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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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TORKAN KHANOUM ET SA PANTHÈRE. (Voyez p. 528.)

CHAPITRE XXIX

A bord du Pendjab.—Les côtes persanes.—Le Chat el-Arab.—La barre de Fau.—Rives du Chat el-Arab.—Mohamméreh.—Le cheikh de Felieh.—Torkan khanoum.—Qualités de cœur d'une panthère.—Office en l'honneur de Hassan et de Houssein.

20 novembre. A bord du Pendjab.—La chaloupe à vapeur du consul d'Angleterre nous a conduits ce soir à bord de ce steamer, qui, destiné à transporter des Orientaux, manque du confortable que l'on s'attendrait à trouver sur une ligne où les prix de transport sont très élevés. Les cabines n'ont pas de couchettes, mais des coussins de crin, sur lesquels on étend pompeusement des serviettes. Ces matelas ne valent guère mieux que nos couvre-pieds persans; en tout cas le dîner de ce soir m'a fait regretter le pilau journalier confectionné par les soins des Arabet, Mohammed, Ali, etc.

Et moi qui me réjouissais à la pensée de mener durant un jour tout entier une vie de sybarite!

21 novembre.—Un vent assez violent s'est levé cette nuit, le Pendjab n'a pu terminer son chargement et a levé l'ancre vers deux heures du matin.

Au jour je suis montée sur le pont. Nous longions encore les côtes de Perse. Elles sont plates, très basses, d'une couleur uniformément jaune, dépourvues de toute espèce de végétation.

A huit heures, le bateau s'engage dans un estuaire vaste comme une mer; c'est le Chat el-Arab, formé par la réunion du Tigre et de l'Euphrate: les rives sont sablonneuses et d'une extrême monotonie.

A huit heures et demie, le navire prend toute sa vitesse et franchit sans encombre une barre vaseuse qu'il est difficile de faire passer aux navires calant plus de dix-huit pieds. Au delà de la barre de Fau, les rives se rapprochent, et, bien que le fleuve ait encore près de six kilomètres de largeur, on aperçoit cependant sur ses bords une maigre végétation; puis apparaissent des palmiers rabougris et tordus par les vents de mer, enfin des forêts de plus en plus belles à mesure qu'on avance dans l'intérieur des terres. Nulle maison, nul panache de fumée ne décèle la présence de l'homme. Les rives du Chat el-Arab paraîtraient désertes si le fleuve n'était sillonné de barques rapides qui vont se perdre dans les rigoles d'irrigation. Chaque rameur est armé d'un aviron de la grandeur et de la forme d'une cuiller à potage, et s'aide en guise de voile de son abba suspendu au manche de la gaffe.

Vers une heure nous passons en vue d'un gros bourg fortifié situé à l'embouchure du Karoun. Mohamméreh fut pris par les Anglais en même temps que Bouchyr, puis restitué à l'Iran au moment de la délimitation des frontières turco-perses. Les murailles de terre démantelées portent encore les traces des boulets envoyés par l'escadre victorieuse.

A quelque distance de Mohamméreh, le capitaine du Pendjab fait mettre une chaloupe à l'eau et, sur notre prière, nous débarque à Felieh, village d'assez pauvre apparence, habité par un chef de tribu auquel Çahabi divan nous a spécialement recommandés.

Marcel demande s'il y a un caravansérail; on lui répond en nous conduisant tout droit chez le cheikh.

Dès l'entrée, la maison s'annonce comme une demeure hospitalière: autour d'une gigantesque cafetière posée sur des cendres chaudes, sont groupés des mariniers et des toufangtchis; chaque étranger qui franchit le seuil de la porte reçoit des mains d'un gahvadji préposé à ce soin une tasse de café puisée dans la chaudière.

Consommateurs civils ou militaires diffèrent des Persans par leur type, leur costume et leur langage. A la longue gandourah, à l'abba, à la couffè que retient sur la tête une volumineuse corde de poil de chameau, on reconnaît immédiatement les Arabes de l'Hedjaz.

Après avoir franchi ce vestibule toujours très encombré, nous pénétrons dans une immense cour entourée de bâtiments de peu d'élévation, construits en terre crue et en stipes de palmiers. A notre droite trente ou quarante serviteurs épluchent des légumes, préparent des viandes et font cuire en plein air, dans huit marmites, dignes compagnes de la cafetière, un repas à rassasier Gargantua et ses hôtes. On croirait assister aux préparatifs des noces de Gamache.

En fait, s'il faut nourrir les chefs arabes qui fument sous une galerie, les derviches qui pérorent au milieu d'une troupe de soldats bien armés, les dormeurs étendus deci delà, le contenu des huit grandes marmites sera à peine suffisant.

Un vieil intendant nous introduit dans une chambre fort propre.

«Dès que le cheikh reviendra de la chasse, je lui annoncerai qu'Allah lui a envoyé des hôtes.

—Cheikh Djaber n'est-il pas infirme? Cette lettre du gouverneur ne lui serait-elle pas adressée?

—Mon pauvre maître n'est plus. Allah l'a rappelé à lui il y a quinze jours à peine, mais son fils, Meuzel, fera honneur aux recommandations adressées à un père regretté.»

Au coucher du soleil la maison s'ébranle des zirzamins aux terrasses: de toutes les salles sortent en courant des serviteurs. Derviches, toufangtchis et mariniers se joignent aux domestiques, se précipitent vers la porte et se rangent en ligne pour recevoir de nouveaux arrivants.

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ENTRÉE DE LA MAISON DU CHEIKH DE FELIEH.

Un homme dans la force de l'âge, aux traits superbes mais à la physionomie sévère, s'avance le premier; il précède un jeune garçon de dix-sept à dix-huit ans, dont le type fin et délicat décèle l'origine arabe; tous deux portent de longues robes, des abbas et des turbans noirs sans aucun ornement. Ce sont cheikh Meuzel et son plus jeune frère, en grand deuil de leur père. Ils sont suivis d'un bel éphèbe préposé à la garde et à l'entretien du kalyan.

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CHEFS ARABES DANS LA MAISON DU CHEIKH DE FELIEH. (Voyez p. 522.)

Avant de rentrer dans son appartement, cheikh Meuzel se dirige vers la pièce où nous sommes assis. Les salutations d'usage échangées, il prend les lettres dans lesquelles Çahabi divan le prie de faciliter à mon mari l'entrée en Susiane, et déclare qu'il est heureux de pouvoir mettre à notre disposition une chaloupe à vapeur. Elle nous conduira en remontant le Karoun jusqu'au barrage d'Avas, distant de Dizfoul de cinq étapes. Malheureusement l'embarcation n'est pas en bon état. Notre hôte s'est engagé à la faire réparer et a bien voulu assurer à Marcel que son plus grand désir était de nous garder à Felieh aussi longtemps que nous nous y plairions.

Cheikh Meuzel, comme je m'en étais doutée en pénétrant dans son habitation, est le chef de l'une des plus puissantes tribus de l'Arabistan. Il peut lever en moins de quinze jours dix mille toufangtchis armés d'excellents fusils américains, et possède un navire à vapeur et de nombreux kachtis darya (grandes nefs semblables aux navires du Moyen Age) qui portent aux Indes les denrées de ses immenses terres. Il n'aurait pas dû hériter le titre et la fortune de son père, mais le chah, usant en cela de son droit absolu, l'a confirmé dans toutes les prérogatives du vieux cheikh au détriment d'un frère aîné qui vient de prendre la fuite. Tous ces détails m'ont été donnés par le sous-gouverneur de l'Arabistan, venu ici, j'imagine, pour négocier le prix du firman qui régularisera cette situation. Je dois ajouter, à l'honneur du nouveau cheikh, qu'il paraît doué d'une vive intelligence et que tous les chefs des petites tribus soumises à son autorité sont unanimes à se féliciter de la décision royale.

22 novembre.—Meuzel est venu ce matin nous faire une longue visite. Deux passions très pardonnables et deux tourments bien légitimes agitent son cœur.

Il aime à la folie les chevaux et les belles armes, et se désole à l'idée d'envoyer son dernier frère à Téhéran. Le roi a témoigné le désir de se charger de l'avenir de ce jeune homme, mais en réalité il veut le conserver comme un gage de la fidélité de son vassal. La séparation est d'autant plus douloureuse qu'Allah, et c'est le dernier chagrin de notre hôte, n'a pas béni les multiples mariages de son serviteur et ne lui a point accordé d'héritier.

«Combien de femmes avez-vous donc? ai-je demandé au cheikh au moment où il s'apprêtait à nous quitter.

—Dix.

—C'est maigre: complétez au moins les deux douzaines, ai-je repris en riant.

—Mon andéroun est en effet bien mesquin en comparaison de celui de mon voisin le cheikh de Kara Sala, qui contient cent quarante khanoums de tout âge et de tout pays: mais il est bien nombreux si je songe à la tranquillité de mon existence.»

Cette visite terminée, le vieil intendant m'a offert de me conduire dans le harem de son maître. J'ai accepté avec empressement la proposition. Après avoir traversé une suite de terrasses d'inégales hauteurs, de pièces désertes, de talars inhabités, je suis descendue dans une cour exiguë entourée de chambres d'une extrême pauvreté. Dans l'une d'elles, qui n'était ni blanchie à la chaux ni meublée de tapis, était étendue une femme vêtue de noir. C'est la favorite du cheikh défunt; en signe de deuil, elle a abandonné l'appartement aéré qu'elle occupait pendant la vie de son mari, pour se confiner au fond de ce triste réduit.

Torkan khanoum, après avoir fait allusion au malheur qui l'a frappée, quitte son lit de tiges de palmier et me prie de la suivre jusqu'aux appartements du premier étage, car elle ne peut, ajoute-t-elle, me recevoir dignement en un lieu consacré au chagrin et à la tristesse; puis elle frappe dans les mains: plusieurs servantes accourent et reçoivent l'ordre d'aller prévenir le harem de mon arrivée.

Le salon officiel est meublé comme toutes les pièces de réception du biroun, de tapis, de coussins, de pendules en simili-bronze, de fleurs artificielles abritées sous des globes de verre. Nous étions à peine assises depuis cinq minutes que plusieurs femmes entrent successivement, s'avancent vers Torkan khanoum, la baisent au front en lui souhaitant paix, santé et bonheur, et vont s'accroupir en rang d'oignons, le long des murs, après s'être saluées de la tête les unes les autres. Cette cérémonie glaciale évoque dans ma pensée de lointains souvenirs de pension. La mère abbesse recevant ses nonnes ne montrait pas plus de dignité que la favorite du vieux cheikh accueillant les hommages de ses compagnes. Les bonnes sœurs, non! les épouses régulières et irrégulières de cheikh Meuzel sont vêtues de longues chemises de laine noire tombant jusqu'aux pieds, et d'amples pantalons froncés autour de la cheville. Torkan khanoum porte sur la tête un fichu de gaze noire qui, après avoir encadré sa figure, tourne autour du cou. Ses compagnes ont la même coiffure, mais le dernier pli du voile est ramené sur la bouche et couvre toute la partie inférieure du visage. Le type des jeunes khanoums est élégant; elles sont grandes, bien faites et savent se draper avec un art ou une coquetterie incomparables dans leurs vilains sarraux. Pieds, mains, front, sont couverts de tatouages bleus figurant des circonférences séparées par des barres horizontales; enfin le nez, percé de trois trous, est privé en ce moment des anneaux chargés de pierreries qui le parent d'habitude, mais que les jeunes femmes ont enlevés depuis la mort du vieux cheikh.

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CHEIKH MEUZEL KHAN.

Le type singulier de Torkan khanoum, son nez vierge de perforation, la facilité avec laquelle elle traduit en arabe toutes mes paroles, sa première question, «parlez-vous russe?» m'avaient fort intriguée; au retour, j'ai demandé à mon guide des renseignements sur son aimable maîtresse. «Elle est Circassienne, m'a-t-il répondu. Mon maître l'acheta à Constantinople il y a une quinzaine d'années, l'éleva au rang de favorite, et n'a jamais cessé de lui témoigner une grande affection, bien qu'elle ne lui ait pas donné d'enfants. Torkan khanoum est fort instruite; elle a appris à lire et à écrire à Tiflis, et parle aussi bien le persan et l'arabe que le turc et le russe. Son influence est immense; non seulement elle dirige la maison du khan, mais même la tribu: du vivant de cheikh Djaber toutes les affaires importantes étaient traitées par son intermédiaire, et si la paix, toujours bien difficile à maintenir dans un andéroun aussi nombreux que celui du cheikh de Felieh et de ses fils, règne chez nous, c'est qu'aucune femme n'a jamais contesté son autorité et méconnu la droiture de son jugement.»

Une remarque singulière: les domestiques mâles pénètrent dans le harem sans scandaliser les khanoums et sans qu'elles tentent même de se voiler le visage. Comme il y a loin de ces appartements aux andérouns si rigoureusement fermés des Persans de race aryenne!

23 novembre.—Je suis encore toute saisie au souvenir de ma seconde visite à Torkan khanoum. Je mettais la meilleure volonté du monde à admirer une épouvantable robe de moire antique que la favorite avait fait tailler à Bagdad, quand un rugissement sauvage retentit à mes côtés: je me retourne et me trouve nez à nez avec une magnifique panthère.

«Venez ici, Ourida (Petite-Rose)», s'écrie Torkan khanoum.

La panthère se redresse et va lentement s'étendre auprès de sa maîtresse sans cesser de me regarder de travers.

«C'est un agneau, une colombe», ajoute Torkan khanoum en saisissant l'animal à pleins bras et en le poussant sur moi comme elle ferait d'un jeune chat. La Petite-Rose n'a pas de sympathie pour les chrétiens et répond à mes timides avances par des grognements. A la vue de ses blanches quenottes je me sens prise d'une folle envie de gagner un logis plus sûr, et de mettre mon pauvre moi à l'abri d'un jeu de patte ou d'un coup de dent; je n'en témoigne rien cependant et j'applaudis, sans avoir parfaite conscience de mes actes, aux talents de société d'Ourida. Cette aimable bête sait donner la main, se rouler sur le dos en rugissant et en montrant toutes ses griffes, puis faire patte de velours, lécher les mains de sa maîtresse et s'asseoir enfin sur un coussin en personne qui s'apprête à prendre part à la conversation.

Ourida ne brille pas seulement par son intelligence: sous les taches brunes de son pelage tressaille un cœur sensible et reconnaissant.

Il y a trois semaines, le vieux cheikh, sentant sa fin prochaine, voulut quitter les tentes où il avait passé l'été et rentrer à Felieh. Le départ fut précipité, on espérait revenir bientôt au campement: bref, la panthère fut laissée au soin de son gardien. D'abord elle ne fit que pleurer et gémir, puis elle refusa toute nourriture et montra les crocs aux domestiques. Cet état de colère allant tous les jours s'aggravant, le gardien lui mit une chaîne de fer au cou et la ramena à Felieh, où elle donna, en revoyant sa maîtresse, les démonstrations de la joie la plus folle. L'affection d'Ourida pour Torkan khanoum n'a rien de particulier: les panthères des bords du Karoun et du Chat el-Arab, si sauvages et si dangereuses quand elles vivent en liberté, s'apprivoisent très vite et s'attachent à l'homme avec autant de fidélité que le caniche le plus soumis.

L'admiration que m'inspirent les incontestables qualités de cœur des fauves en général et d'Ourida en particulier ne m'a pas empêchée d'éprouver une véritable sensation de bien-être en sortant de l'andéroun. Ma belle hôtesse a voulu me remettre elle-même sur le chemin du biroun et me faire visiter au passage le jardin qui s'étend sur les bords du Tigre tout le long de l'habitation. En traversant le village, j'ai été frappée de l'attitude de la population en présence de la favorite. Telle vivrait une reine au milieu de sa cour: hommes, femmes, enfants se précipitaient sur ses pas, baisaient les bords de ses vêtements ou le sceau monté en bague qu'elle porte au doigt, et lui souhaitaient, comme l'avaient fait tantôt ses compagnes du harem, santé, paix et bonheur. Torkan khanoum a accueilli les hommages de ses esclaves avec l'attitude superbe d'une souveraine blasée sur de pareils témoignages de respect, et nous sommes entrées dans le jardin. Les bananiers, les palmiers, les orangers sont si épais et si touffus qu'à travers leurs branches on ne voit même pas le ciel. Il n'y a ni pelouse, ni allée, une herbe étiolée par la privation d'air et de lumière tapisse le sol, tandis qu'au-dessus de la tête et à portée de la main se présentent des oranges de toute taille et de toutes qualités, les unes petites et très vertes, les autres énormes et couvertes d'une peau jaune pâle.

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LE SUPÉRIEUR DU COUVENT DES ALEAKHS DE TÉHÉRAN. (Voyez p. 531.)

Ces dernières, produites par un arbre originaire des Indes, le pamplemousse, sont, paraît-il, inférieures aux petites oranges du pays, dont Torkan khanoum a bourré mes poches après avoir mis dans mes bras un des gros fruits que j'avais regardés avec envie.

Chargée de butin, j'ai repris le chemin du biroun, non sans me retourner de temps en temps afin de m'assurer que la Petite-Rose n'allait pas éclore sur mes talons. Je viens de mesurer mon orange: elle a cinquante-deux centimètres de circonférence. Cette opération faite, je l'ai ouverte. Sa chair est d'un beau rouge sang; les quartiers, posés sur une assiette, ont toute l'apparence de côtes de melon; le goût est amer, mais une légère addition de sucre le corrige aisément.

Après le déjeuner nous avons rendu au canot à vapeur notre visite quotidienne. Nous l'avons trouvé abandonné. Au retour, Marcel a rencontré le cheikh et lui a demandé s'il songeait à faire mettre le bateau en bon état.

«Voudriez-vous déjà quitter Felieh? a-t-il repris avec étonnement; j'espérais vous garder ici quelques mois, et je n'ai pas encore prévenu le mécanicien de Bassorah.»

La surprise de Meuzel n'a rien d'extraordinaire: certains de ses hôtes venus chez lui il y a un an prendre une tasse de café ont trouvé le moka tellement à leur goût qu'ils n'ont point encore fini de le boire.

«Votre invitation me touche, mais je ne puis prolonger mon séjour sous votre toit patriarcal. Si la réparation de la chaloupe devait durer trop longtemps, je serais même forcé de prendre des chevaux et de remonter le long des rives du Karoun», a répondu Marcel, qui commence à trouver très longs ces jours d'attente, bien qu'il ait lié sérieuse amitié avec un théologien de grand renom, le supérieur des Aleakhs de Téhéran, installé chez le cheikh depuis l'hiver dernier.

«Je ne vous permettrai jamais de vous rendre à Avas en caravane: je craindrais que vous ne fussiez dépouillés par les tribus nomades de l'Arabistan. Quand elles ont fait une razzia dans nos provinces, elles passent la frontière; si elles dépouillent une caravane en Turquie, elles regagnent la Perse. Leur mobilité les rend à peu près insaisissables et leur assure une impunité absolue. Soyez du reste sans inquiétude: je vais écrire aujourd'hui même à Bassorah, et avant peu de jours ma chaloupe sera à votre disposition.»

Les conseils de notre hôte nous ont paru sages; nous nous sommes décidés à les suivre.

24 novembre.—Quand je quitterai Felieh, la panthère de Torkan khanoum ne maigrira pas de douleur. Ce matin encore, elle était couchée sur une terrasse voisine de l'appartement de sa maîtresse et dormait auprès d'un quartier de mouton saignant; dès qu'elle m'a entendue venir, elle s'est levée et s'est dirigée vers moi avec une mine des plus rébarbatives. Mon vieux guide l'a chassée à coups de guiveh; la bête s'est éloignée en bâillant et en frappant ses flancs de sa longue queue.

Torkan khanoum était seule dans le salon. Je lui ai demandé des nouvelles de ses compagnes.

«Toutes mes parentes sont à l'office religieux que nous célébrons aujourd'hui en l'honneur des martyrs Hassan et Houssein.

—Ne pourrais-je pas assister à la cérémonie?

—Elle vous paraîtra bien longue et bien ennuyeuse», m'a-t-elle répondu avec la désinvolture d'une musulmane mauvais teint; «néanmoins, si vous le désirez, suivez-moi, nous allons descendre à la masdjed.»

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PORTE-KALYAN DE CHEIKH MEUZEL. (Voyez p. 525.)

Au rez-de-chaussée de la maison se trouve une chapelle domestique plongée dans un demi-jour mystérieux que dispensent avec parcimonie les épaisses dentelles des moucharabiehs placées devant les baies. Des femmes sont assises le long du mur, tandis qu'une belle fille déclame sur un mode suraigu une scène du martyre des imams.

Torkan khanoum entre, s'assied au milieu de la pièce et m'invite du geste à prendre place auprès d'elle. J'obéis, et me voilà introduite en pleine mosquée chiite, au grand ahurissement des assistantes, stupéfiées de cette scandaleuse intrusion. On chuchote à droite et à gauche, l'office s'interrompt. Torkan khanoum ne perd pas la tête, ordonne impérieusement à la lectrice de continuer la cérémonie, et le calme se rétablit.

A mesure que mes yeux s'habituent à l'obscurité, je distingue dans l'ombre un grand nombre de femmes que je n'avais pas aperçues d'abord. Toutes ont ramené leur abba sur la tête, mis à nu le sein et l'épaule gauche, et les frappent en mesure avec la paume de la main afin d'accompagner sur ce tambourin vivant les lamentations de la lectrice.

Dans les moments les plus pathétiques, l'assistance gémit et sanglote en répétant en chœur: «Hassan, Hassan, Hassan; Houssein, Houssein, Houssein», et en entremêlant ces démonstrations bruyantes de claques sonores. Les plus vieilles matrones sont naturellement les plus ferventes; l'une de ces parques, qui rendrait des mois de nourrice à Mathusalem, a trouvé moyen de se faire bien venir des imams sans dénuder, à force de coups, les os déjà bien apparents de son épaule décharnée: elle a installé sur son genou gauche la plante de son pied droit et frappe sur ce vénérable cuir avec une ardeur des plus méritoires.

Le kalyan qui circule de main en main, le café délicieux qu'une négresse distribue à toutes les pleureuses, ne privent les fils d'Ali ni d'un gémissement ni d'un sanglot. Une jeune vierge a déclaré, entre deux soupirs étouffés, que le breuvage n'était pas suffisamment chaud, et a dévotement jeté le contenu de sa tasse à la figure de la servante. Torkan khanoum s'est empressée de punir l'échanson négligent, et la cérémonie s'est enfin terminée.

L'émotion de l'assemblée paraissait si sincère qu'en revenant au grand jour je me suis hâtée de chercher sur le visage des pleureuses les traces de leurs larmes et de leur douleur: toutes m'ont semblé parfaitement calmes et très heureuses d'aller reprendre le cours de leurs sempiternels bavardages.

Quant à Torkan khanoum, elle a assisté impassible et sans pousser un seul gémissement à toute la cérémonie. Faut-il qu'elle soit sûre de sa puissance et de son ascendant pour se conduire avec un pareil sans-gêne dans une famille où toutes les femmes se font gloire d'user leur peau en l'honneur de Hassan et de Houssein!

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CHEIKH REZZAL, FRÈRE DE CHEIKH MEUZEL.
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