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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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UNE RUE D'ABBAS-ABAD. (Voyez p. 329.)

CHAPITRE XVII

Imamzaddè Jaffary.—Minaret mogol.—Le protecteur des étrangers.—Le palais de Farah-Abad.—Le takhtè Soleïman.—Le champ de bataille de Golnabad.—Le cimetière arménien.—Circoncision des tombes chrétiennes.—Accueil fait à une robe de Paris par l'aristocratie de Djoulfa.—Jardin du Hezar Djerib.—Palais du Ainè Khanè.—Pont Hassan Beg.—Minaret et imamzaddè du Chéristan.—Pont du Chéristan.—Contrat passé avec les tcharvadars.—Le dîner au couvent.—Départ pour Chiraz.

Ispahan, 13 septembre.—Merci, mon Dieu! nos pèlerinages aux mosquées, koumbaz et autres édifices religieux touchent à leur fin; il ne nous reste plus à visiter désormais que l'imamzaddè Jaffary. Pas plus que les autres tombeaux du saint imam élevés dans les grandes villes de la Perse, cette chapelle ne contient la dépouille mortelle du compagnon du Prophète. Les fidèles ispahanais l'ont cependant en grande vénération; aussi le P. Pascal nous a-t-il engagés à partir de Djoulfa en pleine nuit, afin d'arriver à l'imamzaddè avant que les vrais croyants aient quitté leurs maisons pour se rendre à la mosquée ou au bazar.

Le monument est situé au milieu d'une cour irrégulière bordée de bâtiments en terre crue, complètement ruinés. C'est un charmant petit édifice mogol, construit sur plan octogonal et recouvert d'une coupole que devait autrefois surmonter une toiture pyramidale analogue à celle des tombeaux des cheikhs. La corniche et la frise, ornées de caractères arabes et de guirlandes de fleurs entrelacés, brillent de tout l'éclat de leurs émaux bleu turquoise. Les parties inférieures de la construction sont bâties en belles briques blanches, entre lesquelles on a ménagé des joints creux pareils à ceux que l'on retrouve dans les édifices français du Moyen Age. A part quelques dégradations dans la partie supérieure de la corniche et la disparition de la toiture en éteignoir, l'imamzaddè est en parfait état de conservation et charme les yeux par l'élégance de ses proportions et la délicatesse de ses ornements.

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REVÊTEMENT EXTÉRIEUR D'UNE MOSQUÉE MOGOLE.

En arrivant, mon premier soin est d'installer mon appareil, car je tremble toujours quand je vois la foule hostile ou simplement curieuse se presser autour de nous. L'épreuve terminée aux premiers rayons du soleil, les châssis et les lentilles rentrent dans les valises de cuir et reprennent sans délai le chemin de Djoulfa. Désormais tranquilles sur le sort du précieux instrument, nous procédons à un examen attentif de l'édifice. Tout à coup la roulette qui me servait à mesurer les dimensions du tombeau m'échappe des mains, car je viens d'apercevoir au bout de la rue un énorme turban bleu. L'ennemi (ce ne peut être qu'un ennemi) s'avance avec un empressement de mauvais augure, fait irruption dans la cour et, levant vers le ciel ses bras indignés, n'a pas assez de souffle pour débiter une longue kyrielle d'invectives, au milieu desquelles nous distinguons facilement le fameux peder soukhta (fils de père qui brûle aux enfers), haram zaddè (fils d'impur), et le peder cag (fils de chien) dont nos oreilles ont déjà été régalées au bazar de Kachan. Finalement le seïd nous enjoint en termes grossiers de ne pas souiller plus longtemps le sol du sanctuaire. Nous nous empressons de lui rire au nez; sa colère ne connaît plus de bornes, et, après avoir attiré sur nos têtes toutes les malédictions du ciel, il sort et se dirige à toutes jambes vers le bazar. Dix minutes ne se sont pas écoulées qu'une troupe de marchands ameutés à sa voix envahit la cour; les uns nous saisissent les bras, les autres nous poussent par les épaules, et malgré nos protestations nous mettent brutalement dehors.

Dans cette circonstance délicate—je me plais à le constater—Marcel et moi avons gardé un calme parfait. Le temps est passé où nous nous laissions aller aux premières inspirations d'un amour-propre hors de saison. Sachant à quelles gens nous avons affaire, et ayant appris par expérience que ces orages populaires se résolvent en une bousculade au demeurant peu dangereuse, nous avons tous deux pelotonné notre tête entre les épaules et mis en saillie, dès le commencement de l'action, des coudes assez maigres pour devenir offensants.

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IMAMZADDÈ JAFFARY.

A peine dégagés de la foule, nous rejoignons le Père, demeuré à quelque distance de l'enceinte, et Marcel, s'élevant sur-le-champ aux sublimes hauteurs du mode cicéronien, harangue nos ennemis dans le langage qu'ils entendent le mieux.

«Jusques à quand, graine d'ânes, abuserez-vous de notre patience et vous permettrez-vous d'empiéter sur le chemin de notre volonté? Vous montrez de la fierté parce que, au nombre de cent ou cent cinquante braves, vous avez l'audace d'attaquer deux Faranguis. Vermine, fils de vermine, vous nous respecteriez si nous traînions à notre suite une escorte de pouilleux faits à votre image; vous redouteriez de voir le bâton réprimer vos moindres incartades; mais n'ayez nulle crainte, chiens sans religion, la gaule qui doit vous frapper n'est pas loin de ma main. Vous apprendrez bientôt à redouter ma juste colère, et, quand vous regagnerez vos demeures, traînant dans la poussière la plante de vos pieds offensés, vous saurez qu'un Farangui ne remet pas à des ferachs le soin de sa vengeance. Laissez-moi le temps de me rendre chez le mouchteïd, et vous assisterez, je vous en donne ma parole, à un spectacle instructif. Les plus terribles turbans bleus qui vous ont menés au combat viendront baiser le pan de la robe de ma condescendance

Après avoir terminé cette brève catilinaire, à laquelle ne font même pas défaut les très bien et les bravo réglementaires accentués par la voix de basse du P. Pascal, Marcel toise une dernière fois ses auditeurs, fait faire une volte à la bête sur laquelle il est monté, afin de lancer avec plus d'éclat ses dernières imprécations, et vient se ranger à mes côtés. La foule, inquiète, s'écarte à notre approche, et nous nous éloignons lentement, non sans constater avec quelque surprise que les Ispahaniens, prenant nos menaces pour argent comptant, se reprochent les uns aux autres la manière brutale dont ils ont traité les Faranguis et cherchent déjà à désigner celui d'entre eux qui portera avec le plus d'aisance les cornes du bouc émissaire.

Sans perdre un instant, nous nous dirigeons vers la maison du mouchteïd, afin de porter plainte contre le seïd et de réclamer une escorte. La requête, présentée par le P. Pascal, est accueillie avec bienveillance; une trentaine de serviteurs et de respectables mollahs prennent la tête du cortège et nous ramènent processionnellement à l'imamzaddè. La porte est close, le fils de Mahomet ayant emporté en guise de trophée la clef de bois, longue de cinquante centimètres, qui sert à manœuvrer cette serrure primitive. Aucun de nous maintenant n'est d'humeur à se laisser arrêter par de pareils obstacles; les serviteurs soulèvent les battants, le pêne se dégage, et la troupe pénètre de nouveau dans cette cour d'où la foule nous a expulsés il y a une heure à peine.

Les marchands ont posté un espion près du tombeau; ils accourent, bien décidés à faire payer cher à ces démons de Faranguis l'effraction de la porte. Mais à la vue des gens du mouchteïd ils deviennent subitement souples et plats comme des chiens couchants. Seul le seïd, que préserve de toute punition la noblesse de sa race et qui attribue à son turban bleu les vertus du palladium, se laisse emporter par sa fureur.

«J'ai trop vécu, puisque j'ai vu des chrétiens se vautrer dans le tombeau de l'imam Jaffary,—la bénédiction d'Allah soit sur lui! Les infidèles peuvent désormais se baigner dans les piscines des mosquées et, ruisselants de l'eau souillée à leur odieux contact, inonder nos tapis de prière et les parvis sacrés. Si les musulmans continuent à se montrer les humbles serviteurs des chrétiens, ces chiens auront bientôt l'audace de pénétrer sous la coupole du tombeau d'Ali et fouleront de leurs pieds immondes le parvis de la Kaaba. Pour moi, je me retire, mes yeux ne pouvant supporter plus longtemps le douloureux spectacle qui s'offre ici à tous les regards.

—En attendant que le mouchteïd vous inflige la juste punition de votre insolence, allez donc baigner vos paupières dans une infusion de thé et d'essence de rose; à ma connaissance il n'est pas de meilleur collyre», dis-je triomphalement au seïd en forme de conclusion.

Nous n'abusons pas de notre victoire: après avoir laissé à la foule le temps de constater sa défaite, Marcel donne l'ordre de refermer la porte du tombeau, et nous reprenons sans nouvel incident le chemin de Djoulfa.

Il serait encore nécessaire de visiter les ruines d'une mosquée mogole, mais nous sommes tellement rassasiés de mollahs, de seïds, de pochtèbouns, d'échelles, de protecteurs des étrangers et des tombes saintes de l'Islam, que nous nous contenterons de prendre la vue extérieure d'un minaret élégant, décoré de faïences en relief et de charmantes combinaisons de mosaïques bleues et noires traitées dans le style des ornements de l'imamzaddè Jaffary,—la bénédiction d'Allah soit sur lui!

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MINARET MOGOL A ISPAHAN.

Les mosquées d'Ispahan sont, on ne saurait le contester, fort belles et fort intéressantes, mais elles sont aussi d'un accès bien difficile. Il a fallu le caractère péremptoire des ordres du chahzaddè, l'énergie du P. Pascal et aussi, je dois en convenir, notre ténacité, pour arriver à vaincre toutes les résistances.

14 septembre.—«Père», s'écrie Kadchic en entrant dans la salle à manger, la bouche pleine et les mains embarrassées d'un melon dans lequel il mord à belles dents, «ce chien maudit, ce suppôt de l'enfer, cette bête malfaisante a osé poser son pied exécré sur le seuil de votre porte et a l'audace de demander à vous saluer.

—De qui donc parles-tu avec pareille hardiesse? Ne t'ai-je pas recommandé cent fois de qualifier en termes polis les étrangers qui se présentent au couvent?

—De qui pourrais-je parler, si ce n'est de ce protecteur des étrangers, de cet homme qui riait bêtement quand vous avez failli tomber de l'échelle, de cet être sournois qui est allé hier prévenir les seïds de la présence des Faranguis à l'imamzaddè Jaffary? Khalifè, j'ai été ce matin au bazar d'Ispahan, j'ai écouté les conversations des barbiers et des marchands de thé: je sais à quoi m'en tenir à son sujet.

—Garde ta langue, Kadchic; si la parole vaut un kran (un franc), le silence vaut un toman (dix francs). Introduis ici le protecteur des étrangers.»

«Allah soit loué, Père! Puissé-je monter la garde autour de votre tête! Votre santé est-elle bonne, la santé de vos hôtes est-elle bonne? Puissé-je être sacrifié pour vous! Votre santé est-elle très bonne? La santé de Leurs Excellences est-elle très bonne? demande en entrant le nouvel arrivant.

—Quel motif vous amène à Djoulfa? répond sèchement le Père à ces doucereuses salutations.

—L'honneur immense pour votre esclave d'être admis à vous présenter ses devoirs. Nul autre motif, Allah soit loué! n'a conduit mes pas jusqu'à votre demeure bénie. Je désirais aussi adresser mes protestations de dévouement aux hôtes que le ciel vous a envoyés. Puissé-je monter la garde autour de leur tête et leur dire combien j'ai été favorisé par la fortune en ayant eu le bonheur de leur être utile.

—Si c'est là l'unique but de votre promenade à Djoulfa, répond le Père, vous auriez pu sans inconvénient éviter à votre cheval la peine de faire deux farsakhs. Mes hôtes apprécient votre dévouement à leurs personnes et sont convaincus que vous auriez protégé leurs vies avec courage si elles eussent été en danger.

—J'ai rempli sans effort un devoir léger à mon cœur. Il me semble cependant qu'en récompense de mes services les Excellences, si leurs âmes sont reconnaissantes, devraient au moins me faire obtenir la décoration française; mon ambition est modeste, je me contenterai du second degré.

—Croyez-vous donc que la croix de la Légion d'honneur ait été créée pour des poltrons et des hypocrites? s'écrie Marcel, subitement exaspéré.

—Calmez-vous, dit le Père en s'apercevant que la figure du solliciteur blêmit sous cette brusque apostrophe. Je suis surpris de vos prétentions, Khan. Demandez à Sa Majesté le Chah l'ordre iranien en récompense de la manière dont vous remplissez les honorables fonctions qui vous sont confiées. Quand vous aurez obtenu le Lion et le Soleil de Perse, nous verrons s'il y a lieu de solliciter en votre faveur le gouvernement français.»

Au premier abord l'audace du protecteur des étrangers nous a paru folle: elle est rationnelle cependant et prouve que l'on distribue trop facilement à l'étranger les grades les plus élevés de notre ordre national. Un personnage de l'importance du khan ne conçoit pas qu'on puisse lui refuser la rosette d'officier quand il voit accorder, faute d'informations suffisantes, des plaques et des grands cordons à des rôtisseurs du roi ou à des gens occupant à la cour les positions les moins considérées, je pourrais même dire les moins honorables. On n'agirait pas avec plus de désinvolture s'il s'agissait d'octroyer la croix de Saint-Potin.

15 septembre.—S'il faut aller chercher les mosquées dans la ville musulmane et sur la rive gauche du Zendèroud, les palais d'été élevés par les successeurs de chah Abbas se trouvent, en revanche, sur la rive droite du fleuve. Les souverains persans désirèrent-ils, en établissant leurs résidences auprès de la ville chrétienne, lui témoigner leur confiance, ou plutôt voulurent-ils, dans un ordre d'idées tout différent, se rapprocher de la nouvelle colonie afin de la mieux surveiller et de la dépouiller sans peine? Je n'en serais point surprise. La plus vaste et la plus importante de ces demeures royales, Farah-Abad (Séjour-de-la-Joie), fut construite au pied du Kou Sofi (Montagne des Sofi) par ce même chah Houssein qui persécuta durement les Arméniens et tarit ainsi les sources de la prospérité de Djoulfa.

On arrivait à Farah-Abad en suivant une avenue longue de plusieurs kilomètres, comprise entre deux galeries interrompues de distance en distance par des pavillons réservés aux gardes du roi. Cette voie grandiose aboutissait à une vaste esplanade autour de laquelle se développait l'habitation particulière du souverain. Des canaux revêtus de marbre blanc amenaient des eaux courantes dans un bassin de porphyre placé au centre de l'édifice, ou la distribuaient aux merveilleux jardins dont les voyageurs du dix-septième siècle nous ont laissé une si enthousiaste description.

Des esprits chagrins pourront reprocher à chah Houssein d'avoir construit un palais comparable en étendue aux légendaires demeures de Sémiramis, mais ils ne l'accuseront jamais d'avoir ruiné son peuple en acquisitions de pierres de taille et de bois de charpente. Tous les murs et toutes les voûtes sont bâtis en briques séchées au soleil; les parements sont enduits de plâtre et ne conservent aucune trace de sculptures ou de peintures décoratives: les parquets, les planchers même n'ont jamais été un luxe de l'Orient, de tout temps le sol battu a été recouvert de nattes sur lesquelles on étendait des tapis; enfin, s'il existe dans quelques embrasures des traces de ces verrières encore en usage dans les constructions actuelles, la majeure partie des baies, il est aisé de le constater, n'avaient pas de fermeture et devaient être abritées des rayons du soleil par de grandes tentes placées au devant des ouvertures. Plus encore que le temps, les envahisseurs ont eu raison du palais de chah Houssein. Lorsque les Afghans, vaincus par Nadir, général en chef des armées de chah Tamasp, quittèrent Ispahan après la bataille du 15 novembre 1729, ils ordonnèrent d'incendier le palais des rois sofis et de démolir les vastes talars sous lesquels ils avaient eux-mêmes trôné pendant plusieurs années.

Chah Tamasp arriva trop tard pour s'opposer au sac de la demeure favorite de sa famille. En voyant autour de lui le spectacle d'une pareille dévastation, il ne put contenir ses larmes. Il pleurait son palais écroulé et réduit en poussière, son père et ses frères égorgés, l'enlèvement des princesses de sa maison, emmenées prisonnières par Achraf, quand une femme misérablement vêtue se précipita vers lui et le serra dans ses bras. C'était sa mère. Cachée sous les humbles vêtements d'une esclave, elle avait mieux aimé remplir pendant quatorze ans les offices les plus infimes que de se faire connaître et de se soumettre au vainqueur. Aujourd'hui tous les aqueducs sont détruits, les marbres précieux ont disparu, les voûtes de terre se sont effondrées et couvrent de leurs débris poudreux l'emplacement des jardins, où ne verdissent plus les parterres de fleurs et les platanes ombreux. Dans cet état de ruine il est difficile de porter un jugement sur le palais de Farah-Abad, un des plus vastes que j'aie jamais vus. Je croirais volontiers que son aspect ne devait être ni grandiose ni imposant; les coupoles encore debout paraissent trop lourdes, et les murailles des galeries disposées autour des cours sont trop basses. Le charme de la résidence royale était dû à l'abondance des eaux, à la fraîcheur des bosquets, à la beauté du paysage et surtout au luxe effréné d'une cour d'adulateurs, de courtisans et d'eunuques.

«Où allez-vous? me demande le Père au moment où je me remets en selle. J'ai chanté de grand matin l'office et la messe, rien ne me rappelle au couvent avant trois heures.

—Il existe, m'avez-vous dit, dans le voisinage de Farah-Abad, au milieu d'une anfractuosité du Kou Sofi, un second palais digne d'être visité?

—Le takhtè Soleïman? Nous avons bien le temps de l'aller voir demain!

—Père, reprend alors Marcel, vous nous faites passer à Djoulfa une existence bien douce, néanmoins il faut songer à nous remettre en route: depuis bientôt un mois nous sommes à Ispahan.

—Déjà! Mais je ne consentirai pas de longtemps à vous laisser quitter Djoulfa. Vous emploierez quinze grands jours à visiter la rive droite du fleuve si vous mettez dans ces tournées la modération que je me suis promis de vous faire apporter désormais dans vos courses; vous avez beaucoup travaillé depuis votre arrivée, reposez-vous avant de reprendre le cours de vos pérégrinations. Quatorze pénibles étapes séparent Ispahan de Chiraz. Croyez-en mon expérience, des semaines et même des mois comptent pour peu dans un voyage long et difficile. Demeurez cet hiver à Djoulfa, nous nous efforcerons tous de vous rendre la vie agréable.

—Notre temps est limité, vous connaissez du reste notre projet de visiter la Susiane et la Babylonie; si nous passions l'hiver ici, nous traverserions au cœur de l'été des contrées dont la température est redoutable. D'après les nouvelles apportées par les dernières caravanes, la fièvre annuelle de Chiraz est en décroissance; il est temps, vous le voyez, de songer au départ. Nous n'abandonnerons pas le couvent sans regrets, soyez-en persuadé, et nous remercierons tous les jours le ciel de vous avoir mis sur notre chemin.

—Je me soumets aux décrets de la Providence, reprend le Père. J'avais soigneusement prié tous nos amis de ne point vous parler du départ, très prochain, d'une nombreuse caravane d'Arméniens, de crainte que vous n'eussiez l'idée de vous joindre à elle; mais, puisque vous êtes décidés à continuer votre voyage, je prierai les tcharvadars chargés de la conduire de ne point activer leurs préparatifs: avant de vous remettre en route, vous pourrez ainsi terminer vos travaux en toute tranquillité d'esprit. Remontons à cheval et allons, suivant votre désir, visiter le takhtè Soleïman.»

Après avoir descendu au petit galop la longue avenue qui sert d'entrée au palais, nous gravissons les flancs abrupts de la montagne et, prenant un chemin tracé en lacet, nous atteignons bientôt une étroite plate-forme creusée de main d'homme dans une anfractuosité du rocher. Un palais ruiné la couronne.

L'histoire de cet édifice donne une idée fort exacte des procédés administratifs des rois de Perse.

Chah Soleïman étant à la chasse vint se reposer un jour à l'ombre d'un bouquet d'arbres arrosé par une source.

«Quel admirable paysage! dit-il à son grand vizir en contemplant la vaste plaine étendue à ses pieds; j'aimerais à conduire ma mère en ce lieu et à lui faire admirer d'ici le panorama d'Ispahan; de nulle part il ne se présente sous un aspect aussi enchanteur.»

Le vizir ne souffla mot, mais dès le lendemain il engagea quatre mille ouvriers et les fit conduire dans la montagne avec ordre de creuser le rocher et de déblayer un emplacement suffisant pour y bâtir un palais. En même temps il faisait tracer un chemin en lacet, afin de permettre aux gens de corvée de monter les briques et la chaux nécessaires à l'édification du monument projeté.

Les habitants d'Ispahan ne tardèrent pas à connaître les intentions du ministre et à encombrer le chantier; ils venaient juger par eux-mêmes du mérite de la position choisie et de la vigoureuse impulsion donnée aux travaux. Cette affluence de curieux donna au vizir la singulière pensée de mettre les visiteurs à contribution en les obligeant à monter au takht une charge de matériaux.

«Par la tête du roi, s'écriait-il quand il rencontrait quelque rebelle, vous travaillerez comme je le fais moi-même, car c'est le bon plaisir de Sa Majesté. Qui de vous serait assez audacieux et assez perfide pour oser refuser son concours au roi?»

Ces paroles glaçaient de terreur les Ispahaniens. Hommes, femmes, enfants chargeaient de briques leurs épaules et leurs bras et, baudets volontaires, s'élevaient jusqu'à la plate-forme, persuadés que le chah, instruit de leur dévouement, les en récompenserait. Quelques légères faveurs distribuées à propos firent naître chez les manœuvres dilettanti une telle émulation, que le transport des matériaux à pied d'œuvre fut payé tour à tour avec des menaces et des paroles encourageantes, monnaie facile à se procurer en tous pays.

«Notre promenade, nous dit le Père, me remet en mémoire un trait bien singulier de la vie du fondateur de ce palais. Chah Soleïman avait autant de superstition que de caprices. Sur l'avis de ses devins, il attribua une maladie grave dont il fut atteint dès le début de son règne à la fâcheuse conjonction des astres sous lesquels avait eu lieu son couronnement. Comme il n'était pas homme à se laisser dominer par de vulgaires étoiles, il échangea simplement son nom de Suffi contre celui de Soleïman et se fit couronner une seconde fois afin de conjurer le mauvais sort.» Il est vraiment fâcheux que ce remède souverain ne soit pas à la portée des simples mortels.

Le palais de chah Soleïman fut bâti en briques cuites. Malgré la nature de ses matériaux il est presque en aussi mauvais état que celui de Farah-Abad.

Il n'a pas été au pouvoir des Afghans—nous devons nous en féliciter aujourd'hui—de détruire en même temps que les demeures des rois sofis le superbe panorama dont on jouit de ce point élevé. En se plaçant à l'extrémité d'une sorte de promontoire dominé par une tour, dernier vestige du palais, on découvre toute la plaine d'Ispahan, la route de Chiraz et, confondue dans les brumes bleues de l'horizon, la vallée de Golnabad, tristement célèbre dans l'histoire ispahanienne depuis l'invasion afghane. Les envahisseurs, pendant leur courte domination, se montrèrent tellement cruels pour les vaincus, et après plus d'un siècle le souvenir de leurs excès est resté si vivace dans la mémoire des habitants d'Ispahan, que les enfants eux-mêmes sont capables de raconter en détail les diverses péripéties du combat de Golnabad et du siège de la ville.

En redescendant du takhtè Soleïman, mes yeux sont attirés par une tache s'enlevant en brun sur le fond des rochers rougeâtres éboulés du Kou Sofi. C'est le cimetière arménien, couvert de noirs monolithes taillés en forme de cercueils. Ce champ de repos, sans arbre ni végétation d'aucune sorte, est d'un aspect particulièrement sinistre et laisse, quand on le traverse, une impression de tristesse bien en harmonie avec sa lugubre destination. Les pierres placées sur les tombes fraîchement ouvertes sont aussi sombres que les dalles funéraires les plus anciennes, mais elles se distinguent de ces dernières en ce qu'elles sont intactes. Au temps des malheurs de Djoulfa et des persécutions exercées contre les chrétiens, les musulmans, sous le singulier prétexte de circoncire les infidèles après leur mort, ébréchaient d'un coup de marteau les angles des pierres tombales. Pendant de longues années, les Arméniens n'osèrent pas s'opposer à cette profanation et supportèrent humblement un outrage considéré comme des plus sanglants; mais aujourd'hui ils ont recouvré une sécurité relative et en profitent pour faire respecter leurs dernières demeures: aucun musulman n'oserait franchir les limites du cimetière chrétien et s'approcher d'une tombe, de crainte d'être massacré.

16 septembre.—«Nous sommes dans une bien singulière ville! Je ne crois pas qu'elle ait sa pareille au monde, nous a dit hier soir le P. Pascal. Je tiens absolument à donner un dîner aux notables djoulfaiens en l'honneur de votre présence dans notre ville, mais je me demande encore si je mènerai à bien cette délicate entreprise. L'aristocratie de Djoulfa, vous avez pu le constater, se compose, non compris l'évêque, de six familles, chez lesquelles il serait fort agréable de se réunir de temps à autre. Or ces six maisons forment six groupes distincts qui passent le plus clair de leurs jours à médire les uns des autres. Tous mes paroissiens ne sont pas constamment brouillés, mais il n'existera jamais entre eux de lien de sympathie. Pierre a volé un bon domestique à son voisin; Marie dénigre le pilau et les confitures de Catherine; enfin le cheval, le chat, le chien, tout est matière à querelle et à dispute. Mettre en présence, à ma table, des gens qui s'abhorrent me paraît fort délicat: ceux-ci prétexteront de l'invitation adressée à ceux-là pour ne point se rendre à mon dîner, et cependant je ne puis faire un choix, sous peine d'indiquer une préférence; vous me voyez dans un cruel embarras. Les brouilles cependant seraient passagères et n'auraient pas de gravité si, depuis l'arrivée de Mme Youssouf, les rivalités féminines n'avaient été surexcitées au plus haut degré par l'élégance de la nouvelle venue. Les dames d'Ispahan n'ont pas voulu convenir de leurs sentiments jaloux, et, non contentes de donner libre cours à leur bile, ont failli par leurs manœuvres souterraines amener une véritable catastrophe dans cette ville généralement si calme.

—Vous ne nous aviez jamais entretenus de cette terrible histoire, Père.

—L'hiver dernier, Mme Youssouf a fait venir de Paris une superbe robe à la mode farangui et elle a profité du mariage de l'une de mes paroissiennes pour abandonner les vêtements larges des femmes arméniennes et se montrer dans tous ses atours.» A ce moment, le Père, baissant la voix, regarde de tous côtés afin de s'assurer que les portes sont bien closes, puis il reprend: «J'ai peut-être tort de vous mettre au courant d'un pareil secret; promettez-moi au moins que vous ne le révélerez à personne?

—Vous n'avez rien à craindre, Père: mon départ prochain est un gage certain de ma discrétion.

—Vous avez raison; néanmoins je désire que nul en Perse ne connaisse les détails de ce triste incident.»

Fort intrigués par ce long préambule, nous nous rapprochons du Père, qui nous souffle à l'oreille la fin de cette grave affaire.

«L'émotion causée par la toilette de Mme Youssouf fut d'autant plus grande que, sous un corsage de satin noir collant comme un bas de soie, elle laissait admirer une taille d'une extrême finesse et une poitrine dont l'opulence et les contours eussent excité la jalousie des houris promises aux fidèles musulmans. Personne ne connaissait le secret de cette transformation; mais, avant d'éclaircir le mystère, les six familles, mortellement brouillées depuis plus d'un an, se réconcilièrent, mirent en commun leurs médisances et attaquèrent à belles dents les nouveaux avantages de Mme Youssouf. Sa toilette, vint-on me dire, était inconvenante, outrageante pour les bonnes mœurs; je ne devais pas tolérer qu'une femme se montrât dans une cérémonie religieuse vêtue d'un accoutrement aussi démoniaque. Je me laissai influencer, et j'eus le tort d'aller parler de tout cela à Kodja Youssouf. Mon paroissien, il m'en souvient, reçut assez froidement mes observations.

«Sur ces entrefaites, le prince Zellè sultan, ayant eu à se louer d'une fourniture militaire faite avec beaucoup d'intelligence par Kodja Youssouf, le nomma son tadjer bachy (marchand en chef), fit cadeau à sa femme d'un superbe cheval et l'autorisa en même temps à employer pendant quelques jours, chez elle, un charpentier arménien, nommé Kadchic, dont l'habileté est proverbiale et que le prince seul occupe depuis quelques années.

«Ce fut une proie nouvelle offerte à la médisance; on ne pouvait s'en prendre ni au prince ni aux Youssouf: on décréta que Kadchic, quand il aurait terminé les travaux du palais, ne mettrait plus les pieds dans aucune des grandes maisons de Djoulfa.

«Celui-ci, fort troublé à l'annonce de ce brutal décret d'expulsion, commit alors l'incroyable faute de raconter, en payement de son pardon…, je vous en prie, jurez-moi de garder le secret, il y va du repos de toute la paroisse», reprend tout à coup le Père de plus en plus ému, mais trop avancé dans ses confidences pour pouvoir s'arrêter en chemin. «Il raconta donc que Mme Youssouf, avant de revêtir sa fameuse robe de Paris, emprisonnait sa taille dans une mécanique faite en barres de fer recouvertes de satin rose; sa servante favorite tirait alors pendant deux ou trois heures sur des cordes fixées à la machine, et transformait ainsi le buste de sa maîtresse.

«Un vent violent n'aurait pas, au moment de la récolte, répandu plus facilement sur Ispahan le fin duvet du coton que nos matrones cette prodigieuse nouvelle: elle franchit même le Zendèroud, devint le sujet des conversations de tous les andérouns, et de vingt côtés à la fois fut rapportée à Djoulfa. Mme Youssouf, très fière de ses avantages, conçut une colère des plus violentes contre Kadchic, car, si les femmes chrétiennes se montrent à peu près à visage découvert, elles jettent, en revanche, un voile d'autant plus épais sur leur vie privée. Elle parla même de faire tuer le charpentier: la faute de Kadchic était grave, très grave, j'en conviens, mais que seraient devenus les cinq jeunes enfants et la femme de ce malheureux, s'il eût péri?

«Cette raison me détermina, non pas à demander la grâce du coupable, je ne l'aurais pas obtenue après l'insuccès de ma première ambassade, mais à lui trouver une cachette.

«La première colère passée, Mme Youssouf s'est fort bien conduite; quand Kadchic est sorti de sa prison volontaire, elle lui a fait donner cent coups de bâton, et depuis cette époque elle ne lui a plus témoigné le moindre ressentiment.

«Grâce à moi, vous le voyez, cette affaire s'est arrangée au mieux de tous les intérêts; mais c'est précisément à cause de la condescendance montrée à cette occasion par les Youssouf, que je suis obligé de les inviter à dîner et de donner à ma belle paroissienne la première place auprès de l'évêque; en votre honneur, elle ne manquera pas de mettre sa robe et sa mécanique de Paris, et vous pourrez juger par vous-même de l'effet produit sur l'assistance. Quant à moi, je suis désespéré de ces dissensions. Il faut vivre en un pays sauvage pour se trouver en face d'une situation aussi délicate.

—Ne dites pas de mal d'Ispahan, Père, et ne conservez pas d'illusions sur l'Europe: il vous suffirait d'habiter quelque temps en France une ville de province pour vous apercevoir qu'en fait de sottise et de jalousie les dames de Djoulfa n'ont rien inventé. Si j'étais à votre place, je me garderais bien de faire des invitations, et j'abandonnerais simplement le projet de donner un dîner en somme fort inutile.

—C'est impossible: à plusieurs reprises vous m'avez empêché d'offrir ce repas, je ne saurais plus longtemps tarder à rendre à l'évêque schismatique la politesse qu'il vous a faite. Peut-être même cette réunion, durant laquelle mes invités seront forcés en votre honneur de garder une certaine réserve, deviendra-t-elle le point de départ d'une réconciliation générale. Advienne que pourra: je vais engager les six familles. Demain je vous abandonnerai à votre bonne étoile et me mettrai de mon côté en tournée de visites.»

17 septembre.—Laissant le Père à ses préparatifs, nous nous sommes dirigés ce matin vers les bords du Zendèroud.

En redescendant le cours du fleuve, nous n'avons pas tardé à atteindre la partie du Tchaar-Bag située sur la rive droite à la suite du pont Allah Verdi Khan. Elle aboutissait autrefois à un immense parc, connu sous le nom de Hezar Djerib (les Mille Arpents). Des tumulus de terre délayée par les pluies et un beau pigeonnier témoignent seuls de la splendeur des constructions élevées dans ce jardin. Après avoir dépassé ces tristes ruines, nous apercevons un bouquet de platanes ombrageant un charmant pavillon, le Ainè Khanè (Maison des Miroirs).

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AINÈ KHANÈ (MAISON DES MIROIRS).

La façade, ouverte dans la direction du Zendèroud, est ornée d'un portique hypostyle. Ses colonnes, au nombre de douze, étaient revêtues autrefois de miroirs taillés à facettes. Les plafonds, en mosaïques de bois de cyprès et de platanes, rehaussés de filets d'or, les lambris de faïence colorée, les portes et les croisées fermées par des vantaux travaillés à jour comme les moucharabies du Caire, composent un ensemble des plus séduisants.

Quand ils viennent à Ispahan tenir les audiences solennelles, les rois de la dynastie Kadjar se placent généralement sous ce portique, d'où l'on aperçoit le cours du fleuve et les deux ponts Allah Verdi Khan et Hassan Beg. En 1840 notamment, Mohammed chah y présida une cour de justice et s'y montra si sévère qu'il rétablit l'ordre dans la province de l'Irak, infestée par des hordes de brigands.

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PONT HASSAN BEG.

Tout à côté du Ainè Khanè débouche le pont Hassan Beg. Il est moins long que le pont Allah Verdi Khan, mais digne cependant d'une étude attentive. Cette construction, traitée avec un soin et un luxe particuliers, sert tout à la fois de pont et de barrage. Les piles sont établies sur un radier de vingt-six mètres de largeur, destiné à élever les eaux de deux mètres au-dessus de l'étiage; chacune des arches se compose d'une voûte d'arête surhaussée, soutenue par quatre massifs de maçonnerie. Il résulte de cette singulière disposition que le spectateur placé sous le pont dans l'axe de la chaussée voit se développer l'ouvrage dans toute sa longueur, semblable à une succession de salles couvertes de coupoles. Toutes les parties inférieures de la construction, telles que le radier, les culées et les piles, ont été exécutées en pierres dures assisées, tandis que les arches et les tympans sont en belle maçonnerie de briques revêtue de mosaïques de faïences polychromes.

La chaussée du pont Hassan Beg est comprise entre deux galeries réservées aux piétons. Au centre de ces galeries s'élèvent des pavillons octogonaux en saillie sur le nu de l'ouvrage. Ils comprennent plusieurs étages, divisés en chambres mises gratuitement à la disposition des voyageurs. Des inscriptions sans intérêt couvrent la majeure partie des murs, blanchis à la chaux. Parmi elles s'est pourtant égarée une pensée pleine de philosophie et d'à-propos.

«Le monde est un vrai pont, achève de le passer, mesure, pèse tout ce qui se trouve sur ta route: le mal partout environne le bien et le surpasse.»

Si le point de vue dont on jouit du pavillon greffé sur le pont Hassan Beg n'est pas de nature à ravir les yeux, il est susceptible de les intéresser. Au-dessous du barrage, le lit desséché du fleuve est couvert, en cette saison, par les produits des fabriques de kalamkars. Le kalamkar (litt. «travail à la plume») est le modèle original des cotonnades désignées en France sous le nom de «perse». Les Ispahaniens peignent ces tissus avec un art consommé et sont redevables du mérite et de la solidité des couleurs appliquées sur l'étoffe aux eaux du Zendèroud, dont ils les arrosent pendant plusieurs jours.

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DESSOUS DU PONT HASSAN BEG.

Toutes les perses de l'Irak sont charmantes, surtout quand, rehaussées de quelques arabesques d'or, elles sont employées comme portières ou jetées en guise de nappes sur les tapis. Leur fabrication a pris depuis quelques années une telle importance, qu'on est même arrivé à imprimer les couleurs avec des moules à main, afin de livrer l'étoffe courante à bon marché; quant aux beaux kalamkars, ils sont toujours dessinés à la plume et peints avec une grande netteté de contours.

18 septembre.—Nous avons réservé pour la dernière de nos courses autour d'Ispahan la visite du Chéristan, le plus vieux quartier de la ville, bâti sur l'emplacement de l'antique Djeï, et éloigné aujourd'hui de près de deux farsakhs de la cité moderne.

Quand on se rend au Chéristan, on suit d'abord la rive droite du fleuve; on longe ensuite le joli faubourg d'Abbas-Abad, bâti, comme Djoulfa, le long de canaux ombragés; puis le chemin disparaît et l'on ne reconnaît plus la route qu'aux empreintes laissées par les pieds des chevaux sur la terre sablonneuse; après une heure de marche je traverse la rivière et me trouve en présence d'un splendide minaret élevé de plus de trente-neuf mètres au-dessus du sol et décoré d'une inscription en mosaïque monochrome. Cette belle construction est due à un roi mogol, Roustem chah, qui régna sur la Perse au quinzième siècle.

Les murailles et la couverture de l'imamzaddè ont résisté victorieusement au temps et aux hommes; les voûtes surtout sont intéressantes à examiner: dépouillées de toute ornementation extérieure, elles expliquent avec une parfaite netteté la raison constructive de ces voussures compliquées dont les Persans, comme les Arabes, se sont montrés si prodigues dans leur architecture.

Non loin de l'imamzaddè, les arches d'un quatrième pont jeté devant Ispahan réunissent les deux rives du fleuve. Les piles de cet ouvrage sont en grossière maçonnerie de pierre, et les parties supérieures des arches ont été bâties en briques à une époque de beaucoup postérieure à la fondation primitive des piles.

La circulation, se portant tous les jours davantage vers les ponts Allah Verdi Khan et Hassan Beg, est fort peu active sur celui du Chéristan. D'ailleurs le bourg lui-même paraît si désert que notre arrivée ne réussit pas à attirer sur la place plus d'une vingtaine de curieux.

Quelques maisons, le minaret, l'imamzaddè, une mosquée délabrée et le pont sont les seules constructions signalant aujourd'hui l'emplacement de Djeï.

18 septembre.—Je suis encore tout émue de ma première entrevue avec le tcharvadar bachy (muletier en chef), grand organisateur de la caravane arménienne à laquelle nous devons nous joindre. Par un acte fait en double et de bonne foi, en présence du P. Pascal… sans collègue, nous sommes bel et bien locataires, pendant la durée du voyage, de quinze mulets destinés au transport de nos gens et de nos bagages, et de deux chevaux intelligents, capables de conduire leurs cavaliers dans les meilleures conditions de sécurité au milieu d'un convoi composé de plus de trois cents bêtes. A Abadeh la caravane fera une halte de vingt-quatre heures afin de laisser reposer les animaux et les gens, et stationnera un jour à Mechhed Mourgab. A partir de Maderè Soleïman nous serons libres de nous arrêter en route, tandis que le gros de la gaféla (caravane) continuera sa route vers Chiraz, éloigné de trois étapes des célèbres ruines achéménides.

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PONT DU CHÉRISTAN.

Pendant cette dernière période du voyage, le tcharvadar bachy emportera nos bagages en garantie des quatre chevaux que nous devons conserver avec nous, de façon à se récupérer de sa perte si, par un malheureux hasard, nous étions dévalisés dans les défilés de montagnes situés entre Maderè Soleïman et Persépolis.

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PESÉE DES BAGAGES. (Voyez p. 333.)

Toutes ces conventions acceptées de part et d'autre, le tcharvadar bachy, assisté de son lieutenant, a reçu en bonne monnaie d'argent la moitié du prix de la location de ses animaux, a examiné chaque kran (quatre-vingt-dix centimes), fait un triage des pièces frappées à des époques différentes, afin de choisir les meilleures, et finalement en a refusé plus de cent, sous les prétextes les plus divers. Cette fastidieuse cérémonie terminée, notre homme a annoncé qu'il reviendrait demain peser les charges avec une romaine, et s'assurer que chacune d'elles n'excédait pas le poids réglementaire de treize batmans tabrisi (soixante-quinze kilos), soit pour un mulet cent cinquante kilos. Cette limite ne saurait être dépassée sans danger pour les bêtes de somme, tant sont mauvaises et accidentées les routes d'Ispahan à Chiraz.

«Quand partons-nous? ai-je demandé.

—Dieu est grand! m'a répondu le lieutenant du tcharvadar: un de nos voyageurs est malade; s'il n'expire pas d'ici à trois ou quatre jours, sa maladie sera de longue durée, et en ce cas nous le forcerons bien à se mettre en route; si Allah, au contraire, met un terme à sa vie, nous attendrons sa mort, pareil incident n'étant pas de bon augure dès les premiers jours d'un long voyage.»

Nous avons, je le vois, tout le temps de terminer nos courses autour d'Ispahan et de faire en conscience nos préparatifs de départ.

19 septembre.—Victoire! le dîner d'hier soir s'est terminé sans accident! Tous les invités du Père ont gardé une tenue digne d'éloges; la gazelle était délicieuse, les pilaus cuits à point, et rien ne manquait au festin, pas même la présence de la «mécanique» célèbre de cette charmante Mme Youssouf. L'«accoutrement diabolique» se composait d'une jupe de satin noir drapée avec un certain art, d'un corsage de même étoffe, montant jusqu'au cou, ajusté comme un vêtement confectionné à quatre mille lieues de la personne à laquelle il est destiné, et posé sur un corset exécuté dans les mêmes conditions que le corsage. Je dois avouer cependant que, mise en comparaison avec les sacs portés en guise de robes par l'aristocratie d'Ispahan, la toilette à la mode farangui était de nature à troubler la paix des familles.

Au dessert, l'évêque a bu à notre heureux voyage, à l'espoir de nous revoir à Ispahan; puis on a quitté le réfectoire, et les convives sont rentrés au parloir. La trêve accordée par des estomacs affamés n'avait plus dès lors sa raison d'être, la jalousie a repris ses droits, et les ennemis de la «mécanique» se sont enfuis de bonne heure.

Nous travaillons depuis trois jours à faire et défaire nos caisses, sans pouvoir atteindre exactement le poids réglementaire; quand les boîtes de clichés, les objets achetés au bazar d'Ispahan et notre collection de carreaux de faïence ont été soigneusement emballés dans du coton et rangés au fond des coffres, les tcharvadars ont apporté un instrument à peser, fixé à trois barres posées en faisceau; les charges étaient trop lourdes, je les ai rendues plus légères; alors tous les objets se sont mis à danser. Bref, il a fallu rapetisser les caisses et les régler à nouveau. Nous avons repris quelques krans que les tcharvadars ont trouvés trop légers après une seconde vérification, et nos hommes se sont enfin décidés à lier les bagages.

Je croyais être au bout de mes peines; quelle erreur! Les muletiers, en appareillant les colis deux à deux, et en les reliant l'un à l'autre avec des câbles légers, mais très résistants, fabriqués en poil de chèvre, ont laissé échapper une extrémité de la corde et ont lancé en l'air un nuage de poussière; Marcel, qui, contrairement à ses habitudes, surveillait les travailleurs, a fortement éternué. Frappés de stupeur, les muletiers se sont regardés d'un air anxieux: «Éternuez, au nom du ciel, éternuez encore deux fois, si vous le pouvez», a soufflé Mirza Taghuy khan.

Mon mari a suivi ce conseil, et les tcharvadars ont repris sur-le-champ l'opération interrompue. Éternuer une fois est un présage de malheur, devant lequel personne n'hésite à cesser tout travail; éternuer trois fois est, en revanche, d'un heureux augure. Sans l'avis charitable de Mirza Taghuy khan, les bagages n'étaient pas liés aujourd'hui et, comme demain n'est pas un jour propice, nous risquions fort de rester à Ispahan encore une demi-semaine.

Dieu veuille que nous n'ayons pas, au nombre de nos compagnons de route, des gens enrhumés du cerveau!

20 septembre.—Grâce à Dieu, l'habillage des colis est terminé, les bagages sont ficelés et les charges également réparties sur les chevaux.

Dans la matinée nous avons fait nos adieux à nos amis de Djoulfa et d'Ispahan. Tous ont été parfaits à notre égard: nous aurions chargé une caravane avec les cadeaux de fruits, de cherbets et de confitures qu'ils voulaient nous forcer à emporter. J'ai accepté cependant, sous la forme d'un melon et d'une pastèque, le témoignage de la reconnaissance de deux jeunes filles arméniennes. Ces gentilles enfants m'ont demandé de faire leur portrait et m'ont priée de l'expédier à leur père, qui habite Bombay, dès mon arrivée à Bouchyr. J'entends dans la rue le bruit de plusieurs cavaliers: ils veulent se joindre au Père et nous accompagner jusqu'à moitié chemin de la première étape. Quant à moi, j'écris toujours et ne puis me résoudre à fermer mon cahier, car je ne quitte pas sans regrets et sans appréhensions cette bonne ville de Djoulfa.

Mais fi de la tristesse, et en selle pour Chiraz, le pays du vin, des roses et des poètes.

[Illustration]
JEUNES ARMÉNIENNES.
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