La Perse, la Chaldée et la Susiane
CHAPITRE XXV
Visite de Mme Fagregrine.—La morale s'accroît-elle en Perse en raison de la longueur des jupes?—Départ de Chiraz.—Le lac salé.—Arrivée à Sarvistan.
Chiraz, 24 octobre.—Le soleil s'abaissait vers l'horizon, et j'étais béatement occupée à suivre des yeux les mouvements des poissons mordorés qui se jouaient dans un bassin creusé au-devant de la maison, quand la porte du jardin s'est ouverte à deux battants devant une femme soigneusement voilée et montée sur un merveilleux âne blanc. La nouvelle venue était escortée de nombreux serviteurs, l'âne paré d'une housse de Kirmanie et d'une selle de velours bleu brodé d'argent. La favorite d'un mouchteïd ne voyagerait pas en si pompeux équipage.
Allah très grand! comment une fidèle chiite ose-t-elle s'aventurer dans cet antre de chrétiens? c'est à n'en pas croire mes yeux! L'élégante khanoum saute vivement à terre, se dirige vers moi et me tend gentiment la main: «Bonsoir, Madame», me dit-elle. Mon étonnement est au comble: jamais depuis mon arrivée en Perse je n'ai entendu sortir un mot de français ou d'anglais des lèvres d'une femme iranienne: «Je suis Mme Fagregrine, reprend la visiteuse en levant son voile, j'ai très vivement regretté d'être absente de Chiraz quand vous êtes venue m'apporter la lettre du consul de Tauris, M. Bernay; dès mon retour de la campagne j'ai tenu à venir vous dire moi-même tout le plaisir que j'éprouvais à voir des compatriotes.»
Mon interlocutrice est une preuve en tchader et roubandi de la difficulté qu'éprouvent les individus ou les familles privés de toute communication avec la mère patrie à résister longtemps aux influences des milieux ambiants. Son père, un Français, vint s'établir en Perse il y a une cinquantaine d'années et se maria, peu après son arrivée, avec une Arménienne de Djoulfa. Il se préoccupa de donner à l'enfant née de cette union une éducation européenne, mais ne songea guère à l'instruire des principes de la religion chrétienne. Dans ces conditions, la jeune fille trouva tout naturel d'épouser, à l'âge de seize ans, un Suédois qui était venu à pied de l'extrémité septentrionale de l'Europe, avait fait rapidement fortune et s'était finalement décidé à confesser la foi musulmane afin d'obtenir le titre et l'emploi de médecin en chef de l'armée royale. Voilà donc la fille d'un Français obligée, pour sa part, bien qu'elle n'ait jamais renié les croyances de ses pères, de vivre et de se voiler, au moins en public, comme une Persane.
Mme Fagregrine a deux filles charmantes; l'une se dit protestante: elle obéit en cela à la volonté formelle de son père, volonté qui ne témoigne pas de la fermeté des convictions musulmanes de ce singulier néophyte; l'autre est catholique, afin d'être agréable à sa mère. En réalité, prêtres et pasteurs faisant également défaut à Chiraz, elles vivent dans une ignorance complète de leur religion. Ainsi s'est rompu le premier lien qui rattache les enfants perdus à la mère patrie. La culture intellectuelle des demoiselles Fagregrine est à la hauteur de leur instruction religieuse: tandis que la mère parle la langue originelle de sa famille et a conservé l'esprit enjoué de notre race, les filles, en véritables khanoums, seraient même dans l'impossibilité de me faire entendre en français qu'elles ont avec moi une communauté d'origine.
Cinquante ans et deux générations ont opéré cette absorption complète de l'élément européen.
Il suffit d'ailleurs de passer quelque temps en Orient pour juger par soi-même combien il est mal aisé de réagir contre les mœurs, les coutumes et les idées du pays où l'on vit.
A mon arrivée en Perse la seule idée de voir appliquer une bastonnade me serrait le cœur; le sang me montait à la face quand j'entendais parler des madakhels, vols plus ou moins déguisés des gouverneurs aux dépens du roi, des femmes au détriment de leur mari, des domestiques au préjudice de leurs maîtres; je me servais moi-même; je me pressais quand je croyais être en retard; j'étais exacte à mes rendez-vous; je connaissais le quantième du mois et tenais à jour mon calendrier.
Aujourd'hui je promets et, à la rigueur, je ferais moi-même administrer la bastonnade aux gens qui me gênent ou m'ennuient; j'apprends sans rougeur appréciable que le dernier gouverneur de Chiraz, un frère de Sa Majesté, ne négligeait pas les bénéfices les plus modestes et se faisait payer une rente journalière de cinq francs par le portier de son palais, quitte à autoriser le pipelet à rançonner les gens que leurs affaires appelaient auprès du chef de la province. Je n'ouvre plus des yeux ébaubis quand les dames du high life persan me racontent naïvement qu'elles font danser l'anse du panier et thésaurisent toute leur vie afin de s'assurer une belle situation à la mort de leur mari; j'appellerais plutôt deux serviteurs que de ramasser de mes propres mains mon mouchoir ou mon ombrelle; j'arrive toujours en retard d'une heure aux rendez-vous donnés; enfin, en comparant mes cahiers avec le calendrier du télégraphe, je me suis aperçue que, depuis mon départ de Téhéran, j'ai rajeuni de trois jours.
25 octobre.—Je m'étais promis d'aller avant mon départ remercier mon aimable compatriote des bons moments qu'elle m'avait fait passer, et je me suis rendue dans ce but à la ville.
Bâtie sur le modèle des maisons musulmanes, la vaste habitation de Mme Fagregrine est claire et bien aérée. Plusieurs «belles à figure de lune» s'y étaient donné rendez-vous et attendaient avec impatience mon arrivée. En honnêtes provinciales, elles n'ont point encore adopté les modes de la cour. A mesure qu'on descend vers le sud, les robes s'allongent: à Téhéran, où le climat est frais, elles arrivent à peine à mi-cuisse; à Ispahan les jupes atteignent le genou; à Chiraz, où l'on étouffe, elles tombent jusqu'au mollet.
La morale y gagne-t-elle? je n'en puis juger que par ouï-dire. «Celles de nos femmes qui n'ont point failli n'ont jamais trouvé l'occasion de se mal conduire», m'assurait dernièrement un vieux Chirazien. J'aime à croire qu'il était misanthrope.
Après une conversation toujours amenée sur les mêmes sujets et agrémentée des mêmes questions: «Pourquoi travaillez-vous? Combien votre mari a-t-il de femmes?» je me suis remise en selle et j'ai été retrouver Marcel dans un jardin planté d'orangers superbes et de rosiers de toute taille et de toute espèce qui s'étage en terrasse autour du Bagè-Takht, copie moderne des jardins suspendus de Babylone. Les fleurs blanches et carminées se sont flétries aux chaudes ardeurs du soleil, mais les arbres du verger ploient sous le nombre des grenades, des coings doux, des oranges et des citrons musqués. Le poète perd à cette transformation; le philosophe se console en goûtant à ces fruits exquis de n'avoir pas été témoin de la période de la floraison.
26 octobre.—Nous l'avons échappé belle: on vient de déclarer la faillite d'un riche banquier de la ville. Le passif atteindra cinq cent mille krans, somme colossale pour le pays. Grâce à Dieu, nos lettres de crédit ne sont pas payables chez ce financier. Nous ne nous sommes pas moins empressés d'aller toucher chez un de ses confrères les trois cents tomans qui doivent nous être remis. Ah! ce n'est pas petite affaire que de compter trois mille krans! La cérémonie, plusieurs fois retardée, a été fixée à ce jour. M. Blackmore a mis à notre disposition l'agent du télégraphe chargé de la vérification des monnaies; le banquier a délégué son expert, et ces deux personnages en ont désigné un troisième, suprême arbitre appelé à trancher toutes les difficultés.
Le papier-monnaie n'existe pas, le toman d'or est rarement accepté dans les campagnes; nous sommes donc obligés de nous charger de krans d'argent, monnaie de valeur variable suivant le titre, la date de l'émission, le pays où on les reçoit, la contrée où on les donne, et enfin en raison de la dépréciation que leur ont fait subir en les rognant, ou en les passant à l'eau régale, les divers banquiers entre les mains desquels ils ont séjourné.
Le bailleur s'assied au milieu d'une salle, dont il ferme soigneusement les portes, de façon à n'avoir pas à se préoccuper des allants et des venants; il vide sur le tapis un sac de pièces, les saisit à pleines mains et les dispose en piles régulières, de façon à pouvoir compter les tas en longueur et largeur.
Cette première opération terminée, la partie prenante visite à son tour tous les krans, les fait résonner sur une pierre, rejette les plus douteux. Les deux experts discutent, crient, s'injurient, entaillent le métal avec un canif, le flairent et font un lot des pièces sur la valeur desquelles ils ne peuvent s'entendre. Elles sont remises au troisième augure, qui coupe un bras à l'une des parties, une jambe à l'autre et arrive toujours à mettre d'accord les deux adversaires. L'argent, jeté dans un sac, est porté à son légitime propriétaire. Celui-ci doit à son tour le compter et finalement l'enfermer dans une caisse assez solide pour enlever aux domestiques toute idée de faire des emprunts à son trésor, et assez petite cependant pour être gardée sous la tête pendant les repos de caravane. Tant que les charges sont aux mains des tcharvadars, gens probes et méritants s'il en fut jamais, on peut être sans inquiétude: à moins que la caravane ne soit dépouillée par les voleurs, le dépôt sera fidèlement rendu; malheureusement on arrive à l'étape, les muletiers remettent alors à chacun les colis lui appartenant et n'en répondent plus jusqu'au moment où ils les rechargent de nouveau. L'obligation de monter la garde autour du coffre-fort, que signalent son poids et la nécessité de l'ouvrir presque tous les jours, devient alors un véritable assujettissement.
La réception de nos fonds terminée, il s'agit de trouver de bons chevaux et de préparer notre prochain départ.
Dès son arrivée, Marcel s'est préoccupé de la route que nous aurions à suivre pour atteindre le golfe Persique. Depuis l'insuccès d'Eclid nous avons renoncé à gagner la Susiane par la montagne des Bakhtyaris, quitte à prendre plus tard une voie moins dangereuse et plus abordable. Restent donc en présence deux itinéraires conduisant à Bouchyr: l'un, qui passe par Kaseroun et Chapour, est suivi par toutes les caravanes, la poste et les voyageurs; l'autre, beaucoup plus long, se dirige sur Firouz-Abad et offre un intérêt tout particulier, en raison des constructions voûtées élevées auprès de cette ville. En outre, si nous choisissons le chemin de Firouz-Abad, nous pourrons nous détourner pendant quelques jours de notre route et visiter le palais de Sarvistan, dont on nous a parlé déjà à Maderè Soleïman, et les plaines de Darab, c'est-à-dire tout l'ancien Fars.
Nous nous sommes arrêtés à cette dernière solution, bien qu'elle nous force à prolonger de trois semaines la durée de notre voyage et à supporter des fatigues d'autant plus grandes que nous allons abandonner les voies de caravanes. Je n'entends pas désigner sous le nom de «voie de caravanes» une route bien empierrée ou simplement tracée (cette merveille ne se trouve pas en Perse), mais un chemin frayé sur lequel s'exerce quelque trafic.
Nous voilà donc obligés de former notre convoi, de louer à la journée muletiers et chevaux, et de nous en rapporter à la grâce de Dieu pour nous tirer d'affaire par la suite. De crainte des voleurs, Marcel s'est décidé à confier nos gros colis à un tcharvadar qui les portera chez le gouverneur de Bouchyr; il gardera seulement les bagages journaliers: appareils photographiques, batterie de cuisine, vêtements de rechange et couvertures.
Demain de vigoureux chevaux me mèneront loin de la capitale du Fars,—Allah bénisse Chiraz! L'un ou l'autre nous n'avons cessé d'y être malades depuis notre arrivée.
27 octobre.—Maudits soient le madakhel, les Persans et la fièvre! Ce matin je me suis levée avant l'aurore afin de terminer les préparatifs du départ, vérifier si les khourdjines contenaient les provisions que j'ai ordonné d'acheter, inspection indispensable quand on veut éviter de mourir de faim; puis, tous les paquets achevés, j'ai attendu. A neuf heures, les chevaux commandés pour la pointe du jour n'avaient pas paru; un domestique envoyé à Chiraz est revenu à midi: les bêtes étaient en chemin et allaient arriver incessamment. Vers trois heures, un bruit de bon augure a retenti sur le sol carrelé disposé devant la maison; je suis sortie et me suis trouvée en présence de deux yabous si maigres, qu'ils auraient pu servir de pièces anatomiques. L'un était borgne, l'autre boiteux. L'imagination s'avouait impuissante à définir leur couleur. Tous deux portaient au garrot une plaie énorme causée par le frottement d'un bât mal rembourré et trop lourdement chargé; ils n'avaient pas plus de poil sur la peau qu'un tambour de basque; une brise légère les eût enlevés comme un cerf-volant. Une nuit a suffi pour transformer en squelettes ambulants les brillants coursiers qu'on nous a présentés hier et dont Marcel, trop confiant, avait payé d'avance la location!
J'ai refusé de laisser mettre nos selles sur des rosses à peine dignes de porter des picadors. Mon mari s'est courroucé contre le tcharvadar, a réclamé les chevaux choisis; le muletier s'est mis à pleurer et a confessé qu'il ne possédait pas d'autres animaux. C'est un tour d'Arabet, l'Arménien qui nous a été recommandé par le P. Pascal et qui vient d'être promu cuisinier au lieu et place de Yousef: ces honnêtes serviteurs ont toujours quelques nouvelles combinaisons dans leur bissac. Arabet a prélevé une forte prime sur le prix de la location et a conseillé au muletier d'emprunter deux bonnes bêtes, de nous les amener et de leur substituer au dernier moment ses haridelles légitimes. Notre ardent désir de quitter au plus vite la patrie de la fièvre était un sûr garant que nous aimerions mieux chevaucher le balai des sorcières que de prolonger notre séjour. Que faire, en effet? Nous avons la chance d'être tous deux sur pied en même temps! Refuser les chevaux? Obliger les domestiques à rendre la prime? Mais ces fils de chien éloigneront les tcharvadars et retarderont ainsi notre départ! Le muletier a promis, au nom d'Allah et du Prophète, qu'il changerait les bêtes dès que nous arriverions dans le pays où les tribus s'occupent d'élevage; nous avons fait semblant de croire à une parole aussi solennelle, et, après avoir fait nos adieux au très obligeant M. Blackmore et à l'excellent docteur Odling, nous nous sommes mis en route, accompagnés de deux golams de la maison de Çahabi divan. Sans l'intervention de ces vaillants guerriers, nous risquerions, en notre qualité de chrétiens, de voir tous les villages du Fars se fermer devant nous et même de ne pas trouver de vivres à acheter.
O Rossinante, après toutes tes infortunes tu n'avais pas une tournure plus pitoyable que le bidet efflanqué sur lequel je viens de faire cette étape! Si encore le cavalier, par sa noble mine, rachetait l'éticité de sa monture! Hélas! je n'oserais pas me comparer au chevalier de la triste figure.
Après avoir longé les murs en partie éboulés de la capitale de Kérim Khan, traversé les vignobles où l'on récolte le vin si renommé de Chiraz, passé en vue d'un pont, le Pol-è-Fœsa, jeté sur la rivière, nous avons atteint, vers le soir, un pavillon bâti à l'entrée d'un magnifique jardin appartenant au gouverneur du Fars.
Le site était enchanteur, le ciel d'une admirable sérénité, la campagne calme et paisible. Les ombres d'Hafiz ou de Saadi voletaient sans doute autour de ma tête: n'ai-je pas voulu faire des vers! mais la muse m'a si durement repoussée que j'en suis encore toute meurtrie. Mon imprudence était impardonnable: étais-je aujourd'hui montée sur Pégase?
Kérabad, 28 octobre.—L'homme propose et les serviteurs disposent. «L'étape est fort longue, et, afin de gagner Kérabad avant la chaleur, nous partirons à minuit.» «Tchechm (sur mes yeux)», avaient répondu à l'unisson les tcharvadars et les golams; mais, à minuit, golams, muletiers, domestiques, qui nous avaient éloignés du chemin de Sarvistan afin de venir s'installer dans un campement agréable, ont prétexté la nuit, les voleurs, la crainte de perdre les sentiers, et ont fait durer si longtemps la confection de leur thé et le chargement des bêtes, qu'à six heures du matin seulement ils ont été prêts à se mettre en route. Je n'étais pas à trois cents pas du jardin, que mon cheval s'abattit et précipita sur le sol ma personne flanquée de toute son artillerie. Allah est de plus en plus grand, car je me suis relevée sans autre dommage que des habits déchirés et un canon de fusil légèrement faussé. Une litanie de peder soukhta! et une volée de coups dont l'effet a été plus actif que les injures ont démontré à ma monture la nécessité de reprendre position sur ses trois ou quatre pieds; mais, quand elle a été debout, j'ai refusé de continuer la route sur le cheval de l'Apocalypse et me suis emparée du mulet d'Arabet, animal à la jambe sûre et à l'œil vif, sans paraître m'apercevoir du mécontentement de ce dévoué serviteur. «Un mulet ne saurait convenir à un personnage de votre rang, me dit-il.—Je te cède tous mes droits à tomber de cheval avec dignité», et je me suis bravement installée sur la bête aux longues oreilles.
A peine en branle, la caravane s'est engagée dans une montagne sauvage, en partie couverte de buissons noueux et rabougris. De tous côtés courent, semblables à des poules de basse-cour, une multitude de perdreaux rouges, beaucoup plus effrayés du bruit des chevaux que des coups de fusil tirés par le plus jeune de nos golams, un beau garçon du Loristan, à la chevelure bouclée et aux yeux intelligents, qui brûle à tort et à travers la mauvaise poudre de Sa Majesté et jette aux oiseaux, en guise de plomb, des balles coupées en quatre.
Après deux heures de marche, nous contournons un massif de rochers, et brusquement nous nous trouvons en présence du plus étrange des spectacles: au fond d'un cirque formé par des montagnes aux lignes majestueuses et sévères, s'étend un lac bleu foncé; une ceinture de neige, éblouissante de blancheur, fait ressortir les tons sombres des eaux et la chaude couleur des rochers qui les dominent.
Tel se présenterait un paysage polaire noyé dans la brillante atmosphère d'un climat tropical, telle s'offre à nos yeux la Dariatcha (Petite Mer). L'hiver, le lac, grossi par les apports de rivières salées, couvre la plaine; l'été, les eaux se retirent lentement et, à mesure qu'elles s'évaporent, déposent sur les terres l'épaisse couche de chlorure de sodium que nous avions prise tout d'abord pour de la neige.
Les bords du lac sont peu fertiles; cependant une petite tribu abritée sous des tentes de poil de chèvre, ou sous des nattes de paille soutenues par quelques piquets, cultive des plantations de tabac, dont les feuilles veloutées viennent jeter une note de verdure tout à fait inattendue auprès de la plage étincelante.
Comme les peuples heureux, la Dariatcha n'a ni histoire ni légende; ses eaux profondes n'ont jamais été complices d'aucun crime: elles sont si lourdes qu'elles soutiennent les corps à leur surface et que nul désespéré n'est jamais parvenu à se noyer dans leurs flots. En revanche, il suffit de s'y plonger un instant pour en sortir cristallisé comme une boule de gomme roulée dans du sucre candi.
Aveuglés par la réflexion du soleil sur le sel, nous maudissions les tcharvadars et les golams dont la paresse nous forçait à voyager en plein jour, quand le cheval que je montais ce matin s'est subitement affaissé. On a déchargé la pauvre bête, on l'a frappée avec l'espoir de la contraindre à se relever et de l'amener jusqu'au village de Kérabad que ses murs d'enceinte signalent à l'horizon. Peine perdue: elle avait succombé à une insolation. Attristés par la mine pitoyable de l'animal, touchés du désespoir larmoyant des muletiers, nous avons laissé nos gens déferrer l'infortuné yabou, et nous avons pris les devants afin de gagner Kérabad avant la nuit.
M'y voici enfin, à sept heures du soir, après une étape d'une longueur inaccoutumée. Nous avons parcouru huit farsakhs, au dire de notre hôte. Le farsakh dans ces pays perdus est-il de six, de huit ou même de dix kilomètres? Nul ne saurait le dire, si ce n'est mes reins qui opinent pour des farsakhs exceptionnels. L'estomac, en revanche, ne se fatiguera pas de ce soir: la chaleur de la journée a décomposé les viandes; à cette heure avancée on ne peut tuer un mouton; quelques concombres et une grande sébile de lait aigre restent seuls à notre disposition. En fait de draps de lit, je possède un pantalon et un habit rapiécés; un casque de feutre me sert de traversin; le sol sur lequel je vais m'étendre est tourmenté comme le dos d'un chameau: des rats dansent une sarabande effrénée à travers les fagots placés auprès de moi; des araignées géantes se promènent sur les murs. J'aurais pleuré sur mon sort si, dans mes cauchemars de jeune fille, je m'étais vue en si piteux équipage!
Sarvistan, 29 octobre.—Les malheurs s'abattent sur nous comme la grêle sur les gens ruinés. Marcel, se sentant fatigué et craignant un accès de fièvre, s'est administré avant de partir plus d'un gramme de quinine. L'exagération de la dose, combinée avec le mouvement du cheval, n'a pas tardé à lui donner de telles douleurs qu'il s'est jeté sur le sol et s'est trouvé dans l'impossibilité d'aller plus loin.
Vers dix heures la température est devenue insoutenable; les golams nous ont représenté que nous ne pouvions rester ainsi immobiles en plein soleil, sans bois pour préparer quelques aliments, sans eau pour abreuver les chevaux; tant bien que mal, ils ont assis Marcel sur le mulet de charge, et nous avons gagné en ce triste équipage une enceinte de terre flanquée de tours.
Je m'attendais à trouver des maisons derrière les murs; il n'en était rien, tout le sol était couvert d'une multitude de taupinières, d'où sortaient de temps en temps, par des portes semblables à de gigantesques trous de rats, des paysans déguenillés et farouches. Nous nous sommes mis à l'abri du soleil sous un porche ménagé auprès de la porte d'entrée, et j'ai eu recours sans succès à tous les calmants de la pharmacie. En désespoir de cause, il m'est venu la pensée de faire chauffer sur un grand feu les assiettes, les marmites, les théières de cuivre qui composent notre ménage, et de les appliquer toutes brûlantes sur la peau de l'estomac et de la plante des pieds. De grosses cloches se sont immédiatement formées. Au bout d'une heure, les douleurs aiguës se calmaient et un profond sommeil s'emparait du malade. Vers le soir, mon mari, peu désireux de passer la nuit au fond d'une taupinière et de se soigner avec du lait aigre et des dattes véreuses, a demandé de lui-même à se rapprocher du gros bourg de Sarvistan, éloigné d'une vingtaine de kilomètres.
J'ai immédiatement fait prendre les devants à un golam, puis nous nous sommes mis en route. L'inquiétude morale dans laquelle le plonge la crainte de faire un voyage inutile surexcite encore les douleurs physiques de Marcel. Nous nous sommes décidés à venir étudier les palais voûtés de Sarvistan et de Firouz-Abad sur des indications assez vagues, et nul ne connaît le premier de ces monuments. Depuis que nous avons quitté le lac salé, j'interroge l'horizon et les paysans: horizon et paysans sont également muets. On me montre de ci de là quelques imamzaddès en ruine, mais personne ne me signale de palais abandonné. Ferions-nous une nouvelle campagne d'Éclid?
Dès notre arrivée au village, nous nous sommes présentés chez le naïeb (litt.: «lieutenant, chef d'un district»). Cet homme, aux traits durs et à l'aspect malveillant, nous a souhaité la bienvenue du bout des lèvres en regardant Marcel de travers, et a fait ouvrir en notre honneur la porte d'un taudis noir de fumée et de crasse. Un tapis en lambeaux jeté dans un coin de la pièce constitue le mobilier.