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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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PALAIS DE FIROUZ-ABAD. (Voyez p. 480.)

CHAPITRE XXVI

Séjour à Sarvistan.—Le palais de Sarvistan.—Départ pour Darab.—Retraite sur Chiraz.—La plaine de Kavar.—Modification du caractère des montagnes.—La Forteresse de la Fille.—Bas-relief sassanide.—Le palais de Firouz-Abad.

30 octobre.—Les douleurs durent sans interruption depuis deux jours. Elles s'exagèrent au moindre mouvement et ne permettent à Marcel ni de se mettre sur son séant ni de prendre d'autre nourriture que de l'eau de riz et du jus de grenade.

J'ai maintenant l'explication de l'inconcevable accueil du naïeb de Sarvistan et de la brutalité avec laquelle il me traite depuis notre arrivée.

Le golam chargé de lui annoncer notre venue lui a fait une description fort exagérée de l'état du Farangui. De ces renseignements il a conclu que, à l'exemple des Persans dénués de toute force de résistance à la maladie, l'un de nous venait chercher un tombeau à Sarvistan. La figure décomposée de mon mari a mis le comble à l'inquiétude de notre hôte. Il a récapitulé, à quelques chaïs près, la dépense que lui occasionneraient les grattages, lavages et blanchiments à la chaux d'une maison souillée par le décès d'un chrétien, et cette addition l'a rendu féroce. Le naïeb n'a point osé nous chasser, dans la crainte d'encourir les représailles de Çahabi divan, mais il veut à tout prix nous envoyer trépasser ailleurs.

«Sarvistan est malsain, fiévreux, le climat est humide, les eaux sont nuisibles; vous seriez bien mieux dans un village voisin, à peine éloigné de douze kilomètres», me répète-t-il sans cesse.

A la quatrième invitation, je me suis fâchée. «S'il suffisait de faire plusieurs étapes sur les mains pour me débarrasser de votre présence et de vos conseils, ai-je répliqué, je tenterais l'expérience; mais je suis décidée à ne pas quitter Sarvistan avant la guérison complète de çaheb.» Finalement j'ai prié mon hôte de ne pas me gratifier d'aussi fréquentes visites et de passer la porte sur-le-champ. Depuis cette algarade, le naïeb m'a prise par la famine et a chargé du soin de me tourmenter une sorte de gamin de douze à quatorze ans, aux traits délicats mais flétris, auquel tous les domestiques obéissent respectueusement et qui fait dans la maison la pluie et le beau temps.

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TOMBEAU DU CHEIKH YOUSEF BEN YAKOUB.

Le gouverneur ne s'est pas contenté de nous couper les vivres: hier soir, quand j'ai voulu envoyer au village faire des approvisionnements, les golams s'y sont refusés. Acheter des aliments au bazar pendant que nous sommes censés recevoir l'hospitalité du naïeb serait faire à ce personnage une injure dont aucun marchand n'oserait se rendre complice!

Marcel heureusement va de mieux en mieux. J'ai eu le bonheur de trouver un habitant du village qui connaissait les koumbaz malè gadim (coupoles, bien de l'antiquité); cette nouvelle a rempli mon mari de joie et lui a rendu courage. Notre situation s'améliorera dès qu'on le verra debout.

1er novembre.—Je ne m'étais pas trompée. Le spectre de Banquo assis à la table de Macbeth ne causa pas plus d'effroi au thane de Glemmir que la résurrection de mon mari à notre entourage. Naïeb, golams, domestiques se sont jetés à plat ventre devant lui en même temps que volailles, œufs, mouton affluaient au logis.

Cette politesse tardive et hypocrite s'il en fut jamais n'a pas eu le don de me désarmer, et, sans prendre garde à la mine piteuse de notre hôte: «Je demande à Dieu, lui ai-je dit d'un ton solennel, que malade, loin de votre patrie, loin de votre famille, vous trouviez une hospitalité pareille à celle que vous nous avez donnée.»

Le naïeb a pâli sous cette malédiction, comme s'il redoutait de la voir plus tard peser sur lui, et s'est retiré sans prononcer un mot.

Enfin nous avons fui Sarvistan!

A part la beauté des jardins et des vergers, je ne vois à signaler dans le village que le tombeau ruiné du cheikh Yousef ben Yakoub, bâti en 1341, mais modifié et agrandi depuis cette époque. Une partie de la construction est en pierre. La salle du tombeau, ornée de colonnes, est entourée d'un beau lambris de faïences à reflets métalliques formé d'étoiles cuivrées, réunies les unes aux autres par des croix d'émail bleu turquoise. L'effet général de cette décoration est charmant; mais, si l'on compare entre elles les étoiles, on s'aperçoit que l'émail métallique est quelquefois trop cuit, souvent pas assez, et que les plaques les mieux réussies n'ont cependant pas la beauté des émaux de Kachan ou de Véramine et ont été fabriquées en pleine période de décadence.

Avant mon départ, le naïeb a eu l'audace de me demander sa photographie. Je me suis donné le malin plaisir de le faire poser huit ou dix fois de suite, puis je lui ai déclaré que, n'ayant pas le temps de tirer une épreuve, je lui enverrais son portrait… plus tard. Croirait-on que cet abominable personnage a confié à l'un de ses serviteurs la mission de nous suivre et de prendre sa photographie quand je voudrais bien l'achever? Voilà un garçon destiné à voir du pays, j'en fais mon affaire!

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PLAN DU PALAIS DE SARVISTAN.

En sortant du village, nous abandonnons le sentier de montagne qui porte le titre orgueilleux de «Vieille route de Bender Abbas», et nous voyageons pendant trois heures dans une vallée sauvage. Au fond de cette plaine couverte d'herbes sèches et dures s'élèvent les ruines imposantes d'un palais, dont l'aspect général rappelle celui des vieilles mosquées mogoles. Cette impression se modifie quand on pénètre à l'intérieur du monument; les briques énormes qui jonchent le sol, le tracé elliptique des arcs et de la coupole, les rares ornements qui garnissent les murs, présentent un caractère archaïque très prononcé.

La partie la plus intéressante de l'édifice est, sans contredit, la grande salle. Le dôme qui la recouvre est de forme ovoïde; il repose sur quatre trompes bandées entre les angles, et sur quatre pendentifs raccordant la base de la coupole aux faces verticales des murs. Ces dispositions permettent de faire remonter au moins jusqu'à l'édifice de Sarvistan l'origine de la coupole sur pendentifs, l'une des plus puissantes conceptions architecturales des Byzantins.

L'aspect du palais de Sarvistan est majestueux et imposant; l'étude de chaque partie de l'édifice est des plus attrayantes et prouve que les Iraniens, non contents d'établir une relation simple entre la montée et l'ouverture des arcs générateurs de la coupole et des berceaux, comprirent, à l'exemple des Grecs, la nécessité de ne jamais abandonner au caprice du constructeur la détermination des grandes lignes d'un édifice. Les Grecs calculaient les dimensions d'un temple en prenant pour unité le demi-diamètre moyen de la colonne; les Perses choisirent l'ouverture de l'arc comme base de leur système modulaire. L'architecte de Sarvistan n'a eu garde de s'affranchir des sujétions harmoniques et des règles sévères léguées par ses devanciers, sujétions dont l'usage s'est perpétué jusqu'à la fin du treizième siècle. Les infractions que l'on peut signaler à Sarvistan ne s'élèvent jamais au-dessus d'un centième de la cote moyenne. Elles doivent être attribuées à la négligence et à l'ignorance des chefs d'ateliers, et ne sauraient en tout cas infirmer l'emploi d'une théorie modulaire.

Sur les côtés de la salle centrale s'élèvent de longues galeries, divisées en travées par des contreforts portés à leur base sur des colonnes bâties en moellons grossièrement dégrossis. Les quillages sont lourds, les contreforts massifs; la corniche est uniformément composée d'un ornement en dents de scie compris entre deux listels. L'exécution technique de cette partie de l'édifice n'est nullement en harmonie avec l'habileté déployée par les architectes qui ont conçu le plan du palais et la hardiesse des maçons qui ont osé jeter les coupoles.

Déterminer l'âge de ce monument est une question fort délicate; tout ce que l'on peut affirmer, c'est qu'il paraît remonter bien au delà de l'ère musulmane. Les légendes locales, dont il ne faut pas, je dois l'avouer, faire grand cas, attribuent aux princes achéménides, ou plutôt à Djemchid, l'origine des kanots et la grande prospérité de cette partie du Fars; c'est la seule tradition à laquelle on puisse se rattacher. Si l'on remarque, d'un autre côté, que les rois achéménides ont toujours occupé le Fars, que les nombreuses forteresses placées sur les sommets voisins de Chiraz, les puits profonds percés dans le roc, soit auprès de cette ville, soit au-dessus de Sarvistan, sont leur œuvre, on est amené à penser que le palais de Sarvistan, bâti pendant une période où le Fars jouissait d'une grande prospérité, est antérieur à l'avènement des Sassanides. Cette hypothèse me paraît d'autant moins hasardée que les Sassanides ont toujours vécu soit à Chouster, soit dans les provinces du nord-ouest, c'est-à-dire dans le voisinage des frontières que menaçaient les Romains ou les Byzantins, et que le Fars, au contraire, fut abandonné par les rois de cette dynastie, comme l'indique la ruine totale de la Chiraz achéménide.

Les renseignements les plus précis que j'ai pu obtenir de nos gens ont trait à de délicieux pilaus que l'on préparait jadis sous les grandes coupoles de Sarvistan, devenues de vulgaires cuisines, et que des courriers lancés au triple galop apportaient, encore tout fumants, à leur souverain logé dans une citadelle bâtie au sommet de la montagne.

La mimique de mon guide en parlant d'un hypothétique plat de riz confectionné il y a plus de deux mille ans est si expressive, il lèche ses lèvres d'une façon si gourmande à l'idée de ce repas, qu'à son exemple je suis toute prête à chercher au loin les rapides cavaliers commis au transport de ce dîner royal.

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PALAIS DE SARVISTAN.

Miandjangal, 2 novembre.—Hier soir, au sortir du palais, les golams nous ont engagés à prendre un chemin de traverse et nous ont conduits directement à Miandjangal, première étape sur la route de Darab. L'heure étant trop avancée pour réclamer un gîte dans la maison du ketkhoda, nous avons pris possession d'un imamzaddè tout en ruine, occupé déjà par des moines mendiants. Je venais de m'étendre à la place fraternellement cédée par les derviches, quand je me suis sentie dévorée d'une façon tout à fait intolérable. J'ai allumé ma lanterne de poche et j'ai poussé un cri d'horreur. Bien des fois, depuis que nous sommes en route, j'ai fait connaissance avec certains animaux blancs ou noirs, à pattes multiples et à figure repoussante, avec des poux, puisqu'il faut les nommer par leur nom, mais jamais je n'en avais vu en telle abondance. Le plus vieux de nos golams s'est réveillé au bruit de ma chasse vengeresse, a dégagé sa tête du grand couvre-pied qui l'enveloppe la nuit et m'a demandé la cause de mon émoi: «La présence de ces insectes vous portera bonheur: ils viennent de la Mecque», a-t-il dit après avoir considéré avec une certaine complaisance les petits hadjis qui se promenaient sur sa barbe rouge. Puis, comme le limaçon rentrant dans sa coquille, il a rabattu la couverture sur sa tête et s'est rendormi.

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GALERIES LATÉRALES DE SARVISTAN.

Nabandagan, 3 novembre.—A l'aurore, nous nous sommes mis en selle.

Le sentier suit d'abord un défilé étroit, le Tangè-Kerim, puis il descend dans une vallée resserrée entre deux montagnes d'un aspect très pittoresque, et traverse enfin une plaine fertile, semée de nombreux villages.

Le soir du même jour.—Le sort en est jeté! Nous revenons sur nos pas. Marcel a ressenti une nouvelle atteinte du mal qui l'a tant fait souffrir à Sarvistan. Se lancer en un pareil état dans un pays à peu près sauvage serait folie; il est impossible de continuer notre marche sur Darab. Les golams me montrent au loin des massifs d'arbres, indices certains de la richesse de la vallée, et m'assurent que Darab est au milieu de ces bouquets de verdure; mais, Cyrus en personne résidât-il sous ces ombrages, nous n'irions pas plus loin.

D'ailleurs Marcel, atterré par la souffrance, est obsédé d'une idée fixe. Il ne prend plus aucun intérêt au voyage et veut se rapprocher au plus vite de Chiraz, de façon à permettre au docteur Odling de nous rejoindre, si cela devient nécessaire. Dès que je verrai la possibilité de nous remettre en route, je me rendrai à son désir.

Koundjoun, 5 novembre.—Après un jour de repos à Nabandagan, nous avons pu faire les deux étapes qui nous séparaient de Sarvistan. Sans nous arrêter au bourg, nous sommes venus chercher gîte au village de Koundjoun. Maintenant que mon malade est débarrassé de toutes ses douleurs, il est désespéré d'être revenu sur ses pas sans avoir atteint Darab, et se plaint sans trêve ni merci de mon manque de fermeté. Si je montrais le moindre bon vouloir, il demanderait à rebrousser chemin. Toutes ces belles remontrances me laissent la conscience parfaitement en repos: les Achéménides m'ont occasionné assez de tourments. Néanmoins j'aurais mauvaise grâce, en l'état actuel, à vouloir gagner Chiraz; il a donc été décidé que, si la santé de Marcel continuait à s'améliorer, nous poursuivrions notre voyage vers Firouz-Abad. Grâce à ce compromis, la paix s'est rétablie dans notre ménage.

Deh Nô, 6 novembre.—Décidément nous sommes en route pour Firouz-Abad.

Au sortir de la montagne, aride, hélas! comme toutes les montagnes de la Perse, nous avons gagné, vers le soir, une plaine magnifique, plus vaste encore que celle de Sarvistan. Les champs de blé ensemencés depuis quelques jours sont saupoudrés d'émeraudes; des femmes, des enfants préparent les rigoles d'arrosage; plus loin les laboureurs retournent la terre, tandis que les semeurs s'avancent derrière eux d'un pas cadencé et lancent à pleine main le grain dans le sillon. Depuis Véramine je n'avais vu de paysage agricole aussi riche et aussi riant. Le ciel sans doute prend à tâche de me dédommager des mauvais jours passés.

Nous sommes venus coucher au village de Kavar, situé à la jonction des chemins de Chiraz à Lar et de Chiraz à Firouz-Abad. Ce matin, à l'aurore, les chevaux étaient sellés. Le sentier de Firouz-Abad s'élève d'abord sur un cône de déjections, puis il pénètre dans une gorge étroite couronnée de rochers assez élevés pour nous donner de l'ombre. Après plusieurs heures d'une ascension rendue très pénible par la déclivité du chemin, nous atteignons enfin le col; rien à cela d'extraordinaire; mais la merveille des merveilles est le tableau qui s'offre à mes yeux après avoir franchi la ligne de faîte. Nos regards, habitués aux sauvages escarpements et aux rochers dénudés, sont ravis à la vue de khonars (buissons arborescents) au milieu desquels on a toutes les peines du monde à se diriger, sans laisser aux épines deux choses précieuses, les yeux des cavaliers et les oreilles des mulets. Autant sont noueux les troncs des buissons cachés sous les épaisses branches retombant en cascade sur le sol, autant le feuillage est léger et délicat. En me piquant beaucoup les doigts, j'ai pu faire une abondante provision de baies d'un goût délicieux, à la chair douce et sucrée comme celle d'une prune.

Les beautés du paysage sont étrangères, paraît-il, à l'émotion qui étreint les caravanes en traversant le pays. Des toufangtchis campés au col m'ont appris, tout en m'aidant à faire ma récolte de baies, que la montagne et les défilés abritaient naguère encore les repaires d'une bande de voleurs régulièrement organisée. Ces émules de Mandrin détroussaient avec tant de conscience les voyageurs et avaient si aisément raison des muletiers, dont les velléités de résistance étaient paralysées par les dispositions des chemins, que les tcharvadars avaient abandonné la route de Chiraz à Firouz-Abad.

Çahabi divan, dès son arrivée au pouvoir, s'est décidé à faire cesser un état de choses si préjudiciable au commerce de la province, et a expédié des soldats avec ordre de s'emparer des voleurs. La lutte a été meurtrière des deux côtés; néanmoins un grand nombre de brigands ont été pris; plusieurs ont subi le supplice de l'emplâtrage; les autres, dispersés et effrayés, ne sont plus en état de tenir le pays.

Les toufangtchis m'ont également expliqué la destination de quelques tas de cailloux amoncelés sur des emplacements bien en vue et désignés par eux sous le nom de nechânèh. Les tcharvadars qui voyagent dans ces contrées rarement parcourues, contraints de suivre des chemins mal tracés et souvent même détruits par les avalanches ou les éboulements de rochers, jalonnent la voie au moyen de tas de pierres, comparables aux cailloux que le petit Poucet semait sur sa route afin de retrouver la maison paternelle. En marchant de nechânèh en nechânèh, les voyageurs sont sûrs de suivre un itinéraire praticable, ou du moins de ne point s'égarer.

La montagne à chaque heure nous réserve de nouvelles surprises: les buissons noueux font place à un arbre de taille moyenne, dont le bouquet, en forme de boule, est planté sur un fût court et rugueux. Le feuillage, très épais, d'un vert assez clair, est taché de grappes d'un beau rouge vermillon. Ce fruit ou cette fleur, j'hésite à lui donner l'un de ces deux noms à l'exclusion de l'autre, paraît de loin irrégulier comme une éponge; si l'on s'en rapproche, on s'aperçoit qu'il est composé d'une multitude de petites tiges séparées, rappelant par leur forme, leur couleur, leur vernis, les branches de corail rouge. Les muletiers ont fait de grandes provisions de ces baies et m'ont assuré que ce soir, après avoir été cuites, elles seront pour nous un véritable régal. Sommes-nous encore dans cette Perse que j'ai toujours vue si sèche et si déserte? Plus nous nous abaissons—et Dieu sait si nous dévalons depuis quelques jours—plus le paysage devient splendide. De l'eau, des torrents, des cascades; sur le bord des torrents une végétation impénétrable où se mêlent les acacias, les chênes verts, les buis à fleurs blanches, les aubépines arborescentes, dont les fruits rouges et parfumés atteignent la grosseur d'une cerise, les figuiers sauvages au feuillage découpé et aux baies à peine grosses comme une noisette.

7 novembre.—Nous sommes venus passer la nuit dans un village d'assez pauvre apparence à l'entrée duquel des hommes et des femmes étaient occupés à battre du riz. Marcel se perfectionne et en remontrerait en susceptibilité à un fonctionnaire indigène des plus pointilleux. Ne s'est-il pas avisé de se fâcher tout rouge contre notre hôte, le ketkhoda, parce que ce malheureux ne nous avait pas salués à notre arrivée avec tout le respect dû à Nos Excellences? Mon mari était dans son droit, car les golams ont surenchéri sur ses témoignages de mécontentement et ont tellement pétrifié le coupable, qu'il est venu s'excuser et affirmer qu'en nous voyant en si mince équipage il ne s'était certes point douté de l'importance de nos personnes. Sur cette flatteuse explication, nous avons jugé habile de nous montrer bons princes et de laisser au chef du village l'honneur de baiser humblement un pan de nos jaquettes. Cette affaire était à peine terminée que nous voyons se faufiler par l'entre-bâillement de la porte le serviteur du naïeb de Sarvistan.

«Le portrait du naïeb est-il prêt? demande-t-il pour la centième fois.

—Va-t'en au diable, toi, ton maître, vos ascendants et descendants! Si tu reparais, je te fais administrer cent coups de bâton.

—Excellence, c'est deux cents coups que je recevrai si je reviens les mains vides auprès du naïeb.

—En ce cas, ajoute mon mari, je vais te les remplir.» Et le voilà écrivant de sa plus belle main une lettre brève, mais dont les termes concis ont dû combler de joie le destinataire.

Firouz-Abad, 8 novembre.—Hier, à la tombée de la nuit, un chant d'un charme bizarre, composé sur un rythme assez lent, mêlé de notes graves et aiguës mises brusquement en opposition, a retenti sur la terrasse. C'était un serviteur du ketkhoda de Deh Nô, mollah bénévole, qui appelait les paysans à la prière du soir. Il accomplissait avec une conviction touchante ce pieux devoir recommandé par le Koran comme un acte des plus agréables à Dieu, et, quand il entonnait la grande formule de l'islam: «Allah seul est Dieu…», il communiquait à son chant une émotion inoubliable.

Réveillés ce matin à la voix du même prêtre, nous étions en route avant le jour; le froid était mordant. Une demi-heure après notre départ du village, nous avons pu réchauffer nos membres glacés à de grands feux allumés par des pâtres. Assise auprès des tisons, j'ai interrogé du regard la plaine et j'ai vu avec surprise la trace blanche du chemin s'arrêter au pied d'une véritable muraille de rochers. Aurions-nous à faire l'ascension de ces sommets à l'aspect inaccessible? A ma grande surprise, les guides m'ont appris que d'ici à Firouz-Abad le chemin allait sans cesse en descendant. Nous nous sommes remis en selle, et, au moment où les mulets heurtaient de leurs longues oreilles les parois de la montagne, le golam placé en tête du convoi a brusquement disparu derrière un contrefort dissimulant une brèche étroite, digne de rivaliser avec les Portes de fer de la Kabylie ou avec la célèbre brisure ouverte par la Durandal.

Au delà de la brèche, la vallée s'élargit, le sentier court sur le flanc gauche de la montagne, traverse une seconde porte semblable à la première et débouche enfin dans une gorge admirable, au fond de laquelle coule un torrent impétueux caché sous la plus merveilleuse végétation de ginériums et de lauriers-roses que j'aie encore vue dans l'Iran.

Vers deux heures du soir, après une marche dont la lenteur est l'inévitable corollaire des difficultés du chemin, nous avons rejoint une petite caravane d'ânes venant de Chiraz. Chaque animal porte deux grosses bouteilles d'eau de rose à la panse fragile revêtue d'une épaisse natte de paille. Bien avant de se mêler au convoi on vit dans une atmosphère embaumée. Les pauvres bourricots, en glissant maladroitement sur les rochers, ont cassé ou fêlé un certain nombre de bonbonnes de verre, de telle sorte que leurs longs poils, lustrés comme les cheveux d'une belle khanoum au sortir du hammam, laissent sur leur passage une traînée d'air parfumé. Il semble que l'on voyage à travers les roseraies si vantées par Hafiz et Saadi, ou, plus prosaïquement, que l'on visite le bazar aux drogues d'une ville quelconque de l'Orient.

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LA FEMME D'UN MARCHAND D'EAU DE ROSE.

Tout comme les bonbonnes sèment leur eau de rose, j'ai failli arroser de mon sang les rochers du chemin. Dans un passage très difficile, où les chevaux avaient à descendre sans le secours d'une main courante sept ou huit degrés de soixante à quatre-vingts centimètres d'élévation, j'ai jugé prudent, instruite par les fâcheuses expériences des petits ânes, de mettre pied à terre et d'abandonner à mon mulet le soin de sa sécurité. Bien m'en a pris: je n'avais pas quitté ma selle depuis deux minutes, que la bête dégringolait la tête la première de marche en marche et allait, heureusement, tomber dans la rivière après avoir mis en marmelade tout son harnachement. Il ne fallait rien moins qu'un accident aussi grave pour faire sortir la femme du marchand d'eau de rose du kadjaveh où elle se tenait blottie. Ce passage traversé, nous avons franchi un dernier tang très étroit dominé par un château connu sous le nom de Kalè Dokhtar (Forteresse de la Fille). Je mesure des yeux la hauteur vertigineuse des remparts au-dessus du chemin, car les guides, depuis ce matin, me rebattent les oreilles de merveilleuses légendes ayant trait à ce nid d'aigle. Je dédie la suivante aux figaros, perruquiers et inventeurs d'eau capillaire des deux mondes.

Zal, le père du célèbre Roustem, le héros légendaire de tous les contes persans, étant un jour à la chasse, vit sur la tour de la forteresse une jeune fille belle à rendre jalouse la lune dans son plein. La princesse, qui n'était autre que la fille du roi de Caboul, retenue prisonnière dans le château, aperçut Zal et l'aima. Après s'être longtemps contemplés à distance, les deux amants trouvèrent monotone cette situation ultra-platonique et cherchèrent le moyen de «couronner leur flamme»; mais, à moins d'emprunter à l'amour ses propres ailes, Zal ne pouvait songer à s'élever jusqu'à sa bien-aimée. Désespéré de l'insuccès de toutes ses tentatives, il grossissait de ses larmes les eaux du torrent, quand un expédient des plus ingénieux se présenta à l'esprit de la dame. Elle dénoue ses longs cheveux, en laisse dérouler les bruns anneaux jusqu'au pied de la tour et permet ainsi à son amoureux d'escalader, à l'aide de cette poétique échelle, les murs élevés qui la retenaient prisonnière. Laquelle des deux, de la belle ou de l'histoire, a été le plus tirée par les cheveux?

Le défilé étroit au-dessus duquel s'élève la Kalè Dokhtar était jadis fréquenté par de nombreuses caravanes; des souvenirs glorieux s'attachaient peut-être à la défense des passes, car, vis-à-vis de la forteresse et sur les parois d'un rocher qui surplombe la rive droite du sentier, s'étend une de ces grandes réclames sassanides traitées en forme de bas-relief et destinées à apprendre aux siècles futurs les exploits guerriers des souverains de l'Iran. L'épisode, représentant un combat de cavalerie, paraît traité dans un beau sentiment, mais il est difficile d'apprécier la composition à sa juste valeur: si l'on se place à courte distance, on n'embrasse pas d'un regard d'ensemble le tableau, long de plus de vingt mètres; si l'on s'installe sur le chemin, il est impossible, eût-on des yeux de lynx, de distinguer les détails du bas-relief, tant la pierre est dégradée.

Au sortir de la gorge, qui débouche brusquement sur une plaine verdoyante, s'élèvent, au-dessus d'un monticule naturel situé sur la rive droite de la rivière, les grandes ruines du palais de Firouz-Abad.

L'édifice s'annonce sous un aspect des plus imposants, mais semble à première vue beaucoup plus massif que celui de Sarvistan. Dès que l'on a pénétré à l'intérieur de la construction, on est frappé de la simplicité du plan et de la majesté d'une ordonnance que n'embellit aucun décor. On entre d'abord dans un large vestibule voûté communiquant au moyen de grands arceaux avec quatre pièces symétriquement disposées par rapport à l'axe du vestibule et du monument. La nef précède une vaste salle recouverte d'une coupole ovoïde que les constructeurs semblent n'avoir osé claver qu'après en avoir réduit l'ouverture. La pièce centrale est mise en communication par une porte percée dans l'axe du vestibule avec une cour remplie de décombres au milieu desquels poussent des figuiers sauvages, et, par des baies voûtées, avec deux pièces absolument semblables à la première: celle de gauche, comme toute la partie qui regarde Firouz-Abad, est à moitié ruinée; celle de droite est en parfait état de conservation. Les portes d'accès et les niches destinées à les équilibrer dans l'ornementation générale sont décorées de moulures en plâtre imitées des formes caractéristiques des baies persépolitaines. Sur la cour se présente l'entrée des nombreuses chambres affectées au harem; au fond de l'une d'elles, couverte d'une voûte en berceau, débouche l'escalier d'un vaste souterrain, semblable à ces zirzamins que les Persans habitent pendant l'été, et qu'ils abandonnent le soir pour leurs terrasses.

Tout l'ensemble de la construction, y compris les demi-colonnes engagées dans les parements extérieurs, est bâti en moellons à peine dégrossis; les matériaux employés aux voûtes sont taillés en forme de dalles plates et mis en œuvre comme le seraient des briques.

La plaine au milieu de laquelle s'élève le palais est couverte de monticules de terre et de débris de poteries, derniers vestiges de maisons abandonnées. Au-devant du grand vestibule s'étend encore un lac artificiel dont les eaux, amenées par une dérivation souterraine de la rivière, s'écoulent au milieu des broussailles et des pierres éboulées qui formaient autrefois les parapets. Tout cela est triste au possible, et engendre une mélancolie qu'il est malaisé de secouer en parcourant ces ruines depuis si longtemps abandonnées aux dévastations des hommes et des siècles.

Assigner une date à un monument aussi grossièrement construit que celui du Sarvistan nous avait paru bien téméraire; le palais de Firouz-Abad, d'une période plus barbare encore, a été bâti dans des conditions qui permettent de sortir du doute. Deux points saillants témoignent de son origine: ses voûtes, d'un caractère très archaïque, sont d'une époque de beaucoup antérieure aux coupoles byzantines et aux dômes de Sarvistan; la décoration gréco-égyptienne, conservée autour des portes des grandes salles, est achéménide et n'a jamais été utilisée en Perse depuis le temps où les successeurs de Darius régnaient à Persépolis. Si l'on tient compte également du soin avec lequel sont défendues les passes de Sarvistan et de Firouz-Abad, qui commandent toutes deux l'entrée du patrimoine des Achéménides, on est conduit à penser que le château de Firouz-Abad a été construit sous les règnes des grands rois pour servir de résidence au gouverneur militaire de la province placée à l'entrée des gorges. Le palais de Sarvistan, fort supérieur comme exécution à celui de Firouz-Abad, aurait été bâti sous la même dynastie, mais à une époque plus moderne.

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RUINES DE FIROUZ-ABAD.—VUE LONGITUDINALE.

A la nuit close, nous avons quitté les ruines avec l'intention de les revoir plus en détail le lendemain, et nous sommes venus, en longeant la rivière bordée de figuiers magnifiques et de palmiers élancés, coucher au village de Firouz-Abad gadim (vieux), l'ancienne Djour. Comme je l'avais supposé en examinant de loin ses maisons mal bâties, le vieux bourg est la demeure de paysans assez pauvres, vivant pêle-mêle avec leurs bestiaux; tandis que les gens riches de la plaine habitent tous Firouz-Abad (nouveau), que l'on aperçoit à huit ou dix kilomètres, cachée sous une végétation luxuriante.

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BAS-RELIEF DE FIROUZ-ABAD. (Voyez p. 480.)
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