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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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VILLAGE DE KONAH. (Voyez p. 672.)

CHAPITRE XL

Le site de Djoundi-Chapour.—Le village de Konah.—Panorama de Chouster.—Aspect intérieur de la cité.—Misère de la population.—Le gouverneur de l'Arabistan et son armée.

17 janvier.—De la pluie, toujours la pluie! D'incessants abats d'eau, à peine coupés de courtes éclaircies, nous ont contraints, il y a deux jours, de revenir de Suse à Dizfoul. La crainte de ne pouvoir, après le déluge hivernal, franchir la rivière de Konah qui arrose la plaine comprise entre Dizfoul et Chouster nous a décidés à repartir aussitôt après notre arrivée. Un coin de ciel s'est montré à travers les nuages plombés au moment où nous franchissions les portes de la ville, mais, hélas! il n'a point tenu ses trompeuses promesses et a bientôt disparu derrière une pluie fine et pénétrante.

La majesté de la chaîne au pied de laquelle s'allonge le chemin, la plaine verdoyante, les cimes blanches qui se découvrent entre chaque ondée, me font oublier les heures; mais il n'en est pas de même de nos gens, peu sensibles aux pleureuses beautés de la nature. Les muletiers pataugent tristement dans la boue liquide, les cavaliers d'escorte se montrent encore plus mélancoliques et proposent de camper à l'abri d'un buisson. Ces offres ne me tentent guère: le souvenir du hor est encore présent à mon esprit. Lassée cependant des éternelles lamentations de nos serviteurs, je les ai engagés à s'arrêter sous une touffe d'herbe à leur choix; la ligne du télégraphe nous servira de guide.

«Vous quitter! se sont écriés les soldats épouvantés, Allah ne le voudrait pas: nous perdrions nos seuls défenseurs!»

La singulière escorte! Tout aussi singulière est la ligne télégraphique. Accroché à des poteaux tordus, noueux, de hauteur inégale, le fil d'Ariane qui nous indique la direction de Chouster caresse le sol, ou se cache sous les buissons. Parfois les poteaux, renversés sur une longueur assez considérable, laissent des lacunes, préjudiciables, j'imagine, à la bonne transmission des dépêches.

Lorsque le gouvernement anglais obtint, il y a quelques années, l'autorisation d'établir la ligne télégraphique qui traverse le royaume, il s'engagea à placer sur ses poteaux un fil spécialement réservé au service du chah. Des bureaux indigènes furent créés auprès des bureaux anglais, et le télégraphe persan, réparé à chaque accident par les agents étrangers, fonctionna avec régularité. Charmé de cette innovation merveilleuse, ravi d'être en communication constante avec les gouverneurs de ses provinces, Nasr ed-din donna l'ordre de construire à ses frais une ligne particulière entre son palais et la province si lointaine de l'Arabistan. Le nommé Madakhel se mit de la partie. Aux solides colonnes de fonte on substitua de mauvais poteaux en bois; aux excellents appareils anglais, des machines de pacotille, et l'on ouvrit triomphalement la ligne nationale. L'installation faite, les agents persans se gardèrent de remédier aux avaries, si bien qu'au bout d'un an ou deux, les poteaux étant renversés, les fils brisés, les appareils détraqués, il devenait plus économique et surtout plus rapide de confier les dépêches à des courriers. De cette infructueuse tentative il ne reste plus aujourd'hui que les employés, véritables coqs en pâte, à peu près logés, à peu près payés, et dont l'unique crainte est de voir arriver un jour ou l'autre les ouvriers chargés de réparer la ligne. Les agents ne sont point les seuls à se féliciter d'un accident qui leur assure une vie douce et sans fatigue. Pendant les quelques mois utilisés par les pseudo-télégraphistes à détraquer leurs appareils, le gouverneur de l'Arabistan eut une existence vraiment trop dure. Sa Majesté, constamment suspendue à son fil, ne laissait aucun repos à ce digne fonctionnaire: tantôt c'étaient des demandes d'argent, tantôt des contingents à lever, et sur-le-champ il fallait répondre au souverain et satisfaire des exigences plus ou moins bizarres.

Aujourd'hui l'Arabistan est rentré dans le calme. Pendant la belle saison un messager met un gros mois pour parvenir de Téhéran à Chouster, et, quand après ce trajet il arrive à destination, le hakem conserve tout le loisir de préparer une réponse honnête. Et puis enfin le gouverneur a dans son jeu tous les imprévus de l'hiver. Le courrier, obligé de traverser à pied la plus haute partie des montagnes des Bakhtyaris, sera peut-être arrêté par les neiges et arrivera à Chouster quand Allah s'en occupera. Étant données l'expérience du passé et la quiétude du présent, je laisse à penser si les fils télégraphiques se cacheront longtemps sous la poussière de l'été ou la boue de l'hiver.

Cinq heures après avoir quitté Dizfoul, la caravane passe en vue d'un imamzaddè entouré d'arbres et de verdure. A quelque distance de ce sanctuaire s'étendent les murs d'enceinte d'une ville comme tant d'autres disparue, mais encore désignée sous le nom de Chahabad. Elle devrait, paraît-il, être identifiée avec Djoundi-Chapour, fondée par le fils d'Ardéchir Babégan après sa victoire sur Valérien, et agrandie à l'époque de son septième successeur, Chapour Dhou'l-Aktaf. En l'année 350 elle devint le siège d'une église nestorienne, et, quand plus tard elle s'éleva au rang des villes les plus importantes de la province, le métropolitain qui, au dire des écrivains syriaques, avait eu jusque-là sa résidence à Ahwaz, se transporta dans ses murs.

Sous Anouchirvan ses universités acquirent le plus grand renom; les écoliers et les théologiens accoururent en foule, et leur présence contribua à donner encore un nouvel essor à la cité. La décadence de Djoundi-Chapour date du treizième siècle, époque de la grande prospérité de Chouster. Peu après, son nom disparaissait de l'histoire du pays.

L'ancienne ville s'étendait probablement jusqu'au bord d'une rivière que nous devons traverser à gué avant d'atteindre le bourg de Konah. Avec ses mille bras séparés par des bancs de graviers très plats, ce cours d'eau me rappelle les torrents des Alpes. Le courant est rapide, mais le gué, plus aisément praticable que celui de la Kerkha au-devant d'Eïvan, peut encore être franchi sans encombre. Vers la nuit nous atteignons la rive droite et pénétrons dans un caravansérail veuf de ses toitures. Une soupente noire ménagée sous un escalier offre seule un abri contre la pluie. Maîtres et valets s'y empilent; Séropa allume le feu nécessaire à la préparation du pilau quotidien, et, comme il n'y a ni cheminée ni trou de dégagement pour la fumée, il ne nous reste plus qu'à fermer les yeux et à nous étendre, la bouche au ras du sol, afin d'échapper à une asphyxie certaine.

18 janvier.—Dieu merci, les jours se suivent et ne se ressemblent pas! Le tonnerre, les éclairs, le vent, ayant fait rage toute la nuit, ont eu la belle inspiration de céder la place ce matin à une aurore radieuse et aux rayons du plus puissant des magiciens. Le joli village de Konah m'est apparu environné de jardins, situé au milieu d'une plaine verdoyante, entouré d'innombrables troupeaux de moutons et de vaches.

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PRÉPARATION DU PILAU.

Les séduisantes harmonies de la nature mettent nos gens en joie, et dès la sortie de Konah les muletiers nous régalent de leurs pitoyables chansons. Nos guerriers ne veulent pas être en reste de bonne humeur. Perchés sur de hautes selles rembourrées, ils se poursuivent les uns les autres de toute la vitesse de leurs montures et prennent la fuite tout en déchargeant leurs fusils. Le coup de feu est lancé comme la flèche du Parthe. Quand les chevaux, fatigués de galoper sur la terre molle, perdent de leur ardeur, les cavaliers plantent en terre leur longue lance et, sans en abandonner la poignée, tentent d'en faire le tour. Bien que les chevaux persans soient très souples et habitués de bonne heure à cette passe brillante, il est très difficile de l'exécuter au galop, et à diverses reprises nous avons été juges du tournoi sans avoir eu de vainqueur à couronner.

A quatre heures, après avoir franchi la cime d'une crête rocheuse et dépassé une porte naturelle, nous apercevons à l'horizon la ville de Chouster, bâtie sur les bords d'un beau fleuve, le Karoun, et précédée d'un pont sassanide. Bientôt je distingue les coupoles d'émail, les toits pointus de blancs imamzaddès, le minaret décapité de la masdjed djouma et enfin, sur la gauche, dominant le cours du fleuve, l'antique château Selasil. Derrière ses murs, si l'on en croit une légende encore vivace, vécut pendant dix ans le prisonnier de Chapour, le malheureux empereur Valérien. Quand son vainqueur montait à cheval, il était forcé de prêter en guise de marchepied son épaule, couverte naguère de la pourpre romaine. Plus tard, cette humiliation ayant cessé de satisfaire Chapour, la peau du césar fut tannée, empaillée et portée comme un trophée au-devant des armées sassanides.

Le pont de Chouster sert aussi de barrage. Il n'est point bâti en ligne droite: les fondations, jetées de façon à profiter d'affleurements de rochers, décrivent des courbes fantaisistes. N'en déplaise à Marcel, j'aime assez cette façon de rompre en visière avec les vieilles coutumes.

Les plus petits ponts de l'Iran, attribués par les traditions autant au miracle qu'à l'invention humaine, ont tous leurs légendes. Un ouvrage long de plus de cinq cents mètres, jeté sur un fleuve impétueux, était bien de nature à surexciter l'imagination populaire. Firdouzi lui-même a chanté le pont de Chouster, et nos muletiers n'ont eu garde de le parcourir sans nous en signaler l'origine.

«Si tu es un habile constructeur, dit Chapour à Baranouch, captif roumi, tu jetteras à cette place un pont semblable à une corde; car nous retournerons à la terre, mais le pont restera par l'effet de la science donnée par Dieu à notre guide; quand tu feras ce pont long de mille coudées, tu demanderas dans mon trésor tout ce qu'il faut pour cela. Exécute dans ce pays par la science des savants roumis de grandes œuvres, et, quand le pont ouvrira un passage vers mon palais, passe-le et sois mon hôte tant que tu vivras, en joie et en sécurité, et loin du mal et du pouvoir d'Ahriman.»

«Le savant Baranouch se mit à l'œuvre et termina ce pont en trois ans. Lorsqu'il fut achevé, le roi sortit de Chouster et passa dans son palais en toute hâte.»

Comme sa rivale Djoundi-Chapour, Chouster fut fondée ou du moins agrandie et embellie par le grand Chapour. Le roi sassanide, grâce au concours des captifs romains, régularisa le cours du Karoun, suréleva les eaux derrière des digues savamment construites, creusa des canaux, des dérivations et, ces travaux terminés, défricha les terres environnantes.

Le sol du Khousistan (ancien nom de l'Arabistan persan) était extraordinairement fertile; il rendit au centuple les dépenses faites pour le mettre en culture. Le blé, le coton, la canne à sucre y prospérèrent à souhait; si l'on en croit le vieil auteur persan Hamed Allah Moustofi, la vie devint même à si bon marché que pendant les disettes elle y était moins dispendieuse qu'à Chiraz dans les années d'abondance.

Plus fertile que le Fars et l'Irak, la Susiane devait tenter la convoitise des Arabes. Les habitants de Chouster opposèrent aux envahisseurs la plus opiniâtre résistance. A la suite d'une bataille, les soldats de Bassorah et de Kouffa s'avancèrent jusqu'aux portes de la ville, et l'hormuzan, chef persan préposé à la défense, contraint de ramener ses troupes en arrière, perdit en un seul jour plus de onze cents des siens. Six cents prisonniers furent passés au fil de l'épée.

Malgré le courage des Arabes et leur barbarie, le siège menaçait de traîner en longueur, quand un Iranien se présenta au camp des assiégeants. Il promettait en échange de sa grâce de se convertir à l'islamisme et de guider les ennemis au cœur de la cité.

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PONT DE CHOUSTER.

Abou Mouça, le chef arabe, fut trop heureux d'accepter ses offres. Le transfuge, accompagné d'un soldat de la tribu des Beni Cheïban, traversa le petit Tigre (Karoun), et parvint à une anfractuosité de rochers d'où l'on dominait la ville et le camp de l'hormuzan. Dès le retour de l'éclaireur, Abou Mouça désigna quarante hommes, commandés par Mikhrah ben Thawr, les fit escorter à distance par un peloton de deux cents soldats, et leur ordonna de partir la nuit sous la conduite du renégat. Les Arabes escaladèrent les remparts, tuèrent les sentinelles et pénétrèrent dans la ville tandis que l'hormuzan, surpris, s'enfermait à l'intérieur de la citadelle, où étaient amoncelés tous ses trésors. Le lendemain, dès l'aube, Abou Mouça, ayant passé le fleuve à la tête de ses troupes, envahit Chouster. Devançant les habitants de Missolonghi, les Persans saisirent leurs femmes et leurs enfants, les égorgèrent et les précipitèrent dans le fleuve plutôt que de les exposer aux outrages de l'ennemi.

L'hormuzan demanda grâce, mais Abou Mouça refusa de la lui accorder avant d'avoir consulté le calife; entre-temps il fit massacrer tous les défenseurs de la citadelle qui refusèrent de déposer les armes.

La capitale de Chapour n'était pas au bout de ses vicissitudes: aux Arabes succédèrent les Mogols. Bagdad prise, Houlagou khan ordonna à Timour Beik de s'emparer de Chouster.

Les habitants de la ville vinrent au-devant du général avec des vivres, des présents, et firent leur soumission. Le chef tartare défendit à ses soldats de commettre la moindre violence; malgré les conseils d'un atabek du petit Lour qui l'accompagnait et lui reprochait sa faiblesse envers les vaincus, il traita les suppliants avec la plus grande humanité: Chouster ne devait pas subir deux fois les horreurs d'une prise d'assaut.

Délivrée des sièges et des guerres, la capitale du Khousistan tombait aux mains des théologiens. Au commencement du neuvième siècle de l'hégire, l'émir Nedjm ed-din Mahmoud el-Amali, de la famille d'Ali, était venu à Chouster et y avait épousé la fille d'Yzz ed-douleh, chef des chérifs de cette contrée. Fixé désormais auprès de son beau-père, il consacra tous ses soins à la propagation de la foi chiite; une partie des citoyens répondirent à son appel. Enfin, sous les premiers monarques sefevis, Seïd Nour Allah Mir'achi, chef de la noblesse des Alides, termina l'œuvre de prosélytisme commencée par Nedjm ed-din, et dès lors Chouster rivalisa de zèle et d'intolérance avec Koum et Kerbéla. C'est à cette fervente piété qu'il faut attribuer les nombreuses mosquées et les tombeaux construits dans tous les quartiers de la ville.

Moins pompeux en appareil que le roi sassanide inaugurant l'œuvre de son ingénieur, nous franchissons le Karoun et entrons à Chouster. Une grande rue bordée de boutiques où se vendent des limons et des dattes se présente d'abord. Le mouvement des allants et venants, mais surtout la foule qui se groupe autour des Faranguis, lui donne une animation factice. Échappés à la curiosité populaire, nous suivons un labyrinthe de ruelles bordées de maisons ruinées pour la plupart, et atteignons enfin le palais du gouverneur de la ville, le seïd Assadoullah khan. Lorsqu'on y pénètre, on suit d'abord un vestibule sous lequel sont paisiblement assis des brigands et des assassins, les pieds enchaînés, mais en relations aimables avec tous les serviteurs du khan. La prison franchie, je coupe en diagonale une cour réservée au corps de garde; je gravis quelques marches et traverse un jardin planté de palmiers, à l'extrémité duquel s'élève un vaste talar. Cette pièce, recouverte d'une voûte, s'ouvre sur une terrasse spacieuse.

Nul paysage mieux fait pour surprendre et charmer le regard ne pouvait s'offrir à ma vue. Vis-à-vis de moi, à quelque deux cents mètres, se dresse une haute muraille de rochers rougeâtres dont la tête semble supporter la plaine verdoyante, tandis que ses pieds, plongés au fond d'un gouffre, baignent dans les flots du Karoun. Je me penche afin de mieux suivre des yeux les méandres du fleuve et je constate que le palais d'Assadoullah khan est fondé sur des rochers à pic pareils à ceux qui me font face, et que le torrent s'écoule entre de gigantesques Portes de Fer. L'espace compris entre les deux murailles n'est point tout entier couvert par les eaux: à gauche s'étendent des alluvions plantées de palmiers magnifiques. Malgré leurs dimensions, les arbres disparaîtraient dans la profondeur de l'abîme, et leur feuillage vert se confondrait avec la teinte sombre des eaux, n'étaient des bouquets d'orangers chargés de fruits d'or.

19 janvier.—Si l'on en croit une tradition musulmane, celui qui durant sa vie se sera malhonnêtement enrichi aux dépens de son prochain paraîtra devant le juge suprême les épaules écrasées sous le poids de ses biens mal acquis: d'où je conclus que, le jour où le gouverneur de l'Arabistan sonnera à la porte du palais infernal, il sera contraint de prier les démons de l'aider à porter une charge en disproportion avec les forces humaines. Depuis hier nos oreilles sont rebattues de lamentations et de plaintes. Les exactions s'entassent sur les malversations comme Pélion sur Ossa; la province est misérable: négociants et petits tenanciers sont réduits aux plus dures extrémités, les impôts ont doublé, les maisons tombent en ruine, et leurs propriétaires ne peuvent les relever; les paysans abandonnent la terre qui ne leur donne plus de pain noir à manger; les riches cultivateurs ne plantent plus ni palmiers ni cannes à sucre; les tribus émigrent vers la montagne avec leurs troupeaux; les canaux sont comblés, les villages désertés, et le chahzaddè augmente tous les jours les charges qui pèsent plus durement sur le peuple en raison de la disparition des nomades et de la ruine de la province. Comment remédier à cet état de choses? Les plus hardis n'ont même pas la ressource de faire monter leurs plaintes jusqu'aux pieds de Sa Majesté, les timides n'oseraient élever leurs yeux vers Hechtamet saltanè, un prince du sang, un oncle du roi, un seigneur puissant et cruel. Mais tous à l'envi, mollahs, seïds, mirzas, viennent nous prier d'être l'interprète de leurs doléances dès que nous serons éloignés de l'Arabistan.

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GRANDE RUE A CHOUSTER.

Qui entend deux cloches entend deux sons. Je tremblais la fièvre lorsque Marcel est allé présenter ses devoirs au chahzaddè, et n'ai pu jouer mon rôle dans cette cérémonie; dès son retour, mon mari m'a conté sa visite. Le hakem de l'Arabistan lui a donné à entendre que ses administrés sont d'enragés fanatiques, très entichés de leur noblesse religieuse, avares, menteurs, inintelligents et d'une bonne foi des plus douteuses. A qui donner tort ou raison? Il faudrait habiter depuis longtemps le pays pour savoir qui ment le mieux, du gouverneur ou des gouvernés. Chouster, je dois en convenir, est loin d'être prospère. Partout des quartiers morts, des maisons en ruine acquises en toute propriété par Hadji Laïlag, le «pèlerin aux longues jambes». Deci delà quelques chambres s'ouvrent encore sur les rues boueuses et laissent voir dans un demi-jour attristé un métier primitif. L'outil sert aux tisserands à confectionner ces tapis ras spéciaux aux fabriques de Chouster, ou l'étoffe de coton à carreaux blancs et bleus qui signale les femmes de moyenne condition quand elles sortent de chez elles; mais en général le silence et l'inaction s'appesantissent sur la ville. Un seul quartier fait exception à la règle et conserve encore du mouvement et de l'activité. Il s'étend le long du fleuve même, à l'aval d'un ouvrage sassanide servant à la fois de pont et de barrage. Les eaux du Karoun, emmagasinées derrière la digue, alimentent une longue suite de moulins étagés où sont fabriquées, à très bas prix, toutes les farines de la région. A part l'industrie meunière, le commerce de la province de Chouster et son agriculture sont morts et bien morts. Et cependant, quelle devait être la richesse de ce pays, irrigué jadis avec une science dont témoignent encore aujourd'hui les ruines d'anciens ouvrages sassanides. Comme il serait facile de rendre à cette capitale de l'Arabistan sa prospérité évanouie! Il suffirait de mettre les terres en culture et d'ouvrir des voies de communication avec Ispahan et le golfe Persique: mais un pareil effort ne saurait être demandé aux habitants et moins encore au gouverneur. La plupart des barrages sont détruits; les dérivations, sauf le Chetet, que l'on traverse en entrant à Chouster quand on vient de Dizfoul, sont comblées; la province, traversée par l'un des plus beaux fleuves de l'Orient, n'a point d'eau à répandre sur les plaines desséchées et ne donne de récoltes que dans la zone comprise entre le Karoun et sa dérivation.

La peste de 1832, jointe à une administration défectueuse et trop indépendante du pouvoir central, a fait du pays le plus riche du monde l'un des plus pauvres et des plus malheureux.

20 janvier.—Les plaintes et les témoignages de mécontentement échappés hier à Hechtamet saltanè, la peine qu'il prétend éprouver à entretenir sur un pied convenable la maison d'un homme de son rang lorsqu'il a prélevé sur de maigres impôts les redevances à fournir au roi, ne l'ont pas privé du plaisir, gratuit j'en conviens, de se faire photographier à la tête de ses troupes et dans tout l'éclat de sa gloire militaire. Rendez-vous avait été pris, et ce matin je devais aller au palais; mais depuis deux jours la fièvre ne m'a pas laissé de répit; les accès violents ont fait place à un malaise ininterrompu; l'appétit, ce sauveur de toutes les misères, a disparu; avec la force physique est morte aussi la résistance morale. Bref, au moment de partir, je n'ai pas eu le courage de me mettre sur mon séant. Marcel a pris l'appareil et s'est dirigé vers la forteresse.

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LES MOULINS DE CHOUSTER.

Il était accompagné de Mirza Bozorg, le secrétaire intime de Son Excellence, un Choustérien aux traits superbes. Le guide de mon mari est coiffé d'un turban de gaze bleue lamée d'or, spécial aux riches habitants de la ville qui ne peuvent revendiquer le droit de couvrir leur tête du turban de deuil conservé par les descendants chiites de Mahomet en souvenir du massacre de Hassan et de Houssein.

La kalè Selasil, demeure officielle du gouverneur de l'Arabistan, est bâtie sur un plateau rocheux au pied duquel s'écoule la dérivation du Karoun, désignée sous le nom de Chetet. Des constructions d'origine sassanide la défendent du côté de la ville. Seules les parties inférieures des murs sont bâties en pierres, tandis que les crêtes et les courtines élevées sur la place d'armes sont de réfection récente et construites en terre cuite. A en juger d'après la facilité avec laquelle on se fraye un chemin à travers les fortifications, ces murs seraient, en temps de guerre, d'un médiocre secours pour les défenseurs de la citadelle. Comme l'entrée du palais s'ouvrait sur un marécage boueux jauni par les ordures des chevaux campés autour de la porte, et qu'il était impossible à des piétons d'arriver sans se souiller jusqu'à la demeure du gouverneur, le mirza a ordonné à quatre soldats de pratiquer une brèche à la muraille, et c'est par cette ouverture que Marcel et l'homme au turban de soie ont fait leur entrée dans la forteresse des Chapour.

Le désordre de la première cour défie toute description. Elle est entourée de casernes appuyées contre les murs d'enceinte, et envahie par les soldats de la garnison. Au delà de cette singulière place d'armes se présente un canal de dérivation creusé à même le roc et mis en communication directe avec le Karoun. En cas de siège les défenseurs pouvaient ainsi s'approvisionner d'eau au cœur même de la citadelle. L'édifice qui couronne aujourd'hui le plateau ne rappelle en rien le château antique des princes sassanides: c'est un simple pavillon compris entre des emplacements de jardins. Arbres, fleurs, gazons, brillent également par leur absence. Les salles, les talars sont blanchis à la chaux; le sol, sans dallage, est dissimulé sous des nattes de paille et de tapis; les portes de bois blanc ont pour unique fermeture ces chaînes de fer que l'on enfile à un crochet planté dans la partie supérieure du chambranle. En revanche, du haut des balcons construits en surplomb au-dessus du fleuve, on jouit d'un admirable point de vue sur le Karoun, le Chetet, les montagnes des Bakhtyaris et trois ou quatre imamzaddès aux coupoles bleues, bâtis non loin de la célèbre Digue de l'Empereur (Bendè Kaiser), dont les ruines sont encore signalées par le remous des eaux.

Le hakem attendait avec impatience l'arrivée de mon mari. Afin de se donner une figure séduisante, il avait, la veille au soir, ordonné à son hakim bachy (médecin en chef) de lui cautériser les paupières; celui-ci avait largement profité de l'autorisation et mis les yeux de son maître en marmelade. Néanmoins on est toujours beau quand on est Kadjar et que l'on figure à la tête d'un régiment. Cinq ou six cents hommes, le plus grand nombre en guenilles, les plus élégants vêtus de ces uniformes en drap de rebut, vendus, dirait-on, à la Perse par tous les fripiers d'Europe, envahissent bientôt la cour et le jardin. Le kolah d'astrakan décoré d'une plaque de cuivre sur laquelle se détachent en relief le lion et le soleil, le ceinturon aux mêmes armes, donnent seuls quelque unité au costume de cette horde qui a la prétention d'être une armée.

Une heure se passe à faire mettre les hommes sur deux rangs et à reléguer au second les plus sales ou les plus fantaisistes. Puis les chefs commandent quelques mouvements difficiles: «Portez armes!—Arme bras.—Reposez armes.—En place, repos.» Et entre ces divers ordres, donnés dans un langage mi-parti iranien, mi-parti français et exécutés d'ailleurs avec une lenteur et une indépendance de mouvements vraiment charmantes, chaque officier reçoit des mains d'une ordonnance placée derrière ses talons un kalyan tout allumé. Il met son épée entre les jambes, tire consciencieusement quelques bouffées de tabac, regarde s'envoler la fumée et rend enfin la précieuse pipe à son serviteur. Le brave garçon ne la laissera pas inactive.

Les grandes manœuvres ayant pris fin, le hakem se place en avant de ses troupes. Attention! mon mari opère lui-même. Un défilé, véritable débandade, termine la fête. L'état-major, félicité par le chahzaddè sur la bonne tenue et l'instruction des hommes, vient, la figure rayonnante de fierté, s'asseoir sous le talar. Que la Russie veille à ses frontières quand il aura à sa disposition les canons commandés en Europe!

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MIRZA BOZORG. (Voyez p. 683.)
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