La Perse, la Chaldée et la Susiane
CHAPITRE XXX
Départ de Felieh.—Mohamméreh.—Huit jours sur le Karoun.—A la dérive.—Retour à Mohamméreh.—La quarantaine et la douane turque.—Bassorah au clair de lune à marée haute.—Bassorah à marée basse.—Insalubrité de la ville.—La multiplicité des religions au confluent du Tigre et de l'Euphrate.—Les chrétiens de saint Jean.
25 novembre.—Le ménage Dieulafoy est encaqué dans une cabine étroite et basse. En nous serrant coude à coude, nous touchons les parois latérales; en me mettant sur mon séant, je risque de défoncer le plafond. Cette pièce constitue à elle seule la chambre à coucher, le salon et la salle à manger de la chaloupe à vapeur mise gracieusement à notre disposition par cheikh Meuzel.
Le mécanicien nègre qui travaillait depuis deux jours à réparer l'embarcation vint nous annoncer hier soir que la machine fonctionnait à merveille, et que nous pouvions nous mettre en route si tel était notre bon plaisir. Le départ fut fixé à ce matin, mais je me suis déclarée fort heureuse de larguer les amarres au coucher du soleil.
Toute la chaloupe est taillée dans les proportions de notre appartement. Au centre s'élève la cabine; au-dessus de cette pièce s'étend une terrasse garnie de coussins et surmontée d'une tente de coutil. La machine est placée à l'arrière, la soute aux provisions à l'avant. L'équipage se compose d'un reïs ou capitaine, du mécanicien, de quatre toufangtchis bien armés, préposés à la garde du bateau, et d'un intendant placé à la tête du personnel.
Au sortir du canal de Felieh, sur lequel stationnent les deux bâtiments destinés à transporter aux Indes les denrées recueillies sur les immenses terres du cheikh, la chaloupe s'engage dans le Chat el-Arab. Le courant trop rapide, la machine trop vaillante ne nous laissent pas le temps d'admirer à notre gré le brillant spectacle que présente le fleuve monstre à la tombée du jour. A droite et à gauche, les eaux opalines sont enserrées par des forêts de palmiers et de grasses prairies où paissent tranquillement les buffles, quand ces derniers représentants des âges antédiluviens ne viennent pas regarder de leurs grands yeux étonnés la chaloupe qui longe de très près la rive verte.
Le soleil s'abaisse à l'horizon et, avant de se baigner dans le fleuve, communique aux eaux des vibrations si flamboyantes, que l'œil ne peut, sans être ébloui, en supporter l'étincelant éclat. Puis les embrasements de l'atmosphère pâlissent, les nuages pourpres s'éteignent, les cimes des palmiers se confondent avec les profondeurs bleutées du crépuscule, les silhouettes des buffles disparaissent dans les fourrés, de rares étoiles scintillent au firmament, leur éclat diamanté devient plus intense à mesure que le ciel s'assombrit: c'est la nuit, la nuit pleine de majesté et de silence. Elle est venue avec cette rapidité particulière aux climats tropicaux et nous a laissé à peine le temps d'arriver à Mohamméreh.
Ce port, que nous avons déjà rangé en venant de Bouchyr, est situé à l'embouchure du Karoun, immense cours d'eau qui descend des montagnes du Kurdistan et relie par une voie de communication, trop peu fréquentée, la Susiane au golfe Persique. Les rives du fleuve, taillées à pic, forment des quais naturels, devant lesquels viennent s'amarrer tous les bateaux qui apportent les blés de l'Arabistan.
Mohamméreh est actuellement le siège d'un comptoir français créé en vue d'acheter les céréales disponibles de la Susiane. A tort ou à raison, nos compatriotes se plaignent des difficultés de tout genre que leur suscitent les indigènes, à l'instigation des agents britanniques, désireux d'ôter à la compagnie l'envie de conserver un établissement qui pourrait faire concurrence au commerce anglais.
Manchester, Manchester for ever!
Nous avons attendu la marée montante, dont l'influence se fait sentir à plus de trente kilomètres en amont du port, et à minuit nous nous sommes enfin lancés sur les flots du Karoun.
A la pointe du jour je serai à mi-chemin d'Avas. Faire en une nuit sans peine et sans fatigue huit grandes étapes, n'est-ce point un rêve vraiment royal?
Depuis mon arrivée à Felieh j'ai pris à tâche de ne point m'habituer à cette douce idée, tant une déception m'eût été cruelle: aujourd'hui je crois à la chaloupe de cheikh Meuzel, je crois à la présence d'une machine à vapeur en Perse, je crois aux mécaniciens de Bassorah; comme saint Thomas, je crois parce que je vois.
26 novembre.—Ne me serais-je pas trop pressée de vanter la vapeur et de médire de la gaféla? Si le mulet a ses inconvénients, il a aussi ses avantages. Ce n'est pas tout d'imiter le lièvre de la fable: comme la tortue il faut encore arriver.
Dès l'aurore je suis sortie de ma boîte et me suis informée auprès du mécanicien de la distance parcourue. Cette question était d'autant moins indiscrète que j'avais cru distinguer à plusieurs reprises un bruit insolite dans la machine.
«Nous avons fait dix farsakhs environ, me répond-il, tout en lâchant la vapeur et en éteignant les feux, tandis que le bateau accoste et que les toufangtchis sautent sur la berge et fixent des amarres.
—Pourquoi nous arrêtons-nous?
—Deux tubulures de la chaudière se sont percées cette nuit, elles laissent fuir la vapeur, je ne puis maintenir la machine en pression.»
Il faut mater les joints et vérifier quelques raccords trop sommairement réparés à Felieh. Nous voici sur les rives désertes du Karoun, exposés sans abri au soleil, encore bien chaud pendant le milieu du jour.
L'équipage profite de cet arrêt forcé pour cuire du pain. L'installation du four n'est pas compliquée. Les hommes coupent des ronces arborescentes, très abondantes le long du fleuve, y mettent le feu, arrosent les tisons ardents avec l'eau du fleuve et, munis de ce charbon, disposent leurs brasiers sous des plaques de fer en forme de champignon. Le boulanger s'avance alors, portant un plat de bois rempli de farine délayée avec une grande quantité d'eau, plonge la main dans ce liquide et le projette sur la plaque brûlante. Bientôt saisie par la chaleur, la pâte prend l'apparence d'une crêpe très épaisse. Le pain est fait: il n'y a plus qu'à le saisir avec un crochet de fer et à l'exposer au soleil afin de lui laisser perdre l'excédent d'eau qu'il pourrait avoir conservé.
27 novembre.—A huit heures du soir nous nous sommes remis en route. Quel trajet avons-nous parcouru? je l'ignore, car au milieu de la nuit la pompe d'alimentation a cessé de fonctionner. Le bateau, devenu poussif, ne marche plus que par saccades: toutes les fois que l'eau baisse, on laisse tomber la pression et l'on remplit la chaudière à coups de marmite, puis on allume de nouveau les feux; nous nous installons anxieusement auprès du manomètre: au bout d'une heure l'aiguille se met en mouvement. La pression monte, on lance le bateau à toute vitesse, mais bientôt, hélas! le niveau d'eau nous condamne à un nouvel arrêt, et l'on stoppe pour recommencer le même manège. C'est idéal!
Nous en sommes à nous demander si la machine ne se permettra pas d'éclater et si chaloupe et voyageurs n'iront pas faire une promenade intempestive dans les airs, avant de retomber en marmelade au milieu des flots du Karoun.
A force d'énergie et de patience, nous avons amené l'embarcation devant un pauvre village abrité sous un bouquet de chétifs palmiers. La machine, vient de déclarer le mécanicien, a décidément besoin de nombreuses réparations; mieux vaut en terminer une bonne fois. Combien de jours allons-nous passer ici?
L'équipage s'énerve, chacun essaye de faire prévaloir ses idées, de donner des conseils; l'un veut rentrer sur-le-champ à Felieh afin de mettre, à coups de bâton, la paix entre ses deux femmes, capables d'incendier, en son absence, maison et mobilier; un autre ne s'attendait pas à rester plusieurs jours hors de chez lui et n'a pas pris ses dispositions en conséquence; le troisième se plaint de la fièvre, le quatrième de douleurs d'entrailles. Tous insultent à dire d'expert le mécanicien et lui font perdre le peu de jugeote que le ciel lui a départi. Celui-là, de son côté, craignant, s'il revient en arrière, d'être puni par le cheikh, reste sourd à toutes les remontrances, et se venge sur la machine, qui n'en peut mais, en cognant, limant, polissant à tort et à travers ses principaux organes. L'insubordination est à son comble; jamais nous ne nous sommes trouvés dans une situation aussi critique.
30 novembre.—Ma cabine, mon mécanicien, tous mes toufangtchis pour une gaféla! Depuis trois jours la barque est amarrée devant cet abominable bouquet de palmiers! Les journées sont aussi monotones que le triste paysage qui s'offre à nos yeux.
Les rives du Karoun s'élèvent d'aplomb au-dessus du fleuve; la plaine s'étend à perte de vue, plate et unie comme les polders de la Hollande. Seules les traces des canaux d'irrigation témoignent de l'ancienne fertilité du pays. Aux plantations de canne à sucre a succédé depuis des siècles une maigre végétation d'arbustes épineux et de ginériums; aux habitants et à leurs innombrables villages, des compagnies de pélicans, de canards sauvages et de grues, qui se cachent au milieu du jour dans les broussailles et viennent, soir et matin, s'ébattre et pêcher sur le fleuve.
Il faut même renoncer au plaisir de poursuivre nos voisins emplumés! les lions, les guépards pullulent dans la plaine, et les Arabes nomades, plus terribles que les fauves, au dire de l'équipage, guettent tout imprudent qui s'éloigne de sa barque. Les craintes de nos gens ne sont pas simulées: pendant tout le jour, les quatre toufangtchis, armés de fusils à répétition, montent la garde sur la berge et vont en éclaireurs, à cent pas à la ronde, s'assurer que nous ne serons pas surpris. La nuit, nous mouillons en pleine rivière, afin de mettre entre la rive et l'embarcation une barrière difficile à franchir. Je me retire alors tout au fond de l'étroite cabine du canot, dont les minces parois me transmettent les modulations attristantes des chacals, ces lugubres ténors de l'Orient, et les rugissements plus sonores des fauves attirés dans notre voisinage par les eaux du Karoun.
Et le mécanicien travaille toujours! Les toufangtchis ne sont pas restés inactifs: ils se sont cotisés et ont offert un kran tout entier à un derviche contemporain d'Abraham afin qu'Allah, sur sa prière, daigne s'intéresser à la réparation de la machine. Le derviche, en vieillissant, n'a pas pris grand crédit au ciel: nos hommes sont volés; la machine, remise en place, perd l'eau comme un panier.
Ce voyant, Marcel donne l'ordre de revenir en arrière. La chaloupe suivra le courant, car elle n'est pourvue ni de rames ni de voiles pour la pousser, ni de câbles pour la haler vers Mohamméreh. Dans combien de jours atteindrons-nous au port? Dieu seul le sait; nous ignorons absolument en quel point du fleuve nous nous trouvons.
1er décembre.—Au retour d'une visite à un tombeau en partie détruit et tout à fait abandonné, je me suis étendue sur le plancher de la cabine, ma méchante humeur ne me permet pas de noircir mon cahier. Marcel est loin d'imiter le mauvais exemple que je lui donne, mais il n'est pas récompensé de sa patience; depuis notre départ il travaillait à tailler une voile dans la tente de coutil: dès que cet engin a été prêt, le vent a cessé de souffler; hélas! trois fois hélas! nos vivres tirent à leur fin.
Mohamméreh, 2 décembre.—Il y avait deux jours que nous descendions mélancoliquement le Karoun, perdant à la marée montante le chemin que nous avions gagné à la marée descendante, quand la brise s'est levée. Le gai bruissement du vent et le clapotis des eaux me font sortir de ma retraite; Allah est grand et les derviches sont de saints personnages! Pour avoir fait long feu, les prières du vieillard n'en ont pas été moins efficaces: à l'arrière apparaît la proue d'un bateau chargé de blé.
Faire des signaux de détresse, recevoir une amarre, la laisser échapper et assister avec désespoir à la fuite rapide des blanches voilures du kachti, a été pour nos habiles matelots l'affaire d'un instant. On allume la machine et, au risque de sauter avec elle, Marcel fait surcharger les soupapes; le feu est poussé avec vigueur, la pression s'élève, notre chaloupe s'élance et atteint, à bout de souffle, le bateau, retenu par le vent contraire dans un coude du fleuve. A la pointe du jour, remorqueur et remorqués arrivent enfin à Mohamméreh. Nous touchons au terme de notre triste odyssée.
Le canot à vapeur va rester ici, car il est dans l'impossibilité de remonter le Tigre jusqu'à Felieh. Quant à nous, dégoûtés à tout jamais de la navigation du Karoun, nous n'avons qu'une idée: gagner Bassorah et Bagdad, afin de chercher une autre voie pour pénétrer en Susiane.
Gagner Bassorah, quoi de plus simple! Les barques à rames mettent huit heures à faire le trajet qui sépare Mohamméreh de cette ville. Le mal est que les voyageurs et les provenances de Perse sont soumis, sous prétexte de peste, à une quarantaine de dix jours en abordant la rive turque.
Le lazaret où l'on entasse pêle-mêle les arrivants de tous pays comprend quelques huttes de paille bâties sur un sol humide et marécageux. Les voyageurs y sont si mal approvisionnés et si mal installés que, dans le cas même où ils ne se communiquent pas les uns aux autres de maladies contagieuses, ils sortent de cet étrange établissement affaiblis par la fièvre et l'abstinence.
On s'explique d'autant moins l'application de mesures aussi sévères que depuis bien des années la peste n'a point apparu en Perse, tandis qu'elle est endémique dans le vilayet de Bagdad. La parabole de la paille et de la poutre sera-t-elle toujours vraie?
Au dire des gens du pays, la quarantaine n'est pas le fruit du tendre attachement que porte le sultan à ses fidèles sujets. Elle aurait une tout autre origine et son implantation dans le vilayet de Bagdad serait due aux fonctionnaires turcs, qui font doubler leurs appointements en temps d'épidémie et détroussent sans pudeur les hôtes de l'administration. Les plus gros bonnets s'adjugent le droit d'approvisionner le lazaret, et se débarrassent ainsi de denrées douteuses ou de vivres de rebut que nul ne consentirait à consommer, mais que les pseudo-infectés, à moins de mourir de faim, sont encore bien heureux d'acquérir à chers deniers. Quant aux petits employés, ils se contentent de percevoir de temps à autre quelques beaux bakchichs et de vendre à prix d'or la clef des champs aux voyageurs assez naïfs pour se laisser prendre dans le traquenard sanitaire, et assez riches pour payer leur rançon.
La nécessité de ne jamais laisser chômer le lazaret a fait propager par les Turcs un singulier aphorisme sanitaire. A entendre les Osmanlis, la Perse serait le foyer de toutes les infections morales et physiques, tandis qu'en réalité les plaines malsaines et les marais de Nedjef et de Kerbéla sont les terres natives des maladies pestilentielles. En fait, la peste n'est jamais entrée en Perse qu'à la suite des pèlerins revenus des tombeaux des saints imams. Quoi qu'il en soit, la perspective d'aller passer dix jours dans des cabanes humides et empestées ne nous charme guère; aussi bien avons-nous pris le sage parti d'éviter, coûte que coûte, la quarantaine. Il a été décidé que, cachés au fond d'un petit bateau, nous remonterions le Chat et que nous suivrions, au milieu de la nuit, le canal conduisant à la ville de Bassorah, éloignée de plus de deux farsakhs du port où stationnent les navires.
3 décembre.—Mouillés, morfondus, mais quittes de la quarantaine, nous voici enfin au port. Soigneusement dissimulés au milieu de nos khourdjines et de paniers de dattes, nous avons longé les rives du Chat en nous aidant à tour de rôle de la gaffe et de l'aviron. Au droit de chaque village on voit sortir du fleuve des claires-voies exécutées en nervures de palmiers. Ces grillages constituent de véritables cages à poisson. A certaines époques de l'année, les paysans font des pêches abondantes; ne pouvant en consommer tout le produit, ils jettent les plus belles prises dans ces parcs toujours baignés par des eaux rapides, et se créent ainsi des réserves où ils viennent puiser les jours de disette.
Jamais je n'ai contemplé un paysage plus riche que celui des rives du Chat au-dessus de Felieh: des palmiers superbes s'élèvent au-dessus les uns des autres comme s'ils faisaient assaut de vigueur et d'élégance; le sol, couvert d'une herbe touffue, est coupé de canaux animés par des troupeaux de buffles qui nagent paisiblement, l'extrémité de la tête hors de l'eau.
Quatre heures après avoir quitté Mohamméreh, nous abandonnions la rive droite; le belem traversait le fleuve et venait atterrir devant un épais bouquet de bananiers. De là on apercevait au loin les mâts de plusieurs navires à l'ancre dans le port. Le bois était désert et ce rivage peu fréquenté; cependant deux barques chargées de paysans ont passé près de nous.
«Où vas-tu? que portes-tu? ont demandé des curieux au patron de notre minuscule bateau.
—Je vais vendre des dattes à Bassorah.»
Et les barques se sont éloignées sans que les passagers nous aient aperçus. Le vif désir de brûler la quarantaine ne nous a pas seulement condamnés à ne bouger ni pied ni patte de toute la journée, nous avons aussi renoncé à dîner, afin de ne point déplacer le chargement, et nous nous sommes contentés de quelques dattes généreusement offertes par nos matelots.
A minuit le belem se remet en marche; il longe, en se dissimulant le long de ses bordages, une frégate turque abandonnée, laisse à bâbord un navire de la British Indian et le stationnaire du consulat d'Angleterre, et pénètre enfin dans le canal el-Acher.
Il faut redoubler de prudence et avancer à la gaffe: nous passons au milieu du cordon sanitaire!
Mais voici bien une autre histoire: nos gens ne se sont pas fait scrupule de duper les agents de la quarantaine, mais ils nous déclarent que leur conscience leur défend de frauder la douane. Sans tenir compte de mes protestations, un des nègres saute sur la rive et ramène un lot de huit ou dix individus à mine de forbans. Les nouveaux venus se précipitent dans le belem, au risque de le faire couler, et se mettent en devoir de forcer les serrures de nos colis, sous prétexte qu'ils contiennent des fusils et des munitions. Ne sachant à quelle sorte de gens nous avons affaire, nous nous opposons à toute inspection.
«Menez-les au lazaret», s'écrie le chef de la bande.
A ce mot magique c'est à qui, du mari et de la femme, se précipitera de meilleure grâce, détachera les cordes et, le sourire aux lèvres, présentera aux douaniers la clef de chaque caisse.
Notre empressement, appuyé d'un bon bakchich, touche nos persécuteurs: ils daignent reconnaître que les niveaux d'eau, les mires et les lunettes n'ont rien de commun avec des fusils américains; l'un d'eux avise un bocal d'hyposulfite de soude.
«Voilà de la quinine, me dit-il en persan, donnez-m'en, au nom d'Allah!»
Je me montre généreuse. Un autre saisit un pain de savon, le flaire, le lèche avec délices, proteste qu'il n'a jamais rien goûté de si chirin (doux, sucré), et, sur ma permission, le fait disparaître dans ses vastes poches; un troisième, plus pratique, a jeté son dévolu sur mes chaussures, mais les laisse, faute de pouvoir y faire pénétrer son gros orteil; un quatrième prend des crayons et des couleurs pour enluminer un Koran. Tant bien que mal, les colis sont remis en état, et, tout heureux de sortir à si bon compte des griffes des douaniers, nous entrons dans le canal de Bassorah.
Libre de regarder à droite et à gauche, car tout péril est maintenant écarté, et tranquille aux rayons argentés d'une lune radieuse, je jouis du spectacle féerique qui se déroule sous mes yeux.
Je suis à Venise, mais dans une Venise tropicale, au ciel sans nuages, aux maisons perdues sous des touffes de palmiers géants, d'orangers couverts de fruits, de bananiers aux larges feuilles, d'acacia nilotica aux fleurs embaumées. Tantôt les maisons plongent brusquement dans le canal, tantôt au contraire elles sont bordées d'un quai étroit; des barques élégantes, plus légères encore que des gondoles, sont amarrées devant les portes des plus belles habitations. A mes pieds, de la verdure, des fleurs, des fruits, des eaux calmes et brillantes; au-dessus de ma tête, le firmament avec ses scintillantes et innombrables escarboucles!
La barque accoste. Après avoir traversé une place couverte d'une halle qui abrite de grands tas de blé, entre lesquels circulent des gardiens munis de lanternes, les guides frappent à la porte du consulat; il est grand temps de trouver une chambre close et de nous débarrasser de vêtements aussi mouillés par la rosée que si nous avions fait un plongeon dans le canal el-Acher, afin d'échapper aux agents de la quarantaine.
4 décembre.—Suivant qu'on visite Bassorah à marée haute ou à marée basse, on traverse un paradis ou un réseau d'égouts. Quand je suis sortie ce soir, les canaux étaient à sec: les eaux, en se retirant, avaient laissé à découvert des boues infectes et des détritus de toute espèce; les belems, entourés d'ordures, ressemblaient à des épaves échouées sur la vase; des odeurs miasmatiques envahissaient l'air et faisaient oublier le charme des palmiers et des bosquets d'orangers.
A l'infection consécutive au flux et au reflux des eaux, aux chaleurs humides et très intenses du climat, causes premières de l'insalubrité de la ville, il faut en joindre une troisième, due à l'incurable apathie de l'autorité turque. Les digues du Tigre s'étant rompues il y a quelque soixante ans en amont de Bassorah, les eaux inondèrent la plaine et formèrent un marécage immense, alimenté tous les ans par les crues hivernales du fleuve. Depuis cette époque néfaste, la fièvre sévit pendant toute l'année et décime la population. Allah kerim! ce n'est peut-être pas un grand mal.
Si l'archéologue ne trouve rien à glaner dans les rues d'une ville relativement moderne, le coloriste est mis en joie par l'animation des bazars grossièrement édifiés, mais encombrés d'une population aux costumes bariolés. Les Turques substituent au tchader des Persanes l'izza, grande pièce de soie bleue, rose, blanche, jaune, rayée d'or ou d'argent. Sous l'izza apparaissent parfois la chemisette de gaze brodée de lourdes fleurs métalliques, la petite veste ronde, la grosse ceinture fermée par deux énormes demi-sphères d'or enrichies de pierreries et les bottes en cuir canari qui nous sont apparues à Bouchyr pour la première fois. Les Arméniennes ont adopté les jupes à traîne taillées à la mode franque, et balayent de leurs plis mal drapés les rues uniformément poudreuses de la ville. A l'exemple des musulmanes, les chrétiennes ne sortent jamais à visage découvert: les unes jettent sur leur figure un voile de crin noir, les autres des mouchoirs de soie colorée. En revanche elles montrent avec orgueil à l'œil curieux des passants leurs bijoux les plus éclatants attachés sous l'izza à la racine des cheveux, ou les plaques incrustées de roses et de mauvais brillants dont elles parent journellement leurs poignets et leur poitrine. Quant à leur chaussure, elle heurte les yeux d'une façon si désespérante, qu'il faut posséder un grand fond de générosité pour pardonner aux élégantes de Bassorah des bottines bleues ou vertes à boutons de cuivre ou de cristal, produits caractéristiques du Royaume-Uni.
Si les dames chrétiennes ont abandonné une partie de l'ajustement national pour adopter les modes franques, les hommes ont fait le sacrifice complet du costume oriental: tous sont vêtus de pantalons d'un gris jaune tirant sur le rouge violacé, et d'ignobles jaquettes coupées dans un drap de couleur encore plus indécise. Ce malencontreux accoutrement leur fait perdre le prestige que conservent encore les Arabes vêtus d'abbas bruns rayés d'or ou de soie, et coiffés de grands foulards que retiennent autour du crâne des cordes de poil de chameau ou des torsades de laine serrées de distance en distance par des fils d'argent.
5 décembre.—Fièvre.
6 décembre.—Fièvre.
7 décembre.—Soit à titre de collègues, soit, hélas! comme malades, nous avons fait connaissance, depuis notre départ, avec tous les médecins indigènes ou européens des contrées que nous traversons. Marcel et moi sortons d'une crise douloureuse. Le docteur Aché, médecin du consulat, s'est montré bien digne de toute la reconnaissance que nous lui avons vouée. Il venait faire de longues visites à ses deux malades, aussi désireux de leur remonter le moral que de leur administrer de la quinine. Après avoir perdu plus de quinze jours soit à Felieh, soit sur le Karoun, voir s'approcher la saison des pluies, craindre, malgré une bonne volonté à toute épreuve, de ne pouvoir atteindre enfin au jardin des Hespérides, sont des perspectives bien faites pour décourager de plus patients que moi. Afin de me distraire de toutes mes préoccupations, le docteur s'est plu à me donner des renseignements curieux relatifs à Bassorah.
La ville, bâtie sur des alluvions de formation récente, n'est pas fort ancienne: elle fut fondée par Omar peu après la mort de Mahomet et devint aussitôt l'entrepôt des produits de la Chaldée et de la Mésopotamie. Son histoire est celle des luttes perpétuelles des Turcs et des Persans, qui la conquirent tour à tour. A la fin du siècle dernier, elle supporta un siège de treize mois, devint la proie des Adjémis (nom donné aux Persans en pays arabes) et resta aux mains des vainqueurs jusqu'à la fin du règne du Vakil. Les successeurs de Kérim khan ne surent point garder cette précieuse conquête: occupés à se maintenir sur le trône de Perse, ils abandonnèrent sans combat une possession trop lointaine et livrèrent la place aux Ottomans. Bien que depuis cette époque la population ait à peu près diminué de moitié et qu'elle s'élève à peine à quinze mille habitants, Bassorah n'en est pas moins demeurée un centre commercial important, en rapport journalier avec les Indes. Les innombrables piles de blé jetées sous la halle de la grande place témoignent de l'activité de ce trafic. Les dattes forment aussi une des principales richesses du pays; elles sont brunes, sucrées, très alcooliques, et universellement appréciées. On les expédie à l'étranger dans des paniers de sparterie très souples faits en feuilles de palmier et cousus avec la fibre de cet arbre précieux. Le palmier, toujours le palmier. Comment s'étonner du culte que les Orientaux professent pour un arbre qui leur donne en même temps aliment et breuvage, bois de construction, tapis, cordes et corbeilles? Sans vouloir soutenir, comme un vieux conteur persan, que le palmier peut être utilisé à trois cent soixante-trois usages différents, je conçois l'orgueil emphatique des musulmans, qui se vantent d'en être seuls les heureux possesseurs. «L'arbre béni, remarque Kazvini, ne pousse que dans les pays où l'on professe la religion islamique.» Le Prophète avait déjà dit: «Honorez le palmier: il est votre tante paternelle; il a été formé avec le reste du limon qui servit à composer le corps d'Adam.»
Au dire du docteur Aché, les religions professées à Bassorah ou à l'embouchure du Chat égaleraient en nombre les métamorphoses du palmier. Nestoriens, Sunnites, Chiites, Babys, Wahabites, Juifs, Arméniens unis et schismatiques, Chrétiens romains, Chrétiens chaldéens, Soubas, Yézidis, se coudoient, sans se faire trop ouvertement la guerre. Chaque confession a ses cérémonies particulières, assez semblables à celles qui se célèbrent dans d'autres pays; seule la religion souba fait exception à la règle.
Les Soubas ou Sabéens, désignés aussi sous le nom de «Chrétiens de Saint-Jean», considèrent le précurseur comme le Messie et voient en Jésus-Christ le successeur et l'inférieur de Saint-Jean. Ils n'ont ni temples ni autels, et reçoivent tous les sacrements dans l'eau. Le plus important, paraît-il, est le baptême. Les fidèles s'en approchent aussi souvent qu'ils le désirent, mais il leur est ordonné de se faire baptiser au moins une fois l'an, pendant les jours qui précèdent la grande fête du Panjeah, afin d'obtenir le pardon de leurs fautes.
Les Soubas se confessent et doivent donner une petite offrande avant de recevoir l'absolution. Ils sont monogames et ne pratiquent pas la circoncision. Toutes les semaines, le prêtre bénit du pain sans levain, le saupoudre de sésame, en consomme une partie et distribue le reste aux nouveaux baptisés.
Les distinctions subtiles entre les objets ou les êtres purs ou impurs paraissent être poussées chez les Chrétiens de Saint-Jean jusqu'à la folie. Les prêtres sont mariés, mais il est défendu à leur femme de toucher aux objets leur appartenant; ils doivent eux-mêmes préparer leurs repas et faire leur ménage. Il est interdit à tout fidèle de manger de la chair de bœuf, de buffle, de chèvre ou de chameau, considérée comme impure en raison d'un défaut des plus bizarres tenant à la conformation de ces animaux; seuls l'agneau mâle et le mouton sont consommés par les Soubas: encore faut-il qu'ils soient égorgés de la main du prêtre suivant certains rites. Toutes les denrées alimentaires doivent être lavées avec soin et placées ensuite dans des plats de faïence ou de cuivre. Les purifications ordonnées après le mariage et les naissances sont minutieusement réglées; mais il ne saurait être question de la mort, car rien n'égale l'horreur que les cadavres inspirent aux Soubas et l'égoïsme sauvage auquel les entraîne à cet égard la pratique des prescriptions religieuses.
Quand un chrétien de Saint-Jean est sur le point de rendre l'âme, ses parents vont au cimetière, creusent une fosse et y déposent le malheureux, afin de n'avoir pas à se souiller en le touchant après sa mort; puis, agenouillés autour de la tombe, ils attendent, en sanglotant, son dernier soupir. Quelques pelletées de terre jetées sur le corps achèvent trop vite peut-être des funérailles commencées si prématurément. L'âme doit paraître devant Dieu dans un délai de quarante jours. Pendant ce temps les parents et les amis se rassemblent matin et soir à la maison mortuaire et assistent à un repas béni par le prêtre et composé d'agneau, de poisson et de fruits; puis on demande à chaque convive des prières pour le salut du trépassé. De semblables cérémonies seraient bien coûteuses, s'il n'était d'usage d'offrir des cadeaux à la famille du défunt.
A part la barbarie qu'ils montrent envers les agonisants, les Soubas sont doux et humains. Ils travaillent les métaux avec habileté et joignent à une intelligence très vive une probité à toute épreuve. Fort attachés à leur religion, ils sont restés rebelles à toutes les prédications des Carmes de Mossoul et aux arguments des pasteurs protestants, quelque prix qu'aient mis ces derniers à récompenser les conversions.
«Le campement de la tribu souba est-il éloigné de Bassorah? ai-je demandé.
—Vous n'êtes pas encore debout, a répondu le docteur, et vous avez déjà la fantaisie de courir chez les Chrétiens de Saint-Jean! Le voyage ne serait pas de longue durée si vous pouviez le faire à vol d'oiseau, mais en cette saison la plaine située à l'ouest de la ville est couverte par les eaux sur une étendue considérable, et vous mettriez plus de huit jours avant d'avoir tourné le marécage qui nous sépare de la tribu souba. Du reste, le trajet fût-il moins long, que je m'opposerais de toutes mes forces à votre projet. Ne trouvez-vous pas assez fiévreux l'air de Bassorah?»
Adieu, Soubas, vendanges sont faites! Y a-t-il lieu de me désoler? La pensée qu'on pourrait me mettre de mon vivant dans la tombe refroidit ma curiosité.