La Perse, la Chaldée et la Susiane
CHAPITRE XXIV
La masdjed djouma de Chiraz.—Sa fondation.—La Khoda Khanè.—Antiquité de la ville de Chiraz.—Cuve à ablutions.—Masdjed Nô.—La médressè Khan.—Le bazar du Vakil.—La fièvre à Chiraz.—Consultation médicale chez le gouverneur Çahabi divan.
Chiraz, 17 octobre.—«Les Perses abhorraient le mensonge et se nourrissaient de cresson», m'enseignait, sur la foi de Xénophon, mon vieux professeur d'histoire.
Cette phrase avait dû faire sur moi une bien profonde impression, car, dès mon arrivée en Perse, elle s'est présentée à ma mémoire avec une telle vivacité, que naïvement je me suis mise en quête d'un Persan disant la vérité, d'un Persan se nourrissant de cresson et buvant de l'eau claire. Vains efforts! je n'ai encore trouvé ni l'un ni l'autre de ces phénomènes.
Si mon vieux maître était de ce monde, je lui enlèverais une illusion et je lui conseillerais de modifier légèrement ses leçons, ou, tout au moins, d'expliquer à ses élèves que la Cyropédie, au point de vue de la véracité, mérite de prendre une place honorable auprès du Grand Cyrus de Mlle de Scudéry.
Il n'est pas besoin d'être longtemps en contact avec les fils des anciens Perses pour se convaincre que, s'ils mentent à bouche que veux-tu, ils ne broutent des herbages que si la dure nécessité leur en fait une loi. L'expérience donne même au voyageur une telle habitude de prendre en suspicion les protestations de chacun et de tous, qu'il éprouve toujours une surprise extrême à se trouver en face de gens véridiques et sobres. Après tout, l'exception confirme la règle, dit un profond aphorisme de grammaire dont je n'ai jamais très bien démêlé le sens.
Au moment de notre départ d'Ispahan, le chahzaddè Zellè sultan nous avait pourvus de recommandations si particulièrement chaleureuses, il se proclamait notre ami avec une si parfaite bonne grâce (nous ne l'avons jamais vu), menaçait de punitions si sévères les gens assez audacieux pour oser nous résister, et donnait avec une telle précision l'ordre de nous introduire dans les mosquées de Chiraz les plus soigneusement fermées aux chrétiens, que je m'étais souvent demandé, en chemin, si la dépêche dont nous étions porteurs n'avait pas été précédée d'une communication moins gracieuse mais plus directe, adressée au gouverneur du Fars. Il n'en était rien cependant, j'en ai la preuve aujourd'hui: malgré l'extrême fanatisme de la population et les scrupules du clergé, nous sommes autorisés depuis ce matin à visiter toutes les mosquées de la ville.
Ce serait tomber dans une étrange erreur que d'attribuer l'intolérance spéciale des Chiraziens à une fervente piété ou à un respect exagéré des monuments consacrés à l'exercice de leur religion: les habitants du Fars ne témoigneraient pas à tout propos et même hors de propos de leur parfaite orthodoxie, si leur pays, durant ces dernières années, n'avait été inféodé au babysme, et si la religion qui avait sapé profondément à la base la loi de Mahomet ne s'était attaquée au pouvoir royal. Depuis ces événements, les babys, très nombreux dans la province, déploient un zèle d'autant plus grand qu'ils ont plus à redouter d'être accusés d'hérésie et de rébellion. Comme, d'autre part, l'ardeur des vrais croyants s'est ravivée au contact de l'hérésie naissante, réformés et orthodoxes font aujourd'hui assaut de purisme et, partant, d'intolérance.
Après avoir été le berceau du babysme, la capitale du Fars est restée le rendez-vous des mécontents et le foyer toujours latent d'une nouvelle insurrection. Plus de la moitié de la population, assure-t-on, est attachée aux nouvelles doctrines. J'ai déjà expliqué combien l'antagonisme entre les réformés et les vieux chiites enflammait le zèle pieux des Chiraziens; en raison du fanatisme local, la situation des membres des communautés non musulmanes est devenue intolérable. Les israélites notamment, bien qu'ils forment une nombreuse colonie, ont une position des plus précaires. Cantonnés dans un quartier particulier, une sorte de ghetto, ils font le commerce des métaux, la banque, prêtent souvent à cent pour cent et vivent maltraités et méprisés par les emprunteurs, trop heureux cependant d'avoir recours à leur intermédiaire. Les plus pauvres d'entre eux ont obtenu le privilège d'aller fabriquer à domicile, moyennant une petite redevance, le vin si renommé de Chiraz.
Les israélites du Fars ont adopté le costume iranien, mais ils conservent en toute longueur les cheveux des tempes roulés en longues papillotes, par opposition aux «coins coupés» des musulmans. Les femmes se revêtent, quand elles sortent, du grand tchader gros-bleu. N'étant pas autorisées à porter le roubandi blanc, ou voile de visage, que les Persanes tiennent à honneur de jeter sur leur face, elles sont signalées aux regards et aux injures des musulmans, et Dieu sait pourtant si elles apportent un soin vigilant à maintenir de la main gauche les plis du tchader étroitement serré sur la figure!
Le type de la colonie juive de Chiraz est très pur, mais hommes et femmes, écrasés sous le poids d'une oppression séculaire, paraissent avoir perdu tout sentiment de dignité. A proprement parler, la justice n'existe pas pour eux: ils peuvent être battus, volés, tués même, sans que le coupable soit jamais recherché. Avant-hier, en parcourant la juiverie, j'ai vu un bambin musulman, à peine âgé de dix ans, monté sur un poney et accompagné d'un seul serviteur, cingler à coups de fouet la figure de plusieurs marchands israélites assis sur le seuil de leur échoppe, sans qu'aucun d'eux ait paru songer à protester contre cette incroyable brutalité. L'enfant sortit du quartier après avoir insulté, de la manière la plus grossière et la plus inattendue de la part d'un gamin de son âge, trois jeunes femmes, qui rentrèrent au plus vite dans leur maison.
18 octobre.—Si le fanatisme des Chiraziens est excessif, il ne va pas au delà de démonstrations peu coûteuses. A l'exception de la mosquée du Vakil, construite au siècle dernier, tous les édifices religieux sont dans un état de délabrement vraiment pitoyable.
La plus ancienne de toutes les mosquées de Chiraz, et par conséquent la plus intéressante à visiter, fut bâtie en 875 sous le règne d'Amrou ben Leis, aussi célèbre par sa piété que par ses guerres contre les successeurs du Prophète. Comme son frère Yacoub, il entretint d'abord des relations de bon vasselage avec les khalifes de Bagdad et gouverna pendant quelques années l'Irak, le Fars, le Khorassan, le Séistan et le Tabaristan sous le titre d'«Esclave du Commandeur des croyants». Sa soumission était pourtant plus apparente que réelle. Peu de temps après son accession au trône, nous disent de vieux manuscrits persans, il ordonna aux chefs de mille cavaliers de paraître devant lui avec une masse d'or à la main. En les voyant au nombre de cent, un cri douloureux s'échappa de sa poitrine: «Oh! pourquoi la Providence ne m'a-t-elle pas permis de conduire cette armée au secours de Hassan et de Houssein dans la plaine de Kerbéla!» «Souhait bien digne, ajoute pieusement l'écrivain chiite, de procurer à ce prince une belle et grande place aux régions de l'éternel bonheur.»
L'homme religieux était doublé chez Amrou ben Leis d'un profond philosophe. Vaincu dans une campagne dirigée contre un chef tartare soulevé à l'instigation des khalifes de Bagdad, il fut fait prisonnier. Le soir venu, il s'était assis à terre et laissait à un soldat le soin de préparer quelques grossiers aliments au fond d'un vase de cuivre, à large panse et à ouverture étroite, quand un chien s'approcha; l'animal enfonça la tête dans le récipient, puis, entendant du bruit, et ne pouvant se dégager à temps, s'enfuit au galop, emportant avec lui marmite et potage.
Le monarque prisonnier éclata de rire, et, comme les soldats s'informaient des motifs de cette gaieté si peu en harmonie avec sa triste situation, il leur répondit: «Ce matin encore l'intendant de ma maison se plaignait de ce que trois cents chameaux ne suffisaient point à transporter mes provisions de bouche; voyez comme mon service est simplifié ce soir: un chien enlève sans peine mon dîner et ma batterie de cuisine.»
Malgré les dégradations des arceaux, des murs et des portiques ruinés par les tremblements de terre, le vieux temple d'Amrou ben Leis conserve encore un aspect imposant.
Au milieu de la cour, à la place occupée d'habitude par un bassin à ablutions, j'aperçois un petit monument carré, bâti en pierre, flanqué à chaque angle d'une tour de peu d'élévation et copié, assurent nos guides, sur la Kaaba de la Mecque.
La Khoda Khanè (Maison de Dieu), tel est le nom de l'édicule, est veuve de ses toitures et se présente aux fidèles sous un aspect bien attristant.
Vers le sommet des tours s'enroule une belle inscription d'émail bleu turquoise encastrée dans la pierre. Ce document, consacré à la gloire d'Allah, nous apprend que la construction remonte à l'année 1450. Cette date doit être exclusivement attribuée à l'édifice dont nous considérons les ruines, mais ne saurait faire préjuger de l'époque où fut primitivement fondé le monument dont la «Maison de Dieu» occupe la place. En faisant le tour des murs extérieurs, nos guides nous signalent en effet une grosse pierre noire engagée dans les décombres. Ce moellon célèbre, connu sous le nom prosaïque de dick (marmite), joue dans le sanctuaire chirazien un rôle à peu près analogue à celui de la pierre noire de la Kaaba. Quelle est ma surprise en reconnaissant dans ce caillou vénéré un bloc de porphyre absolument pareil, comme forme et ornementation, aux bases des colonnes achéménides de Persépolis!
Si nous n'étions pas les premiers Européens qui eussions visité la masdjed djouma, la légende qui veut faire de Chiraz une ville moderne eût déjà été combattue, car il ne me semble pas possible, étant donnés la position de la base achéménide et le respect que les citadins de génération en génération professent pour cette pierre noire, qu'elle ait été fortuitement apportée de Persépolis; un pareil déplacement serait d'ailleurs tout à fait contraire aux idées et aux habitudes des Arabes. Il existait donc à Chiraz, aux temps des Darius et des Xerxès, une grande cité ornée d'édifices de pierre.
Peut-être ne restait-il, au moment où les conquérants musulmans envahirent le Fars, aucun vestige de l'ancienne cité, mais on ne saurait admettre que les Achéménides aient bâti des palais de pierre, c'est-à-dire des demeures royales, loin de tout centre d'habitations, et que, dans un royaume où les plaines fertiles et bien arrosées sont si rares, la vallée de Chiraz ait été précisément délaissée à l'époque la plus prospère de l'histoire de Perse, sous le règne des souverains qui faisaient de leur pays originel leur séjour de prédilection. J'ai déjà fait pareille remarque en visitant, aux environs de Chiraz, le petit monument de style persépolitain, les forteresses voisines de ce palais et les puits du Tang Allah Akbar.
En s'éloignant de la Khoda Khanè, le mollah qui nous accompagne se dirige vers la plus ancienne partie de la mosquée. Elle est constituée par une salle longue et étroite, ornée à l'une de ses extrémités d'un vieux mihrab de pierre d'un grossier travail.
Au-dessus de ce spécimen d'un art encore barbare s'étend, en revanche, le plus ravissant plafond de mosaïque de cèdre et d'ivoire qu'il soit possible d'imaginer. Grâce à quelques restaurations faites avec une extrême habileté, cette charmante marqueterie est en bon état de conservation et rappelle à mon souvenir, sous une forme plus délicate et plus élégante, les mosaïques de bois et d'ivoire que l'on fabrique aujourd'hui au bazar. Le style archaïque de l'écriture permet d'attribuer à ce plafond une date très voisine de la fondation de la mosquée.
Mon brave mollah ne me tiendra quitte ni d'une pierre ni d'un coin noir. Tout auprès de la porte extérieure, sous une niche obscure, il me fait remarquer une belle cuve de porphyre. Elle est taillée en forme de prisme à douze pans; chaque face est séparée de sa voisine par une colonnette s'appuyant sur une base en forme de vase d'un très beau caractère.
En résumé, la mosquée djouma, malgré son état de ruine, malgré les nombreuses mutilations qui ont enlevé toute unité à son ensemble, est encore un des monuments les plus intéressants de la Perse musulmane. L'introduction d'une Kaaba au milieu de la cour centrale, la base achéménide découverte au pied des murailles de la Khoda Khanè, la vieille partie du sanctuaire, son singulier mihrab, ses plafonds charmants, la cuve de porphyre, peut-être empruntée à un édifice antique, signalent d'une façon toute particulière ce temple à l'attention et à l'intérêt de l'archéologue. La masdjed djouma paraît avoir servi de type à toutes les mosquées de Chiraz et en particulier à la masdjed Nô (mosquée Nouvelle), toujours désignée sous ce nom, bien qu'elle ait été bâtie en 1300 environ, sous le règne de l'atabeg du Fars, Ali bou Siad. Cet édifice, d'une dimension colossale (il recouvre près d'un hectare), ne paraît guère avoir souffert des secousses des tremblements de terre: à part quelques fissures dans les grands arcs, il est en assez bon état d'entretien et contraste par sa propreté relative avec la masdjed djouma.
La médressè Baba Khan serait assez éloignée de la masdjed Nô, si l'on était obligé, comme en Europe, de fouler prosaïquement le sol des rues, mais dans la patrie d'Hafiz les ailes poussent, il faut le croire, aux plus vulgaires prosateurs, car c'est en grimpant tout d'abord sur les terrasses que nous prenons la route de l'édifice.
«Quel chemin d'écureuil nous fais-tu suivre, machallah? ai-je demandé à mon guide.
—Le chemin le plus court, Çaheb: les jardins ou les cours étant très rares et les rues, déjà fort étroites, se trouvant en partie couvertes, il existe une double vicinalité; aussi bien, tout bon Chirazien est capable de se diriger sur les terrasses avec autant d'aisance que dans les rues et les bazars, et ne se décide à dévorer la poussière que s'il monte à cheval ou s'il est forcé de sortir en plein midi.
—En route!» Et nous nous sommes rendus sans quitter les toitures, pour ainsi dire à vol d'oiseau, de la mosquée Nô à la médressè Baba Khan, située au milieu du marché aux légumes.
L'école, bâtie sur un plan rectangulaire, est immense. Autour de la cour, plantée d'arbres superbes, s'ouvrent les chambres des élèves, desservies par de larges galeries. Toutes ces pièces sont désertes; des plâtras et des ordures de toute sorte encombrent les corridors; les carreaux de faïence qui recouvraient les murs de la cour gisent sur le sol; en certains points les murs se sont écroulés sous les secousses des tremblements de terre.
Comme à la médressè du Vakil, quelques moutards assis sur leurs talons écoutent de la moitié d'une oreille la lecture que leur fait un mollah, un peu plus distrait qu'eux, s'il est possible.
La partie la mieux conservée et la plus intéressante du monument est le péristyle d'entrée, d'une époque antérieure à celle des principaux bâtiments. Quatre grands arceaux entrecoupés de niches en pierre grise supportent une voûte plate tapissée d'une belle mosaïque à fond gros-bleu, comparable aux panneaux émaillés qui décorent la mosquée de Tauris. Les faïences sont entourées d'une frise couverte d'inscriptions et comprises dans les archivoltes de pierre des arceaux. Tout l'édifice, excepté le péristyle d'entrée et les minarets placés de chaque côté de la porte, est dû, il est inutile de le dire, à la munificence du Vakil, comme le magnifique bazar que nous traversons en regagnant nos pénates. Avant de rentrer, nous passons auprès du tombeau de Seïd Mir Akhmed, dont la coupole bulbeuse domine tous les édifices de la ville.
19 octobre.—Quel abominable et monotone climat que celui de Chiraz en cette saison! Marcel est encore malade: depuis deux jours son pouls n'est guère tombé au-dessous de cent vingt pulsations; M. Blackmore, notre hôte, n'a presque pas quitté le lit depuis notre arrivée, et à partir d'avant-hier j'ai été seule à table, servie par le cuisinier, l'unique domestique qui soit debout; la maison du télégraphe est transformée en hôpital. L'aire carrelée placée au bas de l'escalier et orientée au midi est couverte tout le long du jour des vêtements et des couvertures trempés de sueur que chaque fiévreux vient, en se traînant, étendre au soleil dès que le mal lui donne un moment de répit.
Les fièvres du Fars sont terribles; les accès se compliquent de délire ou tout au moins d'hallucinations très fatigantes, et laissent finalement le patient dans un état de pitoyable faiblesse. Il est bien pénible en cet état de manquer de draps de lit; j'ai envoyé au bazar de Chiraz, mais il n'a pas été possible de se procurer de la toile. Les Persans naissent et meurent tout habillés et ne connaissent point, à l'exception de la chemise, l'usage du linge. Marcel ne se plaint point cependant; quand il ne délire pas, il joue avec une famille de souris qui a établi son domicile sous les couvertures brûlantes.
Nous sommes à la fin d'octobre, les frileuses petites bêtes voient avec regret la température s'abaisser pendant la nuit et elles n'ont rien trouvé de mieux que de venir se réchauffer auprès d'un fiévreux. Le premier soir, un «papa et une maman souris» sont arrivés; au matin ils se sont mutuellement déclaré qu'ils n'avaient jamais passé meilleure nuit et sont revenus le jour même accompagnés de leur postérité, cinq ou six souriceaux gras, bien portants et d'une gaieté des plus impertinentes. Leur va-et-vient n'a pas le don de me distraire; est-ce lassitude morale ou fatigue physique, je l'ignore, mais je me sens courbatue et démoralisée hors de toute mesure: c'est à peine si ce soir, après le coucher du soleil, j'ai eu la force d'aller jusqu'au bout du jardin et de revenir.
J'ai cependant reçu le hakim bachy (médecin en chef), notre ami. Il venait demander à Marcel de vouloir bien se rendre auprès du gouverneur de la ville. Çahabi divan se trouve en si mauvais point, qu'il s'est décidé, d'accord en cela avec son médecin, à demander secours à Dieu, au diable, voire même à des Faranguis. J'ai engagé le hakim à faire connaître au gouverneur l'impossibilité dans laquelle se trouvait mon mari de se rendre au palais et l'ai prié de remettre à plus tard la consultation. Le digne praticien se serait bien contenté de mon concours, et m'a assuré, avec une politesse très flatteuse pour moi, qu'il avait autant de confiance en mes talents que dans la science de Marcel, mais j'ai jugé prudent de me montrer modeste en pareil cas. «Soigner un gouverneur est trop grande affaire, lui ai-je répondu sérieusement; jamais je n'oserais m'aventurer à prendre sur moi seule une aussi lourde responsabilité.»
Vivez en Orient, vivez en Occident, et partout vous trouvez l'esprit humain également détraqué: toujours amoureux de surnaturel, de nouveautés, de contradictions absurdes. Il y a à Chiraz un bon médecin, le docteur Odling, qui habite le pays depuis cinq ans et connaît parfaitement les maladies locales: le gouverneur se garde de le consulter. Viennent deux étrangers, deux inconnus ne sachant pas même se soigner eux-mêmes, mais ayant par accident soulagé quelques tcharvadars, et le digne homme n'a de cesse qu'il ne se soit mis entre leurs mains, au risque d'en mourir, pour peu que ces médecins d'occasion aient le goût des expériences in anima vili.
23 octobre.—Mon cahier vient d'être fermé pendant trois jours; comme Marcel commençait à se rétablir, le droit m'est échu de réchauffer la famille de souris. Les accès de Maderè Soleïman m'avaient permis de faire un apprentissage de la fièvre, me voilà aujourd'hui passée maître.
Ce matin, me sentant mieux, j'ai engagé le «grand docteur» de la famille à tenir la promesse faite au hakim et l'ai envoyé chez le gouverneur.
Aucun serviteur ne s'est présenté pour tenir le cheval de mon mari quand il est arrivé devant le palais. Tout était silence dans cette demeure habituellement si bruyante. En traversant le vestibule où se tient le corps de garde, Marcel a eu l'explication de cette morne réception.
De tous côtés étaient étendus des soldats plus ou moins débraillés; le concierge lui-même n'avait pas le courage de prélever son bakchich habituel sur les rares personnes que leurs affaires amenaient au divankhanè. La fièvre faisait rage au logis du gouverneur.
Çahabi divan grelottait assis, ou plutôt allongé sur une pile de couvertures au fond du talar officiel; sa belle robe de satin violet mettait en relief une figure livide et ridée. La barbe, passée jadis au henné, comme celle de tous les vieillards, ne conservait de traces rouges qu'à l'extrémité des poils; les naissances étaient blanches comme du lait. Ce bizarre assemblage de couleurs donnait au malade un aspect rébarbatif, que démentait, hélas! sa mine dolente. Autour du gouverneur étaient rangés en ordre hiérarchique une série de graves personnages; tous gardaient un silence respectueux, entrecoupé seulement par les plaintes du maître. A son turban bleu on reconnaissait d'abord un seïd très respecté dans la ville; puis venaient l'imam djouma, deux ou trois mollahs, le général commandant l'artillerie, vieille culotte de peau appelée à prendre part au conseil en vertu de son grade et de ses fonctions, purement honorifique du reste, les trois canons fossiles composant le parc de Chiraz ayant été, dans ces derniers temps, envoyés à Bouchyr; puis encore le protecteur des étrangers, qui n'avait pas jugé utile de se dégriser complètement en l'honneur de la consultation; enfin le barbier, personnage fort influent, le hakim bachy et son fils, plus un lot de trois ou quatre Avicennes jeunes ou vieux, mais de peu d'importance.
Dès que Marcel est entré, le malade a fait quelques efforts pour se soulever et s'est affaissé sur les couvertures en gémissant. Mon mari a d'abord serré la main de l'imam djouma, avec lequel nous entretenons les meilleures relations, et a simplement salué le reste de l'assistance sans s'offusquer des regards furibonds du seïd, indigné de voir la santé du gouverneur aux mains d'un chrétien, et de la mine rébarbative du barbier, qui frémit à la pensée de laisser un Farangui empiéter sur ses fonctions.
On a apporté le kalyan; les membres du conseil, insensibles aux gémissements et aux soupirs du patient, se le sont poliment fait passer de main en main pendant plus d'un quart d'heure; puis le vénérable hakim bachy, ayant assuré son turban de cachemire et croisé les mains sur son abdomen, a pris la parole.
«Notre respecté hakem—puisse Allah lui conserver le gouvernement de cette province pendant plus de cent ans!—est atteint depuis la fin de l'hiver de violents accès de fièvre. Tous les remèdes usités en pareil cas ont été employés: de nombreuses applications de feuilles de saule ont été faites sur le crâne de Son Excellence…
—Moi, interrompt le barbier, son indigne esclave, j'ai saigné l'Excellence plus de trois fois depuis le mois dernier.
—Le vénérable seïd, qui veut bien honorer le conseil de sa présence bénie, a remis au hakem des talismans précieux et des versets du Koran, dont l'application sur les membres a été faite sous mes yeux. Nous avons même eu recours au quinèquinè (sulfate de quinine). Tous ces médicaments sont restés sans effet.
«Cependant il est de la plus grande utilité que le gouverneur, auquel nous devons la paix et la tranquillité de la province, reprenne bientôt sa place sur le tapis du divankhanè (maison de justice). Mais ce seigneur, comparable en équité aux khalifes les plus renommés, ne peut continuer à diriger les affaires du peuple, si Allah ne lui rend la santé. Mon fils, qui a puisé des trésors de science auprès des médecins de Sa Majesté le chah—Allah puisse-t-il conserver pendant plus de cent ans le trône à la boussole de l'univers!—m'a conseillé de traiter le hakem par un remède dont je crains de prononcer le nom, tant j'ai de respect pour l'auguste malade et pour la vénérable assistance qui m'écoute. Ce remède, que les Faranguis, affligés de toutes sortes de maux, sont forcés d'employer, n'est point noble. S'il s'agissait de l'appliquer à un malade vulgaire, je n'aurais peut-être pas hésité à le prescrire, mais jamais je n'oserais, sans l'assentiment du clergé et les encouragements de mes savants confrères, l'ordonner à un gouverneur.
—Parlez sans crainte, seigneur docteur, a répondu le seïd, faites-nous connaître votre pensée; vous êtes, nous le savons tous, un pieux musulman. De quoi s'agit-il?
—Je conseillerais d'administrer au hakem, à très faible dose s'entend, un remède dont je m'excuse encore de prononcer le nom. Je veux parler de l'arsenic, margèmouch.
—La mort aux rats à un gouverneur! s'écrient unanimement tous les assistants, y compris le malade, qui s'est soulevé avec épouvante.
—Là! je me doutais bien que je trouverais parmi vous une opposition indignée; mais je désirerais cependant connaître l'opinion des fidèles interprètes de la loi et m'informer si le Koran défend pareille médicamentation.
—Pas à mon avis, répond le seïd, bien que ce poison du Faranguistan doive être tenu en grande suspicion.
—Pour ma part, dit un des vieux Avicennes, je suis complètement opposé à l'emploi de la «mort au rats», parce que la maladie du gouverneur est une affection chaude. Nos anciens nous ont enseigné à diviser en quatre classes les maux qui affligent l'humanité: les maladies froides, chaudes, sèches et humides; et nous ont appris à les conjurer en donnant des médicaments ou des traitements de nature contraire aux symptômes constatés; or, s'il est un mal dont la chaleur soit la caractéristique, c'est bien la fièvre. Elle doit donc être soignée par des saignées ou des boissons rafraîchissantes, et non par des poisons secs, comme l'arsenic. Il faut vraiment, vénérable hakim bachy, que vous ayez oublié les premiers principes de la thérapeutique. En résumé, je tiens la feuille de saule pour un médicament d'un emploi hasardé, le quinèquinè pour subversif, je considère l'usage de l'arsenic comme absolument démoniaque et m'oppose en conséquence à ce qu'il soit administré au gouverneur.
—Quant à moi, dit l'imam djouma, désireux de faire preuve de grand jugement et de montrer un esprit de conciliation en harmonie avec son caractère bienveillant, je suis tout prêt à me rallier à l'opinion du hakim bachy, s'il ne juge pas indispensable d'administrer la mort aux rats sous forme de boisson. Ne pourrait-on pas faire de petits sachets, les remplir d'arsenic et les attacher autour du cou ou des bras de Son Excellence en les entremêlant de versets du Koran destinés à atténuer ou à détruire les effets du médicament, dans le cas où le remède serait pernicieux?
—Si l'on m'écoutait, intervient le général d'artillerie, on jetterait à la rue toutes ces drogues imaginées par des fabricants de cataplasmes, et, avec la permission du mouchteïd et de l'imam djouma, on ferait prendre tous les jours à Son Excellence deux ou trois bouteilles de bon vieux vin de Chiraz. Bien que je n'aie jamais manqué aux préceptes de notre loi, je sais, par ouï-dire simplement, qu'il n'est pas de meilleur remède contre la fièvre.
—Baricalla, baricalla! (bravo, bravo!), s'écrie le protecteur des étrangers, que le seul mot de vieux vin de Chiraz semble tirer de sa torpeur, voilà un traitement raisonnable, le seul qui nous ait permis au général et à moi de lutter contre le climat malsain du pays.
—Te tairas-tu, fils d'ivrogne brûlé, reprend l'ami, furieux d'être trahi, tu…
—Çaheb, dit aussitôt le hakim bachy en s'adressant à mon mari, que pense Votre Excellence de la proposition de l'imam djouma?»
L'Excellence, qui ne se doutait guère de la portée de ses conseils quand elle engageait l'autre jour le hakim bachy à traiter le gouverneur par l'arsenic, se hâte de clore la conférence.
«Je ne doute pas que la vertu des sourates du Koran ne fasse éprouver au malade un grand soulagement. Ce serait, en tout cas, fort à désirer, car l'arsenic administré comme le propose le vénérable imam djouma ne saurait agir d'une manière très efficace. Si le conseil s'oppose à l'usage de boissons arsenicales, verrait-il quelque inconvénient à employer ce médicament en frictions sur le ventre et l'estomac du malade? Dieu aidant, le gouverneur s'en trouverait peut-être bien. Enfin, hakim bachy, pourquoi ne compléteriez-vous pas ce traitement en envoyant Son Excellence dans la montagne, où l'air est plus sain qu'à Chiraz? Il serait toujours temps de donner l'arsenic comme je vous l'ai conseillé tout d'abord, si l'état général venait à s'aggraver.»
Sur cette belle tirade, qui a l'avantage de contenter à peu près tous les membres de l'assemblée, on passe aux voix. Le conseil décide que le gouverneur sera transporté dans la montagne, et qu'à partir de demain il lui sera fait, matin et soir, deux frictions arsenicales sur le ventre et sur le creux de l'estomac. Chaque friction ne devra pas avoir une durée moindre de trois quarts d'heure. Si le pauvre homme résiste à ces manipulations, ce sera un fier argument en faveur de la grandeur d'Allah.