autre que nous; non pas qu'on trouve une jouissance dans les souffrances d'autrui, mais c'est une douceur de voir les maux dont on est exempt.» (Lucrèce, trad. de Crousté.)

(Note de l'éditeur.)

Je me repose et mes compagnons de route grimpent mélancoliquement sur leurs montures ou s'effondrent dans les kadjavehs en se rappelant peut-être, de leur côté, le célèbre passage d'Hafiz: «Lorsque nous fendons dans une nuit obscure des vagues terribles et des gouffres effrayants, combien de ceux qui habitent en sûreté le rivage peuvent comprendre notre situation?»

A l'aurore nous nous mettons en selle, et, laissant sur notre gauche les ruines du takht et des palais, nous nous dirigeons vers un village d'aspect misérable, placé non loin de la brèche au fond de laquelle s'écoule le Polvar. Les maisons bâties en terre s'appuient sur d'antiques soubassements de pierres blanches. Marcel voudrait les examiner, mais ce serait s'exposer à troubler la paix des ménages: il faut y renoncer. Au delà de ces constructions s'élève un petit monument dont la couleur dorée me rappelle la teinte si chaude des beaux marbres pentéliques. Il est isolé du village et d'un accès facile. Les chevaux traversent un cimetière et s'arrêtent au pied même de l'édicule désigné par les Anglais sous le nom de Tombeau de Cyrus, et par les Persans sous celui de Gabre Maderè Soleïman (Tombeau de la Mère de Salomon).

De toutes les constructions de la plaine du Polvar c'est incontestablement la plus intéressante et la mieux conservée. Le caractère archaïque de l'architecture grecque du naos et le fronton qui le couronne, le seul que l'on puisse signaler dans toute la Perse, attirent tout d'abord notre attention. Le tombeau est porté sur six gradins de dimensions décroissantes, reposant eux-mêmes sur un socle débordant largement au-dessous de la dernière marche; un escalier, en partie détruit, servait à gravir les degrés. Tout cet ensemble est bâti en pierres calcaires colossales, assemblées avec la plus grande précision; la couverture est massive et exécutée en pierre, comme tout le reste du monument. Le gabre était entouré d'un portique: je retrouve des bases et même des fûts de colonnes sur trois côtés, mais sur le quatrième je recherche en vain des traces de construction. On pénétrait dans la cour centrale par trois portes basses et étroites, dont les montants sont encore debout; mais je suis surprise de constater que les deux baies se faisant vis-à-vis ne sont point placées dans le prolongement de l'axe du naos et que l'édicule n'occupe pas le centre de l'espace limité par la colonnade.

[Illustration]
GABRE MADERÈ SOLEÏMAN. (RESTITUTION DE M. DIEULAFOY.)

Je gravis les degrés du gabre, je pousse une porte de bois et j'entre dans une pièce fort petite. Une des faces est ornée d'un mihrab sculpté à une époque relativement récente; les autres parois sont unies et laissent apprécier la grosseur des matériaux. Des cordes accrochées à des chevilles de bois enfoncées dans les joints des blocs soutiennent des lampes de métal et des chiffons de toutes les couleurs déposés là en guise d'ex-voto.

2 octobre.—Me suffirait-il d'atteindre ces monuments, vers lesquels nous nous dirigeons avec tant de peine depuis neuf mois, pour tomber malade? Hier j'ai d'abord aidé Marcel à prendre toutes les dimensions du gabre, puis j'ai écrit quelques notes et monté mon appareil photographique; mais à ce moment j'ai été saisie par des frissons si violents, malgré les rayons brûlants du soleil, que j'ai dû recommencer quatre épreuves avant de parvenir à découvrir l'objectif sans le déplacer. Marcel est venu à mon secours, et, tant bien que mal, l'opération s'est terminée. Alors je me suis étendue sur les dalles fraîches de la chambre sépulcrale et j'ai été prise d'un violent accès de fièvre. Des femmes, il m'en souvient cependant, ont essayé de m'expulser, sous prétexte que les hommes ne doivent pas entrer dans le Tombeau de la Mère de Salomon. Elles auraient bien pu me prendre par la tête et les pieds et me jeter dehors, j'aurais été dans l'impossibilité d'opposer la moindre résistance; tout à coup, mais sans qu'il m'eût été possible de saisir le motif de leur retraite, elles se sont éloignées en criant comme des oies effarouchées. Vers la nuit, quand je me suis trouvée mieux, on m'a remise à cheval et nous sommes rentrés à Deh Nô.

L'accès d'hier a été long et douloureux, mais il me laisse au moins l'esprit tranquille. L'extrême fatigue qui m'accable depuis quelques jours, les hallucinations nocturnes auxquelles je suis sujette m'inquiétaient au point de me faire craindre de rester en chemin. Maintenant je suis rassurée: j'ai la fièvre intermittente avec son cortège de douleurs articulaires, de frissons, de délire; je connais l'ennemi, il n'y a plus qu'à tâcher de se défendre.

Il me faudra prendre part au festin de quinine que Marcel s'offre toutes les semaines depuis sa maladie de Téhéran, régal auquel il est sans doute redevable de traverser impunément la plaine du Polvar.

Aujourd'hui je n'aurai pas d'accès: il s'agit de profiter de ce répit pour terminer le lever du gabre et nous lancer dans les fameux défilés que nous devions visiter hier.

«Que penses-tu de ce tombeau? dis-je à Marcel quand nous repassons devant le gabre et que je puis suivre avec intérêt toutes ses démonstrations.

—Ce petit édicule n'a jamais abrité la dépouille mortelle de Cyrus, j'en ai la conviction.

«Il n'y a aucune analogie entre ce monument et le tombeau de Cyrus, dont Arrien et Strabon ont emprunté la description à Aristobule, qui le visita et le fit réparer sur l'ordre d'Alexandre.

«Le tombeau du fondateur de la monarchie perse s'élevait au milieu des jardins du roi; il était entouré d'arbres, d'eaux vives et d'épais gazons. C'était une tour carrée, assez peu haute pour rester cachée sous les ombrages qui l'environnaient. A la partie supérieure se trouvait la chambre sépulcrale, couverte d'une toiture en pierre. On y pénétrait par une porte fort étroite. Aristobule y vit un lit d'or, une table avec des coupes à libations, une auge dorée propre à se laver ou à se baigner, et une quantité de vêtements et de bijoux. Au moyen d'un escalier intérieur on communiquait avec la chambre où se tenaient les prêtres préposés à la garde du monument funéraire.

«Sur la façade du tombeau était gravé en langue et caractères perses: «O homme, je suis Cyrus, fils de Cambyse. J'ai fondé l'empire des Perses et commandé à l'Asie. Ne m'envie pas cette sépulture.»

«Un Grec, ajoute mon mari, n'eût jamais comparé le Gabre Maderè Soleïman à une tour carrée, pas plus qu'il ne se fût contenté, pour décrire le soubassement de six gradins, d'énoncer simplement que le bas de la tour était solide. D'ailleurs il eût été matériellement impossible d'enfermer dans une chambre mesurant à peine six mètres carrés les sarcophages, le lit d'or, la table avec coupe à libations, l'auge dorée propre à se baigner et la grande quantité de vêtements et de bijoux qu'Aristobule vit dans le tombeau. Où serait enfin l'inscription que les Grecs firent traduire dans leur langue?

«Selon moi, le Gabre Maderè Soleïman était un tombeau de femme. Cette hypothèse étant admise, la distribution de tout l'édifice devient claire et logique: la porte extérieure faisait partie d'une haute enceinte enveloppant tout l'ensemble des constructions; l'espace laissé libre entre la première clôture et le mur du portique était réservé aux serviteurs chargés de la garde du monument, serviteurs qui ne devaient pas pénétrer dans la cour intérieure et ne pouvaient pas même apercevoir l'édifice quand s'entr'ouvraient les portes de communication. Si on voulait entrer dans le naos, les difficultés redoublaient. La baie, tu l'as vu, était fermée par une double huisserie: il fallait donc tout d'abord rabattre à l'intérieur la porte extérieure, puis entrer dans la chambre laissée entre les deux vantaux, fermer le premier, qui aurait fait obstacle à la manœuvre du second, et tirer alors à soi la deuxième porte.

«J'ai beaucoup pensé à la disposition topographique de la plaine de Mechhed Mourgab, aux montagnes placées autour d'elle comme une barrière infranchissable, à l'impossibilité d'entrer dans le Fars en d'autres points que celui-ci, et je suis arrivé à cette conclusion, que les ruines de Maderè Soleïman sont les débris de la ville construite par Cyrus sur les confins de la Perse et de la Médie, quand, à la suite de sa victoire sur son grand-père Astyage, ce prince devint roi des Perses et des Mèdes.

«La plaine de Mechhed Mourgab, située en avant des gorges étroites et tortueuses qui commandent l'entrée du Fars et que l'on est obligé de franchir avant de pénétrer dans cette région en venant d'Ecbatane, était pour les Perses un champ de bataille très favorable et un point stratégique d'une telle importance, que les troupes de Cyrus durent, au prix des plus grands efforts, en disputer la possession aux armées mèdes envoyées à leur rencontre.»

Arrivés à l'entrée des gorges, nous prenons le chemin d'hiver taillé à pic dans le rocher et nous atteignons avec beaucoup de mal un premier plateau dominé par un sommet élevé. Marcel prend quelques mesures avec son théodolite afin de vérifier la carte anglaise; levés modernes et auteurs anciens en main, il est impossible de ne pas reconnaître, en jetant les yeux sur la plaine de Mechhed Mourgab et les gorges du Polvar, les champs de bataille où les Perses enlevèrent aux Mèdes l'hégémonie de l'Iran. Hérodote nous a laissé un long récit des faits qui précèdent la révolte de Cyrus; je décris d'après Nicolas de Damas les péripéties du combat.

«Cyrus, ayant levé l'étendard de la révolte, fut mandé à la cour d'Ecbatane. Il battit le parti de cavaliers chargés de le capturer et, à la nouvelle de l'arrivée des Mèdes, organisa son armée avec l'aide de son père et d'un certain Ebare, «homme sage et prudent, dans lequel il avait mis toute sa confiance». Après avoir incendié et détruit toutes les villes placées sur le trajet que devaient parcourir les envahisseurs, il ramena en arrière la population, s'enferma dans le camp retranché et fit également fortifier et occuper les défilés des montagnes par lesquelles les Mèdes pouvaient pénétrer en Perse et les sommets qui commandaient l'entrée des passes. Au premier choc les Mèdes sont repoussés. Astyage assis sur un trône élevé domine le champ de bataille. «Se peut-il, s'écrie-t-il, que ces mangeurs de pistaches se conduisent avec tant de courage! Malheur à mes généraux s'ils ne triomphent pas des révoltés.»

Cependant, accablés par le nombre, les Perses sont obligés de battre en retraite et de s'enfermer dans le camp retranché devant lequel ils combattent. Cyrus pénètre avec les derniers de ses compagnons d'armes dans l'enceinte fortifiée, rassemble aussitôt ses soldats et leur adresse la parole:

«O Perses! voici votre sort: si vous êtes vaincus, vous serez tous massacrés; si vous êtes victorieux, vous cesserez d'être les esclaves des Mèdes et vous conquerrez le bonheur et la liberté.»

Il leur représente également, afin de raffermir leur courage, qu'ils ont fait un grand carnage des Mèdes et leur recommande d'envoyer pendant la nuit les femmes et les enfants sur la plus haute montagne du pays, nommée Pasargade.

Au lendemain, le jeune général sort des retranchements, dont il confie la garde à son père et aux soldats les moins jeunes et, suivi d'Ebare, se précipite au combat. Le sort de cette deuxième journée devait être funeste aux Perses. Un parti mède qui a abordé l'aile droite des révoltés marche sur le camp retranché, l'enlève de haute lutte, fait prisonnier le père de Cyrus et l'amène percé de coups au roi d'Ecbatane.

«Ne me tourmente pas, lui dit le captif, mon âme va s'échapper de mon corps.»

«C'est contre ton avis, je le sais, répond Astyage, que Cyrus s'est révolté; je ne saurais te reprocher les crimes de ton fils. Meurs en paix, je te ferai faire des funérailles dignes de ton rang.»

Pendant ce temps les envahisseurs, maîtres de la plaine, cherchent à gravir les sentiers qui conduisent au sommet du mont Pasargade.

Ebare a compris le danger que courent ses compatriotes. Traversant des gorges à lui seul connues, il se porte avec mille hommes au-devant des ennemis, tandis qu'Astyage, informé de la manœuvre exécutée par le général perse, donne l'ordre à vingt mille combattants de tourner la montagne; mais à peine essayent-ils de s'engager dans les défilés, qu'ils sont accueillis par une avalanche de pierres que les troupes préposées à la garde du plateau situé au-dessous du mont Pasargade font rouler sur les flancs escarpés des rochers. Après deux jours de repos les Mèdes, qui s'étaient précédemment emparés des points les plus bas de la montagne, tentent un suprême effort et s'élancent à l'assaut des positions ennemies. Les Perses, surpris, déploient une extrême bravoure, mais fléchissent sur tous les points. Refoulés lentement par les envahisseurs, ils remontent en combattant les pentes qui conduisent au sommet, quand accourent au-devant d'eux leurs femmes et leurs mères. Celles-ci, après les avoir apostrophés avec une crudité de langage que le latin lui-même se refuserait à rendre, les renvoient à l'ennemi.

Saisis de honte, enflammés d'un terrible courroux, les Perses reviennent au combat et font de leurs ennemis un terrible carnage. Après des revers suivis de retours de fortune, la lutte, longtemps indécise, se termine enfin par la déroute des armées d'Ecbatane.

Cyrus victorieux entre dans la tente du roi mède et s'assied sur le trône de son ancien suzerain. Les Mèdes étaient vaincus, mais quatre hommes surtout avaient rendu leur défaite irrémédiable. C'était d'abord Artasyras, satrape d'Hyrcanie, qui fit défection avec cinquante mille hommes et rendit hommage à Cyrus. A la suite du général hyrcanien se présentèrent les chefs des Parthes, des Socares et des Bactres.

Quant à Astyage, se voyant abandonné de tous les siens, il vint à son tour trouver Cyrus, qui l'accueillit avec honneur, tout en le retenant prisonnier.

«La ville dont les ruines sont à nos pieds serait donc la Pasagarde (la Place Forte) construite par Cyrus sur l'emplacement où il avait vaincu ses ennemis, ville qu'il faut se garder de confondre avec la vieille capitale des Achéménides nommée Pasargade et visitée par Alexandre à son retour des Indes avant d'atteindre Persépolis. Cette dernière cité, signalée par le tombeau de Cyrus, était voisine de Darab ou de Fæsa. Ce sont des similitudes de noms qui expliqueraient la confusion dans laquelle sont tombés à leur sujet les auteurs anciens en attribuant à Pasargade des faits relatifs à Pasagarde. En ce cas, la tour funéraire placée auprès du takht recouvrirait les cendres de Cambyse Ier, inhumées sur le lieu même où il trouva une mort glorieuse. Le Gabre Maderè Soleïman devrait être identifié avec la sépulture de la mère ou de la femme de Cyrus, mortes toutes deux sous le règne de ce prince. Toutefois j'inclinerais à penser que Cyrus, à la mort de sa mère, Mandane, lui fit élever un tombeau dans le voisinage de celui de son mari et fit, au contraire, transporter le corps de sa femme, Cassandane, «à la mort de laquelle il mena grand deuil», au dire d'Hérodote, dans l'antique Pasargade, où il devait lui-même être enseveli auprès de ses aïeux. Ainsi se vérifierait la désignation de Maderè Soleïman, donnée par les Persans à la plaine du Polvar. Le nom de Salomon, qui revient sans cesse dans le Koran, aurait été substitué à celui de Cyrus, aujourd'hui tout à fait inconnu du peuple.

«La tradition qui fait du gabre un tombeau de reine est si généralement adoptée dans le village, qu'hier, croyant avoir affaire à un jeune garçon, les paysannes t'auraient impitoyablement précipitée du haut en bas de l'édicule, sous le fallacieux prétexte que les hommes ne doivent pas entrer dans un tombeau de femme, si je ne les avais assaillies à coups de pierres et ne leur avais jeté, comme dernier argument, mes deux guivehs (chaussures de guenilles) à la tête.

—Quelle imprudence! Tu t'exposais à ameuter contre toi le clan des maris!

—Les maris! mais ils m'auraient aidé à rosser ces mégères si je les en avais priés. Pas un d'entre eux ne tolérerait qu'on regardât ces guenons ou qu'on fût simplement poli avec elles; mais tous vous sont reconnaissants de les assommer à coups de savate. C'est une fatigue journalière qu'on leur évite.»

En résumé, les ruines que nous avons trouvées dans la plaine du Polvar, le takht, la façade de la tour carrée, les palais et le gabre, sont les derniers vestiges des monuments élevés par le grand Cyrus au sixième siècle avant notre ère. Cet âge se lit sur leurs pierres, sur leurs ornements, sur les membres les plus essentiels comme sur les détails les plus intimes de leur architecture. On ne saurait hésiter non plus à reconnaître en eux des monuments apparentés de très près aux édifices ioniens ou gréco-lyciens. Sont-ils les prototypes des monuments élevés dans les colonies grecques de l'Asie Mineure? Je ne le pense pas. Antérieurement à la conquête de la Lydie, les habitants du Fars n'avaient jamais eu de relation directe avec les Grecs et menaient encore une existence sauvage au moment où Cyrus substituait chez les Aryens la suprématie des Perses à celle des Mèdes.

Peut-être même l'architecte qui les construisit fut-il choisi dans l'entourage de Crésus, devenu, après la prise de Sardes, l'ami et le conseiller de son vainqueur.

5 octobre.—Après deux étapes, me voici installée dans le tchaparkhanè de Kenarè, à quelques kilomètres de la célèbre Persépolis.

En quittant Maderè Soleïman, nous nous sommes engagés dans les défilés étroits du Polvar. Nous avons tout d'abord côtoyé les rives du fleuve, encombrées d'une superbe végétation de roseaux et de ginériums. Le tcharvadar bachy avait raison de vouer ce chemin aux dieux infernaux; mais, uniquement préoccupé de questions techniques, il avait oublié de nous parler de l'aspect pittoresque des gorges. Au sortir de la partie la plus sauvage de la montagne, nous avons passé au pied d'un bas-relief sassanide grossièrement sculpté sur les parois du rocher; puis, en arrivant sur les plateaux inférieurs, j'ai aperçu d'innombrables familles de sangliers qui venaient se désaltérer au bord du cours d'eau; plus bas, les toufangtchis m'ont montré les tentes en poil de chèvre sous lesquelles ont élu domicile leurs confrères chargés de la garde du défilé.

Quelles fières tournures de bandits ont ces braves gens! Comme les hommes de notre escorte, ils portent une tiare de feutre brun, le long fusil jeté en travers des épaules, et un pantalon si large qu'ils sont obligés de ramener un pan de chaque jambe dans leur ceinture pour pouvoir marcher. Leur brillant uniforme (la plaque de ceinturon) et le droit de répondre à coups de bâton à toute question indiscrète les autoriseraient à se montrer arrogants; il n'en est rien: les gendarmes bavardent tout le long du chemin et ne dédaignent pas de nous mettre au courant de leurs affaires privées.

«Alors tu es enchanté de ton sort? ai-je demandé à l'un d'eux qui soutient la tête de mon cheval quand il passe sur une roche glissante.

—Que pourrais-je demander à Allah? Je jouis d'une bonne santé et, grâce au ciel, mes pieds n'ont pas encore fait connaissance avec le bâton.

—Quelle est ta solde?

—Je gagne soixante-dix krans (soixante-dix francs) par an, me répond-il avec orgueil.

—Tu dois nager dans l'or?

—J'étais en effet bien à l'aise il y a quelques années, mais je me suis marié: mes femmes m'ont donné huit enfants, et depuis lors j'ai quelque peine à finir l'année. Si le gouverneur, sur votre demande, augmentait seulement mes appointements de dix krans, je serais le plus heureux des toufangtchis de Sa Majesté.

—Je m'occuperai de toi si tu me conduis à un manzel convenable.»

Les monuments de Persépolis sont divisés en deux groupes, désignés sous les noms de Nakhchè Roustem (Dessins de Roustem) et de Takhtè Djemchid (Trône de Djemchid). Ces deux groupes sont distants l'un de l'autre de huit à dix kilomètres. Une masure décorée du nom de tchaparkhanè est placée entre les deux: c'est l'horrible gîte choisi par notre escorte. Les voyageurs ne s'arrêtent pas à Persépolis, à cause de l'air malsain qu'on y respire; le service de la poste est peu actif dans le Fars: aussi les terrasses et le balakhanè de notre auberge sont-ils écroulés. L'unique pièce dans laquelle on peut s'abriter est embarrassée de vieux licous, de guivehs hors d'usage et des maigres provisions du tchapartchi (gardien du tchaparkhanè), dont la mine pitoyable ne fait pas honneur à la salubrité du pays. Sur nos instances, la chambre est nettoyée et mise à notre disposition.

Après le dîner, prenant pitié de nos serviteurs, je les engage à venir s'étendre dans la seule pièce habitable.

«Nous nous garderions bien de dormir sous un toit, me dit le cuisinier; dès que vous aurez éteint la lumière, vous serez dévorés par les moustiques; le seul moyen de ne pas être mangé tout vif est de passer la nuit au grand air.»

[Illustration]
TOMBEAU PROVISOIRE DE NAKHCHÈ ROUSTEM.

Hélas! le cuisinier avait dit vrai: à peine avions-nous cessé de remuer, que nous nous sommes sentis transpercés par mille aiguillons. Les moustiques de Persépolis sont silencieux, mais ils rachètent leur mutisme par une voracité sans exemple. La nature, trop bienveillante à leur égard, les a fait minces et petits, et leur a permis ainsi de s'introduire à travers les plus étroites ouvertures des vêtements. Marcel crut déjouer les attaques de ces impitoyables ennemis en ficelant son pantalon autour des jambes, en couvrant ses pieds d'une épaisse chaussure de cuir, et en emmaillottant ses mains dans des serviettes. Vaines espérances! les bourreaux se sont dédommagés aux dépens de la figure, et des lèvres surtout, qu'il fallait bien laisser à découvert pour respirer. La crainte de la fièvre nous a néanmoins retenus dans la chambre; le soleil, trop long à venir, nous y a trouvés debout! L'astre du jour eût mieux fait de se cacher à jamais que d'éclairer nos masques grotesques aux yeux boursouflés, aux lèvres tuméfiées. Il ne s'agit pas de pleurer sur cette pitoyable transformation, mais de se diriger vers un grand rocher taillé à pic, que la caravane a laissé cette nuit sur sa droite, en entrant dans la plaine de la Merdach. En me rapprochant de cette montagne abrupte, mes yeux se portent d'abord sur la façade de quatre hypogées, puis sur un petit monument quadrangulaire placé vis-à-vis des parois du rocher; il nous est déjà connu: chaque face reproduit, à s'y tromper, l'élévation de l'édifice ruiné que nous avons rencontré dans la plaine du Polvar, et que Marcel suppose avoir été le tombeau de Cambyse Ier, père de Cyrus. A Maderè Soleïman une seule façade est encore debout; ici le tombeau est complet, il n'y manque pas une pierre. La forme générale de l'édifice est celle d'une tour carrée pleine à la base. Sa partie supérieure est occupée par une salle très simple d'aspect; le plafond est formé de belles dalles juxtaposées; les murs sont nus, les coins arrondis. Une porte, de dimensions restreintes, met cette pièce en communication avec l'extérieur; un escalier, dont les fondations et les arrachements sont encore visibles, permettait de s'élever jusqu'à la chambre; deux glissières parallèles, creusées dans l'axe de la porte, servaient à faciliter l'entrée ou la sortie du sarcophage. La construction est couronnée, comme celle de Mechhed Mourgab, par un ornement denticulé; enfin, de grandes plaques de basalte noir, placées sur les trois faces opposées à la porte, simulent des fenêtres, bien qu'en réalité l'édicule n'ait qu'une seule ouverture. La présence exceptionnelle d'une glissière dans ce monument fait supposer à mon mari que cet édifice doit être assimilé aux dakhmas ou tours funéraires des Guèbres, et que ce tombeau est en réalité le pourrissoir où les cadavres des rois subissaient, avant d'être transportés dans les hypogées, la décomposition exigée par le culte mazdéïque. Quoi qu'il en soit, les deux tours carrées des plaines du Polvar et de la Merdach offrent, à n'en pas douter, les modèles des sépultures princières importées par Cyrus à son retour de l'Ionie; tandis que les hypogées, creusés à la mode d'Égypte dans la montagne de Nakhchè Roustem, furent les tombes des premiers princes de la deuxième dynastie achéménide.

[Illustration]
LES HYPOGÉES DE NAKHCHÈ ROUSTEM.

La façade des monuments funèbres de Darius et de ses successeurs reproduit en relief, sur la paroi verticale du rocher, un édifice à colonnes. L'entablement, en tous points analogue à l'entablement ionien primitif, ressemble à celui que supportent les arrhéphores du portique de l'Érechthéion. Les colonnes, lisses, sont surmontées à leur sommet d'un chapiteau formé de deux taureaux soudés entre eux par la moitié du corps. Un couronnement égyptien termine les portes, à multiples linteaux.

Au-dessus d'un trône apparaît le roi, adressant des prières au dieu Aouramazda, qui plane dans les airs.

Les plates-formes ménagées au devant des tombeaux sont trop élevées et la paroi du rocher trop raide pour qu'on puisse y accéder de la plaine. Quand on désire visiter les hypogées, on est réduit à se laisser passer autour du corps une longue corde et à se faire hisser par des hommes placés sur la crête du rocher. Marcel exécute le premier cette ascension, et ce n'est pas sans inquiétude que je le vois suspendu à un câble paraissant à peine gros comme un fil. La descente s'effectue sans accident, et je m'apprête à mon tour à effectuer ce voyage aérien.

«Que veux-tu aller faire là-haut? me dit mon mari; les parois des chambres sont grossièrement taillées dans le roc et ne portent trace ni de sculptures ni de peintures; les plafonds sont façonnés en forme de voûte, et les sarcophages creusés dans la pierre ressemblent en tout point à ceux des sépultures égyptiennes.

—Je veux voir de près la physionomie de Darius. J'imagine aussi que du haut des tombeaux je jouirai d'une magnifique vue sur toute la plaine de la Merdach.

—N'insiste pas, je ne te laisserai jamais faire cette folie. Tu n'as pas l'idée de l'impression désagréable que l'on éprouve à quinze mètres au-dessus du sol, quand on est suspendu à l'extrémité d'une corde. Rien ne me prouve d'ailleurs que tu prendrais pied sur la plate-forme. T'attacherais-tu solidement avant de redescendre? Tu n'iras pas au tombeau», ajoute-t-il en hélant les hommes placés au sommet de la montagne et en leur ordonnant de redescendre.

Ce veto me paraît très déplacé, mais j'ai beau supplier et me mettre fort en colère, je suis réduite, pour la première fois depuis que j'ai fait serment d'obéissance, à me plier aux volontés de mon seigneur et maître. Ce n'était pas la peine de venir chercher si loin une pareille humiliation.

En supposant que je fusse montée aux hypogées et qu'il me fût arrivé quelque accident, le monde en eût été moins ému que ne le fut la Perse, il y a quelque deux mille quatre cents ans, à la suite de l'ascension de la même plate-forme, tentée par les parents de Darius. Le roi, charmé d'offrir une agréable distraction à son père et à sa mère, les invita à visiter son tombeau, les fit asseoir dans une benne et confia aux mages le soin de hisser ses vieux parents jusqu'à la plate-forme placée au devant de la porte d'entrée. Quarante prêtres montèrent sur la crête du rocher, saisirent les cordes et élevèrent à eux le père et la mère de leur souverain. Mais, au moment où ces estimables vieillards se balançaient au gré des vents, un énorme serpent sortit des rochers et vint jeter la terreur et la déroute dans les rangs des mages. Les prêtres, éperdus, n'eurent rien de plus pressé que de lâcher les câbles et de laisser choir sur les rochers la benne et son précieux fardeau. Le désespoir de Darius fut profond, il ordonna de saisir les coupables et les fit tous empaler sous ses yeux.

Au-dessous des tombes achéménides se trouvent les célèbres sculptures sassanides auxquelles l'ensemble des monuments placés à l'entrée de la plaine de la Merdach doit le nom de Nakhchè Roustem (Dessins de Roustem).

L'un de ces bas-reliefs, long de onze mètres environ, représente le triomphe de Chapour sur Valérien. Le roi perse est à cheval; l'empereur romain, lauré, vêtu d'une tunique et du paludamentum, implore à genoux la pitié du vainqueur. L'humble attitude prise par le prisonnier ne l'empêcha pas de servir pendant six ans de marchepied au souverain sassanide, et d'être finalement empalé et promené en guise de trophée à la tête des armées victorieuses. Sur les fonds du bas-relief est gravée une inscription en langue pehlvi qui rappelle la victoire d'Édesse remportée par Chapour sur les Romains.

[Illustration]
CHAPOUR TRIOMPHANT.

Le sujet traité sur le deuxième tableau est difficile à comprendre. Deux rois à cheval tiennent un symbole d'alliance, et contrastent par leur impassibilité avec la fougue de deux guerriers que l'on voit, dans une troisième composition, se précipiter l'un sur l'autre, la lance en arrêt, semblables aux preux du Moyen Age.

Le dernier de ces bas-reliefs, placé presque au niveau du sol, est malheureusement fort dégradé.

La sculpture monumentale des Sassanides semble plutôt procéder de l'art romain que de l'art grec. Les figures, soigneusement martelées depuis l'ère musulmane, sont dans un état qui ne permet pas d'apprécier le modelé et le fini des nus; mais les mains, souvent intactes, pèchent par la lourdeur de l'exécution; les draperies, tourmentées, manquent de vérité. En revanche, l'attitude des rois est simple et noble; les animaux sont traités avec une grande habileté de main par des artistes de talent, comprenant bien mieux la sculpture décorative que les auteurs des bas-reliefs officiels sculptés à la partie supérieure des quatre tombes achéménides.

Le dernier de tous les monuments du groupe de Nakhchè Roustem, et peut-être le plus intéressant d'entre eux, se trouve au sud des hypogées.

[Illustration]
LES ATECHGAS (AUTELS DU FEU) DE NAKHCHÈ ROUSTEM.

Ce sont deux atechgas (autels du feu) jumeaux, taillés dans le roc en place. Ils se composent d'une table carrée supportée par quatre arceaux en plein cintre, reposant sur des colonnes engagées dans les angles des pyrées. Une ligne de merlons triangulaires couronne la partie supérieure de l'autel. Tous ces ornements sont barbares, grossièrement exécutés et procèdent d'un art beaucoup moins avancé que celui des monuments élevés sous le règne de Cyrus. Si l'on rapproche cette donnée du caractère franchement assyrien des merlons, des colonnes engagées et des arcs en plein cintre, on se convainc aisément que les atechgas de Nakhchè Roustem sont les plus anciens monuments des plaines du Polvar et de la Merdach, et remontent au delà du règne de Cyrus.

Les pieux souvenirs et les traditions qui se rapportaient à ces antiques autels du feu engagèrent probablement Darius à choisir comme nécropole royale les rochers avoisinant les pyrées. Les mêmes motifs sans doute amenèrent à leur tour les Sassanides à faire graver leurs exploits sur les parois de cette montagne célèbre. De tous temps les sectateurs de Zoroastre affluèrent auprès des atechgas de Nakhchè Roustem, et, de nos jours encore, bien que les Parsis aient à peu près perdu le souvenir de leur passé glorieux, ils viennent des Indes visiter en nombreux pèlerinages les autels du feu et le tombeau provisoire désigné dans le pays sous le nom de Kaaba des Guèbres.

[Illustration]
ROIS SASSANIDES.
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