La Perse, la Chaldée et la Susiane
CHAPITRE XXXIII
Les Turcs.—Les causes de leur dégénérescence physique et morale.—Procédés administratifs des fonctionnaires turcs.—Le tramway de Kâzhemeine.—Le tombeau de l'imam Mouça.—Un voyageur que son bagage n'embarrasse guère.
18 décembre.—Pendant mon séjour en Perse je n'ai cessé de maugréer contre l'administration et les mœurs locales, tout en reconnaissant d'ailleurs la haute portée intellectuelle et le génie artistique des Iraniens. «Allah, en créant les Osmanlis, a voulu me faire regretter les Persans», me disait hier Marcel: «depuis le jour où j'ai mis le pied en Turquie, il me semble que j'aie été transporté du paradis en enfer». Et pourtant les habiles politiques de l'Europe se sont bercés de l'idée qu'en imposant nos institutions aux Orientaux on leur inculquerait en même temps notre civilisation. Il ne me reste plus d'illusion à ce sujet; les machines administratives de l'Occident sont bien trop compliquées pour qu'on puisse en isoler quelques rouages et les confier à des mains inexpérimentées. Ce n'est pas en s'efforçant de calquer, en tout ou en partie, les coutumes européennes, que les peuples musulmans progresseront, mais en suivant l'esprit de perfectionnement et les méthodes politiques caractéristiques des grandes nations de l'Orient. Combien je préfère à la Turquie de la réforme la vieille Perse avec ses satrapes et sa féodalité! Tandis que l'autorité du sultan est méconnue et bafouée; tandis que les procureurs généraux, leurs substituts et leurs zaptiés (gendarmes) sont impuissants à protéger la vie et les biens des étrangers, l'existence et la fortune des plus fidèles rayas: la Perse, avec ses institutions immuables, reste attachée à des gouverneurs assez puissants et assez respectés pour assurer, sans tribunaux et sans gendarmes, la sécurité matérielle et la bonne police du pays.
Je suis obligée de convenir que l'antipathie de mon mari pour la Turquie officielle n'est pas toute de sentiment; ce n'est pas au Caire d'ailleurs, ce n'est pas à Constantinople ou dans les villes du littoral de la Méditerranée, caravansérails cosmopolites où affluent les Levantins et les Européens, que l'on peut apprécier la valeur de la régénération de la Turquie sous l'influence des idées occidentales.
La crainte de la France et de l'Angleterre, un certain vernis que l'Oriental prend facilement au contact des Occidentaux, donnent au monde officiel, en partie composé de fils d'Arméniens, de Grecs ou de Syriens convertis à l'islamisme, une souplesse féline qui trompe les plus habiles.
Si l'on veut étudier l'administration turque dans toute sa beauté, il faut aller loin de l'Europe, loin des regards chrétiens, il faut venir à Bagdad par exemple, cette deuxième capitale de l'empire, et suivre dans ses rapports avec la population cette armée de concussionnaires éhontés qui constitue le corps des fonctionnaires turcs.
Un banquier chaldéen a fait faillite à Mossoul en 1880. Au nombre des gens atteints par ce désastre se trouvait un employé de la douane, qui avait trouvé moyen d'économiser, sur de maigres appointements irrégulièrement payés, plus de six cent mille francs. Ce chiffre n'a rien d'exagéré, quand on songe qu'un modeste administrateur, avec la complicité de ses chefs, est parvenu à bâtir, brûler, reconstruire et incendier à nouveau un monument public dont on n'avait même pas creusé les fondations.
Les autorités militaires se sont piquées d'honneur et ont surenchéri sur cet exploit. Dernièrement les généraux ont laissé écraser dans une embuscade un corps d'armée qui n'avait jamais quitté Bagdad.
Cette fausse défaite a été imaginée pour apurer une comptabilité défectueuse, couvrir des ventes clandestines d'armes et de munitions de guerre, et le renvoi de trop nombreux soldats indûment portés sur les états de solde.
Les gouverneurs, dont on a admiré à Stamboul les idées progressistes, les chefs religieux, dont on respecte la sainteté, épousent les filles des cheikhs rebelles, préviennent leurs beaux-pères des mouvements de l'armée ou du départ des grandes caravanes, et leur permettent ainsi d'échapper aux troupes dirigées contre eux et de piller sans danger les voyageurs. Telle est la source de la scandaleuse fortune des Khamavend. La tribu ne compte pas plus de deux cents familles et brave depuis plus de cinquante ans, grâce à la complicité intéressée des hauts fonctionnaires, toutes les forces du sultan.
L'officier qui a retenu de son passage dans nos écoles militaires la fière devise inscrite sur le drapeau de l'armée française, et ne laisse passer aucune occasion de se targuer de ses sentiments patriotiques et généreux, fomente chez les Chamars une révolte qui lui permettra de diriger contre les Arabes une expédition militaire où mourront par centaines les soldats confiés à ses soins, mais d'où il retira honneur et fortune.
Tels sont les Turcs de la nouvelle école: ils ont tous les défauts de leurs prédécesseurs et n'en ont pas la franchise: en revêtant l'habit et le pantalon de la réforme, ils sont devenus faux et hypocrites. Gardez-vous de vous fier à ces aimables convives qui partagent avec vous les meilleurs vins de France, et dégustent, en raillant Mahomet et le Koran, la viande de porc ou la cuisine impure des Francs: ils seraient les premiers à massacrer les Européens s'ils se croyaient sûrs de l'impunité, car, s'il est un sentiment vivace chez les musulmans, et chez les Turcs en particulier, c'est le fanatisme religieux, qui se réduit aujourd'hui à la haine du chrétien. Le Turc nous hait de toute la force de son âme: il nous hait parce que nous sommes les représentants de ces infidèles dont on lui apprend à redouter jusqu'au contact; il nous hait parce que nous reprenons possession des terres d'où ses ancêtres nous ont autrefois chassés; il nous hait parce que, malgré les préjugés et l'éducation, il reconnaît dans ce chrétien méprisable, dans ce chien fils de chien, son supérieur et son maître.
Les causes qui tendent à précipiter la désorganisation de l'empire Ottoman sont d'autant plus graves que la victime est atteinte aux sources de la vie sociale par la pratique de la polygamie et la croyance au dogme de la prédestination, causes de dégénérescence que tempère, jusqu'à un certain point, chez les Chiites, l'admission du libre arbitre.
A la polygamie les Turcs sont redevables de la perte de toute notion de morale publique.
Le Koran, par exemple, ordonne au mari de loger chacune de ses épouses légitimes dans une maison isolée et de les traiter toutes avec une égalité parfaite.
Ces installations multiples, les exigences chaque jour renouvelées de femmes naturellement jalouses et haineuses, amènent le chef de famille à entretenir un état de maison fort au-dessus de sa position sociale, et le forcent à gaspiller sa fortune en vaines dépenses. Quand les revenus ne suffisent plus, quand les Arméniens et les Juifs restent sourds à ses appels, le mari, se sentant ruiné et à bout de ressources, a recours aux «bénéfices».
Comment résisterait-il à la tentation et à l'entraînement général?
Les ministres, les gouverneurs, les chefs de la religion lui donnent l'exemple et dépouillent sans pudeur les particuliers. Les collecteurs d'impôts, les officiers, les chefs de village tripotent à l'envi les fonds dont ils ont le maniement; les intendants et les domestiques trompent leurs maîtres; le négociant dupe le client, et le client à son tour est bien malavisé s'il ne se venge pas de ses exploiteurs. Cette situation est d'autant plus grave que, suivant une expression énergique de mon mari, les femmes dans le harem sont devenues, comme les chevaux à l'écurie, des objets de vaine ostentation, et que leur nombre n'est plus en rapport avec les fantaisies amoureuses du maître, mais avec son orgueil et le rang qu'il aspire à occuper.
Les conséquences de la croyance à la prédestination ne sont pas moins funestes que l'autorisation accordée à un seul homme de prendre plusieurs femmes.
Le fatalisme vient au secours de l'incurable paresse des Turcs sunnites et leur fournit un prétexte à tout laisser péricliter. Dans quel but combattrait-on un fléau, une épidémie? A quoi servirait de prendre corps à corps la mauvaise fortune? «L'homme n'a-t-il pas son oiseau (sa destinée) attaché autour du cou?»
L'esprit ne se soumet pas volontiers à ce dogme, et les musulmans les plus fervents protestent, sans en avoir conscience, contre cette loi terrible, en introduisant dans la fatalité une sorte de limite d'élasticité. De même qu'un morceau de fer, à la suite d'une traction trop énergique, perd tout ou partie de sa force, de même le dogme de la prédestination ne résiste pas à une trop dure épreuve et éclate en maints endroits. Ainsi, à Constantinople, il existe des pompes manœuvrées par des pompiers qui s'évertuent à éteindre les incendies et ne s'en remettent plus au ciel de ce soin. Les ulémas de Stamboul eux-mêmes ont décidé que lorsque, en temps d'épidémie, le nombre des décès dépassait le chiffre de cinq cents, un musulman ne commettait pas une faute en quittant la ville pour échapper au fléau. Néanmoins le principe subsiste, et avec le principe ses conséquences funestes: l'insouciance et l'incurie.
Cette tendance à ne voir dans l'histoire de l'humanité que la réalisation des prévisions inscrites de toute éternité sur le grand-livre divin, jointe à l'instinct commun à toutes les races guerrières, a fini par faire des Sunnites les plus funestes des sectaires.
Aussi, dans tous les pays où Turcs et Arabes ont posé les pieds, la fertilité de la terre semble s'être tarie à leur contact.
Que sont devenues entre les mains des sectateurs de l'Islam les riches alluvions du Tigre et de l'Euphrate? Elles sont recouvertes de marais immenses, foyers de peste et de fièvre, dont nous subissons tout les premiers les funestes influences. Les terres, riches en humus, ne peuvent être mises en culture faute d'eau bien distribuée, et restent stériles. Le sang des races primitives n'a pas été modifié, mais il s'est appauvri sous l'influence de la polygamie, tandis que le nombre des habitants a diminué en raison directe des superficies de terres laissées en jachère.
Je me prends à philosopher aujourd'hui plus que de raison. Il faut en accuser Mahomet et ses disciples: depuis mon entrée en Chaldée je vois si bien à chaque pas et à chaque heure combien la plaie est profonde, que mon esprit, obsédé de la même idée, rapproche sans cesse de la richesse et de la gloire évanouies des âges babyloniens la pauvreté et la décrépitude actuelles.
Comment oublier, en parcourant les environs de Bagdad transformés en déserts, les terres où le blé rendait trois cents pour un, où la feuille du froment et celle de l'orge avaient quatre doigts de large, ces champs où les récoltes de maïs et de sésame étaient si plantureuses qu'Hérodote se refuse à donner la hauteur de leur tige, tant il redoute d'être taxé d'exagération. Est-ce ma faute si je ne puis sortir du consulat sans qu'un incident vienne me rappeler la profonde incurie dans laquelle est plongée la Turquie d'Asie? En passant à Bassorah, j'ai visité une frégate qui, à la suite d'une détérioration survenue à son hélice, a été abandonnée et s'enfonce dans la vase avec les nombreux millions qu'elle représente sans que personne songe à apporter remède à un mal bien aisément curable. Aujourd'hui encore nous avons pris sur la rive droite un tramway qui, sur la foi des traités, devrait nous conduire à Kâzhemeine en un quart d'heure ou vingt minutes: à moitié chemin le cocher, un flegmatique Oriental, est venu nous prier de mettre pied à terre.
La voie, qui décrit en ce point une courbe fort brusque, s'est tellement affaissée que la voiture serait projetée sur la route si elle continuait à avancer. Cet état de choses dure depuis dix-huit mois. Croirait-on que pendant un an et demi les prétendus ingénieurs turcs ont eu le courage de contempler impassibles la ruine du matériel confié à leurs soins? La compagnie a installé auprès de la courbe un poste de hamals (portefaix); quand on a atteint l'endroit fatal, les voyageurs descendent, et les ouvriers traînent péniblement le véhicule sur les rails. Comme la distance totale entre Kâzhemeine et Bagdad n'excède pas une lieue, et que l'on emploie un quart d'heure à remettre la voiture en état de continuer la route, les voyageurs désertent le tramway et reprennent l'habitude d'effectuer le voyage à pied. En deux heures de travail on riperait la voie et on relèverait les rails.
La répulsion instinctive des Turcs pour toutes les manifestations du génie occidental n'empêche pas les Bagdadiens de tirer beaucoup plus de vanité de leur tramway que ne se sont jamais enorgueillis les Français du percement de l'isthme de Suez, ou les Américains de l'exécution du chemin de fer de New-York à San-Francisco. Cette voie, à peine longue de six kilomètres, a été établie pendant le court passage de Midhat pacha au gouvernement de la Mésopotamie. Jamais gouverneur ne projeta d'aussi brillantes réformes, jamais envoyé de la cour de Stamboul ne laissa en Asie un nom plus populaire. Midhat pacha, doué d'une intelligence très vive, avait l'intuition de la bonne administration sans en avoir le sens pratique. En décrétant la construction d'un tramway entre Bagdad et Kâzhemeine, son unique souci était de doter la capitale du vilayet d'une voie absolument droite.
L'ingénieur chargé d'étudier le projet eut toutes les peines du monde à lui faire entendre que, le Tigre décrivant entre les deux villes des courbes très brusques, la ligne devait suivre les grandes sinuosités de la rive, sous peine de passer au milieu du fleuve. Il se rendit enfin; mais la crainte d'entreprendre un travail que n'auraient pu solder tous les revenus de la province l'empêcha seule de persister dans son désir et de faire jeter, comme il l'avait ordonné tout d'abord, un pont en long sur le Tigre. Allah lui avait-il fait pressentir les inconvénients des courbes mal entretenues et montré en songe les voitures remorquées à bras par les hamals?
Le tramway est donc établi sur la rive gauche, tout auprès d'un sentier poudreux, où circulent une multitude de marchands et de femmes. Les voyageurs vont et viennent entre les deux villes, chevauchant de petits ânes qui foulent de leurs pieds indifférents les lisières de champs de blé, mal défendus par des bordures de palmiers et d'orangers en pleine floraison. L'éclat de la verdure, les parfums capiteux répandus dans l'atmosphère me grisaient déjà. A quel malencontreux sentiment ai-je donc obéi en changeant de banquette? Le charme a été aussitôt rompu. Au delà d'une mince zone cultivée j'ai aperçu une terre indéfiniment stérile, dont les rares ondulations sont dues aux berges ruinées de canaux antiques. L'aspect du pays est d'autant plus attristant qu'il contraste d'une façon brutale avec la beauté des cultures irriguées.
Dès la sortie de Bagdad j'avais vu au-dessus des palmiers de Kâzhemeine les flèches étincelantes des quatre minarets élevés autour du tombeau de l'imam Mouça; en me rapprochant, je distingue entre les découpures du feuillage deux belles coupoles rappelant par leur forme et leur revêtement d'or martelé le dôme de Koum élevé à la mémoire de Fatma, mais en vain je me huche auprès du conducteur: les murs d'enceinte bâtis autour de la ville dissimulent à mes regards le corps de l'édifice.
Nous débarquons devant la porte de Kâzhemeine. Le cawas notre guide nous invite, en criant d'autant plus fort que nous comprenons moins son mauvais turc, à nous installer sur les bancs d'un gaoua khanè situé tout auprès de la station, et nous engage d'un air fort aimable à attendre en ce lieu le départ du tramway, qui ne reviendra pas à Bagdad avant deux heures. Le brave homme s'imagine, sans doute, que la satisfaction de faire cinq ou six kilomètres dans une voiture cahotante et, pour varier nos plaisirs, de nous percher au retour sur l'impériale du même véhicule, est l'unique but de notre promenade? Le cawas se moquerait-il des hôtes de son maître? Il ferait beau voir! En route et visitons tout d'abord la mosquée.
Des gestes expressifs expliquent mes intentions à notre guide; il riposte en entremêlant sa pantomime d'interjections effarées, et se décide enfin à abandonner son banc et à emboîter le pas.
Des rues relativement propres, si on les compare à celles de Bagdad, des bazars tous aux mains de Persans, Chiites comme la population de Kâzhemeine, nous mènent à une place encombrée de montagnes de légumes. Sur trois faces sont disposés des étalages de comestibles; la quatrième est occupée par la porte de la mosquée. Cette baie donne passage, au moment où nous arrivons, à une nombreuse escouade d'ouvriers. Je franchis les tas de choux, de raves, de pastèques amoncelés sur le sol, et je marche fièrement vers l'édifice, persuadée que je vais y pénétrer sans plus de difficulté que dans tous les autres sanctuaires de Bagdad.
Ali, Houssein, Hassan! quelle erreur était la mienne! A peine les maraîchers ont-ils compris mon intention, qu'avec une touchante unanimité ils abandonnent leurs légumes et me barrent le passage à l'instant où je vais franchir le seuil de la porte. «L'entrée du tombeau de l'imam Mouça est interdite aux chrétiens: éloignez-vous!» hurlent à l'envi les marchands de choux et de pastèques sur un ton impératif, mais encore à peu près poli. Cependant la foule grossit à vue d'œil, elle se rue sur le cawas, lui reproche en termes amers de nous avoir amenés, le presse, le bouscule, le bombarde d'injures dont je démêle plus facilement l'esprit que le sens. Furieux, notre homme cherche à se dégager et à tirer son sabre du fourreau. L'affaire devient grave; s'il y a une goutte de sang répandu, nous allons être assommés tous les trois. Marcel se précipite dans la mêlée, saisit le cawas par le bras et, malgré sa résistance, l'oblige à nous suivre, tout en lui permettant de lancer des ruades savantes et de riposter aux horions que cherchent encore à lui appliquer ses chers coreligionnaires.
A quelques coups de poing près, cette aventure me rappelle notre première expédition contre l'imamzaddè Djaffari d'Ispahan.
«Qu'allons-nous faire? me dit Marcel: tentons-nous un nouvel assaut?
—Gardons-nous-en bien et rentrons tranquillement au logis. Les Turcs, fort malveillants à l'égard des Européens, refuseraient de nous donner une escorte suffisante pour nous conduire sans danger au cœur d'une mosquée chiite; quant aux Persans, ils sont si jaloux de leurs privilèges religieux, les seuls qu'ils aient conservés dans ce pays soumis autrefois à leur domination, qu'ils se retrancheraient derrière des remparts théologiques dont il faut renoncer à faire le siège.»
Nous serions peut-être arrivés à un meilleur résultat si nous nous étions présentés seuls devant le tombeau de l'imam Mouça, ou si nous avions eu la prudence de réclamer aux chefs religieux la permission de visiter l'édifice, en basant notre demande sur les sourates du Koran commentées en Perse à notre intention; mais, en l'état actuel, la partie est perdue sans espoir de revanche.
La situation des Européens, à quelque nationalité qu'ils appartiennent, est en ce moment-ci très précaire dans la Turquie d'Asie. Un chrétien est-il molesté, maltraité, assassiné: les plaintes de son consul restent sans effet, et l'on n'arrête jamais le coupable; si le prévenu est livré à la justice par la victime ou par sa famille, les juges l'acquittent, le code Napoléon à la main. Les Anglais eux-mêmes, toujours si fiers et si respectés en Orient, sont insultés tous les jours et ne peuvent avoir raison de l'inertie de l'administration ottomane.
Dernièrement encore, un mécanicien qui arrivait de Newhaven a été poignardé en plein jour. Le consul anglais a fait connaître le nom de l'assassin et a désigné les témoins du crime. Peine perdue: le coupable, un Turc naturellement, vaque à ses affaires; il n'a jamais été question de l'arrêter, moins encore de le mettre en accusation.
Le sage doit tirer de semblables aventures de prudents enseignements: aussi bien, sans faire parade d'un héroïsme hors de saison, moi en tête, Marcel au centre, tirant le cawas qui forme une arrière-garde bien récalcitrante, nous avons battu en retraite et gagné une ruelle étroite, non sans recevoir à travers les jambes quelques raves heureusement pourries. Pendant la mêlée je n'ai pas perdu mon temps et, laissant à mon mari le soin de parlementer à coups de poing avec la foule, j'ai jeté à travers la porte restée ouverte un rapide coup d'œil sur l'édifice. Au fond d'une vaste cour se présente la façade principale. Elle est revêtue de briques émaillées et précédée d'un porche soutenu par de grêles colonnes ornées de miroirs à facettes. Cet ensemble rappellerait assez exactement à mon souvenir le pavillon des Tcheel-Soutoun, si le monument n'était surmonté des deux coupoles d'or qui recouvrent les tombeaux du septième et du douzième imam. Des angles de la construction s'élancent, insigne distinction réservée aux sanctuaires les plus en honneur, quatre grands minarets de faïence, dorés à leur partie supérieure et pourvus de ces balustrades ajourées derrière lesquelles les mollahs appellent à la prière les fidèles croyants. Tout auprès des dômes sont placées des tourelles en forme d'échauguette. En continuant notre promenade devenue désormais très paisible, nous avons fait le tour des murs de clôture et, à travers les ais mal joints des portes de dégagement, nous avons constaté que l'édifice comprenait, outre le sanctuaire et la masdjed proprement dite, une médressè, des caravansérails et des bains appropriés aux besoins des fidèles et des voyageurs fatigués.
La mosquée primitive de Kâzhemeine remontait aux premiers temps de l'Islam; celle que la piété des Chiites vient de lui substituer est à peine achevée et fait plus d'honneur au goût architectural des Persans qu'à l'énergie des mortiers iraniens. Les plâtres ne sont pas encore séchés, le gros œuvre des parties secondaires de l'édifice n'est pas terminé, et déjà quelques-unes des briques bronzées formant le merveilleux revêtement des coupoles se sont détachées en laissant apparaître sur l'un des dômes ces taches de lèpre qui signalent les monuments menacés d'une ruine prochaine.
Bon gré mal gré, il a bien fallu, après avoir fait le tour de l'enceinte, attendre au café le départ du tramway et supporter gaiement les lazzi d'une troupe de gamins attirés par notre piteux retour. Deux tasses de moka, quelques cherbets, trois ou quatre narguilés, ont fait oublier au cawas les contusions que lui ont values son tarbouch rouge, sa qualité de Sunnite et le plaisir de nous escorter.
Enfin la voiture est prête. Le conducteur exécute le dernier voyage de la journée, et il a une telle hâte de retourner auprès de ses femmes, que, sans souci du lourd véhicule qui bondit au risque de ne point retomber sur les rails, il lance ses chevaux au triple galop. Les vitres des fenêtres ne se casseront pas, car il reste à peine les traces du mastic qui les maintenait jadis; mais chrétiens, juifs et musulmans sautent comme des poissons vivants jetés dans une poêle à frire. Le déraillement nous donne l'occasion de reprendre haleine; le mauvais passage franchi, l'allure devient encore plus rapide; les femmes poussent des cris d'effroi, le conducteur fouette à tour de bras les chevaux confiés à ses soins paternels, franchit, pareil à une trombe, les murs de Bagdad gadim et continue à galoper à travers les rues. L'une des plus étroites est encombrée par une caravane de petits ânes chargés chacun d'un poisson énorme posé sur leur dos tête de ci, queue de là.
Ces gigantesques habitants du Tigre, connus en Mésopotamie sous le nom de «poissons de Tobie», n'ont point hérité de leur ancêtre biblique le privilège de guérir la cécité, les nombreux aveugles de Bagdad en témoignent; ils sont néanmoins une précieuse ressource pour les pauvres gens, heureux, faute d'un fiel médicinal, de trouver dans les flancs de leur poisson favori une chair très abondante et par conséquent à très bon marché. Je laisse à penser si notre impétueuse arrivée trouble la caravane. Les ânes, épouvantés, prennent la fuite; les poissons, fort empêchés d'avoir une opinion, se traînent dans la poussière; les pêcheurs vomissent des malédictions, le cocher riposte: la petite fête est complète.
Combien je regrette de n'avoir pu cueillir au vol la fusillade d'injures qu'ont échangée les belligérants! Désormais j'eusse été à même d'entretenir avec les Turcs une conversation suivie.
Le dernier voyage entre Kâzhemeine et Bagdad s'exécute tous les jours, paraît-il, dans les mêmes conditions et alimente de jambes et de bras à raccommoder les officines des rebouteurs de l'endroit. Mais qui songerait à se plaindre des conducteurs? Ils ne sauraient être responsables de la casse: s'il y a dommage, c'est que telle était la volonté d'Allah.
En résumé, nous sommes revenus au consulat plus riches qu'au départ: le cawas, tatoué de meurtrissures aux couleurs variées, rapporte un œil en marmelade; quant à moi, j'ai hérité pendant la voltige du tramway le contenu d'un pot de mélasse qu'un de mes voisins tenait pieusement embrassé et qu'il est venu, à son grand regret, déverser dans mon gilet.
Ma mésaventure ne sera pas aussi complète que je l'avais redouté. M. Mougel, l'ingénieur du vilayet, auquel je l'ai narrée tout au long, doit m'envoyer une superbe photographie de la mosquée de l'imam Mouça. En sa qualité de chrétien, il n'aurait jamais pu, assure-t-il, fouler les dalles du sanctuaire si les Chiites n'avaient eu besoin de son concours, il y a quelques mois, pour faire placer une horloge à l'intérieur de l'édifice. Grâce à cette circonstance, il a pu installer son appareil sur la terrasse d'une maison voisine de la mosquée et prendre sans difficulté quelques vues extérieures du sanctuaire.
Assis autour d'un bon feu, nous avons, comme de coutume, passé en famille la fin de la journée.
Fille de consul, femme de consul, Mme Péretié a déjà vu bien des voyageurs, et nous a tracé, d'une main aussi délicate que légère, les amusants portraits de tous les Juifs errants qu'elle a connus.
«Avez-vous jamais rencontré M…? Je ne vous dirai pas son nom, je préfère vous laisser le plaisir de le deviner. Qu'il vous suffise de savoir que mon héros a exploré l'Abyssinie et les Indes. Y êtes-vous? Quel homme d'esprit! Quel érudit original et charmant! Il avait quinze cents francs de rente et ne savait comment gaspiller ses revenus royaux.
«Dès son arrivée à Bagdad, l'ami du négus Théodoros avait témoigné le désir d'aller visiter les ruines de Babylone. Une expédition fut rapidement organisée, et, au bout de huit jours, les voyageurs rentraient au consulat suants, haletants, couverts de poussière, ainsi qu'il convient à des cavaliers qui ont fait trois étapes à cheval dans les plaines de la Chaldée. Chacun à l'envi se précipitait vers sa chambre, désireux de changer de linge et de revêtir des habits frais. Seul M…, assis dans un fauteuil du salon, s'occupait à me narrer tous les incidents de l'excursion.
«Supposant que mon hôte restait auprès de moi par politesse, je m'évertuais à lui faire comprendre qu'il était libre de se retirer, et cela avec d'autant plus d'insistance qu'il paraissait avoir recueilli double ration de poussière et de sueur sur les chemins de la Mésopotamie.
«—Je crains, lui dis-je enfin, pour couper court à la conversation, qu'on n'ait oublié de mettre à votre disposition les objets de toilette qui vous sont nécessaires. Je vais m'assurer que vous avez du savon…
«—Merci mille fois, je ne me raserai pas aujourd'hui, et d'ailleurs, à l'exemple du sage, j'ai l'habitude de porter sur moi tous les outils et ingrédients que nécessite cette opération», interrompit mon Abyssin en sortant de sa poche un canif ébréché et un morceau de savon rouge. «J'ai fait mes approvisionnements avant de quitter Marseille.
«—Ah!… Et y a-t-il longtemps que vous avez quitté Marseille?
«—Non, trois ans tout au plus; mais, comme j'usais trop vite mon savon, je me suis décidé à laisser croître une partie de ma barbe.»
«Il ouvrit alors sa veste et me présenta respectueusement l'extrémité d'une barbiche toute nattée, longue de plus de trente centimètres, qu'il tenait habituellement dissimulée entre son gilet et sa chemise, pour ne pas en être gêné et s'épargner ainsi la peine de la peigner de temps en temps.
«—C'est vraiment merveilleux! Vous avez eu là une idée des plus pratiques.
«—Oui, oui, j'entends assez bien les préparatifs de voyage: ainsi j'ai traversé en tous sens l'Abyssinie sans autre malle que mon carton à chapeau.
«—Où mettiez-vous donc vos habits, votre linge?
«—En partie dans mes poches: c'est un excellent système lorsqu'on veut toujours avoir sous la main les objets de première nécessité. Quant à mes chemises, j'en ai enfilé cinq en quittant Marseille. Lorsque je m'aperçois que la chemise supérieure est un peu défraîchie, je la sors, je la jette, et c'est la seconde qui apparaît. J'en porte encore deux: elles me mèneront facilement en France.»
«A cet instant critique entra la femme de chambre, qui venait demander au voyageur s'il désirait de l'eau froide ou de l'eau chaude.
«—Ni chaude ni froide: il y a longtemps que je suis déshabitué de ces conforts vraiment superflus.»
«Il se rassit sans être autrement troublé par cette proposition intempestive, et reprit la conversation au point où elle avait été interrompue. Croiriez-vous, a ajouté en riant Mme Péretié, que mon hôte, après ces aveux dénués d'artifices, s'empressa de m'offrir son bras pour passer à la salle à manger et que je n'osai le refuser? Et pourtant, au cours de notre entretien, j'avais vu se promener sur l'extrémité de la tresse laissée à découvert toute une petite population de parasites que l'excellent homme rapportait d'Abyssinie en France avec sa dernière chemise.»
«Madame est servie, vient annoncer le valet de chambre.
—Vous allez me servir de cavalier, et tâchez de vous montrer galant», me dit d'un ton joyeux Mme Péretié.
Je rougis, je verdis encore à cette invitation, moi qui n'ai pu me défaire des petits hadjis recueillis sur la route de Darab, bien que je n'éprouve pas à l'égard de l'eau chaude et de l'eau froide la répulsion de l'X*** qui nous a précédés au consulat! J'avais cru, lors de mon séjour à Bouchyr, me débarrasser à tout jamais de mes ennemis en les noyant dans les eaux salées du golfe Persique: illusion! Les bains de mer leur ont été salutaires!
Dans mon désir de rompre avec des voisins aussi désagréables que compromettants, j'ai même fait le sacrifice de me raser la tête et de porter sur les épaules un crâne semblable au chef dénudé de cet assassin auquel un représentant de la vindicte publique reprochait, dans un dernier élan d'indignation, la rareté de ses cheveux et son calvinisme précoce, indices certains des mauvaises passions qui dévoraient son âme. Tous les remèdes ont échoué. Si je pouvais au moins sauver les apparences!