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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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TOMBEAU D'ESDRAS. (Voyez p. 552.)

CHAPITRE XXXI

La navigation sur le Tigre.—Nos compagnons de route.—L'arbre de la science du bien et du mal.—Tombeau du prophète Esdras.—Bois sacré.—Échouage du Mossoul.—Tribus arabes.—Arrivée à Ctésiphon.—Le palais des rois sassanides.—Séleucie.—Sa ruine.—Son état actuel.—La nuit sur les bords du Tigre.—Retour à bord du Mossoul.

8 décembre.—Dès que nous avons été capables de mettre un pied devant l'autre, nous avons fui avec empressement l'atmosphère empestée et le ciel humide de Bassorah. Deux services de paquebots mettent cette ville en relation avec Bagdad. L'un a été créé par la compagnie Linch de Londres et fonctionne avec régularité toutes les semaines. Ses bateaux, médiocrement aménagés, sont tenus avec autant de propreté que le comportent les mœurs des voyageurs, tous habitués à faire leur cuisine sur le pont. L'autre est entre les mains de l'administration ottomane et fait deux trajets par mois. C'est sur un bateau turc, le Mossoul, partant ce matin avec une semaine de retard, que nous nous sommes hâtés de prendre place.

Tout ici paraît marcher à la diable… ou à la turque.

État-major et équipage, payés d'une façon intermittente, sont obligés, faute d'appointements réguliers, d'avoir recours à des expédients fort désagréables, dont le public est le premier à souffrir. Le pont des premières est encombré de cages pleines de poules que les matelots ont achetées à Bassorah et qu'ils revendront à Bagdad avec deux ou trois sous de bénéfice par volaille. Les officiers, dont l'ambition est plus haute, sont bien obligés de tolérer que la basse-cour de l'équipage envahisse le pont quand eux-mêmes garnissent la cale de leurs colis.

Nous avons pour compagnon de route un Corse, le capitaine Dominici, qui a longtemps commandé le Mossoul et s'est retiré à Bagdad après avoir été privé de ses fonctions. Il n'a pas été nécessaire de faire longtemps route avec ce brave marin pour connaître tous les détails de sa mésaventure.

Il y a un an à peine, l'administration turque se mit en tête de payer ses fournisseurs de la même monnaie que ses fonctionnaires. Un de ceux-ci, irrité d'être renvoyé aux calendes grecques, perdit patience et déclara qu'il n'enverrait plus un sac de charbon si son compte n'était intégralement soldé. Le Mossoul attendait son combustible, quand le capitaine reçut l'ordre de lever l'ancre sur-le-champ.

«Les soutes sont à peu près vides. Je ne puis partir sans charbon, fit observer l'officier au pacha placé à la tête de la compagnie.

—A ce compte, nous n'avons plus besoin de vos services. Marcher en brûlant du charbon, la belle malice!

—Le mot «impossible» n'est pas français», répliqua M. Dominici en passant la main dans l'ouverture de son gilet.

Et voilà le Mossoul qui largue ses amarres et vogue fièrement sur le Tigre. Au bout de deux jours il ne restait plus un atome de houille: mais le chargement du navire était composé de sésame.

«En avant le sésame, jetez le grain au feu», commande le capitaine. La machine ronfle de plus belle, et au bout de huit jours le Mossoul arrive triomphalement à Bagdad, après avoir réduit en fumée une cargaison estimée plus de trente mille francs. Le capitaine payait de sa place l'honneur d'avoir paraphrasé les paroles de son empereur et d'avoir rétabli sur le Tigre le prestige du nom français, tandis que le directeur de la compagnie—vertu, tu n'es qu'un mot—bénéficiait de cette singulière aventure. Le pacha, ayant déclaré qu'après une expérience aussi décisive on ne pouvait éviter de solder la fourniture de charbon, proposa au gouvernement d'attribuer au créancier, faute de numéraire, huit cents chameaux provenant d'une razzia faite sur une tribu insurgée. Le fournisseur s'est montré bon prince et, enchanté de recevoir en nature une valeur à peu près double de la somme qui lui était due, a repassé au pacha deux ou trois cents bêtes avariées.

«Toute l'affaire était préparée et concertée d'avance, assure avec une douce philosophie la victime expiatoire: sic vos non vobis; j'ai été à la peine et ils ont passé à la caisse; j'ai semé du sésame et ils ont récolté des chameaux.»

Outre M. Dominici, nous avons à bord un fils d'Albion, récemment arrivé des Indes. Embarqué à bord du Mossoul, parce que les bateaux turcs ont la réputation d'atterrir beaucoup plus souvent que les paquebots anglais, il espère avoir de nombreuses occasions de satisfaire sa passion pour la chasse en se faisant débarquer à chaque échouage.

Parties de chasse, échouages! allons-nous par hasard recommencer l'expédition du Karoun?

«Commandant Dominici, dites-moi la vérité: combien de jours dure le voyage de Bassorah à Bagdad? ai-je demandé avec inquiétude.

—Les eaux sont hautes en ce moment, m'a répondu le héros du sésame, et nous avons d'autant moins à redouter de sérieux atterrissements, que le Mossoul, grâce à mes soins, est bien approprié à la navigation du Tigre. Dans huit ou dix jours au plus, nous pouvons être rendus à Bagdad, mais il ne faut jurer de rien: j'ai navigué bien des années sur ce fleuve capricieux et je n'ai jamais trouvé deux fois de suite le chenal à la même place. Les courants très rapides déplacent des bancs de sable et les entraînent en des points où se rencontraient huit jours auparavant des eaux profondes. Le plus souvent on est obligé de naviguer la sonde à la main. C'est en été surtout, quand les eaux sont basses, que le service devient pénible! Les journées se passent à échouer, à renflouer le navire et à échouer encore. Dès que le bateau a touché sur un banc de sable ou de vase nouvellement apporté et qu'il ne peut se dégager en faisant vapeur arrière, le capitaine doit, sans hésitation, donner l'ordre de décharger la cargaison et de la transporter sur la rive avec les chaloupes. Parfois même on est obligé de vider les chaudières et les soutes. Quand l'opération n'est pas exécutée avec décision, le bateau s'enfonce peu à peu dans la vase et y demeure à demi enseveli jusqu'à ce qu'un remorqueur le tire de cette fâcheuse situation. Aussi bien matelots et passagers, connaissant les difficultés très grandes de la navigation du Tigre, n'hésitent-ils jamais à se mettre à l'œuvre. Hommes, femmes, enfants, tous, dans la mesure de leurs moyens, aident au déchargement. Le navire renfloué, on rapporte à bord les marchandises et l'on repart pour aller échouer parfois à dix kilomètres plus loin.

—Si j'avais connu tous ces détails, s'est écrié avec regret notre nemrod, je ne serais pas venu chasser en hiver sur les rives du Tigre: j'aurais attendu la belle saison des atterrissements.

—Je vous plains de tout mon cœur d'avoir été aussi mal renseigné; quant à moi, si vous me le permettez, je me réjouirai de votre désespoir, car je n'ai nulle envie d'apprendre à arrimer les marchandises à fond de cale.»

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KOURNAH.

A quelques heures de Bassorah le bateau a passé devant Kournah, étroite langue de terre en aval de laquelle se réunissent, pour former le Chat el-Arab, le Tigre et l'Euphrate. Aux avant-dernières nouvelles, on plaçait ici le paradis terrestre. Une rive très basse inondée par les eaux quand le fleuve déborde, des pâturages marécageux où paissent des vaches couvertes jusqu'à l'échine de boue desséchée, des maisons de terre cachées sous d'épaisses touffes de palmiers, des buffles se prélassant dans les canaux d'irrigation, un tronc d'arbre deux ou trois fois centenaire, mais indigne de représenter l'arbre de la science du bien et du mal, meublent un paysage que ne reconnaîtraient peut-être pas nos premiers ancêtres.

9 décembre.—Babylone n'est plus que poussière, et Esdras, qui partagea la captivité des Juifs dans cette cité fameuse et eut le bonheur de ramener ses compatriotes à Jérusalem, repose encore sur les rives du Tigre.

J'ai pu faire au vol une photographie du tombeau du prophète en mettant à profit les rares minutes accordées à quelques israélites pour monter à bord du Mossoul. L'édifice, surmonté d'une coupole de faïence traitée dans le style persan du temps de chah Abbas, remplace un monument probablement très ancien, car les traditions font remonter jusqu'à une époque lointaine l'existence en ce point d'un pèlerinage très fréquenté. De nos jours les israélites viennent en foule, à l'occasion des grandes fêtes, visiter la dernière demeure d'Esdras. Si l'on enlevait aux compagnies de navigation du Tigre le transport des pieux voyageurs de toutes les religions qui se rendent aux tombeaux des prophètes et des imams, les sociétés anglaises ou turques feraient faillite.

A quelque distance du pèlerinage, mais sur la rive droite du fleuve, j'aperçois une plantation d'arbres dont le vert sombre se détache sur le fond uniformément jaune de la plaine. C'est un bois sacré; on ne le coupe jamais, et celui qui s'aventurerait à y casser une seule branche serait puni de mort. Des Arabes campés sous des tentes veillent à ce que nul ne s'approche de ce lieu saint et montent la garde autour d'une petite mosquée chiite où repose Abou Sidra, fils de Kasemaine. Ces sentinelles vigilantes autorisées à brûler en hiver les branches qui tombent à terre aimeraient mieux mourir de froid que de prendre en secret un morceau de bois vert. Personne ne peut m'indiquer l'origine de cette tradition bien singulière chez un peuple aussi monothéiste que les Arabes; il faut y voir, j'imagine, un dernier reflet des vieilles coutumes religieuses de l'Élam et un souvenir de ces forêts inviolables où les Susiens cachaient leurs divinités.

10 décembre.—La navigation sur le Tigre ne guérira jamais un mélancolique; le fleuve est encaissé entre des berges naturelles si élevées que du bateau on n'aperçoit pas la plaine qu'on traverse. Ce matin nous avons laissé sur la droite l'embouchure d'un beau canal, et, quelques minutes après, nous faisions escale à Amarah. La ville, de fondation toute récente, doit sa prospérité aux caravanes de Kermancha et de Chouster, qui apportent à Bagdad des indigos et des blés. Nous avons déchargé des poulets et des dattes, rechargé d'autres poulets et d'autres dattes. Le trafic consistant à transporter de droite à gauche et de gauche à droite des objets similaires me surprend au dernier point; mais j'ai beau demander des explications, il m'est impossible d'éclaircir un mystère aussi obscur.

11 décembre.—«Voici trois jours que je suis à bord et je n'ai pu tirer sur les pélicans et les canards sauvages. Mon expédition est absolument manquée, s'exclame depuis hier notre compagnon de voyage.

—Descendez à Kout el-Amara, où nous faisons escale, a répondu le capitaine lassé de ces plaintes, vous battrez le pays tout à votre aise, et dans trois jours vous reprendrez le bateau anglais le Khalifè, qui doit s'arrêter à son tour devant cette ville. La plaine est giboyeuse, et vous ne pourrez manquer de faire bonne chasse avant de vous rembarquer.»

Notre camarade s'est trop pressé de suivre les conseils du commandant: depuis son départ nous avons échoué à trois reprises différentes. Ces accidents n'ont pas eu de suites fâcheuses: à peine débarrassé des très nombreux voyageurs entassés sur le pont, le bateau a témoigné par quelques mouvements le désir de se dégager au plus vite de la vase et n'a pas tardé à flotter sur les eaux du Tigre.

Nous avons profité de cet arrêt pour aller visiter, non loin d'un village ruiné, une petite tribu arabe campée sous des tentes de poil de chèvre. Les hommes, d'aspect fort sauvage, sont vêtus d'une chemise de laine marron ou bleue, coiffés d'un foulard fixé sous une corde de poil de chameau, et marchent fièrement appuyés sur de longues lances. Les femmes, brunes de peau et viriles d'attitude, ne se distingueraient pas des jeunes gens par les traits ou le costume, si elles ne portaient, enfilés dans le nez ou enroulés autour du poignet, de nombreux anneaux d'argent ou de cuivre.

J'ai, paraît-il, devant les yeux des représentants de la tribu des Beni Laam, grands éleveurs de chevaux. Au sud d'Amarah vivent les Beni Abou Mohammed, qui s'adonnent au commerce des buffles; auprès de Bagdad nous traverserons des plaines habitées par les Chamars, les nomades les plus puissants de la Babylonie et les implacables ennemis des Osmanlis.

En réalité, Beni Laam, Beni Abou Mohammed, Chamars, vivent de pillage et n'ont à cet égard rien à se reprocher.

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VILLAGE AU BORD DU TIGRE.

Tout est heur et malheur dans la vie: le timonier vient de s'apercevoir que le navire ne gouvernait plus, la barre s'est cassée lors de notre dernier échouage. Cet accident nous vaut une station de quelques heures et une scène très vive et très gaie entre l'ancien et le nouveau capitaine du Mossoul. Le brave commandant Dominici a foudroyé son adversaire et s'est complu dans le récit palpitant de nombreux naufrages et la description de tous les expédients auxquels il a eu recours pendant sa longue carrière de marin pour gouverner sans le secours de la barre, non pas sur un misérable fleuve, mais au milieu des écueils et des tempêtes des mers de Patagonie. Nous n'avons pas expérimenté ces mirifiques recettes; vers le soir le Mossoul a repris sa marche régulière.

12 décembre.—Le capitaine n'a pas vu sans un secret dépit un de ses passagers préférer à la vie de bord la chasse aux canards sauvages; toute peine mérite salaire, toute vertu encouragement, aussi nous a-t-il annoncé hier au soir qu'en récompense de notre fidélité il nous débarquerait devant l'arc de Ctésiphon. Les bateaux mettent quatre longues heures à doubler la péninsule sur laquelle s'élevait la capitale de Kosroès, tandis qu'on peut traverser l'isthme en vingt minutes. Nous aurons le temps de jeter un premier coup d'œil sur les ruines du palais avant de venir rejoindre le navire, dont nous entendrons d'ailleurs les signaux et les appels.

En vertu de la promesse du capitaine, le canot a accosté vers midi, non loin d'un édifice colossal que j'avais aperçu une première fois dans la matinée.

L'arc de Ctésiphon, entièrement construit en épaisses briques cuites, se compose d'une façade longue de quatre-vingt-onze mètres et haute de trente-cinq, immense écran pénétré en son milieu par une salle voûtée de vingt-cinq mètres de largeur. Le talar occupe toute la hauteur actuelle de l'édifice et a valu à l'ensemble du palais le nom de Tag-Kesra (Voûte de Kosroès), que lui donnent encore aujourd'hui les indigènes.

A droite et à gauche de la nef centrale existaient des galeries accolées, destinées sans doute aux gardes, aux clients et aux scribes royaux. De semblables pièces ne pouvaient être affectées à l'habitation des femmes, que les monarques sassanides cachaient à tous les regards avec un soin aussi jaloux que le font encore de nos jours les disciples les plus rigoristes de Mahomet.

Sous une forme différente apparaît donc à Ctésiphon le palais royal, tel qu'il est défini à Persépolis; c'est bien la même distinction entre l'appartement officiel du souverain et les pièces réservées à la vie intime: distinction d'autant plus intéressante à constater que les châteaux de Sarvistan et de Firouz-Abad comprennent au contraire dans une même enceinte le biroun et l'andéroun. Je ne m'étais donc pas trompée en classant les constructions achéménides du Fars au nombre des habitations privées, et en faisant de celles-ci, quels que fussent d'ailleurs leur aspect imposant et leurs vastes proportions, les demeures des gouverneurs de province.

Les ailes du palais de Ctésiphon ont disparu; à peine les arrachements des murs de refend et les fondations témoignent-ils de la grandeur et des dimensions des salles latérales.

Quant aux logements du harem et des services secondaires, bâtis sans doute en briques crues, comme je l'ai déjà constaté à Persépolis, ils se sont fondus et apparaissent sous forme de tumulus peu élevés, bien souvent mais infructueusement fouillés.

Quelques monnaies parthes, des tessons de poterie résument les richesses archéologiques trouvées dans ces monticules de débris. Il est à noter que les monnaies sassanides sont beaucoup plus rares au Tag-Kesra que celles des Parthes. Cette observation vient à l'appui des récits des auteurs anciens, qui font remonter à un certain Vardane peu connu, mais dont le nom semble appartenir à un Arsacide, la fondation d'une ville dans la presqu'île de Ctésiphon.

A part les deux portes du rez-de-chaussée et la grande baie centrale, la façade n'est percée d'aucune ouverture; en revanche, elle est ornée de quatre étages de colonnettes engagées dans la maçonnerie et réunies par des arceaux à leur partie supérieure. Ces colonnettes, qui, au premier abord, paraissent jouer dans la construction un rôle purement décoratif, raidissent cette immense muraille, de façon à lui permettre de braver sans appui intermédiaire l'influence des temps et les secousses des tremblements de terre. Au dire des chroniqueurs, elles auraient été entourées de gaines d'argent. D'argent, c'est peu probable; mais de plaques de cuivre argenté posées comme les revêtements métalliques des coupoles de Koum et de Chah Abdoul-Azim, je serais assez portée à le croire. En tout cas, un enduit ou un habillage devait les recouvrir, car les briques qui les composent sont taillées avec une négligence qui contraste avec la beauté des parements plans de la façade.

Si l'on pénètre dans la grande salle, on est frappé de la majesté imposante de la nef et de la hardiesse du berceau. Une partie de cette épaisse toiture s'est écroulée le jour de la naissance de Mahomet, en signe de réjouissance sans doute; l'autre est en parfait état de conservation et se trouve percée, à intervalles réguliers, de tuyaux de poterie destinés, assurent les Arabes, à manœuvrer les lampes suspendues à l'intérieur de la salle. La porte ménagée au fond du talar permettait au roi d'arriver de ses appartements particuliers jusqu'à son trône. A ce moment l'ouverture des parties inférieures du velum suspendu au-devant du grand arc, orienté de manière à recevoir les premiers rayons du soleil, indiquait aux courtisans que le grand roi était disposé à donner audience à ses esclaves. «Lorsque la nuit eut fait place au jour, on ouvrit le rideau du palais, et le monde fut admis auprès du chah.» (Firdouzi.)

Un voile d'or ou de pourpre, une muraille d'argent, des tapis immenses jetés sur d'épaisses nattes de paille, de fins tissus accrochés en guise de lambris le long des murailles; au fond de la salle, le roi des rois assis sur un trône d'ivoire, entouré de ce nombreux cortège de courtisans si cher aux fastueux monarques de l'Asie, ne devaient pas produire une impression moins vive et inspirer un respect moins grand que le spectacle offert le soir par l'illumination du Tag, quand des milliers de lampes constellant sa voûte sombre luttaient d'éclat avec les étoiles.

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L'ARC DE CTÉSIPHON, FAÇADE POSTÉRIEURE.

Le temps et les hommes se sont acharnés sur le colosse, mais la masse de l'édifice était si résistante que Romains, Arabes, Turcs n'ont pu avoir raison de son puissant squelette, et se sont contentés d'arracher lambeau par lambeau toutes les parties secondaires de la construction. Plus d'enceinte, plus de cour au-devant du grand talar, plus de salles sur ses côtés: seule l'ossature imposante du géant atteste toujours la puissance des rois de Ctésiphon. Les derniers hôtes du palais sassanide, oiseaux de nuit à la voix plaintive, corneilles à la noire livrée, s'épeurent au bruit de nos voix grossies par la résonance des voûtes, et, traversant à tire-d'aile la grande nef, nous abandonnent bientôt leur triste demeure.

Accorde ta lyre, ô poète, et, avant de la brûler et de couper tes doigts, redis-nous devant cette ruine désolée ta suprême lamentation:

«Illustre Kosroès, grand et fier monarque, héros magnanime, où est ta grandeur, ta majesté, ta fortune, ton diadème? Ton rang élevé, ta couronne, tes bracelets et ton trône d'ivoire, où sont-ils? Le salon où tes chanteurs se réunissaient la nuit? Les chefs de la citadelle et de la cour? Le diadème, le drapeau de Kaveh, tes glaives à la lame bleuâtre? Qu'est devenu ton noble Mobed Djanosipar, qui avait un trône d'or et des pendants d'oreilles? Où est ton casque, ta cotte de mailles dorée dont chaque bouton était orné d'une pierre fine? Et ton cheval Schebdiz à l'étrier d'or, le cheval qui frémissait sous toi? Et tes cavaliers aux rênes d'or qui faisaient du corps des ennemis le fourreau de leur épée?

«Ils désespèrent tous de ta vie.

«Où sont tes dromadaires, tes éléphants blancs, tes chameaux aux pas cadencés, tes litières dorées, tes serviteurs empressés? Et ta parole douce et persuasive, ton cœur, ton esprit brillant, où sont-ils? Pourquoi restes-tu ici seul et privé de tout? As-tu trouvé dans les livres un jour pareil à celui-ci? Il ne faut pas se targuer des faveurs de la fortune, elle a plus de poisons que de contrepoisons.

«Tu cherchais dans ton fils un ami, un soutien, et c'est lui qui t'a mis aux prises avec le malheur. Des rois trouvent dans leurs enfants une force, un abri contre les atteintes du sort, mais le roi des rois a vu diminuer sa force et sa puissance au fur et à mesure que son fils grandissait.

«Quiconque voit la situation de Kosroès ne doit pas se fier à ce monde. Que l'Iran ne soit plus à tes yeux qu'un amas de ruines, qu'un repaire de léopards et de lions! Le chef de la race iranienne, le roi dont la puissance était sans égale, meurt, et l'Iran meurt avec lui; les espérances de ses ennemis triomphent: voilà tout ce qui reste de défenseurs à celui qui accueillait jadis les plaintes de l'armée. La faute en est au grand berger si les loups se glissent aujourd'hui à travers les brèches. Dites à Shiroui: Roi sans vergogne, ce n'est pas ainsi qu'on traite un souverain; ne compte pas sur la fermeté de ton armée quand la guerre éclatera de tout côté.

«Mais toi, ô Kosroès, que Dieu protège ta vie! qu'il abaisse le front de tes calomniateurs! Je le jure par Dieu, par ton nom royal, par le Nôrouz et le Mihrdjân, par le printemps heureux: si ma main fait retentir de nouveaux accords, que mon nom soit privé de bénédiction! Je jure de brûler tous ces instruments pour ne plus voir ton ennemi aux sinistres pensées!» (Firdouzi.)

13 décembre.—Les ascensions, les marches délabrées et les escaliers sombres des clochers gothiques ou des minarets n'ont rien qui me séduise; on s'essouffle en montant, on cueille des rhumes variés quand, après avoir gravi et compté quatre ou cinq cents marches, on atteint haletant une plate-forme exposée aux vents les plus frais de la création; on admire déjà transi une collection de toitures, de cheminées, de taches vertes et de champs gris; on s'extasie devant une buée bonne fille qui représente tour à tour à l'horizon la mer ou une chaîne de montagnes; on dégringole, en se cramponnant à une corde graisseuse et gluante, l'escalier qui vous ramène sur le sol, et, en fin de compte, on s'estime heureux de regagner, même au prix de l'étrenne obligatoire, le plancher dévolu aux mammifères à deux pattes.

Ces réflexions que j'ai faites sous toutes les latitudes me reviennent trop tard à l'esprit au moment où, m'aidant des pieds, des coudes et des genoux, je m'accroche aux aspérités des murs du palais de Ctésiphon dégradés par le temps et les hommes.

Arrêtons-nous ici! l'aspect, etc.

Je suis bien à vingt mètres au-dessus du sol, suspendue à une corniche digne de servir de soutien aux chauves-souris et aux hiboux, hôtes habituels de ces solitudes.

Comme je redescendrais si je ne servais de point de mire à toute notre escorte de marins et aux nomades campés dans les environs! Ouf! l'honneur est sauf: me voici sur l'extrados de la voûte. J'ai bien gagné le droit d'admirer à l'aise le paysage historique étalé à mes pieds. Du sommet de mon observatoire, combien de siècles vais-je contempler?

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L'ARC DE CTÉSIPHON, FAÇADE ANTÉRIEURE.

Je domine de si haut la plaine du Tigre, que je puis voir, à l'aide d'une lorgnette, non seulement l'emplacement de Ctésiphon, sur lequel se dressent les tentes brunes des Arabes, et l'édifice à coupole qui renferme le tombeau de Soleïman le Pur, le célèbre barbier de Mahomet, mais franchir du regard les eaux bleues du fleuve et découvrir sur la rive droite quelques tumulus élevés, seuls vestiges de la ville de Séleucie. On sent bien, en considérant ces deux cités si voisines, qu'elles ont dû vivre en sœurs jalouses, et que, si l'une a été la sentinelle avancée de l'Occident, l'autre fut au contraire la gardienne vigilante des frontières de la Perse.

Ctésiphon, fondée par les Parthes, ou peut-être même par les derniers Achéménides, pouvait revendiquer une antique origine; peu d'années suffirent à Séleucie, créée sous les successeurs d'Alexandre, pour éclipser sa rivale. Tandis que la cité perse était encore un triste faubourg où campaient les armées scythes, la civilisation faisait son œuvre à Séleucie. La ville grecque prospérait, s'enrichissait et voyait sa population dépasser six cent mille habitants. Au temps de Pline elle était libre et conservait au milieu de pays barbares les mœurs de l'Occident. Le sénat était composé de trente membres, choisis en considération de leur intelligence et de leur fortune; le peuple prenait part au gouvernement et formait le noyau de cohortes courageuses, très supérieures aux armées du monarque de Ctésiphon. Malheureusement on politiquait beaucoup trop à Séleucie: les factions se déchiraient à belles dents, et les chefs du parti le plus faible, plutôt que d'accepter leur défaite, appelaient les Parthes à leur aide et mettaient ainsi les ennemis implacables de leur patrie à même de faire la loi aux vainqueurs et aux vaincus. Ce ne sont point seulement les visites de ces justiciers intéressés qui hâtèrent la décadence de la cité: au temps de Marc-Antoine, Lucius Vérus, violant la foi des traités, la saccagea et la réduisit en cendres; la peste, qui survint à la suite de ce désastre, empêcha la ville de se relever; puis elle tomba au pouvoir de Sévère, passa enfin sous le joug des Sassanides et devint à son tour un faubourg de Ctésiphon.

A part des débris d'une enceinte de terre, pas un vestige de la capitale de Séleucus ne subsiste aujourd'hui; les terres fertiles sur lesquelles elle s'étendait en dessinant un aigle aux ailes déployées ne sont plus foulées que par les pieds de quelques gardeurs de chèvres.

Le jour tombe. Il faut regagner la rive que longe le Mossoul. Nous nous lançons à travers un fourré inextricable de ronces et de ginériums, et, grâce à des sentiers dus aux travaux combinés des sangliers et des maraudeurs, nous arrivons sans encombre au bord du fleuve.

A peine le crépuscule, suprême adieu du soleil couchant, a-t-il disparu pour faire place à une nuit très sombre, que la température s'abaisse avec rapidité. Assise sur la berge, je cherche à apercevoir les feux du bateau; mon oreille attentive n'est pas mieux récompensée de ses peines que mes yeux impuissants à percer l'obscurité. Je payerais bien volontiers des trois poils de la barbe de Mahomet conservés dans le tombeau de son fidèle barbier Soleïman le Pur le plaisir de retrouver bientôt le salon relativement confortable du Mossoul. Le capitaine Dominici me paraît plus impatient que de raison; il va à droite, regarde à gauche et fait entretenir de la plus mauvaise grâce du monde un feu allumé à grand'peine et qui nous rôtit un côté du corps pendant que l'autre se congèle. Au bout d'une heure d'attente, l'inquiétude et l'agitation de notre protecteur deviennent extrêmes.

«Voyez s'élever autour de nous ces colonnes de fumée rougies par les reflets de brasiers incandescents. Les nomades sont en nombre. Ils vont se glisser à travers les broussailles, et, quand ils auront reconnu notre petite troupe, ne tenteront-ils pas de l'attaquer? S'ils nous laissaient semblables à cet hôte du consul d'Angleterre qui, s'étant aventuré le mois dernier aux environs du Tag, a été fort heureux, après son entrevue avec les Arabes, de trouver dans les nombreuses feuilles du Times l'étoffe de l'élégant complet qui lui a permis d'opérer une rentrée correcte à Bagdad! Éteignez au plus vite le feu. Couvrez de sable ces cendres révélatrices et fuyons à grands pas le long du fleuve.»

Il est un cauchemar des plus désagréables: le dormeur se voit assailli par une bande d'assassins; les poignards brillent, les yeux de ses persécuteurs roulent de funèbres éclairs; la victime veut échapper à la mort, mais les plis de vêtements trop longs paralysent ses mouvements; ses jambes sont impuissantes à l'éloigner du péril. Nous vivons, pour l'instant, ce rêve classique. A droite, les buissons deviennent de plus en plus touffus; sur la gauche, les berges sont éboulées ou corrodées; il faut renoncer à battre en retraite tant que la lune n'éclairera pas la route, à moins de s'exposer à prendre un bain intempestif avec l'unique espoir de rejoindre le bateau à la nage. La terreur que nous inspirent les nomades, la crainte de tomber dans quelque embuscade sans même avoir le temps de faire usage de nos armes, la faim, le froid, font paraître éternelles ces heures d'attente, et nous en sommes à délibérer—fâcheuse situation—quand un clapotement vient troubler le silence de la nuit. Il est produit par une barque à voiles qui descend à Kout el-Amara et longe la berge où nous nous lamentons. Le capitaine hèle les bateliers, le kachti accoste, nous montons à son bord, et une heure plus tard nous apercevons les feux du Mossoul. Peu après notre départ, le bateau a échoué de nouveau sur un banc de vase; la mise à flot a nécessité plusieurs heures de travail: telle est la cause du retard.

A minuit je me retrouve enfin dans le salon servant tout à la fois de chambre, de salle à manger et de cabinet au commandant et aux passagers de première classe; la nappe est mise, la lampe jette sur le pilau une belle lumière, je me sens à l'abri des piquantes bises de la nuit, il n'est question ni du Times ni des nomades; Allah soit cinq fois béni!

«Je désespérais de dîner ce soir», a dit en se mettant à table le capitaine Dominici au commandant son successeur. «Que vous est-il donc arrivé?

—Rien.

—Comment, rien! Vous deviez nous repêcher trois heures après nous avoir mis à terre: il me semble que vous n'êtes pas en avance.

—Moi, en retard! Jamais je ne suis en retard.»

Et, avec un entêtement tout breton, le commandant n'a jamais voulu convenir de sa mésaventure.

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