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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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MUSICIENS SALUANT LE LEVER DU SOLEIL. (Voyez p. 290.)

CHAPITRE XVI

Interprétation des livres sacrés.—Le Meïdan Chah.—Comparaison entre le Meïdan Chah et la place Saint-Marc à Venise.—Le pavillon Ali Kapou.—La masdjed Chah.—Les divers types de mosquées.—Les ablutions.—La prière.—Nécessité d'orienter les mosquées dans la kébla (direction de la maison d'Abraham).—La masdjed djouma.—Le mihrab de la mosquée d'Almansour.—Visite chez un seïd.—Histoire d'un missionnaire laïque à Djoulfa.—Les descendants de Mahomet.—Les impôts exigés en vertu des sourates du Koran.

Ispahan, 8 septembre.—Les théologiens d'Ispahan chargés par le mouchteïd de torturer en notre faveur les livres sacrés ont été récompensés de leurs patientes recherches et ont exhumé de leur bibliothèque un texte élastique qui leur permet d'introduire un chrétien dans la masdjed Chah.

La mosquée, paraît-il, se compose de quatre grands corps de bâtiments, réunis les uns aux autres par des portiques à deux étages; la cour centrale autour de laquelle s'élève l'édifice est un passage destiné à mettre en communication les principales entrées et doit, affirment les casuistes, être considérée comme un espace libre que des infidèles peuvent traverser sans enfreindre la loi musulmane. Le mouchteïd met également à notre disposition une série de chambres ménagées sous les arceaux des galeries supérieures, et nous autorise en outre à circuler sur les pochtèbouns (terrasses), comme sur le sol même de la cour. Enfin toute liberté nous sera laissée pourvu que nous ne cherchions pas à pénétrer dans la salle du mihrab.

Rendons grâces à Dieu! A vrai dire, je n'avais jamais compté sur une aussi large autorisation. Les plus belles et les plus solides coupoles de l'Islam, celle d'Aya Sophia elle-même ne doivent-elles pas s'effondrer et entraîner dans leur ruine le premier Farangui qui les foulera sous son pied profanateur?

Je vais faire consigner soigneusement la décision des mollahs ispahaniens; cette habile interprétation des textes nous sera peut-être fort utile dans les provinces du sud.

9 septembre.—Le soleil n'a pas encore fait son apparition au-dessus de l'horizon quand notre petite troupe débouche sur le Meïdan. Cette vaste esplanade, tracée par Abbas le Grand vers 1580, s'étend en forme de parallélogramme et couvre près de dix hectares. La place est entourée de superbes bazars. Celui des tailleurs, notamment, est un des plus beaux et des plus élégants de la Perse entière. Une porte, désignée sous le nom de Négarè Khanè, le met en communication avec le Meïdan. Elle est flanquée à droite et à gauche de loggias, aujourd'hui insolides, dans lesquelles se plaçaient les deux musiques turque et persane du grand sofi.

Du haut des balcons réservés aux orchestres royaux, l'esplanade, avec sa ceinture de canaux revêtus de marbre blanc, se présente sous un aspect vraiment grandiose. Son étendue et la parfaite symétrie des constructions sont d'autant plus dignes de remarque, que ces qualités sont en désaccord avec les habitudes et les idées non seulement de l'Orient, mais même de l'Occident à l'époque où le Meïdan fut tracé.

La conception des grandes lignes de ce plan dénote chez chah Abbas une puissance d'imagination et une rectitude d'esprit dont nous avons déjà eu la mesure en parcourant les quadruples allées du Tchaar-Bag et les ruines des vingt palais disposés comme de somptueux jalons en bordure de cette avenue.

N'est-il pas singulier de rencontrer dès la fin du seizième siècle, dans un pays où l'art a toujours conservé un caractère essentiellement libre, une de ces grandes ordonnances caractéristiques de l'architecture française du dix-septième siècle et des ruineuses fantaisies du roi-soleil? C'est à se demander si l'âme de l'un des grands constructeurs de la Rome impériale, avant de transmigrer dans le corps du Bernin ou de Le Nôtre, ne se serait pas incarnée dans l'architecte du Tchaar-Bag et du Meïdan Chah.

Sans essayer d'élucider après Pythagore une aussi grave question, je constate simplement qu'il n'existe pas dans le monde civilisé une place fermée digne de rivaliser en étendue, en symétrie et même en beauté avec l'esplanade de la masdjed Chah. Cette opinion ne m'est pas exclusivement personnelle: les rares voyageurs venus en Perse au dix-huitième siècle s'accordent à dire qu'aucune ville d'Europe ne présente un ensemble de constructions comparable au Meïdan Chah d'Ispahan.

La première fois que j'ai traversé l'esplanade, je me suis pourtant souvenu de la place Saint-Marc. Toutes deux sont entourées de bâtiments à arcades réunis à l'une des extrémités par un temple magnifique; la mosquée Cheikh Lotf Oullah, placée sur la gauche de la masdjed Chah, rappelle par sa position la grande horloge vénitienne, tandis que, sur la droite, à la place du campanile, s'élève le pavillon connu sous le nom d'Ali Kapou.

Ne prolongeons pas ce parallèle: il ne serait pas à l'avantage de l'Italie. Je chercherais en vain à Venise: un ciel admirablement pur faisant vibrer sur un fond d'un bleu presque noir les émaux turquoise mêlés aux volutes blanches ou jaunes des coupoles et des minarets; le soleil radieux qui semble étendre sur tous les édifices un mince glacis d'or; les nombreux chameaux dont la grande taille se perd dans l'immensité du cadre qui les entoure; et enfin, ces musiciens venant, en souvenir du culte de leurs ancêtres, saluer le soleil, symbole des forces vivantes de la nature, à l'instant où il s'éteint dans les ombres du crépuscule et où il renaît chaque matin au lever de l'aurore. De longues trompettes de cuivre n'ayant rien à envier comme sonorité à celles des guerriers placés en tête du cortège d'Aïda, des tambours en forme d'obus cylindro-coniques, constituent les éléments bruyants de l'orchestre pittoresque qui s'installe soir et matin sur l'une des terrasses placées au-devant du Négarè Khanè ou du palais Ali Kapou, le plus élevé de tous les monuments d'Ispahan.

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MEÏDAN CHAH D'ISPAHAN.

Sous ce même talar, dont le plafond peint et doré est soutenu par douze colonnes de cèdre, se groupait aussi, à l'époque de la splendeur d'Ispahan, la cour des rois sofis lorsque le monarque rendait la justice à son peuple ou venait assister aux fêtes toujours données au Meïdan depuis la construction de la masdjed Chah. Vue de ce point, la mosquée se développait aux yeux du roi dans toute sa splendeur, l'angle sous lequel il l'apercevait atténuant jusqu'à un certain point la position irrégulière de l'édifice, dont la porte extérieure se trouve seule dans l'axe de l'esplanade, tandis que l'axe de la nef proprement dite est déjeté sur la droite et orienté dans la direction de la Mecque. Cette position biaise du sanctuaire par rapport au Meïdan prouve qu'il existait avant le règne de chah Abbas, au cœur du quartier commerçant, un vaste emplacement libre de constructions, dans lequel le roi dut se contenter de tracer une place rectangulaire sans toucher à des bazars trop importants pour être déplacés. Quant à l'édifice religieux, il fut bâti sur une melonnière appartenant à une vieille femme. La rivale du meunier de Sans-Souci se refusa obstinément à vendre son jardin au souverain, jusqu'au jour où les prêtres lui firent un cas de conscience de sa résistance.

Cette difficulté vaincue, chah Abbas voulut mettre la main à l'œuvre; et, comme les marbres tardaient à arriver, il ordonna de démolir la masdjed djouma, de s'emparer de ses matériaux et de commencer sans délai la construction du nouveau temple. Les prêtres, prévenus de cette décision, eurent le courage de venir se jeter aux genoux du roi, et le supplièrent de respecter un sanctuaire aussi remarquable par son architecture que par son antique origine.

La nouvelle de l'arrivée prochaine des marbres attendus, plus encore que l'éloquence des mollahs, sauva la vieille mosquée d'une destruction certaine.

La première pierre de la masdjed Chah fut posée en 1580. A dater de ce jour, les travaux marchèrent avec une fiévreuse activité.

La grande porte élevée en façade sur le Meïdan est encadrée d'une triple torsade d'émail bleu turquoise dont les extrémités reposent sur des culs-de-lampe d'albâtre en forme de vases.

Le porche, placé en arrière de la baie, couvert d'une voussure composée de petits alvéoles accolés les uns au-dessus des autres, est entièrement tapissé, comme les murailles, les tympans et les minarets, de plaques émaillées sur lesquelles sont peints en vives couleurs des entrelacs d'arabesques et de fleurs entourées d'inscriptions pieuses.

Si les revêtements en carreaux de faïence employés dans les constructions des rois sofis sont peu coûteux et d'une exécution facile, en revanche ils sont bien moins durables que les parements exécutés sous les Seljoucides, et bien moins artistiques que les mosaïques mogoles, composées d'émaux découpés et reliés en grands panneaux.

On doit attribuer en partie l'harmonieuse coloration et l'éclat des véritables mosaïques de faïence au procédé de fabrication et au triage des matériaux. Tous les fragments de même couleur, étant pris dans une plaque de teinte uniforme, pouvaient être cuits séparément et amenés à la température la mieux appropriée à chaque émail, tandis que les carreaux peints en couleurs différentes, vitrifiables à des températures inégales, ont souffert, dans l'ensemble de leur tonalité, de la chaleur moyenne du four, trop élevée pour les plus fusibles et trop basse pour les autres.

Quant à l'insolidité des revêtements en carreaux de faïence, je n'en veux pour preuve que le vénérable squelette de bois qui étale avec ostentation, devant la porte principale, ses grands bras décharnés.

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VESTIBULE DE LA MASDJED CHAH D'ISPAHAN.

Officiellement il sert, paraît-il, à remplacer les carreaux qui se détachent des murs sous l'influence de l'humidité des hivers; cependant, si j'en crois la rumeur populaire, sa destination serait tout autre, car, de mémoire de Persan, on n'a jamais effectué de réparations à la mosquée du Roi: sa présence en avant de la grande entrée démontre aux rares étrangers de passage à Ispahan les mérites d'un gouvernement soucieux d'entretenir en bon état les édifices historiques, et assure aux architectes et aux mollahs chargés de la surveillance des prétendus travaux une rente perpétuelle que le roi est bien obligé de payer. Cette explication exhale un parfum de madakhel (malversation) assez prononcé pour ne pas être mensongère; en tout cas, le jour où l'on voudra réparer la porte de la mosquée, on devra tout d'abord reconstruire l'échafaudage, sur lequel on n'oserait même pas aventurer l'ombre d'un chrétien.

Derrière le porche s'étend un spacieux vestibule d'où l'on aperçoit la grande cour de la mosquée avec ses deux étages de galeries. Dans l'axe de la place se trouve une vasque de porphyre semblable à un baptistère; l'eau, toujours fraîche, qu'elle contient sert à désaltérer les fidèles croyants.

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NOTRE ESCORTE A LA MASDJED CHAH D'ISPAHAN.

Une vingtaine de mollahs envoyés par le mouchteïd à titre d'escorte nous attendent patiemment assis sur les bancs d'albâtre disposés sous la grande porte. Les uns sont coiffés du volumineux turban de mousseline blanche qui ajoute à leur gravité naturelle la gravité physique nécessaire au maintien en équilibre de ce couvre-chef monumental; les autres sont affublés de turbans gros bleu, réservés en Perse aux descendants du Prophète, tout comme la coiffure et la ceinture verte sont arborées dans les pays sunnites par les mortels assez hardis pour revendiquer cette sainte origine.

La scission entre Chiites et Sunnites est tellement profonde qu'elle affecte même la pupille des deux sectes ennemies: l'une a vu gros bleu ce même turban de Mahomet que l'autre affirme avoir été vert de pré.

Non loin de ce premier groupe se tient un individu vêtu d'une koledja (redingote) de drap gris et coiffé d'un bonnet d'astrakan. Il se présente à nous avec un air fort satisfait et nous annonce pompeusement que nous sommes en présence du «protecteur des étrangers», spécialement chargé par le chahzaddè d'Ispahan de veiller à la sécurité des voyageurs et de les protéger en cas de mouvement populaire. «Je suis prêt, dit-il, avec mon cœur et ma vie à monter la garde autour de la tête de Vos Excellences pendant toute la durée de leur bienfaisant séjour à Ispahan.»

Marcel remercie ce mielleux personnage de ses bonnes paroles, s'excuse de n'avoir pas été lui rendre ses devoirs et de ne s'être pas entendu avec lui au sujet de la visite des édifices religieux.

«A quelle époque voulez-vous voir les mosquées, Çaheb? répond-il avec un air hypocrite; tous mes efforts tendront à satisfaire Vos Excellences. Elles auront, je l'espère, à se louer de mon dévouement et pourront témoigner de mon zèle auprès de Sa Majesté et de Son Altesse le prince Zellè sultan.

—A l'instant même: les envoyés du mouchteïd sont prêts à nous conduire.

—On m'aurait dit vrai! vous voulez donc pénétrer dans la masdjed! Allah soit loué qui permet à votre esclave de se trouver ici et de vous détourner de ce dessein!

—Quel danger courons-nous? Ne devez-vous pas, selon votre mandat, nous accompagner et veiller à notre sécurité?

—Entrer avec vous dans la masdjed! Dieu puissant! et si l'on vous molestait? Je puis vous protéger contre vos erreurs, car mon esprit est fort; mais mon bras est faible, et au moment d'une bagarre je n'aurais aucune influence sur la population surexcitée. C'est en évitant de s'exposer au danger que les hommes en qui Allah a mis sa sagesse savent se préserver de tout accident.

—N'avez-vous rien de mieux à me dire? Je vous suis reconnaissant de vos conseils, mais je vous serais très obligé de ne pas me faire perdre mon temps. Dieu l'a déclaré par la bouche de votre Prophète: «Chaque homme a sa destinée attachée à son cou». Retournez dans votre andéroun et demandez à vos femmes des leçons d'orthodoxie et de courage.»

Là-dessus nous abandonnons le «protecteur des étrangers» et allons saluer les mollahs.

Pour apprivoiser Cerbère il fallait lui jeter un gâteau de miel. N'ayant dans mes poches ni gâteau ni miel, j'offre gracieusement aux assistants de faire leur photographie. Les prêtres se récrient d'abord: la loi religieuse ne défend-elle pas la reproduction des images? Mais leur vertu n'est pas à la hauteur de la tentation: ils s'examinent sournoisement les uns les autres et finissent bientôt par se grouper tout souriants devant mon appareil.

Après avoir, avec une patience dont je ne me serais jamais crue capable, enveloppé tour à tour la tête de plus de vingt curieux pour leur montrer, sous les voiles sombres, l'image de leurs compagnons reflétée sur la glace dépolie, avoir répondu avec sang-froid aux questions les plus bizarres et provoqué les exclamations et les interjections les plus pittoresques, je crois être en droit de pénétrer dans les galeries et de grimper sur les pochtèbouns. Un mollah et un seïd prennent la tête du cortège et nous guident à travers la mosquée, suivant les conditions arrêtées la veille; puis ils nous font monter sur les toitures des bazars et des maisons et nous conduisent par cette voie aérienne jusqu'aux terrasses de l'édifice religieux. De ce point on peut se rendre compte de la superficie du monument et apprécier l'importance de l'œuvre gigantesque que chah Abbas sut mener à bonne fin.

Devant nous s'élève un porche flanqué de deux minarets revêtus de carreaux de faïence. Ce porche sert de vestibule au sanctuaire, que signalent au loin la grande coupole bleue et le croissant d'or de l'Islam, placés à cinquante-cinq mètres au-dessus du parvis.

Le centre des deux ailes perpendiculaires à la salle du mihrab est occupé par un porche d'une importance secondaire, placé au-devant d'une salle recouverte d'un dôme. De chaque côté de ces grands motifs d'architecture se présentent deux étages de galeries voûtées couvertes d'un épais matelas de terre.

Aucune moulure, aucun ornement ne couronne ces divers bâtiments, dont les parties supérieures sont limitées par une large frise ornée d'inscriptions peintes en blanc sur des carreaux de faïence bleue.

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LA MASDJED CHAH D'ISPAHAN.

A la suite des galeries, et de chaque côté de la colonnade ménagée à droite et à gauche de la salle du mihrab, se trouvent deux longues cours entourées de portiques et ornées de pièces d'eau. Le vendredi et les jours de fête, ces officines supplémentaires de propreté sont ouvertes au peuple, tandis que le bassin à ablutions de la cour centrale est réservé aux gens pieux qui viennent journellement faire à la mosquée les prières réglementaires.

Le plan de la masdjed Chah est on ne peut mieux approprié au culte musulman.

La mosquée, cela devait être, diffère du temple païen. Ici point de cella où la divinité soigneusement cachée communique avec le fidèle par l'intermédiaire du prêtre; point d'images ou de représentations humaines conduisant aisément à l'idolâtrie des esprits ignorants, doués d'une imagination trop impressionnable. Mahomet voulut au contraire faire de l'édifice religieux un lieu de réunion (djouma) accessible dans toutes ses parties. Malgré sa simplicité, ce programme de construction était d'une exécution difficile, car les Arabes, avant la venue de leur Prophète, savaient à peine bâtir; la Kaaba, cette relique de l'antiquité ismaélite que Mahomet fut obligé d'adopter comme le sanctuaire de la nouvelle foi, suffisait à des idolâtres habitués à vivre sous la tente. Quand la prière fut imposée aux musulmans comme le plus grand des devoirs envers Dieu, ils sentirent la nécessité de construire des enceintes où leur piété trouverait à se recueillir: sous la direction de quelques architectes étrangers, probablement originaires de Byzance, ils rassemblèrent toutes les colonnes des temples païens qu'ils avaient détruits, appuyèrent sur les supports disposés autour d'une cour rectangulaire des bois de toute provenance, et parvinrent ainsi à former des galeries couvertes. Le sanctuaire proprement dit occupait une salle divisée en plusieurs travées parallèles par des rangées de colonnes. Une niche dépourvue d'autel, mais ornée de revêtements de faïence ou de marbres précieux, placée au fond de la nef centrale, sollicitait le regard et le conduisait dans la direction de la maison d'Abraham.

Près du mihrab se trouvait le menber, espèce de chaire en forme d'escalier, recouverte d'un clocheton pyramidal servant d'abat-voix.

Des portiques latéraux, réservés aux fidèles désireux de se reposer avant de se recueillir, s'étendaient sur les deux façades adjacentes à celle du sanctuaire; de hautes plates-formes voisines de la porte d'entrée permettaient aux prêtres d'appeler cinq fois par jour les fidèles à la prière.

Voilà bien l'édifice religieux d'un peuple nomade, maison hospitalière ouverte à tous les fidèles, dans laquelle le passant trouve de l'ombre, et le voyageur de l'eau pour se rafraîchir et se purifier avant de se prosterner devant Dieu. Telle se présente la mosquée d'Amrou, bâtie au Caire l'an 21 de l'hégire. Les mêmes divisions et les mêmes caractères se retrouvent dans les mosquées d'el-Hakem et de Touloun. Mais bientôt ce type primitif, dont les Maures d'Espagne ont laissé à Cordoue un magnifique spécimen, ne paraît plus aux conquérants arabes en harmonie avec la puissance de l'Islam. Les grêles colonnes qui soutiennent la toiture ne permettent pas d'élever à une grande hauteur l'ensemble de la construction; elles sont incapables de supporter un poids considérable et encombrent par leur multiplicité l'intérieur des salles; la mosquée doit donc se modifier.

Il existait sur les rives du Tigre un monument célèbre dans tous les pays musulmans, bâti, suivant les traditions locales, par le grand Kosroès. C'était le superbe palais de Ctésiphon, dont la voûte se fendit (d'après la légende) le jour même de la naissance de Mahomet.

Consacrer au culte d'Allah un temple semblable au palais du grand monarque sassanide fut, au quatorzième siècle, le rêve du sultan Hassan. Dans ce but il envoya un de ses architectes en Mésopotamie avec mission d'étudier l'antique édifice; celui-ci voyagea en Perse, fut frappé de la majesté des coupoles élevées au-dessus des monuments civils ou religieux, et, l'esprit imbu de tous ces souvenirs, il revint au Caire jeter les fondements de la mosquée de Hassan, prototype d'un second genre de mosquées, dans lequel le grand berceau, imité du talar de Kosroès, remplace la couverture en charpente des salles hypostyles primitives.

Au lieu de frêles abris, soutenus par de grêles colonnes, s'élevèrent des monuments, entourés de murailles épaisses et couverts de voûtes lancées avec la hardiesse que donnait aux architectes une connaissance approfondie de leur art.

Cent ans se sont écoulés. Mahomet II entre à Sainte-Sophie et traverse la nef en foulant sous les pieds de son cheval plusieurs couches de cadavres. L'impression du conquérant et de ses soldats, à la vue de la vieille église byzantine, est si vive, leur admiration si enthousiaste, qu'ils ne se contentent pas de transformer la basilique en mosquée: quand ils veulent, à leur tour, élever de nouveaux édifices religieux, ils abandonnent le type primitif du temple musulman et copient, sans modification, le plan de Sainte-Sophie, oubliant de reconnaître dans ses grandes lignes la croix abhorrée, cette rivale et cette ennemie du croissant. Aussi voit-on avec étonnement les piliers intérieurs des plus belles mosquées de Constantinople et du Caire, la Mohammédiè et l'Almédiè, dessiner sur le sol les branches de la croix grecque.

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PLAN DE LA MOSQUÉE D'AMROU, AU CAIRE.

La cour placée devant le monument est la reproduction de l'atrium des vieilles basiliques. Seuls les bassins à ablutions et les minarets élancés signalent le sanctuaire musulman.

Il résulte de ce fait bizarre que le dernier type de la mosquée sunnite, devenu canonique dans tous les pays turcs ou arabes, reproduit les dispositions des églises antérieures à l'Islam. La copie est tellement nette que, si les chrétiens parvenaient un jour à débarrasser l'Europe des Ottomans, ils n'auraient pas plus de difficulté à célébrer les offices dans les mosquées construites après la prise de Constantinople que dans Sainte-Sophie elle-même.

Il est intéressant d'examiner le parti que les Iraniens, ces artistes si éminemment personnels, ont tiré d'un édifice dont les dispositions leur étaient imposées dès leur conversion à la religion des conquérants.

Les Perses, avant l'ère musulmane, n'avaient jamais eu de temple. Le culte mazdéique—les témoignages d'Hérodote et des auteurs anciens en font foi—s'exerçait en plein air.

Les nouveaux convertis n'eurent pas à se préoccuper de modifier des constructions déjà existantes pour les approprier aux exigences du culte; ils adoptèrent sans y rien changer les plans des sanctuaires édifiés par leurs vainqueurs, c'est-à-dire le type de la mosquée d'Amrou, mais signalèrent à l'extérieur la salle du mihrab en élevant au-dessus d'elle ces grandes coupoles posées sur pendentifs qu'ils savaient construire depuis des siècles et, faute de bois, remplacèrent les toitures en charpente par de petites voûtes accolées.

La comparaison des plans des mosquées d'Amrou et de Hassan avec ceux des nouvelles mosquées de Stamboul permet de suivre sans effort l'enchaînement d'idées ou plutôt le changement d'état social qui entraîna les musulmans sunnites à modifier les dispositions de leurs monuments religieux: en introduisant la coupole dans la composition de leurs temples, les Arabes et les Turcs eurent en vue de leur donner un caractère imposant: mais la forme détruisit l'esprit, accident fort naturel chez deux peuples qui ne se piquèrent jamais d'être rationnels dans leur art.

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PLAN DE LA MASDJED CHAH D'ISPAHAN.

Si l'on met en parallèle la mosquée d'Amrou et les vieilles mosquées de Kazbin, de Véramine ou d'Ispahan, on s'aperçoit au contraire que les architectes iraniens se sont montrés persévérants dans leurs œuvres, ont pieusement conservé le plan des premiers édifices religieux de l'Islam et, enfin, que les mosquées persanes, les plus anciennes comme les plus modernes, reproduisent d'une manière logique les formes hiératiques des temples primitifs.

La lecture d'un plan est souvent bien aride; il me semble pourtant, et c'est peut-être là une nouvelle forme de l'amour-propre d'auteur, que, après avoir décrit les dispositions d'ensemble des vieilles mosquées chiites, il est intéressant de mettre en parallèle le plan du sanctuaire d'Amrou et celui de la moderne masdjed Chah.

Sous la coupole je retrouve l'ancienne salle du mihrab; dans les galeries latérales, les travées secondaires qui l'accompagnaient; dans les arcatures disposées autour de la cour, les portiques à l'usage des élèves, des fidèles et des voyageurs; jusqu'aux bassins à ablutions, aux communs, aux logements des gardiens, qui occupent dans les deux édifices la même position.

Il n'y avait pas grand monde dans la masdjed Chah quand nous y sommes entrés ce matin: aussi avons-nous pu en étudier tout à l'aise les dispositions; mais, au moment où nous dressons nos appareils, les fidèles occupés à noyer fraternellement leur vermine dans le bassin à ablutions se montrent fort émus. Du haut des terrasses nous les voyons lever les bras au ciel avec stupéfaction, et nous les entendons même lancer à notre adresse des imprécations que le vent, fort poli, empêche d'arriver distinctement à nos oreilles.

Je remarque surtout, à l'animation de ses gestes, un véritable Quasimodo coiffé du turban bleu des seïds. Ce piètre échantillon de la race du Prophète, moins haut que n'est large son volumineux couvre-chef, vocifère de toute la force de ses rachitiques poumons et excite sans doute les sentiments hostiles de la foule à notre égard, car bientôt le peuple se précipite comme un flot humain à l'assaut des terrasses.

Le P. Pascal n'a pas voulu nous laisser seuls courir le danger de visiter les mosquées, danger peut-être moins imaginaire qu'on ne pourrait le supposer; il exhorte les serviteurs du mouchteïd à montrer de la fermeté et à s'opposer au brusque envahissement des pochtèbouns en se plaçant à la tête de l'étroit escalier reliant les toitures du bazar à celles de la mosquée. «Il faut éviter, ajoute-t-il, que vos coreligionnaires ne nous fassent un mauvais parti avant qu'on ait eu le temps de leur faire connaître les ordres des chefs civils et religieux en vertu desquels nous sommes ici.» A peine ces premières dispositions sont-elles prises que nos ennemis débouchent subitement sur les toitures inférieures. La troupe, dans sa pieuse ardeur, a précipité sa course et son ascension, elle arrive fort essoufflée; d'autre part, bon nombre des auditeurs du petit seïd ont réfléchi en route à la gravité de l'acte qu'ils commettaient en cherchant querelle à des Faranguis, ces suppôts de l'enfer, et se sont sagement dispersés en chemin; c'est à peine si une vingtaine d'assaillants suivent le promoteur de l'attaque.

Le voilà, ce brave des braves! ce rempart de la foi! ce fils du Prophète! Il prend son élan, il monte à l'assaut; soudain son gros turban bleu semble osciller; le gnome, troublé par la sainte colère qui enflamme son cœur, a embarrassé ses jambes torses dans les longs plis de sa robe; il chancelle et va tomber à la renverse sur la tête de ses acolytes, en montrant jusqu'au-dessus des genoux ses maigres jambes de chien basset. Notre ennemi n'est pas lourd malheureusement, et dans sa chute il n'assomme personne; nous avons néanmoins bataille gagnée: le seïd est si ridicule quand on le redresse et qu'il apparaît avec son horrible tête rasée, veuve du magnifique turban qui roule de toiture en toiture entraînant sur le sol le prestige de son propriétaire, qu'un éclat de rire général retentit au même instant dans le camp des assiégeants et sur les terrasses des assiégés. En habile stratégiste, le P. Pascal profite de cet instant de détente; il engage le chef de notre escorte à menacer de la vindicte du chahzaddè les audacieux assez imprudents pour chercher à nous faire un mauvais parti, et demande insidieusement au petit seïd à quel motif a obéi l'heureux possesseur du plus beau turban bleu d'Ispahan, en ne venant pas se ranger parmi les mollahs que le çaheb ackaz bachy a photographiés il y a quelques heures.

Notre ennemi découronné, dont le pouvoir subit en ce moment une éclipse partielle, se montre moins féroce que je ne l'avais redouté et désarme définitivement à ces paroles:

«Est-il encore temps d'avoir mon image isolée? demanda-t-il avec anxiété.

—Cela dépend de votre conduite à venir», répond le Père.

Le fils du Prophète, ramené à de meilleurs sentiments, tourne sa figure de singe vers ses amis. «Retirez-vous, leur dit-il; ces chrétiens sont ici sous la protection du mouchteïd: les maltraiter serait manquer de respect à ce saint personnage.»

Après avoir constaté de ses propres yeux la pleine déroute de nos ennemis, le Père vient nous retrouver sur la terrasse, où nous nous sommes efforcés de travailler avec calme et de faire la meilleure des contenances. «Vous voilà débarrassés de tous ces importuns, dit-il en français; toutefois vous agiriez en gens sages et prudents si vous abandonniez les terrasses au moment où les musulmans vont arriver en grand nombre à la prière de midi; aurions-nous raison deux fois de la malveillance et du fanatisme de ces pieux disciples de Mahomet? En tout cas il est prudent de ne pas s'exposer à être bousculés ou précipités par inadvertance du haut en bas de la mosquée.»

Le conseil du Père est d'autant plus sage que les pochtèbouns sont dépourvus de tout parapet. Marcel déclare donc ses études terminées et demande à descendre dans les galeries du premier étage, à la grande satisfaction de l'escorte, obligée, à regret, de protéger des infidèles contre des coreligionnaires dont elle approuve en secret la pieuse indignation.

Les galeries inférieures sont réservées au logement des prêtres; nous entrons chez le plus vénérable d'entre eux. Le visage bronzé de ce beau vieillard est mis en relief par une robe et un turban blancs. Il nous fait poliment asseoir sur son tapis, ordonne d'apporter les pipes et le thé en attendant que la prière soit terminée et qu'il puisse mettre à notre disposition la loggia placée au-devant de sa cellule. De l'intérieur de la pièce je puis suivre des yeux la cérémonie religieuse.

Le croyant entre dans la mosquée ses babouches à la main, se dirige vers le bassin à ablutions, enlève sa coiffure et laisse sa tête à nu. Elle est accommodée de deux manières différentes. Les porte-turbans abandonnent tout leur crâne au barbier; ceux qui adoptent le bonnet d'astrakan ou de feutre se font raser depuis le front jusqu'à la nuque, en réservant de chaque côté des oreilles une grosse mèche bouclée, destinée, j'imagine, à soutenir la coiffure. Ces graves études capillaires ne peuvent être faites qu'à la mosquée ou chez les barbiers, les musulmans considérant comme la dernière des impolitesses de se montrer en public la tête découverte. Après avoir posé à terre coiffure et sandales, le fidèle tousse, crache, se mouche, le tout à grand renfort d'eau fraîche, et satisfait à toutes les exigences de la loi religieuse, minutieusement indiquée dans plusieurs versets du Koran. «Ne priez pas quand vous êtes souillés, attendez que vous ayez fait vos ablutions, à moins que vous ne soyez en route… Si vous êtes malade ou en voyage, frottez-vous le visage et les mains avec de la poussière, à défaut d'eau. Dieu est puissant et miséricordieux.»

Les ablutions terminées, le chiite se coiffe, reprend sa chaussure, pénètre dans la salle du mihrab, se place dans la direction de la Kaaba, s'accroupit sur les tapis qui recouvrent le sol de cette partie de l'édifice, se prosterne le front contre terre, puis il se relève et, les bras tombant le long du corps, commence la prière dans l'apparence du plus profond recueillement. «Observez avec soin les heures réservées à la prière, et pénétrez-vous de la Majesté divine.»

Si la position des bras et des mains est différente chez les Sunnites et les Chiites, les prosternations qui viennent interrompre à plusieurs reprises les oraisons sont exécutées de la même manière «Tu les verras, agenouillés et prosternés, rechercher la faveur de Dieu et sa satisfaction. Sur leur front tu verras une marque, trace de leur piété.» Ces prosternations multipliées, jointes à la nécessité de frapper la terre avec le front, obligent les musulmans à porter des coiffures sans visières. Comme il serait néanmoins très difficile à des gens habitués à prier sur des nattes ou des tapis de garder des marques visibles de leur ferveur, tout vrai croyant est muni d'un tesson de poterie de forme ronde ou carrée sur lequel il frappe son front en se prosternant. Dans tous les caravansérails on trouve un assortiment complet de ces briques de prière destinées aux voyageurs et aux tcharvadars. L'oraison terminée, chacun saisit les babouches déposées à la porte de la salle du mihrab et se dirige vers la sortie.

«Êtes-vous satisfait de votre visite à la masdjed Chah? demande le mollah à mon mari, dès notre entrée dans la loggia. Aya Sophia de Stamboul (Sainte-Sophie) égale-t-elle en splendeur le plus beau joyau d'Ispahan, comme l'assurent certains de nos compatriotes?

—Il est très difficile de comparer ces deux édifices, répond Marcel poliment: la masdjed Chah est superbe, mais il est très fâcheux qu'elle ne soit point construite dans l'axe du Meïdan: l'ensemble des bâtiments et leur aspect général y gagneraient. L'orientation d'un temple dans la direction de la Mecque est-elle donc si nécessaire qu'on ne puisse apporter aucun tempérament à cette règle rigoureuse?

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MOLLAH HOUSSEIN.

—Le livre révélé ne dit-il pas: «Quand même tu ferais, en présence de ceux qui ont reçu les écritures, toutes sortes de miracles, ils n'adopteraient pas ta kébla. Toi, tu n'adopteras pas non plus la leur. Parmi eux-mêmes, les uns ne suivent point la kébla des autres. Si, après la science que tu as reçue, tu suivais leur désir, tu serais du nombre des impies»… «Tourne ton front vers le temple d'Haram: en quelque lieu que tu sois, porte tes regards vers ce sanctuaire auguste»… «Nous t'avons vu tourner ton visage de tous les côtés du ciel, nous voulons que tu le diriges dorénavant vers une région dans laquelle tu te complairas»… «Oriente-toi vers la plage de l'oratoire sacré. En quelque lieu que tu sois, tourne ton front vers cette plage.» Comment, si nous négligions de suivre ces ordres divins, nous distinguerait-on des chrétiens, qui dirigent leurs yeux vers le tombeau de Sidna Aïssa (Jésus), la bénédiction d'Allah soit sur lui?

—Les Sunnites font cependant la prière à Sainte-Sophie, bien qu'elle soit orientée dans la direction du Saint-Sépulcre, dis-je à mon tour; ils se contentent d'étendre leurs tapis dans le sens de la kébla.

—Comment osez-vous comparer des chiens maudits destructeurs de la race d'Ali à de pieux Chiites? Si Aya Sophia était tombée entre nos mains, nous l'aurions détruite; ainsi avons-nous fait de plusieurs édifices religieux mal orientés. Quant à moi, mollah Houssein, le jour où il me serait prouvé que la masdjed Chah, dans laquelle j'ai passé une partie de ma longue existence, n'est point bâtie en conformité des saints préceptes de notre loi, que Dieu me protège, je serais le premier à y porter la pioche et à la démolir.»

10 septembre.—«Posez solidement l'échelle; est-elle suffisamment inclinée? Non, elle est trop droite. Les montants sont-ils solides? Les barreaux ne sont-ils pas pourris? La terrasse ne menace-t-elle pas de s'effondrer? demande le P. Pascal aux serviteurs de l'imam djouma chargés de nous guider sur les pochtèbouns de cette célèbre mosquée du Vendredi que chah Abbas voulut un moment détruire afin d'en employer les matériaux à l'édification de la masdjed Chah.

—Ne craignez rien et donnez-moi la main, khalifè (nom donné aux moines chrétiens par les Persans). En montant les uns après les autres, vous ferez l'ascension sans accident, Inchallah (s'il plaît à Dieu)!»

Fidèle à son rôle d'observateur, le protecteur des étrangers a trouvé moyen de venir encore ce matin nous ennuyer de ses protestations et de ses conseils, et s'est assis au pied du mur avec l'intention bien formelle d'attendre là notre retour. Le P. Pascal, Marcel et moi gravissons péniblement les barreaux, séparés les uns des autres par un espace de plus de cinquante centimètres, tandis que les gens de notre escorte sautent comme des chats de terrasse en terrasse. A peine avons-nous atteint l'extrémité de l'échelle, qu'il faut s'aventurer sur des madriers très étroits placés au-dessus de petites coupoles effondrées. Après avoir aperçu à travers ces brèches la plus antique partie de la mosquée, élevée, nous dit-on, en 755 par le khalife abbasside Almansour, et admiré les belles inscriptions koufiques placées autour d'un vieux mihrab restauré au XVe siècle, nous pénétrons enfin dans les galeries latérales, d'où la vue embrasse la cour entière.

Les différentes adjonctions ou restaurations exécutées à l'époque de Malek chah, prince seljoucide, de chah Tamasp, dont le zèle pieux a amené la détérioration de tous les temples de l'empire, et enfin sous le règne d'Abbas II le Séféviè, enlèvent toute valeur artistique à cet antique sanctuaire, relégué d'ailleurs au second rang depuis la construction de la masdjed Chah. Néanmoins la mosquée cathédrale est en grand renom dans Ispahan et a conservé son titre et ses prérogatives. C'est dans l'enceinte de la masdjed djouma que se célèbre tous les vendredis l'office royal en souvenir du départ de Mahomet pour Médine. D'après la loi religieuse, le chah devrait en cette circonstance faire à haute voix la prière solennelle. Comme à ses nombreux privilèges il ne joint pas le don de l'ubiquité, il délègue à un de ses représentants, désigné sous le nom d'«imam djouma», l'honneur de remplir en son nom ce pieux devoir dans les principales villes de l'empire. Après la prière, les mollahs lisent ou expliquent le Koran, et la journée tout entière est consacrée à de saints exercices, bien qu'il ne soit imposé aux fidèles aucune obligation particulière.

C'est une fatalité! Nous ne serons pas entrés dans une mosquée d'Ispahan sans y avoir éprouvé quelque désagrément! Grâce à l'état d'éticité auquel nous ont réduits les fatigues et la chaleur, grâce à la précaution que nous prenons de tenir nos mains accrochées aux montants de l'échelle, de manière à peser le moins possible sur les barreaux, nous arrivons à terre sans accident: il n'en est pas de même de notre excellent ami le P. Pascal. Plus habile à caracoler sur un beau cheval qu'à faire de la gymnastique, il pose, malgré nos avis, ses pieds au milieu des barreaux. Pleins d'anxiété, nous suivons des yeux les péripéties de sa descente; un craquement se fait entendre,… un des échelons vient de se briser à l'une de ses extrémités. Le Père se trouve un instant suspendu dans le vide; d'une main vigoureuse il s'accroche aux montants et prend pied sur le sol sans mal apparent.

Les mollahs, dissimulant à grand'peine leur joie sous des témoignages d'intérêt, entourent le khalifè, qui, malgré sa pâleur, fait bonne contenance, et donnent l'ordre de chercher le propriétaire de l'échelle, afin de lui payer à coups de bâton la location de son engin; on ne le trouve pas, bien entendu, et nous nous mettons en selle avec l'intention de regagner Djoulfa.

«J'ai une écorchure à la jambe; elle me fait souffrir plus que je n'ai voulu l'avouer devant ces mécréants, me dit le Père au bout de quelques instants; entrons chez l'un de mes meilleurs amis, il me donnera de l'eau fraîche pour laver ma blessure.»

La maison dans laquelle nous pénétrons s'étend sur les quatre côtés d'une cour spacieuse. Le talar élevé au centre de chaque façade est flanqué à droite et à gauche de vestibules blanchis à la chaux. La pièce de réception est couverte d'une coupole ornée de fins alvéoles exécutés en plâtre comme la décoration des takhtchès disposés tout autour de la salle. Une verrière colorée ferme la baie du talar et laisse pénétrer à l'intérieur de l'appartement un demi-jour discret.

Un homme à la physionomie fort douce est assis sur des coussins au milieu de livres épars. A ma grande surprise, il est coiffé de ce sinistre turban bleu dont l'apparition est toujours de si mauvais augure. Le maître de la maison se lève d'un air empressé, écoute avec intérêt le récit de l'accident arrivé au Père et donne l'ordre d'apporter un bassin à laver, une aiguière et quelques plantes médicinales destinées à faire rapidement sécher les blessures. Pendant qu'il s'apprête à panser lui-même la plaie, il invite ses petits enfants à me conduire auprès de leur mère.

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LA MASDJED DJOUMA D'ISPAHAN.

L'intérieur de l'andéroun, éclairé sur la cour, est caché aux regards par des rideaux de soie tendus à plat devant toutes les ouvertures.

Chirin khanoum (traduction: Mme Sucrée), la première femme du seïd, fume son kalyan. A mon arrivée elle me fait asseoir, et, enlevant la pipe de ses lèvres, elle me l'offre poliment.

Tout aussi poliment je refuse: les musulmans, je ne l'ignore pas, sont aussi dégoûtés de se servir d'un objet touché par un chrétien, qu'il nous est désagréable d'user d'un kalyan promené de bouche en bouche entre gens de même religion, depuis le chah jusqu'au mendiant édenté et repoussant qui va quêtant une bouffée de tabac tout comme un morceau de pain.

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CHIRIN KHANOUM.

Chirin khanoum semble comprendre la signification de mon refus. «Vous êtes ici dans une maison amie», me dit-elle sans insister davantage. Nous causons pendant quelques instants des mosquées de la ville, et je profite de l'arrivée d'une visiteuse pour rejoindre mes compagnons au moment où tous deux se remettent en selle.

«Vous choisissez donc vos amis intimes parmi les seïds, ces incorrigibles fanatiques? dis-je au Père en reprenant le chemin de Djoulfa.

—J'aime de tout mon cœur seïd Mohammed Houssein, parce que cet homme de bien a sauvé un chrétien d'une mort certaine. Il y a quelques années, nous vîmes arriver un Français à Djoulfa: votre compatriote n'avait point reçu les ordres, mais, soutenu par une foi ardente, il venait néanmoins évangéliser la Perse. Il ne tarda pas à s'apercevoir que ses tentatives de conversion seraient toujours infructueuses s'il s'adressait aux musulmans, et chercha alors à ramener à la religion catholique, apostolique et romaine les âmes des Arméniens schismatiques de Djoulfa.

«Ses efforts ne furent pas longtemps ignorés du prédécesseur de l'évêque actuel. Indigné d'apprendre que les prédications d'Eugène Bourrée faisaient une vive impression sur l'esprit de ses ouailles, il surexcita contre le missionnaire la communauté schismatique. D'après les ordres du prélat, plusieurs fanatiques tentèrent de s'emparer de votre compatriote pour le lapider et postèrent devant la maison catholique où il s'était réfugié de mauvais garnements chargés de le saisir à sa première sortie. La situation devint même si critique que les personnes charitables au foyer desquelles il avait trouvé asile craignirent de voir leur habitation envahie et pillée.

«Mohammed Houssein apprit le danger que courait mon ami et n'hésita pas à lui sauver la vie. Accompagné de nombreux serviteurs, il vint à Djoulfa, passa devant la maison où l'attendait Eugène Bourrée vêtu en musulman, lui fit une place dans son escorte et gagna Ispahan; les Arméniens se doutèrent bien que leur proie leur échappait, mais ils n'osèrent pas s'attaquer à une nombreuse troupe conduite par un des plus respectables turbans bleus du pays. Ils se contentèrent d'envoyer des hommes armés dans les plus mauvais passages des chemins de caravane conduisant soit à Chiraz, soit à Kachan, et ordonnèrent à leurs estafiers de prendre le missionnaire mort ou vif.

«Le seïd cacha le chrétien dans sa maison pendant plus d'un mois, et, quand il apprit que les Arméniens s'étaient relâchés de leur surveillance, il le conduisit lui-même jusqu'à Kachan. De là le fugitif put gagner sans encombre un des ports de la mer Caspienne.

—Tous les Ispahaniens descendent-ils donc du Prophète? ai-je encore demandé. Je n'ai vu aujourd'hui que des turbans bleus.

—Ils sont en effet nombreux et puissants dans la province de l'Irak. Bien que Mahomet n'ait laissé en mourant qu'une fille, Fatma, mariée à son neveu Ali, sa race, par une bénédiction spéciale du ciel, s'est multipliée avec une étonnante rapidité, au moins si l'on en juge d'après le nombre incalculable de turbans bleus ou verts portés en Orient.

«D'ailleurs la satisfaction de s'attribuer une antique origine et d'arborer sur la tête et autour du ventre une étoffe verte ou bleue n'est pas l'unique motif qui engage beaucoup de musulmans à revendiquer la seule noblesse dont s'enorgueillissent les sectateurs de l'Islam; les seïds ont un but bien autrement pratique. En prophète prudent, Mahomet se fit attribuer par Allah des biens et des richesses périssables.

«S'ils t'interrogent au sujet du butin, réponds-leur: «Le butin appartient à Dieu et à son envoyé»… «Sachez, dit le Koran, que lorsque vous aurez fait un butin, la cinquième partie en revient à Dieu ou au Prophète, aux parents, aux orphelins, aux pauvres et aux voyageurs.» Et plus loin: «Ce que Dieu a envoyé au Prophète des biens des habitants des différents bourgs appartient à Dieu, au Prophète et à ses proches»… «Prenez ce que le Prophète vous donne, et abstenez-vous de ce qu'il vous refuse; craignez Dieu, il est terrible dans ses châtiments.»

«Après la mort de Mahomet, ses descendants, forts de l'autorité des textes sacrés, exigèrent le cinquième de tous les revenus des musulmans, firent peser pendant plusieurs siècles de lourdes charges sur leurs coreligionnaires et se multiplièrent en raison du temps, et surtout des avantages matériels attachés à leur sainte origine.

«L'habitude de payer un impôt régulier aux seïds est maintenant à peu près tombée en désuétude; mais dans les grandes villes, comme Ispahan par exemple, où les soi-disant descendants de Mahomet se sont constitués en corps nombreux, ils ont conservé une influence prépondérante et dépouillent impunément les petits négociants trop faibles pour oser leur refuser leurs marchandises ou leurs services.

«Gratifiés en outre, même avant les mollahs, de l'administration de tout bien vakf tombé en déshérence, les descendants vrais ou faux du Prophète tirent de ces bénéfices ecclésiastiques des profits qui permettent à la plupart d'entre eux de vivre sans travailler. A moins d'être bien exigeante, vous ne pouvez demander à de pareils hommes d'aimer les Européens. Nous devons cependant être reconnaissants à l'imam djouma et au mouchteïd de vous avoir fait escorter par quelques turbans bleus, car leur présence à vos côtés était la meilleure des sauvegardes; sans leur intervention, la foule ne nous aurait jamais laissés appuyer une échelle sur les murs de la masdjed djouma.

«Nous voici revenus sains et saufs à Djoulfa; dorénavant nous ferons bien de rester au rez-de-chaussée des mosquées et de ne plus nous aventurer sur les terrasses, dont le sol, vous l'avez expérimenté, n'offre aucune sécurité.»

[Illustration]
SEÏD MOHAMMED HOUSSEIN.
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