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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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GABRE DANIAL (TOMBEAU DE DANIEL). (Voyez p. 660.)

CHAPITRE XXXIX

Visite au cheikh Thaer, administrateur des biens vakfs de Daniel.—Les tumulus.—Le tombeau de Daniel.—Le palais d'Artaxerxès Mnémon.—Chasse au sanglier.—Une nuit dans le tombeau de Daniel.

Suse, 14 janvier.—«En route!» me suis-je joyeusement écriée ce matin en entendant résonner sur le dallage de la cour le pas des chevaux destinés à nous porter à Suse.

«Pas encore, a répondu Marcel: le naïeb est venu me voir pendant ton absence et m'a engagé à aller rendre visite au cheikh Thaer, l'administrateur des biens vakfs de Daniel. Sans son autorisation nous ne trouverions pas d'abri au tombeau du prophète, et en cette saison il est prudent de s'assurer une autre auberge que celle de la belle étoile.»

L'utilité de cette démarche était hors de discussion; toutes les valises bouclées, nous avons pris le chemin de l'habitation du cheikh Thaer.

Les abords de la maison, le vestibule disposé derrière la grande porte, les cours, étaient encombrés de mollahs coiffés d'énormes turbans blancs, de seïds et même de fonctionnaires placés sous la sujétion et la dépendance morale du chef religieux. Celui-ci, entouré de quelques intimes, était assis sur une terrasse d'où l'on domine le cours du fleuve, et attendait notre visite, annoncée depuis la veille. Il n'a pas encore enjambé le siècle, et pourtant il marcherait vers son deuxième centenaire que je n'en serais guère surprise, tant son corps est cassé, déformé, sa figure vieille et ridée: la fée Carabosse en turban. A peine peut-il se tenir debout, à peine y voit-il pour se conduire: mais dans cet être délabré la vie intellectuelle paraît, en dépit des ans, avoir conservé toute sa vigueur.

L'accueil du cheikh a été poli et cérémonieux. Néanmoins il nous a donné clairement à entendre que, si l'on voulait bien tolérer des chrétiens durant une nuit ou deux tout auprès du gabre, on ne saurait sous aucun prétexte les autoriser à visiter la salle close où se trouve le cénotaphe. Marcel a vainement insisté: «Daniel, a-t-il insinué, est un prophète aussi vénéré des chrétiens que des musulmans». Le cheikh Thaer, en véritable égoïste, a réclamé l'entière propriété du saint, et il a fallu la lui abandonner afin d'obtenir le droit d'asile dans le tombeau très apocryphe du patron des dompteurs de lions.

La discussion close, le cheikh est allé faire sa prière, nous abandonnant aux mains de ses secrétaires, esprits forts qui n'ont consenti à nous laisser partir qu'après avoir obtenu leur photographie. Je me suis prêtée de bonne grâce à leur fantaisie: du haut de la terrasse se déroulait l'un des plus séduisants paysages de Dizfoul.

A midi nous avons conquis notre liberté. La caravane traverse la rivière sur le pont sassanide et atteint des champs de blé, puis un village entouré d'une enceinte de terre dissimulée sous une épaisse verdure, enfin, à quelques kilomètres de la ville, la lande déserte. Toute culture cesse et la terre ne produit plus que des arbustes malingres et des konars rachitiques redevables de la vie à l'humidité entretenue dans le sous-sol par un bras de la Kerkha. Les chevaux franchissent le fleuve avec de l'eau jusqu'au ventre, et nous continuons notre route. Plus de champs de blé, plus de jungle, mais une région sillonnée de digues ruinées et semée de collines artificielles habillées jusqu'à leur sommet d'herbes verdoyantes. De tous côtés s'étend la plaine, couverte de chardons desséchés. Je ne vois jusqu'à l'horizon ni villages, ni tentes, ni troupeaux: c'est le désert dans toute sa désolation, désolation bien attristante, car elle est due à l'abandon et à l'oubli des hommes. Nous avançons; le soleil perce les nuages et éclaire à une distance difficile à apprécier un énorme tell qui va se prolongeant sur une longue étendue. On se croirait en présence d'une montagne naturelle, n'était la crête unie du massif. Situé à l'extrême droite, un plateau plus élevé domine l'ensemble du tumulus: «Chous!» s'écrient les tcharvadars.

Laissant à l'est un petit imamzaddè en ruine, les guides nous conduisent jusqu'au bas du tumulus; ses dimensions colossales me frappent d'autant plus que je puis les mesurer à notre échelle.

Le tombeau de Daniel se présente au pied et à droite de la haute terrasse désignée dans le pays sous le nom de kalè Chous (forteresse de Suse). Un cours d'eau marécageux, le Chaour, qui jaillit de terre à quelque dix farsakhs en amont et va se perdre dans l'Ab-Dizfoul, baigne les murs du saint édicule.

«Est-ce là le gabre?

—Oui, Çaheb.»

Il ne valait vraiment pas la peine de faire tant d'embarras pour nous laisser y pénétrer. Le monument n'est en harmonie ni avec sa réputation ni avec le zèle pieux des nombreux pèlerins qui viennent chaque printemps le visiter. En venant de Dizfoul, on aperçoit tout d'abord des murs de terre et une massive porte d'entrée. On se croirait devant un petit village enceint de murs bien entretenus, si un clocher en pain de sucre ne se dressait au centre des constructions et n'indiquait la destination de l'édifice. Les façades perpendiculaires à celle du sanctuaire sont bâties en arcades, formant chacune un réduit spécial réservé aux gardiens du tombeau et à quelques pâtres aussi sauvages que les chiens jaunes couchés sur les tas de fumier amoncelés au milieu de la cour.

Des rideaux formés de tiges de ginériums réunies par des cordes faites en fibres de palmier mettent les habitants des loges à l'abri des grandes pluies, qui viendraient les fouetter jusqu'au fond de leur tanière.

Le motavelli (gardien du tombeau) nous a d'abord offert un asile sous une arcade inhabitée et dépourvue de rideau de feuillage; puis, à la vue des nuages sombres, présage certain de la reprise des pluies, il s'est ravisé. Après avoir relu la lettre de son chef, il a donné l'ordre de débarrasser un cabinet noir dont la porte s'ouvre sous le péristyle du tombeau, et a permis à Séropa d'y transporter nos bagages.

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L'AB-DIZFOUL ET LES SECRÉTAIRES DU CHEIKH THAER.

Assurés d'un logis sec, si ce n'est propre, nous sommes sortis d'un édifice peu intéressant, du moment que l'on nous interdisait l'entrée du tombeau et le plaisir de contempler dans sa gigantesque beauté le corps du peïghambar (prophète), long de quarante mètres et large de dix à la hauteur des épaules. Marcel a loué des ânes, et, suivis du motavelli, un brave homme décidément, nous avons gravi les tumulus, afin de jeter un premier coup d'œil sur la ville royale des Nakhounta et des Assuérus.

Sans s'arrêter aux nombreux vallonnements et aux mouvements de terrain qui s'étendent jusque sur la rive droite de la Kerkha, trois énormes masses de terre bien séparées et bien distinctes les unes des autres se dressent devant nous. La plus imposante, celle dont le sommet m'est apparu dominant tout le tell, la kalè Chous, s'élève à trente-six mètres au-dessus du niveau du Chaour. Les pluies ont raviné ses parois, aujourd'hui tapissées de ronces, mais on ne saurait cependant atteindre la plate-forme, à moins de suivre deux frayés de chèvres: l'un est l'œuvre personnelle de ces intéressants animaux; l'autre, fort ancien, servait de chemin d'accès aux habitants de la citadelle. Nous suivons ce dernier; à l'extrémité d'un sentier en lacet se présente une porte défendue par d'énormes blocs de maçonnerie en briques séchées au soleil, conservant encore l'apparence de tours. Au delà s'étend une plate-forme de peu d'étendue, à l'extrémité sud de laquelle commence une voie très étroite ménagée au-dessus d'une haute courtine. Cet isthme était sans doute le dernier obstacle à affronter quand les assaillants, après avoir gravi le sentier et enlevé la première porte, se présentaient devant le corps de place. A partir de l'étranglement le tumulus s'élargit en un vaste plateau, d'où l'on domine la plaine et les deux tumulus voisins. Je suis au cœur de cette inexpugnable forteresse, l'orgueil des rois de Suse, de ce château où s'entassaient leurs trésors, de cette citadelle qui devint après la conquête macédonienne la résidence d'une garnison chargée de maîtriser, en l'absence d'Alexandre, les derniers efforts des vaincus. Les historiens grecs nous ont laissé l'énumération des richesses trouvées à Suse: quarante mille talents d'or et d'argent monnayés, des meubles précieux, trois mille livres de pourpre d'Hermione que les rois avaient accumulées depuis deux cents ans dans le trésor, et dont la couleur était si fraîche et si claire qu'elle paraissait extraite de la veille; et ces vases d'or où l'on conservait l'eau du Nil et du Danube en témoignage de l'immensité de l'empire. L'inventaire est coquet; pourtant chacune des résidences des rois achéménides, Persépolis, Pasargades, Ecbatane, Babylone, possédait des trésors au moins équivalents à ceux de Suse.

Aujourd'hui des mauves arborescentes couvrent le sol, trop fidèle gardien des secrets du passé, et on chercherait vainement un témoin inanimé des tragiques événements dont la forteresse fut jadis le théâtre.

«Vous perdez votre temps, nous dit le motavelli: descendons et allons voir le palais avant la tombée de la nuit.»

Le conseil est sage; j'enfourche maître aliboron et je me dirige vers l'angle nord du tumulus situé le long du chemin de Dizfoul. Là notre guide, écartant des ronces vigoureuses, nous montre les socles de plusieurs colonnes disposées en quinconce. Quatre d'entre elles sont ornées d'inscriptions trilingues gravées en caractères cunéiformes. Les socles, enfoncés à plus d'un mètre au-dessous du niveau du sol actuel, furent découverts, il y a quelque trente ans, par le colonel Williams et mis au jour par sir Loftus (le propriétaire du fauteuil de Dizfoul). Ils permirent à ce dernier de reconstituer le plan d'un édifice hypostyle entouré de portiques sur trois faces et ayant les plus étroites analogies avec l'apadâna de Xerxès à Persépolis. Les dispositions générales, une base de colonnes à peu près intacte, la patte repliée sous le ventre d'un animal de taille colossale, sont des indices indiscutables de l'origine achéménide du monument susien. A défaut de ces preuves, la lecture des inscriptions trilingues, dont on est parvenu à connaître le sens, nous apprendrait que ce palais, construit à l'époque d'Artaxerxès Mnémon, remplaçait la salle du trône de Darius incendiée sous le règne de l'un de ses successeurs. Ce serait donc à l'abri de ces colonnades qu'apparut aux yeux éblouis du roi des rois la rayonnante beauté d'Esther et que le souverain abaissa vers elle son sceptre d'or.

A part les bases de colonne, débris de sa grandeur évanouie, Suse ne s'enorgueillit plus que de l'admirable rideau de montagnes neigeuses placé comme une barrière infranchissable entre l'Élam et la Perse. Si les hommes pouvaient détruire les œuvres divines comme ils brisent les ouvrages sortis de leurs mains, ils auraient aussi anéanti ces brillantes cimes, tant il a passé ici de barbares guerriers et de conquérants redoutables.

D'après mon mari, la façade extérieure du palais n'aurait pas été orientée au nord vers la chaîne des Bakhtyaris, ainsi que semblent l'avoir cru les archéologues anglais; la vue des montagnes était réservée au roi, mais l'entrée principale, les portes monumentales devaient se dresser au sud de l'apadâna. La position des inscriptions trilingues gravées sur les faces est, sud et ouest des bases en est la preuve. Si le trône eût été orienté vers le nord, les visiteurs se fussent trouvés vis-à-vis de la partie des colonnes demeurée lisse et n'eussent pu lire à l'aise qu'une seule épigraphe. Tournons au contraire le siège royal de cent quatre-vingts degrés: les heureux mortels admis en présence du souverain arriveront par une route longeant la forteresse; dès qu'ils auront franchi l'entrée du palais, ils apercevront au fond de la salle le monarque dans tout l'éclat de sa majesté, et, s'ils sont admis à s'approcher du trône, ils déchiffreront sans peine les trois textes cunéiformes.

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BASE D'UNE COLONNE DU PALAIS D'ARTAXERXÈS MNÉMON.

Que de trésors ont été enfouis, que de ruines se sont amoncelées sous les flancs de ces énormes tumulus, que de générations ont regardé cette vaste plaine aujourd'hui stérilisée et cette chaîne aux crêtes blanches depuis le jour où Suse vit s'avancer sur la Kerkha la flotte de Sennachérib, au lieu d'une armée que les Élamites avaient été chercher vers le nord, et depuis l'heure néfaste où Assour-ban-habal emporta les redoutables défenses que les rois d'Élam avaient accumulées autour de leurs palais! Mais aussi comme il est orgueilleux et sauvage, l'hymne triomphant du vainqueur!

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LES TUMULUS DE SUSE.

«Par la volonté d'Assour et d'Istar, je suis entré dans ces palais et je m'y suis reposé avec orgueil. J'ai ouvert leurs trésors, j'ai pris l'or et l'argent, leurs richesses, tous ces biens que les premiers rois d'Élam et les rois qui les ont suivis avaient réunis et sur lesquels encore aucun ennemi n'avait mis la main, je m'en suis emparé comme d'un butin… J'ai enlevé Sousinak, le dieu qui habite les forêts, et dont personne n'avait encore vu la divine image, et les dieux Soumoudou, Lagamar, Partikira, Amman-Kasibar, Oudouran, Sapak, dont les rois du pays d'Élam adoraient la divinité. Ragiba, Soungoumsoura, Karsa, Kirsamas, Soudounou, Aipaksina, Biloul, Panimtimri, Silagara, Napsa, Narlitou et Kindakourbou, j'ai enlevé tous ces dieux et toutes ces déesses avec leurs richesses, leurs trésors, leurs pompeux appareils, leurs prêtres et leurs admirateurs, j'ai tout transporté au pays d'Assour. Trente-deux statues des rois, en argent, en or, en bronze et en marbre, provenant des villes de Sousan, de Madaktou, de Houradi, la statue d'Oummanigas, le fils d'Oumbadara, la statue d'Istar Nakhounta, celle d'Hallousi, la statue de Tammaritou, le dernier roi qui, d'après l'ordre d'Assour et d'Istar, m'avait fait sa soumission, j'ai tout envoyé au pays d'Assour. J'ai brisé les lions ailés et les taureaux qui veillaient à la garde des temples. J'ai renversé les taureaux ailés fixés aux portes des palais du pays d'Élam, et qui jusqu'alors n'avaient pas été touchés; je les ai jetés bas. J'ai envoyé en captivité les dieux et les déesses. Leurs forêts sacrées, dans lesquelles personne n'avait encore pénétré, dont les frontières n'avaient pas été franchies, mes soldats les envahirent, admirant leurs retraites, et les livrèrent aux flammes. Les hauts lieux de leurs rois, les anciens et les nouveaux, qui n'avaient pas craint Assour et Istar, mes seigneurs, et qui étaient opposés aux rois mes pères, je les ai renversés, je les ai détruits, je les ai brûlés au soleil; j'ai emmené leurs serviteurs au pays d'Assour, j'ai laissé leurs croyants sans refuge, j'ai desséché les citernes.»

Suse ne se releva pas de longtemps d'une ruine aussi complète et aussi méthodiquement exécutée. Après des siècles de tristesse et de deuil elle revit pourtant des jours de gloire. C'est de Suse, mise en communication avec Sardes par une route d'étape pourvue de caravansérails regorgeant d'approvisionnements et de vivres, que partit Darius à la tête d'une armée de sept cent mille hommes conduite contre la Thrace.

Puis l'horizon s'assombrit de nouveau. Atossa a pleuré sur la défaite de Xerxès. La Perse a pris le deuil de ses défenseurs immolés pour la plus grande gloire de la Grèce et des fils de Pallas-Athènè. Les chants du poète tragique nous redisent les sanglots du peuple de Suse:

«Hélas! hélas! inutilement, par myriades, de toutes sortes, les armées se sont levées à tous les points de l'Asie, se sont ruées à la terre des héros, au pays de la Hellade!

«Ils sont partout, les cadavres des misérables victimes; partout aux rivages de Salamine, partout au pays d'alentour.

«Hélas! hélas! pauvres Perses! Ainsi des flots submergés, noyés, leurs cadavres roulent pêle-mêle parmi les agrès fracassés, jouets des flots.

«Inutiles ont été les arcs. Tout entière elle a péri, l'armée abîmée au choc des vaisseaux.

«O douleur! effroyable malheur! Trop misérables Perses, perdus sans retour! Hélas! hélas! c'en est fait de l'armée.

«O, de tous les noms le plus abominable, lugubre Salamine! Athènes! Athènes! de sinistre souvenir!

«Terrible Athènes, de si amer souvenir à tes ennemis! Que de femmes perses par toi sans fils, par toi sans maris.»

Après les derniers Achéménides, Suse tomba dans l'oubli. De ses débris se formèrent Chouster, Dizfoul, Eïvan; des pierres arrachées à ses palais furent construits les ponts jetés au-devant des cités nouvelles. A chaque invasion s'ajoutait une strate au tumulus. L'étage arabe fut le dernier. Depuis le huitième siècle le tell est abandonné, et chaque hiver agrandit les crevasses au fond desquelles gîtent les guépards et pullulent les sangliers. Seule une tradition religieuse a surnagé; le tombeau de Daniel permet encore de donner un nom aux lieux où régnèrent ces dynasties qui, aux temps archaïques, balancèrent la puissance de Babylone.

La nuit nous chasse des tumulus sans nous laisser le temps de les parcourir en tous sens, et, l'esprit rempli des souvenirs du passé, nous regagnons l'hôtellerie du grand peïghambar. La cour paraît plus encombrée qu'elle ne l'était à notre arrivée. Des troupeaux de moutons et de chèvres, conduits le jour dans la plaine, sont venus à la tombée de la nuit se mettre à l'abri des maraudeurs. Avec les troupeaux sont rentrés les habitants du tombeau: les femmes chargées de broussailles, les hommes armés de la fronde ou du bâton. Çà et là courent des marmots vêtus d'une petite chemise de cotonnade descendant à peine jusqu'au creux de l'estomac, mais grotesquement coiffés de turbans énormes; aussi nous apporte-t-on en guise d'apéritif trois enfants rachitiques et perclus de rhumatismes. Comme Marcel reprochait aux mamans de ne point couvrir leur progéniture, toutes nous ont montré avec la satisfaction du devoir accompli les paquets d'étoffes amoncelées autour de la tête de leurs rejetons, et se sont bien promis, sans doute, de ne point faire de sacrifices inutiles pour vêtir les membres violacés de ces petits malheureux.

La consultation terminée, je m'apprêtais à donner la dernière main à notre installation, quand la porte de l'enceinte retentit sous des coups violents. On ouvre, et une nombreuse troupe de serviteurs précédant un seïd monté sur un âne blanc envahit la cour. Le fils de Mahomet, en homme habitué à voir ses moindres désirs satisfaits, ordonne de nettoyer la chambre noire voisine du tombeau et de la mettre à sa disposition dès qu'il aura terminé sa prière. «Cette pièce est occupée par des Faranguis», lui dit-on. Un accès de colère fait oublier au saint homme ses pieuses intentions. Quelques injures parviennent jusqu'à moi; je les écoute d'une oreille distraite, je pourrais venir en aide au seïd si la mémoire venait à lui manquer: «Jamais des infidèles n'auraient dû approcher leur impureté du sanctuaire de Daniel! Le motavelli a eu tort de tolérer une semblable profanation. Il faut chasser sur l'heure ces mécréants, ces fils de chiens!» Le parc aux bestiaux est trop bon pour nous; les vaches et les buffles protesteraient peut-être si on les forçait à vivre dans notre voisinage.

Le motavelli s'excuse de son mieux et déclare qu'il est prêt à obéir et à nous expulser, si le seïd persiste dans sa manière de voir après avoir pris connaissance de la lettre d'introduction que nous a donnée le cheikh Thaer.

A ce nom révéré, le turban bleu change subitement de ton. Il installera ses bagages sous le vestibule du tombeau; la pièce est ouverte au vent et à la pluie, mais de cet observatoire il pourra nous surveiller pendant toute la nuit et s'assurer que nous ne déroberons pas les reliques du saint prophète.

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INTÉRIEUR DE LA COUR QUI PRÉCÈDE LE TOMBEAU DE DANIEL.

Ne nous plaignons pas: le seïd va se mouiller, et nous serons à l'abri des giboulées.

15 janvier.—Les sentinelles vigilantes qui ont monté la garde devant le tombeau de Daniel se sont montrées à la hauteur de leur mission: elles ont chanté, causé, prié, fumé, absorbé du thé et du café jusqu'à l'aurore et fait un tel vacarme qu'il ne nous a pas été possible de dormir une minute. Comme elles commençaient à se calmer et à s'assoupir, nous nous sommes levés et, franchissant leurs corps, avons pris le chemin du troisième tumulus.

Plus vaste encore que ses deux voisins, il était, lui aussi, enceint de murs de terre, complètement éboulés aujourd'hui. Vers l'ouest se présente un bas-fond de forme rectangulaire, au centre duquel les explorateurs anglais ont pratiqué des excavations, d'ailleurs peu fructueuses. A l'extrémité méridionale de la plate-forme, sur une sorte de presqu'île reliée au tell par un isthme étroit, surgissent deux pierres sculptées d'origine achéménide. Ici une base de colonne avec inscription cunéiforme gravée sur le tore, là un débris de volute très dégradé. Ces deux fragments doivent à leur poids et à leur volume de n'avoir pas pris le chemin du Musée Britannique quand sir Kennett Loftus, traqué par le clergé de Dizfoul, menacé par les fanatiques, fut obligé d'abandonner les fouilles et de quitter précipitamment la Susiane.

En redescendant les pentes abruptes des éboulis, nous nous sommes brusquement trouvés nez à nez avec une famille de sangliers: «Les étranges bipèdes! avait l'air de dire le papa en nous regardant de ses yeux vifs.—Décampons, soufflait la prudente maman.—Voulons pas partir, na! braillaient les moutards, voulons voir le grand Monsieur, et le petit Monsieur aussi.—Nous reviendrons demain, a répliqué la laie; en route!» Et de son groin elle a poussé époux et progéniture vers un marais fangeux situé auprès du tell. Le temps de glisser des cartouches à balles dans les fusils, et la poudre parlait. Au bruit de nos armes, un nombreux troupeau de sangliers que nous n'avions pas aperçu a détalé à toutes jambes. Lassée de tirer sans résultat, la distance étant devenue trop grande, je me suis amusée à compter les fugitifs. J'en ai signalé plus de soixante, éparpillés sur la plaine, puis je les ai perdus de vue. Depuis notre entrée en Susiane nous n'avons pas été tous les jours aussi malheureux: nous aurions chargé un mulet avec nos victimes si nous ne nous étions fatigués à poursuivre le gibier. Canards sauvages, obarès, francolins, outardes, perdrix à panache noir, pigeons et alouettes sont assez nombreux pour faire perdre la tête au moins zélé disciple de saint Hubert.

Laissant à Marcel le soin de parcourir de nouveau les tumulus, j'ai repris le chemin du tombeau. J'entre, et dès la porte un spectacle des plus étranges se présente à mes regards. La caravane du seïd occupe encore le milieu de la cour, les mulets sont bâtés, les chevaux sellés, mais les cavaliers ont mis pied à terre et entourent leur maître. Le saint homme, assis sur des coussins, les traits décomposés, la face verte, paraît en proie à une attaque de délire épileptique: les dents claquent, les mains tremblent, les yeux apparaissent blancs dans leur orbite.

Je m'approche afin de porter secours à mon ennemi d'hier, j'écarte les paysans assemblés; mais une main s'appesantit sur mon épaule, à cette main s'emmanche Séropa: «Qu'allez-vous faire, Khanoum? ne troublez pas le seïd: il est animé de l'esprit divin et guérit un des enfants que vous avez examinés hier au soir.»

Oh! oh! ne dérangeons pas mon confrère; volons-lui seulement sa recette. Je m'avance et vois enfin la pauvre victime. Le seïd la tient des deux mains et lui communique par moments ses frissons bénis. Le bébé pleure, crie à se rompre les cordes vocales; on le trémousse de plus belle. A ce moment décisif le convulsionnaire m'aperçoit au premier rang des curieux: va te promener, le charme est rompu. Mon impureté met en fuite l'esprit saint, au grand chagrin de l'assistance, et le docteur, ressaisi par les nécessités de la vie, réclame son kalyan.

«Ce n'est pas vous qui recevez le souffle d'Allah et guérissez les infirmes rien qu'en frissonnant», me dit un grand diable en haussant les épaules.

«Tes reproches ne me vont point au cœur, fils du désert; ma conscience médicale me défend de pactiser avec les charlatans et les empiriques.»

Quand je pense pourtant que ce descendant du Prophète vient de recevoir comme honoraires une poule et douze œufs, et que durant toute ma carrière médicale on ne m'a jamais offert que six noix véreuses, je suis saisie d'un profond découragement. Humaine nature, ton vrai nom est injustice!

Le seïd est parti, le motavelli parcourt les tumulus avec Marcel, les nomades ont suivi leurs troupeaux: j'ai tout le loisir d'examiner la salle funéraire.

Mon audace a été mal récompensée. La pièce, de dimensions restreintes, blanchie à la chaux, couverte d'une voûte, contient une construction rectangulaire en forme de sarcophage. Le tombeau est entouré d'un de ces grillages autour desquels se promènent pieusement les mains des fidèles. Aux quatre angles luisent des boules volumineuses, polies par l'attouchement des fronts respectueux.

Rien de plus, rien de moins dans la dernière demeure de Daniel. Un homme assez habile pour expliquer des songes à un potentat, alors que ledit potentat ne se les rappelait pas lui-même, méritait mieux. Tout passe, tout lasse, dit le proverbe. Depuis la mort du prophète l'édifice a dû être reconstruit bien des fois; pourquoi s'étonner si la piété des fidèles a été diminuant, au point de consacrer au peïghambar un tombeau si modeste?

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ORNEMENT DE CHAPITEAU SASSANIDE.
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