La Perse, la Chaldée et la Susiane
CHAPITRE XXVIII
Le village de Gourek.—Chasse au faucon.—Arrivée à Bouchyr.—Aspect de la ville.—Le port.—Le ver de Bouchyr.—La mort du çpâhçâlâr.—Départ de Bouchyr.
16 novembre.—La distance d'Aharam à Bouchyr n'excède pas huit farsakhs, et cependant nous n'avons pu la franchir en une étape, tant les chevaux étaient éprouvés par le régime purgatif auquel ils sont soumis depuis quatre jours.
Enfin, la caravane a atteint le village de Gourek! Cinq minutes après mon arrivée, j'étais en possession d'une sébile d'eau fort douce, si je la compare à l'infecte boue d'Aharam. Ce breuvage réparateur nous a permis de prendre quelque nourriture et de renouveler nos forces épuisées.
Ce village se compose de cabanes construites, comme toutes les habitations du Fars méridional, en stipes et en branches de palmier; les rues ménagées au-devant des portes sont encombrées de beaux enfants, de chiens jaunes et de poules noires, tous également sauvages; autour des habitations s'étend une plaine couverte d'une maigre végétation d'herbes et de buissons. Le pays n'est pourtant pas stérile: non loin d'ici les terres produisent de plantureuses récoltes de blé; la vigueur des villageois, leurs habits fort propres, témoignent d'ailleurs de leur bien-être.
Le cheikh de Gourek mène une existence comparable à celle des grands seigneurs de la féodalité française, et peut, à son gré, se donner le plaisir de la chasse à courre et au vol, plaisirs très appréciés de tous les Iraniens, mais à la portée seulement des chefs de tribu assez puissants et assez riches pour entretenir des chevaux, des meutes et des oiseaux de proie.
Ce n'est pas avec des noyaux de pêches qu'on alimente une fauconnerie. La valeur intrinsèque des gerfauts est souvent considérable en raison de leur bonne éducation; le prix de leur nourriture, composée de volaille et de mouton, est élevé; il faut affecter à chaque animal un serviteur, et à ce serviteur un bon cheval. Au total on estime que l'entretien particulier de l'oiseau de proie, de son valet de chambre et de son coursier coûte, bon an mal an, de huit cents à mille francs.
Une bête possédant un pareil train de maison ne saurait être élevée avec trop de soins; aussi bien l'envoie-t-on à l'école de bonne heure. Dès que le fauconneau a mis ses ailes, on le dresse à aller chercher de la viande crue dans les orbites d'une gazelle ou d'une outarde empaillée. A mesure qu'il prend goût à cet exercice, on éloigne l'appât et on le dispose à une distance telle, que l'oiseau ne puisse le distinguer s'il reste à terre. Il s'élève alors, cherche des yeux le mannequin et fond sur lui avec une foudroyante rapidité. Devenu grand, le faucon se précipitera de la même manière sur le gibier dans la direction duquel le lancera le chasseur, et l'aveuglera afin de saisir derrière ses prunelles la pâtée qu'il espère y trouver.
Quand un gerfaut doit aller à la chasse, on le laisse à jeun pendant tout un jour; au moment du départ on le coiffe d'un capuchon enrichi de pierreries, et l'on attache à sa patte une légère lanière de cuir. Puis, muni d'un perchoir formé d'une boule de cuir emmanchée sur une broche de fer, d'une éponge destinée à débarbouiller l'animal, d'un tambour servant à le rappeler s'il s'éloigne trop, l'oiseleur pose le faucon sur son poing recouvert d'un gantelet rembourré, choisit un cheval rapide et sort dans la campagne à la suite de son maître. C'est à la tête d'un nombreux équipage de chasse que nous avons rencontré à une petite distance du village le cheikh de Gourek. J'ai vainement cherché à ses côtés châtelaines chevauchant belles haquenées, brillants seigneurs, damoiselles, pages ou varlets. Les châtelaines de Gourek sont trop occupées à se crêper le chignon ou à confectionner des pilaus, quand les luttes intestines leur en laissent le loisir, pour prendre part à des expéditions cynégétiques; les seigneurs sont remplacés par des moricauds, les varlets par des brigands à mine patibulaire, décorés du nom de toufangtchis.
Les péripéties de la chasse n'en ont pas moins été très émouvantes.
L'obarè (outarde) sur laquelle on venait de lancer un faucon était de la taille d'une grosse poule. Dès qu'elle a aperçu l'assaillant, au lieu de se tapir ou de se cacher sur le sol, elle s'est bravement élevée dans les airs. A partir de ce moment les deux adversaires ont cherché sans cesse à se dominer l'un l'autre, afin d'éviter les coups de bec qu'ils essayaient mutuellement de se lancer; bientôt nous avons perdu de vue les combattants. Cependant deux points réapparaissent. Les lutteurs ailés se maintiennent à égale hauteur, bec contre bec, serres contre serres; ils redescendent; l'outarde semble lasse, le faucon garde encore toute sa vigueur. Tout à coup ce dernier étreint sa victime, celle-ci tente un suprême effort, et les deux oiseaux, ne formant qu'une boule de plumes hérissées, s'abattent sur le sol. L'obarè est aveuglée et vaincue.
Dès qu'il s'est rendu maître de sa proie, le gerfaut la dévorerait tout entière si le chasseur ne venait la lui disputer. Néanmoins il est indispensable de récompenser le vainqueur en lui donnant la tête et le foie de chaque pièce de gibier; si on négligeait de lui tenir compte de sa peine, l'oiseau se refuserait à chasser plus longtemps.
Le faucon est vorace, mais n'a aucune ténacité. Lui arrive-t-il plusieurs fois de suite de ne pas apercevoir sa proie ou de la manquer, il revient de fort méchante humeur auprès de son maître et reste insensible à tout encouragement. De la manière plus ou moins habile dont l'oiseau est décapuchonné et de la promptitude avec laquelle il est lancé dépend donc le plus souvent le succès de la chasse.
L'oiseau le plus vigoureux, le mieux dressé, le mieux dirigé, n'est pourtant pas toujours vainqueur. Les vieilles outardes, expertes en ruses de guerre, le battent même assez souvent. Quand elles ont tenté, sans succès, de dominer l'assaillant, elles simulent une extrême fatigue, battent faiblement des ailes, guettent le moment où leur ennemi, les croyant à bout de forces, va s'élancer sur elles et, faisant alors une brusque volte, lui lancent à la tête un jet de fiente qui l'aveugle et le laisse si penaud qu'il s'abat comme une masse. En ce cas, l'oiseleur doit prendre l'animal, le débarbouiller au plus vite avec l'éponge et le rapporter au logis, car après une pareille mésaventure il ne voudrait plus combattre de la journée.
On n'emploie pas seulement le faucon à chasser des oiseaux ou des lièvres: les gerfauts de grande race sont lancés sur la grosse bête et en particulier sur la gazelle. Les cavaliers poursuivent d'abord le gibier avec des lévriers très agiles, connus sous le nom de tazi. Quand les chiens commencent à se fatiguer, le fauconnier décapuchonne son animal. L'oiseau fond sur la tête de la gazelle, l'aveugle et la livre impuissante aux mains des chasseurs.
Bouchyr, 17 novembre.—La plaine de Gourek est séparée de la mer par des dunes de sables mobiles, dans lesquelles nos malheureuses montures pénètrent jusqu'au jarret. Quand on croit en être quitte avec les difficultés du chemin, on rencontre une nappe de boue dissimulée sous une mince couche d'eau. Les saints eux-mêmes perdraient leur sérénité à franchir un pareil marais sur des bêtes médicamentées. Pour nous, qui avons dépensé depuis longtemps la provision de patience départie par le ciel à chaque mortel, nous nous contentons d'exécuter au-dessus des oreilles de nos montures des exercices de haute voltige:
[9] Que Lamartine me pardonne ce plagiat acrobatique.
Malheureusement toutes ces cabrioles, que nous tombions pile ou que nous tombions face, se terminent d'une manière uniforme dans la vase. Nous serions encore englués au fond de quelque bourbier, si la vue de Bouchyr surgissant du milieu des flots n'avait relevé notre courage défaillant.
Au-dessus d'une enceinte flanquée de tours apparaissent des maisons à plusieurs étages, surmontées d'une forêt de badguirds (prend-le-vent) hauts et élancés comme des clochers de cathédrale. Ces singulières dispositions architecturales consécutives au climat et au sol de la côte méridionale de la Perse donnent au grand port iranien un caractère tout différent de celui des villes de l'intérieur. Roustem, mon vieux golam, m'explique que Bouchyr, entouré d'un côté par la mer, de l'autre par des terres marécageuses, est forcément malsain et humide. Les habitants renoncent donc à occuper le rez-de-chaussée de leur maison et s'en servent comme de caves destinées à supporter les chambres et les talars. Ces dernières pièces, percées de nombreuses portes-fenêtres, se dégagent sur la terrasse qui recouvre le soubassement. Grâce à la multiplicité des baies, il suffit de fermer les ouvertures pratiquées sur trois côtés et d'ouvrir les fenêtres orientées à la brise pour modérer l'intensité d'une chaleur d'autant plus insupportable qu'elle est lourde et humide.
Avant de franchir l'enceinte fortifiée, la caravane longe le port. Ses eaux sont peu profondes, et à peine aperçoit-on çà et là quelques barques de pêcheurs. Non loin des portes de la ville s'étalent, mélancoliquement couchés sur leur flanc, quatre bateaux ou plutôt quatre coques désemparées veuves de voile et de mâture. Saluez! c'est la flotte impériale et royale de la Perse, qui pourrit depuis de longues années sur la grève. Jadis elle affronta sans trembler les colères de Neptune: aujourd'hui elle est digne de porter des champignons ou d'être exploitée par la Société concessionnaire des allumettes incombustibles.
Cet état de vétusté la mettant à l'abri de toute entreprise commerciale de la part des fonctionnaires iraniens, je proposerais au chah, si j'avais l'insigne honneur d'être de ses conseillers, de réunir dans un musée les archéologiques débris de ses escadres et d'en nommer conservateur son grand amiral. Il sauverait ainsi les apparences et permettrait à cet «immense dignitaire» de regarder de haut en bas ses collègues de la Confédération Helvétique.
Après avoir dépassé les vénérables reliques d'une marine dont le renom n'a jamais troublé les mers, nous nous sommes rendus directement au palais du gouverneur, Mirza Mohammed Moustofi Nizam, afin de lui porter les lettres de recommandation que le docteur Tholozan, un de ses protecteurs, nous a données lors de notre passage à Téhéran. Pendant la durée de notre entrevue avec le hakem, les ferachs se mettaient en quête d'une maison inhabitée et y faisaient porter nos bagages; prévenus du succès de leurs recherches, nous nous sommes hâtés d'aller prendre possession de notre appartement.
J'étais d'autant plus désireuse de me renfermer dans une chambre bien close, que depuis longtemps je caressais une idée fixe, celle de rompre au moyen de nombreuses ablutions d'eau de mer avec les petits hadjis de Miandjangal et de cacher aux Européens, toujours très empressés à venir rendre visite aux nouveaux venus, les graves dangers qu'il y aurait à nous introduire dans leur maison. Mes projets mis à exécution, je me lance à la découverte. Un régiment logerait à l'aise dans notre demeure; du haut des terrasses on aperçoit la ville, la plaine de Gourek, la mer et, tout à l'horizon, la mâture de deux navires anglais. En réalité il n'y a ni port ni rade à Bouchyr: les bateaux de fort tonnage ne peuvent s'approcher de la ville, entourée de bas-fonds dangereux, et mouillent à une distance que les barques indigènes à voile ou à rames mettent plus de deux heures à franchir. Souvent même, quand le vent souffle du large, les navires sont obligés de gagner la pleine mer sans avoir complété leur chargement. Les caboteurs calant de trois à quatre pieds s'aventureraient sans talonner dans la crique qui sert de havre, mais en ce cas ils ne trouveraient point de bouées et courraient le risque d'être jetés à la côte par les gros temps de nord-ouest. Les navires anglais n'hésitèrent pas cependant à traverser ces bas-fonds et à s'embosser dans la rade intérieure lorsqu'ils bombardèrent Bouchyr il y a quelque trente ans.
Le chahzaddè Zellè sultan aurait eu le dessein, m'a dit le gouverneur, d'attirer les petits navires à Bouchyr et de faire construire à cet effet une jetée et un quai vertical, mais il a craint d'éveiller les susceptibilités du chah son père, et attend une occasion favorable pour rendre praticable le seul port qui permette à la Perse d'entretenir des relations directes avec l'Europe. Ce projet, tout à l'honneur du prince, ne sera pas, je le crains, mis de longtemps à exécution.
18 novembre.—Je suis désespérée et cruellement punie de m'être séparée de mes bagages.
Après avoir fait peau neuve autant que le permettait une garde-robe devenue bien restreinte, nous nous sommes enquis de nos caisses. Elles devraient être ici depuis longtemps; il faut huit jours pour venir de Chiraz à Bouchyr, et nous en avons mis vingt à faire la tournée du Fars; cependant personne, à la douane ou au palais, n'a pu nous renseigner sur leur compte. Les ferachs assurent même qu'il n'est arrivé aucune caravane depuis quinze jours.
C'est un vrai désastre. Sans compter les tapis et les menus objets achetés en chemin, clichés, cahiers, dessins, fruits d'un long et pénible voyage, sont peut-être perdus à jamais. Le gouverneur a pris pitié de mon émoi: il s'est chargé d'envoyer un télégramme à Chiraz et de savoir si la caravane s'est mise en marche; mais nous ne pouvons recevoir une réponse avant deux jours.
Les membres de la colonie européenne de Bouchyr, Malcolm khan, riche négociant d'origine française (il m'a assuré avoir une parenté très rapprochée avec Rousseau), et les représentants de la maison Holtz ont apporté un peu de calme dans mon esprit en m'assurant à l'unanimité que mes bagages ne pouvaient être égarés. Le premier secrétaire du consulat d'Angleterre, un très aimable officier, et le médecin de la résidence, neveu du consul général, ont achevé de me rendre confiance.
Ces deux messieurs venaient, au nom du colonel Ross, en ce moment en villégiature aux environs de la ville, nous offrir l'hospitalité à l'hôtel du Consulat ou à sa campagne de Çabs-Abad (Lieu-Vert), distante du port de deux farsakhs. En se retirant, le docteur Ross nous a recommandé de nous abstenir rigoureusement de l'eau de Bouchyr. Elle est malsaine, corrompue, contribue à donner la fièvre, et contient le germe d'une filaire analogue au ver de Guinée, qui se développe dans l'économie, chemine lentement le long des muscles et finit, après avoir occasionné d'insupportables souffrances, par se présenter sous le derme. Le traitement en faveur chez les indigènes est simple, mais exige beaucoup de patience de la part du malade. Dès que la tête apparaît sous la peau, on pratique une incision et on la saisit. Il s'agit alors de la fixer avec une épingle sur une bobine de bois, et de tourner tous les jours la bobine jusqu'à ce que l'animal soit enroulé en entier. Si, impatienté par la lenteur de cette opération, on exécute trop rapidement la traction, le ver se contracte et se brise, la partie demeurée dans les chairs s'enfonce, reprend une vie nouvelle, et, après une longue promenade, se montre parfois à une très grande distance du point où la première incision avait été faite. Certains vers nonchalants se laissent extirper en une semaine, d'autres résistent pendant deux mois au supplice de la bobine. Les eaux de Bouchyr ne favorisent pas également tout le monde; quelques malheureux sont parfois gratifiés de plusieurs filaires et ne peuvent se mouvoir sans risquer de déplacer la bobine du mollet ou celle du biceps. La maladie, déjà fort douloureuse, devient alors intolérable, en raison des positions extravagantes que le patient est obligé de garder pour ne point briser ses appareils.
Les Européens et les riches habitants de Bouchyr se préservent de ces parasites en buvant de l'eau du Tigre ou de Karoun, apportée de Bassorah ou de Mohamméreh dans des barques pontées; mais il n'en est pas de même des pauvres gens, obligés de consommer le liquide saumâtre emmagasiné dans les citernes; presque tous sont atteints au moins une fois dans leur vie.
Voilà des renseignements de nature à me faire apprécier à leur juste valeur deux grandes carafes d'eau envoyées en pichkiach par le hakem.
Sans compter le ver de Guinée, les indigènes sont sujets en toute saison à des maladies terribles: choléra, accès pernicieux, diphtérie les déciment à l'envi. Logés dans les rez-de-chaussées qui servent de soubassement aux maisons, mal nourris, mal abreuvés, paralysés par la fièvre et impropres au travail pendant une partie de l'année, les gens du peuple tomberaient dans une extrême misère et périraient en grand nombre s'ils ne trouvaient remèdes et conseils au dispensaire organisé par les soins de Mme Ross.
19 novembre.—Dieu soit béni! les bagages sont retrouvés ou du moins sur le point de l'être. Nous étions invités à dîner hier soir chez le gouverneur; dès notre venue, le hakem nous a transmis la réponse au télégramme qu'il avait envoyé la veille à Chiraz.
Çahabi divan remercie d'abord Marcel de ses salutaires ordonnances et se plaît à attribuer aux frictions arsenicales et au séjour dans la montagne l'amélioration de sa santé. Le gouverneur s'excuse ensuite du retard apporté au départ de la caravane: ignorant que nous avions laissé une partie de nos bagages au tcharvadar bachy, il a réquisitionné tous les chevaux de la province, afin de leur faire transporter ses tentes et sa maison hors de la ville. Pas un convoi n'est sorti de la cité pendant deux semaines; mais, comme depuis cinq jours les caravanes ont repris leur marche normale, nous ne tarderons pas à rentrer en possession de nos précieux colis.
Cette bonne nouvelle, en dissipant nos inquiétudes, nous a permis de goûter avec une attention recueillie aux chefs-d'œuvre de l'achpaz (cuisinier) du palais.
Le dîner était servi à la mode européenne. Cristaux, linge, argenterie, occupaient sur un grand guéridon leur place réglementaire; mais les plats, en vertu d'un habile compromis, ne défilaient pas sur la table et se trouvaient disposés par rang de taille sur deux longues nappes étendues à terre. Soupes variées, volailles, gigots d'agneau et de mouton, poissons emmaillotés dans une friture blonde, melons, pastèques, concombres, aubergines bouillies et farcies, torchis (fruits ou légumes confits au vinaigre), nougats, pâtisseries jaunes, roses ou blanches, auraient suffi à rassasier cinquante Persans bien affamés.
Le gouverneur, après avoir jeté le coup d'œil du maître sur ces brillants spécimens de la cuisine iranienne, nous a priés de faire notre choix; nous nous en sommes rapportés à ses lumières et, sur son ordre, les pichkhedmed (valets de chambre) ont fait circuler à la ronde un plat de chaque espèce: dîner exquis et bien fait pour ravir d'aise des gens soucieux de ne point s'offrir une rage de dents en mangeant trop chaud.
Je n'ai pas été la seule à apprécier les mérites du festin. C'était plaisir de voir les mines gourmandes d'une trentaine de serviteurs assis à l'extérieur de la salle à manger. Ces invités de deuxième catégorie happaient au passage les plats desservis, et faisaient disparaître leur contenu avec une telle dextérité que les derniers venus ou les plus timides avaient l'unique consolation de lécher la sauce attachée au fond des plats.
Après le repas, nous nous sommes retirés dans le salon; les nuits sont trop fraîches et trop humides à Bouchyr en cette saison pour que l'on puisse passer la soirée sur les terrasses. La conversation a roulé sur la France, sur Paris, que le hakem regrette de ne plus habiter, bien qu'il soit encore tout à la joie d'avoir été nommé gouverneur.
Mirza Mohammed était fort inquiet, nous a-t-il assuré, à son arrivée à Chiraz: le pauvre homme se demandait dans sa naïveté comment il fournirait au roi une redevance supérieure à celle qu'acquittait son prédécesseur, et comment surtout il rentrerait dans les madakhels que tout fonctionnaire doit distribuer avant d'obtenir sa charge. Aujourd'hui le hakem est fort tranquille à cet égard. Sa quiétude ne repose pas sur une étude approfondie des registres de la province, paperasses encombrantes et inutiles, mais sur l'expérience de ses secrétaires, habiles à découvrir des mines d'or et d'argent monnayé à l'effigie du souverain sans le secours d'incantations ou de baguette de coudrier.
Comme nous nous apprêtions à nous retirer, plusieurs serviteurs, la mine à l'envers, sont entrés au salon. Ils apportaient une dépêche dont le bruit public ou leur curiosité leur avait fait connaître la teneur. Le télégramme venait de Téhéran et ne contenait que ces mots: «Dieu a rappelé à lui le çpâhçâlâr.»
Le titre honorifique de çpâhçâlâr, équivalant à celui de généralissime des armées persanes, était porté par l'avant-dernier ministre d'État, l'une des plus puissantes figures de la cour de Nasr ed-din. La mort inattendue de ce personnage suscite une émotion d'autant plus grande que le défunt, parti de bien bas, avait joui pendant plusieurs années d'une autorité souveraine.
Fils d'un étuvier de Kazbin, le çpâhçâlâr abandonna de bonne heure le hammam paternel et se fit admettre au palais dans des offices très infimes. Sa vive intelligence lui permit de sortir rapidement de l'obscurité et de prendre plus tard une telle influence sur l'esprit du roi, que celui-ci n'hésita pas à lui confier d'abord le département des affaires étrangères, puis à le nommer enfin premier ministre.
La facilité et la régularité de ses rapports avec les agents diplomatiques, les sympathies qu'il avait su s'attirer en renonçant aux éternelles tergiversations de la politique orientale, engagèrent le chah à amener son grand vizir en Europe et à en faire le confident de ses plus secrètes pensées. Pendant le voyage, un fait grave se produisit à la cour de Téhéran. La sœur du souverain, veuve de l'émir Nizam, se mariait avec Yaya khan, frère du çpâhçâlâr. Le roi vit, paraît-il, cette union avec déplaisir et dès cette époque prêta l'oreille aux dénonciations des ennemis d'un homme devenu trop puissant pour ne pas traîner à sa suite un cortège d'envieux et de mécontents.
A l'avènement au trône d'Alexandre III, le chah parut oublier ses griefs et chargea son ancien serviteur d'aller féliciter le nouveau souverain. L'ambassadeur devait en même temps remettre au tsar une épée dont le fourreau était enrichi d'émeraudes, et à la tsarine une turquoise estimée vingt mille francs. Le çpâhçâlâr ne réclama, à cette occasion, ni traitement ni subvention; il se fit accompagner d'un nombreux personnel, représenta dignement son maître et revint en Perse avec l'espoir, bien légitime, de rentrer dans ses bonnes grâces.
Lors de mon passage à Téhéran, je me souviens qu'amis et ennemis discutaient entre eux les chances du ministre. En général on s'accordait à croire que le roi, après avoir imposé une si lourde contribution à son ancien favori, lui tiendrait compte de son obéissance.
Trois jours ne s'étaient pas écoulés depuis son arrivée, que le çpâhçâlâr, nommé gouverneur du Khorassan, était invité à partir pour Mechhed, situé à vingt-cinq jours de marche de la capitale. Quoique cette situation, une des plus hautes du royaume, soit toujours donnée à un parent très rapproché du roi, en raison de la richesse de la province et de l'omnipotence que prend bien vite un gouverneur fort éloigné du pouvoir central, le généralissime ne se méprit pas sur les intentions du chah, et comprit qu'il était condamné à un exil déguisé. Dans l'espoir de rentrer en grâce, il alla, assure-t-on, jusqu'à offrir un million à son souverain s'il voulait l'autoriser à rester à Téhéran. En réponse à sa proposition, il reçut l'ordre formel de gagner son poste et de quitter la capitale sous quatre jours.
Le voisinage du tombeau de l'imam Rezza n'a-t-il point suffi à le consoler de sa disgrâce, et le chagrin a-t-il achevé de détruire une constitution usée par les travaux et les plaisirs? Nul ne le sait.
Le çpâhçâlâr avait rendu de grands services à la Perse en la mettant plus directement que par le passé en rapport avec la diplomatie européenne, et avait achevé de constituer l'unité du royaume en soumettant d'une manière définitive les tribus du Fars et de l'Arabistan, jusqu'alors à peu près indépendantes. Ses procédés administratifs étaient malheureusement plus discutables que ses vues politiques. Contrairement aux usages de ses prédécesseurs, il ne vendait ni les charges ni les offices, mais il se dédommageait, sans scrupule, au préjudice du trésor royal.
Dès son arrivée aux affaires, il avait senti le besoin de se débarrasser d'un contrôle quelconque ou de l'espionnage d'un personnel subalterne, et, pour inaugurer l'ère des réformes, il avait renvoyé tous les employés des ministères. Tour à tour receveur et payeur, expéditionnaire, chef de bureau, chef de division et président du Conseil, il tenait à lui seul ses livres de comptabilité et suffisait à sa correspondance. Les procédés administratifs et financiers de ce ministre idéal sont néanmoins connus de tout le monde: s'il comptait, par exemple, le prix d'un uniforme de soldat cinquante francs, de mémoire de fournisseur il n'en donnait jamais plus de vingt; il encourageait le roi à augmenter la solde de l'armée et engageait les hommes au rabais. Officiers et soldats n'osaient se plaindre, et se contentaient de rentrer dans leurs foyers, à la grande joie de leur généralissime, qui n'avait plus à les habiller ni à les payer, et les faisait cependant figurer sur ses états de solde. Une pareille situation ne pouvait se prolonger éternellement. Quand les courtisans furent bien convaincus que Nasr ed-din, à son retour d'Europe, était las de son ancien favori, ils dénoncèrent au roi le ministre concussionnaire et précipitèrent sa chute.
Le peuple, aux dépens duquel le çpâhçâlâr ne s'enrichit jamais, et qui aime mieux, sentiment mesquin mais naturel, voir piller la caisse royale que dépouiller les cultivateurs et les petits marchands, le regrette; les grands personnages eux-mêmes partagent ce sentiment. Aujourd'hui qu'il faut payer pour obtenir un gouvernement, payer pour être nommé général, payer pour se faire rendre justice, payer pour se faire arrêter, payer pour se faire administrer la bastonnade, toute la nation déplore la chute d'un homme qui montrait envers elle un certain désintéressement, et voit dans sa mort inattendue une occasion de rappeler ses bonnes qualités. Dieu nous préserve du jour des louanges!
«En somme, me dit sous forme de conclusion, et avec une franchise charmante, le gouverneur de Bouchyr, souverain, hakems ou ministres tournent dans un cercle vicieux. Le chah, sachant que ses proches parents et les plus hauts fonctionnaires de son empire sont tous enclins au madakhel (bénéfice), ne se fait nul scrupule de saigner leur coffre-fort de temps à autre; ceux-ci, de leur côté, prévenus du sort qui les attend, se hâtent de pressurer le peuple et de s'enrichir afin de conserver un bien-être décent, après avoir satisfait aux demandes parfois exagérées de leur maître.»
… Il n'est pas surprenant que l'état sanitaire de Bouchyr laisse tant à désirer: jamais je n'ai vu une ville aussi sale et aussi mal tenue. Que les places envahies par des tombes creusées à fleur du sol, les rues encombrées d'ordures animales et végétales, les fosses d'aisances à ciel ouvert ne fleurent point la rose, c'est là une bagatelle insignifiante, à peu près commune à toutes les villes de l'Orient; mais ici le mal est bien autrement grave. Les étages supérieurs des maisons sont seuls habités, et les propriétaires, n'ayant point adopté l'usage des tuyaux de descente, se débarrassent des immondices de tout genre en les déversant au moyen de gargouilles de bois dans le fossé creusé au milieu des rues. Quoi qu'ils fassent, les passants doivent s'estimer fort heureux d'échapper au jet principal et d'être seulement atteints par les éclaboussures secondaires. A quelle dure épreuve doivent être soumis de pieux musulmans exposés, dès le pas de leur maison, à recevoir sur la tête des souillures immondes!
Bouchyr ne mérite pas d'ailleurs que l'on s'aventure dans ses rues. La ville, de fondation moderne, ne possède aucun monument digne d'intérêt et n'a pour elle que l'animation de ses bazars encombrés de gens affairés et de portefaix arabes dont la vigueur contraste avec l'aspect chétif des indigènes.
Le costume des hommes du peuple se ressent déjà du voisinage de l'Arabie: chemise de laine blanche serrée autour des reins par une écharpe colorée, abba (grand manteau), turban d'indienne bleue rayée de rose.
Les femmes portent le tchader persan, mais remplacent le roubandi, beaucoup trop chaud dans un pays où l'air est étouffant, par un grillage de crin noir. Toutes sont chaussées de bottes jaunes à entonnoir. Ainsi attifées, les grandes élégantes ont bien, quand elles marchent, un faux air d'oies grasses en promenade, mais peuvent au moins circuler sans dommage au milieu des immondices de toute sorte amoncelées en ville.
On comprendra sans peine que les cochers les plus prudents et les plus habiles ne viennent pas à bout de faire passer leurs carrosses dans les rues; tout au plus se hasardent-ils sur la route de Çabs-Abad. C'est pourtant sur un dogcart, solidement construit il est vrai, que nous avons quitté Bouchyr afin d'aller remercier le colonel et Mme Ross de leur gracieuse invitation.
Nous avons d'abord suivi une côte sablonneuse et d'une aridité désespérante. A dix kilomètres de la ville, au milieu des dunes, des négociants sont parvenus à créer les maigres jardins où s'élève la maison d'été du représentant de la Reine. Quelques arbres en carton, la vue de la mer, un home confortablement installé, dédommagent le consul général de la tristesse de sa résidence d'hiver.
Le colonel Ross est le roi du golfe Persique, mais il use si bien de sa royauté qu'il est impossible de ne pas envier à l'Angleterre un fonctionnaire d'un mérite aussi exceptionnel.
Très touchés du sympathique accueil du colonel et de Mme Ross, nous avons cependant résisté à la tentation de passer quelques jours à Çabs-Abad. Le djélooudar (courrier) de la caravane est arrivé; demain nous serons en possession de nos bagages, le bateau de la compagnie British India, qui fait le service entre Bombay et Bassorah, est attendu ces jours-ci: il faut songer à s'embarquer.