← Retour

La Perse, la Chaldée et la Susiane

16px
100%
[Illustration]
ARMÉNIENS SE RENDANT A BOMBAY. (Voyez p. 341.)

CHAPITRE XVIII

Départ d'Ispahan.—Grande caravane d'octobre.—Le caravansérail de Kalè Chour.—Village de Mayan.—Koumicheh.—Arrivée à Yezd-Khast.

Ispahanec, 21 septembre.—Au coucher du soleil, nous avons remercié nos amis de Djoulfa d'avoir songé à nous escorter pendant quelques heures, et, après leur avoir dit adieu, nous les avons engagés à retourner sur leurs pas afin de regagner la ville avant la fermeture des portes; puis nous avons tristement continué notre route, suivis du tcharvadar qui conduit les mulets de charge et d'un domestique arménien nommé Arabet. Ce pauvre garçon vient de quitter femme et enfants, non sans verser d'abondantes larmes, et s'est engagé à notre service en qualité d'intendant; l'espoir de faire fortune aux Indes l'a poussé, lui aussi, à abandonner sa patrie. A son arrivée à Bouchyr il nous quittera et payera avec ses gages son passage sur un bateau à destination de Bombay.

A peine les derniers rayons du soleil ont-ils disparu que les ombres de la nuit s'étendent autour de nous avec une étonnante rapidité. Le crépuscule n'existe pas en Orient; le ciel de ces heureux pays n'admet pas un état transitoire entre la grande lumière qui active la vie végétale et l'obscurité si favorable au repos de la nature tout entière. Nous marchons silencieux; seuls les cris monotones des oiseaux, les chants plus monotones encore du muletier et les tintements produits par les fers des chevaux sur les cailloux du chemin troublent la quiétude de la nuit.

Laissant bientôt sur la droite une large voie due au passage de nombreux convois, les mulets de tête s'engagent dans de petits sentiers, puis ils suivent des frayés à peine indiqués et ne tardent pas à gagner une lande déserte.

«Pourquoi donc as-tu quitté la grand'route? ai-je demandé au tcharvadar avec méfiance.

—Afin de prendre un raccourci.

—Si tu prends des chemins de traverse, nous n'arriverons pas avant minuit au caravansérail d'Ali Khan.

—Je ne vous conduis pas au caravansérail d'Ali Khan; la caravane est campée non loin d'ici. Peut-être ferions-nous bien de nous arrêter, nous l'apercevrions sûrement au petit jour.

—En ce cas, nous aurions quitté Djoulfa dans l'unique but de venir nous perdre à trois heures de marche de la ville? Tâche de te retrouver, car je ne te laisserai pas arrêter que nous n'ayons rencontré la caravane et le manzel

Le tcharvadar ne dit mot et pousse mélancoliquement ses bêtes en avant, tandis que nous nous plaçons à l'arrière-garde afin de mieux surveiller le convoi. Tout à coup le guide pousse un cri de joie, il vient de rencontrer un petit canal: le campement ne doit pas être éloigné de l'eau. Nous contournons, ne pouvant les franchir, une multitude de conduits d'arrosage, le muletier hèle à pleins poumons ses camarades: aucun bruit ne se fait entendre; serions-nous véritablement égarés? Après une nouvelle tentative, de lointains hennissements de chevaux, auxquels répondent poliment nos deux bucéphales, nous apprennent que nous suivons la bonne direction. Bientôt, en effet, je distingue, malgré l'obscurité de la nuit, des taches noires et blanches se mouvant auprès d'un énorme amoncellement de colis; ce sont les chevaux et les mulets de transport, attachés à un câble passé dans des crampons fichés en terre. Sur les caisses et les ballots dorment des tcharvadars. Il serait fort difficile de deviner des êtres humains sous les épais manteaux de feutre qui les recouvrent, si de sonores ronflements ne décelaient leur présence. Huit ou dix gardiens armés de fusils veillent sur la caravane.

«Je m'empresse de vous apporter vos mafrechs, nous dit le guide en se hâtant d'enlever les selles et les brides de nos chevaux.

—Je n'ai point l'intention de coucher en plein air, je croyais te l'avoir déjà fait comprendre, répond Marcel; conduis-moi au plus vite dans un caravansérail où nous puissions trouver un abri et du bois.

—Çaheb, il n'y a ni caravansérail ni maison à deux heures à la ronde. Depuis près d'une semaine on transporte ici des marchandises; en semblable occurrence il eût été imprudent d'établir notre campement auprès des voies fréquentées. C'eût été s'exposer à tenter les passants.

—Où sont donc nos compagnons de route?

—Les uns dorment sur les bagages, vous seriez très bien à leur côté, je vous assure; les femmes arméniennes se sont arrêtées au village de Takhtè-Poulad; enfin quelques retardataires sont encore à Ispahan.»

La perspective de prendre place à notre tour sur la pyramide de colis où l'on ronfle de si bon cœur nous sourit d'autant moins que, depuis le commencement du mois de septembre, la fraîcheur des nuits nous a forcés d'abandonner le clocher du couvent et de nous retirer dans les chambres closes; ce soir, nous sommes déjà tout transis et nous nous arrêterions sans enthousiasme à l'idée de jeûner et de dormir au grand air.

«Vous n'avez point, j'imagine, campé votre caravane au milieu d'une plaine sans eau? reprend Marcel avec assurance. Quand il y a des kanots, il y a des terres fertiles, des paysans et des villages; si vous ne me conduisez pas immédiatement dans une habitation quelconque, je reprends le chemin de Djoulfa, et, à votre tour, vous attendrez mon bon plaisir.»

Il nous serait bien impossible de mettre à exécution les menaces de mon mari: on voit à peine à deux pas devant soi, et nous avons contourné tant de fossés, que nous avons perdu jusqu'à l'idée de la direction d'Ispahan.

Cependant les Orientaux, très portés à attribuer aux Faranguis tous les talents, même celui de se conduire la nuit en pays inconnu, rechargent les mulets et nous engagent à les suivre. Nous marchons pendant un quart d'heure et atteignons un grand village tout voisin du campement, ainsi que nous l'avait fait présumer la position des kanots. Le tcharvadar frappe à la première porte, mais, comme nous sommes en plein biyaban (campagne), où les paysans, fort pusillanimes, rêvent voleurs nuit et jour, on ne répond même pas à son appel; une seconde, une troisième tentative ont un égal insuccès; enfin nous arrivons à la maison du ketkhoda.

«Ouvrez, au nom du chahzaddè!» s'écrie impérativement Marcel avec son plus détestable accent ispahanien.

Si le ciel nous favorise, nous ne passerons pas la nuit dehors! Plafond doré ou toiture de terre, peu importe, pourvu que nous dénichions un abri. Un paysan d'assez honnête figure se présente dès que deux ou trois valets d'écurie ont entr'ouvert la porte, et prend, à l'aspect de nos casques blancs, une figure toute décontenancée.

Le cuisinier, fort à propos, se porte garant de notre honnêteté.

«Ces Faranguis, dit-il, sont des gens calmes et tranquilles, vous pouvez sans inquiétude leur donner asile dans votre maison; le bois et le logis vous seront généreusement payés.

—Je n'ai jamais refusé l'hospitalité gratuite à de fidèles croyants, mais je n'oserais introduire chez moi des infidèles sans l'assentiment de mes femmes; attendez un instant, je vais les consulter.»

Et le ketkhoda, laissant à ses serviteurs le soin de garder la porte, disparaît. Bientôt un concert discordant parvient à nos oreilles. La proposition du maître de céans a soulevé une telle indignation dans l'andéroun, que cet heureux époux, presque honteux de son audace, revient, tout penaud, nous faire part de l'impossibilité où il se trouve de nous recevoir.

«Il y a, dit-il, à l'extrémité du village une ancienne mosquée où vont parfois camper les tcharvadars; vous n'y seriez vraiment pas mal, et, si vous consentiez à vous y rendre, je vous ferais porter, sans en rien dire à mes femmes, du bois et du charbon.»

En route pour l'auberge du bon Dieu.

La mosquée occupe les quatre côtés d'une cour carrée; à droite et à gauche du sanctuaire s'élevaient autrefois des galeries voûtées dont les débris gisent sur le sol; en face de la porte d'entrée s'étend le corps principal, presque aussi ruiné que les ailes latérales; mais, dans un angle, trois petites coupoles encore debout promettent un abri ventilé aux voyageurs malheureux. On décharge les vivres et les mafrechs; le ketkhoda, fidèle à ses promesses, envoie une charge de fagots; vers onze heures du soir, le feu est allumé, le kébab de mouton grésille sur les charbons ardents, la bouilloire chante et, bien qu'aveuglés par une épaisse fumée, nous nous laissons aller à l'impression d'un bien-être d'autant plus vif que depuis deux heures il était plus inattendu.

21 septembre.—«Comme on fait son lit, on se couche», dit un proverbe véridique. Après dîner j'ai jeté de grandes brassées de bois au feu, puis, roulée dans mon lahaf, je me suis allongée sur le sol.

A mon réveil, le soleil est dans toute sa splendeur; il est sept heures du matin, les mouches et les abeilles bourdonnent, et cette mosquée en ruine, d'un aspect si lugubre cette nuit, se pare en ce moment de la beauté d'une merveilleuse campagne, que l'on aperçoit à travers les brèches des murailles éboulées. Marcel est debout depuis longtemps; à mon tour je me lève et je me trouve bientôt sur les limites d'un beau village: là où je n'ai vu avec les ténèbres que lande sauvage, je n'aperçois aux rayons du soleil que terres riches et fertiles.

La caravane, campée à trois cents mètres de notre gîte, s'étend au loin dans la plaine. Nulle part je n'ai vu, depuis mon entrée en Perse, une aussi nombreuse agglomération de chevaux et de marchandises: le convoi de pèlerins en compagnie duquel nous avons voyagé entre Tauris et Téhéran ne saurait en donner une idée. Sur une longueur de près d'un kilomètre s'entassent, à partir du village, des caisses d'opium et de tabac, d'énormes ballots enveloppés de kilims (étoffes de poil de chèvre), des rouleaux de tapis, des bois et des toiles de tente, en un mot toutes les marchandises destinées à l'exportation et amoncelées pendant quatre mois dans les caravansérails d'Ispahan. Des femmes, assises au pied de ces montagnes de colis, cherchent à s'abriter des regards indiscrets sous d'épaisses couvertures, tandis que les hommes attisent des feux tout autour du campement et préparent le pilau journalier; une soixantaine de tcharvadars dispersés au milieu des mulets étrillent les uns avec des instruments dont le moindre inconvénient est de faire un bruit de crécelle fort désagréable, et conduisent les autres vers les kanots, où ils pourront se désaltérer. L'importance exceptionnelle de ce convoi s'explique aisément: depuis le commencement de l'été, les chevaux et les mulets ayant été réquisitionnés pour le transport du campement du chahzaddè, la marche de toutes les caravanes a été interrompue entre Ispahan et Chiraz.

Je suis tout occupée à considérer cette scène pleine d'animation, quand Marcel me rejoint accompagné du tcharvadar bachy.

«Sais-tu où nous sommes? me dit-il en riant. A Ispahanec, à ce village qu'on nous a montré du haut du takhtè Soleïman! Nous avons marché près de cinq heures pour faire quelques kilomètres et atteindre, au bout de l'étape, cette délicieuse auberge! Si nous continuons à aller de ce train, nous mettrons autant de temps à gagner Chiraz que les Hébreux à conquérir la Terre Promise.»

Rien ne me fait enrager comme l'humeur guillerette de mon mari quand il nous arrive une fâcheuse aventure.

«Si votre intention est de nous garder en dépôt pendant quelques jours, je vous avertis que je m'en retourne à Djoulfa, dis-je, rouge de colère, au chef de la caravane.

—Pourquoi vous fâchez-vous, Excellence? Vous êtes injuste. La plupart de vos compagnons de route attendent ici depuis trois jours le moment du départ, et pourtant ils ne se plaignent pas. Je ne puis réunir en vingt-quatre heures une caravane de plus de deux cents personnes et de quatre cents mulets. Nous sommes obligés d'assigner un rendez-vous général, où l'on apporte toutes les marchandises et où se réunissent les voyageurs à mesure qu'ils sont prêts. Dans ces conditions il est impossible de camper auprès d'un caravansérail. Je n'ai pu, la nuit dernière, faire encore arriver toutes les charges, mais ce soir, sans faute, la gaféla (nom donné à une caravane par les muletiers) se mettra en marche. D'ailleurs je suis décidé à ne pas attendre plus longtemps les retardataires; tous les voyageurs s'éparpillent sur la route d'Ispahan: celui-ci va chercher son kalyan oublié, l'autre embrasser une dernière fois sa femme et ses enfants, un troisième voit grande nécessité à acheter un chaï (sou) de sel ou de poivre; quoi qu'il arrive, je partirai cette nuit. Cependant, si vous ne vous plaisez pas dans la masdjed, gagnez le caravansérail d'Ali Khan, bâti sur la route de Chiraz, je vous ferai prévenir une heure avant le passage de la caravane, et vous vous joindrez à nous.»

[Illustration]
LA CARAVANE A ISPAHANEC.

Enchantée des promesses du tcharvadar bachy, satisfaite de nous assurer pour cette nuit une résidence honnête dans le cas où les circonstances empêcheraient notre homme de mettre ses projets à exécution, je donne sans tarder l'ordre de seller les chevaux; nous longeons le campement, qui me paraît de plus en plus étendu à mesure qu'il se déploie sous mes yeux, et, après deux heures de marche, nous atteignons le magnifique caravansérail de Kalè Chour, élevé par le scrupuleux fonctionnaire qui possédait jadis le palais de Coladoun et que le chahzaddè envoya naguère à la Mecque afin de lui ouvrir plus tôt la porte du paradis.

Mayan, 22 septembre.—Au milieu de la nuit, un djelooudar dépêché par le tcharvadar bachy est venu nous réveiller. Nous nous sommes levés aussitôt et avons été nous asseoir, en attendant le passage de la caravane, sur les bancs de terre placés le long du chemin. Bientôt parviennent à mon oreille les grandes ondes sonores que je n'avais pas entendues depuis l'époque où je voyageais sur la route de Tauris; les cloches, dont les tintements deviennent distincts, lancent dans les airs des modulations tour à tour graves et aiguës. Le bruit augmente, ce n'est plus le murmure du vent d'automne dans les bois, ou le chant des orgues plaintives des chapelles; c'est un orage musical comparable au vacarme produit par la chute d'une cataracte, ou au roulement d'une avalanche balayant sans merci tous les obstacles qui s'opposent à son passage: les chaudières de cuivre chargées sur les mulets se heurtent, les bois des tentes s'accrochent et se rompent, les enfants pleurent, les tcharvadars excitent les mulets et pressent le pas des retardataires, en invoquant tour à tour Dieu, le diable ou les saints imams. L'avertissement qu'on vient de nous donner tout à l'heure était bien superflu: le passage de la gaféla suffirait à réveiller les sept dormants.

Dès l'apparition des premiers mulets, nous avons pris tous deux la tête du convoi, tandis que nos serviteurs se rangeaient à l'arrière-garde. Quand on n'est point perché au sommet des charges volumineuses attachées sur le dos des animaux, et que l'on a, comme tout bon Farangui, les jambes pendantes de chaque côté de la selle, il est impossible de se mêler aux bêtes de somme, sous peine d'avoir les os rompus et les membres pilés comme chair à pâté. Les mulets, pleins d'une émulation louable, cherchent à se devancer les uns les autres, marchent en zigzag, mordant à droite, poussant à gauche, et se servent avec une intelligence si déplorable de leur charge en guise de coin, qu'il est très difficile d'éviter le contact des caisses attachées sur leurs flancs. L'expérience rend sage. Sois fière, ô gaféla! te voilà précédée par deux valeureux champions, le fusil au poing! Réjouissez-vous, bêtes et gens, la fine fleur des pontifex et des akkas bachys de France vous devance!

Ainsi conduit, le convoi ne pouvait manquer d'arriver en bon état au village de Mayan.

Nous prenons gîte dans un beau caravansérail bâti sous chah Abbas. L'édifice est dégradé aujourd'hui, mais des réparations peu importantes suffiraient à le remettre en bon état.

Je vois ce soir, pour la première fois, les dames arméniennes de notre caravane. Ce sont les parentes de deux Djoulfaiens qui ont établi il y a quelques années un comptoir à Bombay. Ces négociants ont vu prospérer leur maison de commerce et ils appellent leur famille auprès d'eux. L'un des associés est venu à Djoulfa, a vendu les immeubles patrimoniaux et emmène aux Indes mère, femmes, enfants et serviteurs. Ce brave homme est tout au moins colonel honoraire, mais en tout cas son fils, seul héritier mâle de cette nombreuse famille, porte le titre de caporal, en harmonie avec la valeur guerrière de ce militaire âgé de trois ans, dont la solde a servi jusqu'ici à payer la nourrice.

Koumicheh.—Nos tcharvadars suivent les errements de ceux qui nous ont conduits à Téhéran: ils réveillent régulièrement leurs voyageurs à dix heures afin d'être prêts à se mettre en marche vers minuit, et, à partir du moment où le soleil se couche, nous laissent à peine quelques instants de repos. Les étapes ont une durée de huit à neuf heures; la température, glaciale pendant la nuit, s'élève à tel point au milieu du jour, que nous passons le temps réservé au sommeil à nous éventer et à chasser les mouches, très piquantes et assez agiles pour échapper à toute vengeance. Quelle plaisante invention que la statistique! Toutes les vingt-quatre heures nous passons sans transition de la température du Pôle à celle de l'Équateur, et, grâce à la science des moyennes, nous sommes censés vivre sous un climat tempéré!

[Illustration]
VUE DE KOUMICHEH.

La plaine de Koumicheh se présente au voyageur qui vient par la route d'Ispahan sous un aspect des plus pittoresques. Une large vallée toute verdoyante, semée de villages, de jardins et d'une multitude de pigeonniers encore plus élevés que ceux d'Ispahan, mais construits cependant avec moins d'élégance, s'étend sur la gauche; à droite j'aperçois le dôme émaillé d'un édifice religieux, bien proche parent des mosquées construites sous chah Abbas.

Quant à la ville, elle est sans intérêt. L'arrivée de la caravane donne pourtant aux bazars, d'ailleurs bien fournis, un surcroît d'activité.

23 septembre.—Dès notre sortie de Koumicheh j'ai été saisie d'un malaise indéfinissable: je frissonnais et j'éprouvais en même temps une lassitude extrême. Après avoir mis pied à terre et tenté de me réchauffer en marchant, j'ai dû remonter à cheval, mes jambes se refusant absolument à porter leur propriétaire. Cet étrange état, que j'attribue au froid de la nuit, s'est dissipé au jour, mais a laissé mon pauvre corps si courbatu, qu'en arrivant au caravansérail de Maksoudbey je n'ai pas eu le courage de faire un mouvement.

[Illustration]
MOSQUÉE DE KOUMICHEH.

24 septembre.—Grâce à d'ingénieuses précautions, nous n'avons eu cette nuit que les pieds, le nez et les oreilles gelés: c'est une faible souffrance en comparaison de la courbature d'hier. Notre installation pendant la dernière étape était, à vrai dire, des plus confortables; les oreillers, ficelés dans les sacs à paille fixés à l'arçon des selles, nous servaient d'appui; les lahafs, attachés autour du cou par de solides ficelles, pendaient sur le dos et les jambes et nous préservaient de tout refroidissement.

Nous devions avoir fière tournure, tous deux, emmaillotés dans les ramages rouges et bleus de nos grands couvre-pieds ouatés, au-dessus desquels se montraient seuls les casques de feutre blanc et les canons des fusils! Il y a beau jour, heureusement, que nous ne sommes plus tourmentés par des soucis de toilette; une suprême élégance n'est point ici de rigueur.

[Illustration]
VUE DE YEZD-KHAST.

Dès le lever du soleil, la plaine, déserte depuis Koumicheh, m'est apparue cultivée avec grand soin et semée de villages entre lesquels circulent de petites caravanes de paysans; la voie de Chiraz est encombrée de cavaliers, de piétons, de bêtes de somme et semble aussi fréquentée qu'une grande route de France. A midi nous arrivons en vue de Yezd-Khast.

O mon lahaf, que je vous remercie! Vous me valez aujourd'hui le bonheur d'avoir les membres souples comme ceux d'un acrobate et de pouvoir monter jusqu'au village, dès que j'ai pris possession du balakhanè d'un beau caravansérail bâti dans la plaine.

Au milieu d'une vallée fertile divisée en une multitude de jardins et de champs, émerge brusquement un rocher, de forme oblongue, mesurant environ cinq cents mètres de longueur sur cent soixante-dix de largeur. Il est couvert de maisons, dont les murailles semblent prolonger les parois verticales de l'escarpement. Cette forteresse naturelle, mise en communication avec la partie la plus élevée de la plaine au moyen d'un pont-levis, est traversée à l'intérieur par des rues parallèles à l'axe longitudinal du rocher. Les maisons s'éclairent toutes sur la campagne; l'élévation des fenêtres au-dessus de la plaine, l'éloignement des crêtes environnantes, la nécessité d'aérer les habitations, trop serrées les unes auprès des autres, expliquent cette infraction aux usages du pays.

La population de Yezd-Khast, très dense relativement à la superficie du village, jouit néanmoins de cette médiocrité dorée chantée par le poète. Elle doit cette aisance à la fertilité des terres, aux eaux très abondantes d'un torrent qui s'écoule pendant l'hiver de chaque côté du rocher, et surtout aux soins intelligents que les paysans donnent à la culture des céréales. On ne saurait, en revanche, vanter sans être taxé de partialité la voirie du bourg. Ne sachant ou ne pouvant creuser des fosses et des égouts dans le rocher qui sert de base à leurs maisons, les habitants déversent à l'extérieur les immondices de toute nature; les liquides se mêlent aux eaux du torrent, les solides s'amoncellent et forment autour du village une couronne de stalagmites brunes, aiguës à leur extrémité comme des aiguilles. Quand la stalagmite menace d'atteindre les balcons, ses légitimes propriétaires l'attaquent à coups de pioche, la coupent en tranches et la portent sur les champs, où, bientôt délitée par les eaux d'irrigation, elle communique à la terre une fertilité proverbiale.

Est-ce à l'eau du torrent, puisée, bien entendu, en amont des stalagmites brunes, ou à la qualité des blés récoltés dans cette plaine couverte d'humus, que l'on doit l'excellente qualité du pain fabriqué à Yezd-Khast? Je ne saurais le dire; mais dès Tauris j'ai entendu vanter la légèreté incomparable et le goût agréable du nânè-Yezd-Khast (galette de Yezd-Khast). «Rien n'est comparable en ce monde au vin de Chiraz, au pain de Yezd-Khast et aux femmes de Kirman», dit un proverbe iranien, emprunté, dirait-on, aux Quatrains de Khèyam. En vrais Persans, les habitants du bourg exploitent la réputation de leur pain et sont tous boulangers dilettanti ou de profession. Ils offrent leur marchandise comme on propose du nougat à la station de Montélimart; les voyageurs s'en approvisionnent consciencieusement; au bout d'une semaine le pain sera dur au point de ne pouvoir être mangé sans avoir été cassé avec un caillou et détrempé dans l'eau; mais qu'importe? Ne sera-t-il pas toujours de Yezd-Khast?

Malgré la réputation de ses galettes, le commerce du bourg est resté honnête… au moins en apparence.

Le Persan est dupeur et dupé, mais ne veut paraître ni trompeur ni trompé. Les denrées comestibles du prix le plus modique s'achètent au poids, tout comme des objets de grande valeur; pourvu que les balances y passent, acheteurs et vendeurs sont contents. Deux corbeilles fixées avec des cordes en sparterie à un bâton que l'on tient par le milieu, des cailloux de grosseurs différentes, auxquels il ne manque que le poinçonnage pour devenir des poids parfaits, constituent l'instrument emblématique de la justice. S'il faut peser des fractions plus légères que les cailloux, le marchand rétablit avec un objet quelconque l'horizontalité du fléau, et Thémis serait bien exigeante si elle ne se déclarait pas satisfaite.

Avant l'arrivée de nos serviteurs j'ai voulu, ce matin, acheter un melon, qui pesait un peu plus d'un batman; le jardinier, ne parvenant pas à équilibrer les plateaux, a jeté sa pantoufle dans la balance avec un geste que Brennus lui-même aurait revendiqué.

«Combien pèse ton guiveh? a demandé un assistant méticuleux.

—Un dixième de batman.

—Avec poussière ou sans poussière?

—Sans poussière.

—Alors pourquoi négliges-tu de secouer ta pantoufle?

—C'est juste», répond le marchand, et, prenant la chaussure, il la frappe avec conscience contre sa cuisse et la replace ensuite dans le plateau.

J'aurais mauvaise grâce à regretter mes trois chaïs.

A son tour, le maraîcher examine minutieusement ma monnaie, la fait résonner sur une pierre, exige que je lui échange deux pièces sur trois et se déclare enfin satisfait.

Trois sous un melon du poids de six kilos et d'une pantoufle sans poussière! La vie est vraiment facile à Yezd-Khast, et feu Gargantua lui-même n'y aurait pas épuisé sa bourse, quel qu'eût été son appétit.

Le cuisinier me fait payer un mouton quatre francs, une volaille soixante centimes, une douzaine d'œufs vingt centimes, et cependant il prélève sur nous un scandaleux madakhel, si j'en crois les exclamations indignées du ketkhoda du bourg, auquel j'ai communiqué mon cahier de dépenses.

Cet estimable fonctionnaire ne serait pas Persan s'il ne faisait remonter l'origine de sa ville natale aux temps héroïques du célèbre Roustem, mieux vaut dire au déluge dans un pays dépourvu de traditions plus certaines que le Chah Nameh de Firdouzi.

«Sous le règne de Roustem, me dit le ketkhoda plus préoccupé de faire briller le courage de ses héros favoris que la vive intelligence de ses aïeux, une forteresse inexpugnable couronnait déjà la plate-forme sur laquelle s'élève la ville. Roustem en fit le siège, et malgré sa valeur il ne put s'en emparer de vive force. Le héros simula une retraite précipitée et s'éloigna avec toutes ses troupes; puis, ayant appris que les assiégés manquaient de sel, il se déguisa en marchand, mit sur des chameaux des sacs remplis en apparence de cette précieuse denrée, et se présenta ainsi devant la ville.

«Les défenseurs de la place, naïfs comme des Troyens, laissèrent pénétrer le convoi. A la nuit, des soldats cachés dans les sacs sortirent de leur prison, ouvrirent les portes aux assiégeants revenus sur leurs pas et donnèrent Yezd-Khast à Roustem.

«Si vous permettez au plus indigne de vos esclaves de vous accompagner jusqu'à l'entrée de la ville, ajoute le narrateur avec un geste théâtral, je vous montrerai le lieu où s'est passé un drame plus récent qui souilla notre chère cité peu de mois avant l'accession au trône du premier Kadjar.

«A la mort de Kérim khan, qui avait régné à Chiraz sous le titre de vakil (régent), Aga Mohammed khan, l'arrière-grand-oncle de Nasr ed-din, s'enfuit de la cour, où on le retenait prisonnier depuis son enfance, parcourut avec une étonnante rapidité la distance qui le séparait du Mazandéran, souleva les tribus tartares et se dirigea à leur tête vers Ispahan.

«Les frères et les enfants de Kérim khan, au lieu de s'emparer du trône, s'étaient laissé supplanter par le premier ministre, Zucché khan. Celui-ci, en apprenant la marche audacieuse d'Aga Mohammed, leva à la hâte quelques bataillons et se porta à la rencontre des révoltés. En arrivant à Yezd-Khast, il réclama avec une extrême violence la somme de sept mille francs que lui devaient, assurait-il, les habitants. Ceux-ci avaient acquitté leurs impôts et représentèrent l'impossibilité où ils étaient de verser dans les caisses royales une contribution aussi forte. Zucché khan était assis sur ce balcon très élevé qu'on aperçoit à l'extrême pointe du rocher quand les notables habitants lui apportèrent cette réponse. Exaspéré de leur résistance, il donna l'ordre de les précipiter les uns après les autres dans le vide: il en mourut ainsi dix-huit. Ce premier massacre étant resté sans résultat, le prince envoya saisir dans sa maison un seïd en grande odeur de sainteté et l'accusa d'avoir détourné l'argent dont il poursuivait infructueusement la rentrée. Le malheureux nia, fut poignardé et précipité à la suite des autres victimes au bas du rocher. Zucché khan n'était pas au terme de ses crimes, il fit amener en sa présence les femmes et les filles du seïd et les livra à son escorte. Tout sauvages qu'ils étaient, les soldats frémirent à la pensée de souiller l'andéroun d'un descendant du Prophète. Ils entrèrent dans une conspiration fomentée par les parents des victimes et égorgèrent le tyran pendant que, penché à sa fenêtre, il considérait les corps des malheureux suppliciés.»

[Illustration]
SABRE ET POIGNARD PERSANS.
Chargement de la publicité...