La Perse, la Chaldée et la Susiane
CHAPITRE XLI
Masdjed djouma de Chouster.—Imamzaddè Abdoulla Banou.—Départ de Chouster.—Une nuit chez les nomades.—Le village de Veïs.—Ahwas.—Sur le Karoun.—A bord de l'Escombrera.
Chouster, 21 janvier.—Hechtamet saltanè n'avait pas trompé Marcel en lui représentant ses administrés comme des gens intolérants et fanatiques. Les Chiraziotes et les Ispahaniens, intraitables pourtant, sont des anges de douceur et des esprits libéraux si on les compare aux Chousteriens.
Habitée par une noblesse redevable de ses titres et de son influence à son origine sainte, la capitale du Khousistan se fait gloire de ses sentiments de haine envers ceux qui ne professent point le credo musulman, et proteste contre le relâchement des cités où l'on accueille d'impurs chrétiens. N'ayant pas la prétention d'échapper aux témoignages de l'aversion générale, nous aurions peut-être renoncé à parcourir la ville et les bazars, si Assadoullah khan ne nous eût donné une escorte, placée sous les ordres du vieil intendant de sa maison. La présence de ce serviteur bien connu de toute la ville nous a permis de sortir sans être injuriés, mais nous avons dû néanmoins renoncer à pénétrer dans la masdjed djouma, antique édifice en grand renom de sainteté. Demande polie adressée à l'imam djouma, visite au jeune seïd Mirza Djafar, qui passe pour représenter l'esprit de progrès, interprétation des textes du Koran donnée en notre honneur par les théologiens d'Ispahan, sont restées sans résultat: nous ne sommes point venus à bout du mauvais vouloir des prêtres. Il a fallu se contenter de photographier au point du jour le minaret de la masdjed et de jeter un coup d'œil furtif à travers l'entre-bâillement des portes.
L'édifice est en pierre et, autant qu'il m'a semblé, bâti sur le plan de la vieille mosquée d'Amrou. Peu de décoration. Seuls les tympans des portes, des fenêtres ogivales et le minaret, séparé de la nef par un cimetière moussu, sont ornés de mosaïques de briques d'une élégante simplicité. L'ensemble des constructions, en parfait état de délabrement, s'harmonise avec l'aspect des quartiers voisins.
Nous n'avons pas été plus heureux dans notre visite à l'imamzaddè Abdoulla Banou. La construction, couverte d'une coupole bleue appuyée sur un fût revêtu de mosaïques colorées, serait assez gracieuse, mais elle est aussi bien chichement entretenue. Des lichens verdâtres remplacent en partie les briques émaillées, des cigognes fort occupées à réparer leur nid et à faire des projets d'avenir tiennent lieu de croissant terminal. En nous apercevant, M. et Mme Hadji Laïlag, de pieux musulmans j'imagine, témoignent leur indignation et prennent la fuite à tire-d'aile, sans oublier de faire entendre ce vilain bruit de battoir qu'ils produisent en frappant l'une contre l'autre les deux parties de leur long bec.
Décidément nous sommes de trop ici, et il est grand temps de songer au retour. On nous a bien parlé d'importants tumulus voisins de Chouster, d'antiques forteresses situées à quelques jours de marche dans la montagne, d'anciennes villes abandonnées et même d'un second tombeau de Daniel, une concurrence sans doute, car je tiens pour authentique le monument de Suse: je verrai toutes ces merveilles dans mes rêves. La saison est si pluvieuse qu'on ne peut se lancer à l'aventure; la fièvre nous dévore tous les deux, et, quant à moi, elle m'a épuisée au point que les jambes se refusent à me porter. Depuis longtemps déjà les objets fragiles ne sont plus en sûreté dans mes mains tremblantes; enfin, est-ce l'espoir de toucher bientôt au terme de nos fatigues, ou bien, en arrivant au port, ma volonté faiblirait-elle, mais il est certain que je passe indifférente là où, il y a quelques mois, j'aurais volontiers planté ma tente. Aujourd'hui mes pensées constantes, mes préoccupations de jour et de nuit tendent vers un but: le retour. Comme une écolière paresseuse et impatiente de voir s'écouler les jours, je trace de gros traits noirs sur le calendrier et j'ai marqué d'un point rouge la date probable du départ d'un bateau français qui doit quitter Bassorah vers la fin de ce mois. Je me sens à bout de forces, mais avec quelle joie j'entreprendrai mon dernier voyage en caravane!
25 février. A bord de l'Escombrera, dans la mer Rouge.
As-tu été assez longtemps délaissé, mon pauvre cahier! Et cependant te voilà revenu dans mes mains; trop débiles pour transcrire les pensées d'une tête plus faible encore, elles t'ont repoussé pendant bien des jours, mais elles te retrouvent avec plaisir, compagnon d'infortune, confident des misères passées. Gravir l'échelle de l'Escombrera a été mon dernier effort. Il n'eût pas fallu m'en demander davantage: j'étais exténuée et n'aurais pu, à mon arrivée sur le navire, aller d'une extrémité à l'autre de la dunette sans m'abattre comme un cheval fourbu. Un repos absolu, du sommeil à discrétion m'ont rendu quelques forces. Je pense, donc je vis. Cependant j'en suis encore à me demander comment j'ai pu, dans l'état où je me trouvais en quittant Chouster, faire quatre étapes à cheval, recevant tous les jours de la pluie, pataugeant au milieu des marais et n'ayant pas même le courage de manger. Peu de souvenirs de ce voyage, si ce n'est celui de mes souffrances, sont restés gravés dans ma mémoire. L'esprit inerte, j'ai traversé tout le sud-ouest de la Susiane sans regarder, sans voir, et c'est à la mémoire de mon mari que je dois la description du pays compris entre Chouster et Mohamméreh.
Le 22 janvier nous sortîmes de la ville par ce pont Lachgiar qui sert de barrage et complète le système d'irrigation des Sassanides. Après avoir voyagé toute la journée dans une plaine toute verdoyante, nous ne savions guère, à la nuit tombante, où trouver un gîte, quand des colonnes de fumée signalèrent la présence d'un campement. Des chiens farouches aboient à notre approche, et ils grondent encore que nous sommes déjà installés sous la tente du cheikh. L'abri est spacieux, mais, comme le temps est menaçant, il est encombré de vaches, de jeunes agneaux et de poulinières. Tout ce monde nous fait place au feu et à la chandelle, représentée par une lampe de terre remplie de graisse, et d'abord un colloque animé s'engage entre notre hôte et les deux soldats de l'escorte. Ceux-ci, charmés de faire à bon compte étalage de leur zèle et surtout de réconforter leur estomac, exigent le sacrifice d'un mouton. Le chef de la tribu allègue sa pauvreté et propose de tuer un bel agneau, suffisant en somme pour le repas de six personnes. Sur l'acquiescement des guerriers, il sort afin de donner des ordres, et revient une demi-heure après.
«Çaheb, dit-il à Marcel, votre escorte veut me contraindre à tuer un agneau en votre honneur. Dispensez-moi d'un pareil impôt: ma tribu est si pauvre!
—Je te payerai ton agneau.
—C'est impossible: le chahzaddè saurait que je n'ai pas fait honneur à sa recommandation. Si vous vouliez une belle poule?
—Apporte ta poule.»
Sur le doux espoir de dîner bientôt, nous avons attendu l'arrivée de la volatile, mais on la cherchait encore à onze heures du soir. De concession en concession, nous avons dîné d'un peu de lait aigre, au grand mécontentement des soldats et des tcharvadars. Ce maigre régal terminé, Marcel organise nos couvertures et, par habitude, place derrière les oreillers une caisse de tôle où s'entassait jadis notre fortune. Quelle inspiration céleste! Comme je dormais à moitié, secouée par les frissons et la fièvre, un bruit épouvantable résonne à mon oreille et me fait brusquement sauter sur mon séant. A la lueur diffuse que projettent les charbons à demi éteints, nous pouvons alors juger du péril auquel nous venons d'échapper. Un poulain, après avoir rompu ses entraves, est venu faire la cour à une jeune pouliche modestement couchée auprès de sa mère. La bonne dame, indignée de cette audace, a décoché à l'intrus une ruade vigoureuse, tandis que l'amoureux répondait aux avances de sa belle-mère en faisant voler ses pieds au-dessus de nos têtes. Le coffre seul a été blessé dans la bagarre. Quelques centimètres plus à gauche ou plus à droite, plus haut ou plus bas, et nos crânes eussent eu le sort de la boîte défoncée. Allah le veut, nous sortirons saufs, si ce n'est sains, de ce maudit pays.
Dès l'aurore tout est bruit autour de nous. Les troupeaux s'élancent au dehors, les bildars (possesseurs d'une bêche) s'apprêtent à aller creuser des rigoles d'égouttement au milieu des champs ensemencés en blé. Ici des femmes bronzées par le soleil, mais belles de formes et d'attitude, impriment un rapide mouvement à une outre suspendue à trois perches réunies en faisceaux et séparent ainsi la crème du doukh (petit-lait); là des cavaliers sautent sur le dos de leurs coursiers et partent pour la chasse ou la maraude, tandis que les vieillards allument leurs pipes, s'asseyent en cercle et, silencieux, gardent le campement. Comme à Douéridj, la race est vigoureuse et ne se ressent en rien du voisinage des rachitiques habitants de Dizfoul et de Chouster.
J'ai parcouru durant toute la seconde étape une plaine très basse transformée en un véritable marécage. Eau dessous, brume dessus. Vers les cinq heures la nuit est tombée; seul le clapotis monotone que produisaient les bêtes en marchant dans le marais troublait le silence. Pas de tentes à espérer. J'avais froid, j'étais lasse, très lasse; l'idée de passer une nouvelle nuit dehors, l'état de l'atmosphère me remplissaient le cœur d'angoisse et de terreur.
«J'entends des aboiements!» s'écrie Marcel.
Les braves chiens, ils sont tous méchants, hargneux, galeux, mais néanmoins je les aurais embrassés si je les avais tenus à portée de mes bras. Vers dix heures nous avons atteint les kapars (maisons faites de branchages) d'une tribu arabe.
De ce campement à Veïs on suit une route jalonnée par les substructions de monuments sassanides. Tous les édifices dont les débris jonchent le sol étaient bâtis en moellons, posés tantôt de champ, tantôt sur lit. Quelques ruines semblent être les derniers vestiges de petits palais ou de vastes maisons, les autres marquent la place des kanots destinés à surélever les eaux du Karoun au-dessus du niveau de la plaine.
Veïs est le seul village important que nous ayons rencontré depuis Chouster. Il est placé à la limite des possessions de cheikh Meusel et profite du trafic qui se fait avec Mohamméreh. Des barques, utilisées au transport des blés, sillonnent le Karoun, bordé de maisons assez proprement bâties et surmontées de terrasses; de nombreux troupeaux de moutons et de vaches témoignent de l'aisance des villageois. Le bourg est d'ailleurs dans ses beaux jours: la population, en habits de fête, célèbre le mariage du fils aîné du ketkhoda.
Dès notre arrivée, l'heureux époux est venu nous prier de prendre part aux réjouissances de sa famille. J'ai dû, à regret, décliner l'invitation: ma figure décomposée était ma meilleure excuse. Nous n'en avons pas moins été considérés comme gens de la noce. J'ai eu droit aux chirinis (sucreries), apportées en grande pompe, et à la visite d'un jeune danseur, charmant enfant qu'à sa robe flottante, à ses longues manches, semblables, quand il tournoyait, aux ailes d'un papillon, à ses longs cheveux bouclés, aux bijoux répandus sur toute sa personne, à ses poses alanguies, on aurait plutôt pris pour une fille que pour un garçon. A peine le danseur avait-il cessé ses exercices chorégraphiques, exécutés au son grinçant d'une viole monocorde, qu'il a dû céder la place à des artistes conduits par un derviche du Fars. Deux énormes singes à poils gris se sont livrés à une débauche de cabrioles et ont fourni un prétexte honnête à la curiosité d'innombrables visiteurs. Des Européens sont des bipèdes bien autrement intéressants à examiner que les singes les mieux éduqués, et il serait mal à nous de ne pas jouer de bonne grâce le rôle de bête curieuse.
La quatrième et dernière étape en caravane nous a conduits au village d'Ahwas. Vingt ou trente masures délabrées indiquent seules la place d'une ville fort puissante au temps des Sassanides.
Les chevaux ne peuvent plus désormais s'avancer vers le sud; l'inondation couvre la plaine; il faut fréter un bateau et dire adieu à nos braves mulets et à nos excellents tcharvadars. Mes épaules rompues, mes jambes brisées, mes reins en marmelade ne vous regretteront pas, pauvres amis; je ne vous oublierai pas non plus: maîtres et bêtes constituez la meilleure race de l'Orient. Vous êtes bien un peu têtus et indisciplinés, mais vous avez le pied sûr, l'estomac accommodant, le cœur vaillant et le caractère profondément honnête.
Ahwas est bâti auprès d'un antique barrage. L'ouvrage, destiné à relever les eaux du Karoun et de l'Ab-Dizfoul, qui se réunissent à Bendè khil, est des plus intéressants. Construit en biais sur l'axe du fleuve, il n'a pas moins d'un kilomètre de longueur. A considérer les canaux majeurs creusés en amont de la digue et dont les dimensions transversales dépassent cent mètres, on peut se rendre compte de l'immense quantité d'eau charriée par eux et de la richesse du sud-ouest de la Susiane sous les règnes glorieux des fils de Sassan. Est-il besoin d'ajouter que les canaux sont obstrués et la digue fort compromise?
Le barrage n'est point la seule relique de l'antique cité sassanide. Si, après avoir dépassé les anciens remparts, changés en collines, on tourne brusquement vers l'est, on longe une crête calcaire qui va se relier aux montagnes des Bakhtyaris. Tout le rocher, à la surface et sur sa hauteur, est découpé en compartiments funéraires à une ou deux places. Des dalles de pierre recouvraient ces sépultures—les feuillures ménagées pour les recevoir en témoignent—mais elles ont été enlevées pour construire des maisons, ou bien transportées sur les tombes musulmanes qui s'étendent dans la plaine tout le long du cimetière antique. Pas un signe, pas une inscription ne permet d'assigner une date précise à ce champ de repos; il fut creusé, je pense, au temps de la prospérité de la ville, c'est-à-dire à l'époque des Sassanides. D'innombrables fragments des poteries enlevées des tombes au moment où elles ont été violées couvrent le sol, et les villageois assurent qu'en temps de pluie les eaux entraînent vers le fleuve des bijoux d'or, des pierres gravées et des monnaies à l'effigie des Chapour.
Aujourd'hui Ahwas compte à peine deux cents habitants, tous fort pauvres. Ils vivent opprimés par un cheikh, horrible vieillard à barbe rouge, le plus mauvais homme que j'aie encore rencontré. Ce monstre a compris dès notre venue le parti qu'il pouvait tirer de notre état de maladie, et, au lieu de nous aider à trouver un bateau pour descendre le Karoun jusqu'à Mohamméreh, il s'est adjugé à lui-même l'entreprise de notre transport et a défendu à tous les bateliers de nous louer aucune embarcation. Pendant trois jours il a bataillé avec Marcel et n'a jamais voulu se contenter de nos derniers krans, trois ou quatre fois supérieurs à la valeur de son belem (embarcation en bois léger enduit de bitume).
De guerre lasse, et croyant, en nous prenant par la famine, forcer à son profit la serrure de la fameuse caisse de fer, il a interdit aux villageois de nous vendre des vivres sous peine du bâton, et nous a contraints à lui acheter ses poules maigres et ses œufs couvis.
Nous désespérions de satisfaire cet Harpagon en turban, quand il se présente dans l'écurie où nous sommes installés:
«Un bon belem est préparé par mes soins, les bateliers acceptent un prix minime, et vous êtes libres de partir sur-le-champ.»
C'était à n'en pas croire nos oreilles!
Une heure plus tard nous prenions possession d'un canot si étroit que des coudes on heurtait les bordages, si petit que le moindre mouvement l'eût fait chavirer.
Deux rameurs, munis d'avirons en forme de cuillers, se plaçaient l'un à l'avant, l'autre à l'arrière, et le léger esquif, lancé en plein courant, laissait bientôt dans la brume Ahwas, son barrage et son cheikh maudit.
Non moins surpris que ses maîtres, Séropa interroge les matelots: Avant l'aube, répondent-ils, un courrier entrait à Ahwas et annonçait la prochaine arrivée du général Mirza Taghuy khan à bord du Karoun, le grand bateau à vapeur de cheikh Meusel. L'Excellence se rend à Chouster afin de négocier une importante affaire avec le gouverneur de la Susiane au nom de son maître le prince Zellè sultan. A cette malencontreuse nouvelle le cheikh a pris peur et il a voulu couper court aux justes plaintes et aux récriminations de ses prisonniers en se débarrassant d'eux au plus vite.
Les rives du Karoun ne m'avaient point paru belles à notre premier voyage; ont-elles changé d'aspect? je serais bien empêchée d'avoir une opinion à ce sujet. Couchée au fond du batelet, couverte d'un caoutchouc assez large pour déverser l'eau de pluie à droite et à gauche des bordages, j'ai passé deux jours et deux nuits insensible, immobile et en proie à un accès des plus violents.
Le lendemain de notre départ, le belem a stationné plusieurs heures auprès d'un campement, où Marcel a trouvé du pain et du lait aigre. Nos gens, un peu reposés, se sont remis en route. Vers minuit le vent se lève, sa violence est telle, que les matelots, redoutant de voir sombrer l'embarcation trop chargée, accostent de nouveau auprès d'une rive basse et attachent deux amarres à des touffes de buissons. Ils dormaient sans doute d'un seul œil, car tout à coup je les entends chuchoter et demander à mon mari si nos armes sont chargées. Pour la première fois depuis mon départ d'Ahwas je me soulève et, saisissant mon fusil, je regarde autour de moi. La pluie a cessé, le vent a dispersé les nuages noirs, la lune éclaire la rive et me permet d'apercevoir, se détachant comme une ombre chinoise sur un fond clair, un magnifique lion à la crinière fournie, aux membres énormes. L'animal se promène; s'il nous a vus, il ne paraît éprouver aucune envie de nous goûter. Nous sommes si maigres! Les matelots, redoutant que le lion, malgré des blessures mortelles, ne bondisse jusqu'à nous, tranchent les amarres sans nous laisser le temps d'ajuster le fauve, et lancent le belem en plein courant.
A minuit nous arrivions à Mohamméreh. Le lendemain Marcel louait une nouvelle embarcation et nous prenions joyeusement la direction de Bassorah. Ce voyage n'a pas été de longue durée: le canot atteignait l'embouchure du Karoun quand j'aperçus sur le Tigre un joli navire paré à son arrière du drapeau tricolore: c'était l'Escombrera, le bateau sur lequel je comptais rentrer en France.
S'il ne s'arrête pas devant Mohamméreh, où la compagnie dont il dépend a établi un comptoir, il nous faudra attendre pendant un grand mois un nouveau départ, ou bien aller chercher aux Indes des communications avec notre patrie. Cependant l'Escombrera siffle à pleins poumons d'airain et semble témoigner l'intention de stopper. Il mouille ses ancres?—Non! Les dieux sont contre nous: les trois couleurs ont dépassé l'embouchure du Karoun! Mon chagrin est extrême; je n'ose prononcer une parole, et, malgré moi, un déluge de larmes déborde de mes yeux comme d'une coupe trop pleine; il faut tenir mon cœur à deux mains si je veux éviter qu'il ne se brise… Mais! le croirai-je?… le vapeur ralentit sa marche! Nos matelots, excités par l'appât d'un gros pourboire, font voler le belem: nous approchons, nous touchons le flanc du navire, je saisis un câble, je gravis l'échelle, je suis à bord!
A la première tentative faite pour s'arrêter devant Mohamméreh, où l'Escombrera devait prendre des marchandises, la chaîne de l'ancre s'est cassée, et le courant a entraîné le bateau. En quelques minutes l'équipage avait paré la deuxième ancre, et l'on mouillait à un demi-mille de l'embouchure du Karoun.
J'ai dû à cet accident la dernière angoisse que j'ai éprouvée en Perse.