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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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PERSÉPOLIS.—PALAIS DE DARIUS. (Voyez p. 399.)

CHAPITRE XXI[7]

Le village de Kenaré.—Les emplâtrés.—Takhtè Djemchid.—Les taureaux androcéphales.—L'apadâna de Xerxès.—Palais de Darius.—La sculpture persépolitaine.—Costumes des Mèdes et des Perses.—Ruines de l'apadâna à cent colonnes.—La rentrée des impôts.—Les tombes achéménides.—L'incendie de Persépolis.—La ruine d'Istakhar.—Une famille guèbre en pèlerinage à Nakhchè Roustem.—La religion des Perses au temps de Zoroastre.—Le Zend-Avesta.—Départ de Kenaré pour Chiraz.

[7] Les gravures de ce chapitre sont dessinées d'après des héliogravures de l'Art antique de la Perse, publié par M. Dieulafoy (Librairie centrale d'Architecture, 1884).

6 octobre.—La nécessité de renouveler nos approvisionnements épuisés, l'impossibilité de supporter pendant plusieurs nuits de suite les piqûres des moustiques, nous ont obligés à fuir pendant deux jours l'abominable tchaparkhanè voisin du Takhtè Djemchid et à venir chercher un refuge dans le petit village de Kenarè, situé à deux farsakhs des palais persépolitains. L'éloignement des ruines nous condamne matin et soir à une longue course à cheval; mais que ne ferait-on pas pour échapper aux moustiques et à l'insomnie, leur inséparable compagne?

Nous avons trouvé un gîte honnête dans un balakhanè élevé au-dessus de la maison d'un riche paysan. Murs et plafonds sont crépis en mortier de terre; une natte de paille étendue sur le sol et une amphore de cuivre constituent le mobilier de la pièce. Cette installation n'a rien de sardanapalesque, mais nous paraît cependant des plus confortables, car la hauteur de la pièce au-dessus du sol nous protège contre les émanations fétides des rues et nous permet de respirer à pleins poumons l'air pur des montagnes que nous apporte la brise de l'est. Les avantages de la position du balakhanè se payent au prix de quelques sacrifices: forcés de dîner sur la terrasse, de développer les clichés et de préparer les châssis au clair de lune, nous sommes ici, comme à Saveh, le point de mire des femmes de tout âge, qui se pressent en foule sur les toits du voisinage.

Depuis Maderè Soleïman la race paraît se modifier: en promenant les regards autour de moi, j'aperçois des jeunes filles à la taille élancée, aux yeux bleus, aux cheveux blonds et souples, les premiers que j'aie vus en Perse; notre tcharvadar lui-même, un enfant du pays, est possesseur d'une perruque rousse et de pupilles d'un vert glauque à faire envie aux bébés de porcelaine. Ce changement m'a surprise, et je suis allée aux informations. «Les cheveux jaunes et les yeux verts, m'a-t-on répondu, sont d'autant moins rares qu'on descend davantage vers le sud.» Somme toute, le type de la population s'embellit. En voyageur véridique, je dois ajouter cependant que les femmes âgées, à Kenaré comme dans tout l'Orient, sont décrépites, repoussantes, et joignent aux infirmités, fruits amers de la vieillesse, la malpropreté particulière aux habitants des villages du Fars. Les paysannes ne peignent presque jamais leurs cheveux, se lavent rarement, portent des vêtements sans les nettoyer ni les blanchir jusqu'à ce qu'ils soient en lambeaux.

Une jupe d'indienne attachée au-dessous du ventre et tombant à peine aux genoux, une chemise flottante, largement fendue sur la poitrine, mais s'arrêtant à la ceinture, suffisent à les voiler sans les couvrir.

Si le corps est soumis à toutes les variations de la température et des saisons, la tête est, au contraire, soigneusement garantie du soleil ou de la gelée, grâce à l'épaisse couche de voiles sales et de torchons graisseux entortillés autour du crâne. Les villageoises sont bonnes mères et n'accaparent pas tous les oripeaux de la famille: les pauvres bébés, qu'il serait malsain, paraît-il, de laver avant l'âge de trois ans, sont absolument nus, été comme hiver, mais ont, eux aussi, la figure engloutie sous une telle cargaison de haillons, de perles de verre et d'amulettes, que les plus vigoureux paraissent chétifs et grotesques sous ce couvre-chef disproportionné avec leur corps. Cette interversion dans le rôle des habits, jointe à l'habitude de saigner les nouveau-nés à trois jours pour leur enlever le sang impur de leur mère, et de les nourrir dès la mamelle avec des fruits aqueux, la coutume d'attendre que la saleté se détache de la peau en longues écailles et que les mouches serrées tout le long des paupières débarrassent ces petits malheureux des matières purulentes accumulées autour de leurs yeux, expliquent l'effrayante mortalité des enfants; aussi bien les femmes persanes, après avoir donné le jour à une douzaine de mioches, se considèrent comme très favorisées du ciel quand elles parviennent à en conserver trois ou quatre.

O Mahomet! tu avais donc visité les villages du Fars avant d'ordonner aux sectateurs de ta religion les cinq ablutions journalières!

Les habitants de la province ne peuvent arguer pour leur défense du manque d'eau et de leur pauvreté: les environs de Persépolis, que traversent de nombreux kanots, sont d'une surprenante richesse. Des gerbes d'orge cultivées en seconde récolte et encore empilées sur les champs témoignent par leur volume et leur belle apparence de la fertilité exceptionnelle des terres irriguées. En revanche, la zone privée d'eau est inculte et abandonnée; j'ai donc été fort surprise, en me rendant ce matin aux ruines en compagnie de nos braves toufangtchis, d'apercevoir auprès du takht six monticules de terre fraîchement remuée.

«Pourquoi creuse-t-on des silos dans ce désert? ai-je demandé à nos guides.

—Ces tumulus recouvrent des emplâtrés, m'a répondu l'un d'eux. Ce sont les tombeaux de six brigands pris le mois dernier et suppliciés il y a peu de jours. Depuis quelques années la province était gouvernée par un frère du roi, homme pieux mais trop débonnaire. Sûrs de l'impunité, les brigands et les assassins infestaient les chemins et dévalisaient les caravanes, quand Sa Majesté s'est enfin décidée à rappeler son frère à Téhéran et à nommer à sa place son petit-fils, un enfant de douze ans. En même temps il donnait comme tuteur au jeune prince un sous-gouverneur connu dans l'Iran pour sa sévérité.

—Mais qu'est-ce donc que l'emplâtrage?

—A en juger d'après les soubresauts du patient, ce doit être un supplice affreux! Les valets du bourreau creusent d'abord un puits dans la terre et posent en travers de l'excavation une barre au milieu de laquelle ils attachent les pieds du condamné, de façon que sa tête touche à peu près le fond de la fosse; puis le bourreau gâche du plâtre et le coule lentement autour du corps. Quand l'opération est terminée, et lorsque le plâtre atteint le niveau du sol, on rejette sur la tombe la terre extraite du puits et l'on forme les monticules que vous venez d'apercevoir.»

Bien que la sensibilité s'émousse vite en voyage, je ne puis cependant, en écoutant ce simple récit, réprimer un geste d'horreur.

«Vous désapprouvez peut-être la manière d'agir du gouverneur? reprend le toufangtchi.

—Oui, certes.

—Vous avez raison. Il est fort dommage de perdre dans ces exécutions une grande quantité de plâtre, quand il serait si peu coûteux de faire périr les assassins sous le bâton; mais vous ne regretteriez pas cette dépense si vous saviez combien est salutaire l'impression produite par un pareil supplice.»

Tout en écoutant les sages réflexions de mon guide, j'arrive au pied d'une terrasse de dix mètres de hauteur, construite en blocs de pierre soigneusement dressés. Cet immense soubassement, connu en Perse sous le nom de Takhtè Djemchid, s'appuie sur une chaîne de montagnes sauvages et rappelle comme ensemble la plate-forme de Maderè Soleïman, dont il est certainement une copie. La hauteur de la terrasse n'est pas uniforme; les constructions qu'elle supporte sont élevées sur trois étages différents. Un magnifique escalier à double volée, formé de cent six marches et coupé par deux larges paliers symétriques, conduit de la plaine à l'étage intermédiaire. Les volées sont parallèles au mur et prises dans l'épaisseur de la maçonnerie. Quant aux degrés, ils sont si doux qu'il est aisé de les monter ou de les descendre à cheval, et si larges que dix hommes placés sur la même ligne peuvent les gravir en même temps. Je m'élève par cette rampe et j'entre dans Persépolis.

Nous avons visité les vieilles forteresses de Ragès, de Véramine et de Sourmek; nous avons parcouru le champ de bataille où les Perses inaugurèrent, en écrasant les armées d'Astyage, le règne glorieux de Cyrus; naguère encore nous pénétrions dans les tombeaux des rois achéménides: mais de tous les souvenirs de la grandeur passée de l'Iran il n'en est pas un qui nous ait plus vivement impressionnés que les squelettes décharnés des palais persépolitains.

L'histoire traditionnelle de la Perse, telle qu'elle nous est rapportée par les poètes épiques, n'est pas d'un grand secours quand on veut étudier les origines de Persépolis. Mieux vaudrait encore consulter les auteurs grecs, si la lecture presque récente des textes cunéiformes gravés sur les pierres des palais ne venait substituer la certitude scientifique aux douteuses légendes et nous apprendre que le Takhtè Djemchid (Trône de Djemchid) est l'œuvre de Darius fils d'Hystaspe et de ses premiers successeurs.

Comment, dans les traditions persanes, Djemchid a-t-il usurpé la gloire des Darius et des Xerxès? C'est un problème difficile à résoudre. D'après les légendes anciennes recueillies par Firdouzi, Djemchid aurait été le premier et le plus grand des législateurs de l'Iran. L'auteur de l'épopée persane lui attribue la division du peuple en quatre classes: celles des prêtres, des écrivains, des guerriers et des artisans. C'est également à Djemchid qu'il faut faire remonter l'usage de compter le temps par années solaires. Le souverain fixa le commencement de l'année au jour précis où le soleil entrait dans la constellation du Bélier et ordonna de célébrer cet anniversaire par la grande fête du Norouz, ou nouvel an, dont la tradition s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Pas plus que les simples mortels, les princes légendaires ne sont parfaits. Après avoir rendu son peuple heureux, Djemchid inventa le vin et, dès lors, se laissa aller à la débauche. Je laisse à Mollah Ackber le soin de conter cet épisode de la vie du roi.

Djemchid eût donné tous les fruits de ses vergers pour une grappe de raisins. Désirant en conserver une provision d'hiver, il en enferma dans une grande jarre et fit déposer le vase au fond d'une cave profonde. Lorsque plus tard on ouvrit la jarre, les raisins avaient fermenté et s'étaient transformés en un jus rouge d'une odeur et d'un goût pénétrants. Le roi se méprit sur les qualités de cette liqueur et en fit remplir quelques amphores de terre, sur chacune desquelles on écrivit le mot «poison». Les propriétés du vin fussent demeurées longtemps ignorées si l'une des femmes de l'andéroun, sujette à d'intolérables douleurs de tête, n'eût cherché dans la mort la fin de tous ses maux. Elle prit le vase sur lequel était écrit «poison» et en avala le contenu. La belle khanoum, peu faite aux liqueurs alcooliques, tomba en léthargie et se trouva fort calmée à son réveil. Enchantée d'avoir découvert un remède à ses maux, elle revint souvent à la cruche, et bientôt le vin du monarque fut bu tout entier. Le prince s'aperçut du larcin: la dame avoua sa faute, mais dépeignit en termes si engageants les divins effets de l'ivresse, que le roi voulut à son tour goûter au jus de raisin. A la récolte suivante on fit une plus grande quantité de vin; Djemchid d'abord, puis toute sa cour firent leurs délices de ce nouveau breuvage, qui, en raison de la manière dont il avait été connu, fut longtemps nommé le «délicieux poison».

Djemchid, il faut le croire, ne tarda pas à abuser du «délicieux poison», car il se proclama dieu, ordonna à ses sujets de lui élever des statues, et les dégoûta à tel point de lui, qu'ils le trahirent et se soumirent à Zohak, prince syrien.

Le malheureux souverain prit la fuite; poursuivi dans le Seistan, l'Inde et la Chine, il fut enfin conduit devant son ennemi, qui le fit placer entre deux planches et scier en plusieurs morceaux avec une arête de poisson. Au dire de Firdouzi, Djemchid régna sept cents ans et fut l'ancêtre du fameux Roustem.

C'est probablement à l'ensemble de ces traditions que ce personnage héroïque doit le renom dont il n'a cessé de jouir chez les Persans et l'honneur de signer toutes les œuvres des Achéménides.

«Djemchid, disent en effet les auteurs du Moyen Age, bâtit un palais fortifié au pied d'une montagne qui borde au nord-ouest la plaine de la Merdach. Le plateau sur lequel il était élevé a trois faces vers la plaine et une vers la montagne. Les pierres avec lesquelles il est construit sont en granit noir et dur; l'élévation à partir de la plaine est de quatre-vingt-dix pieds, et chaque pierre employée dans cette construction a de neuf à douze pieds de long sur une largeur proportionnelle. Il y a, pour arriver au palais, deux grandes volées de marches, si faciles à monter qu'on peut le faire à cheval. Sur cette plate-forme était bâti l'édifice, dont une partie subsiste encore dans son premier état; le reste est en ruine. Le palais de Djemchid est celui qu'on appelle maintenant Tcheel-Minar ou les Quarante-Colonnes. Chacune de ces colonnes est faite d'une pierre sculptée et a soixante pieds de haut; elles sont travaillées avec tant d'art qu'il semblerait difficile d'exécuter sur bois ces beaux ornements, sculptés cependant sur un dur granit. On ne trouverait pas en Perse une pierre pareille à celle de ces colonnes, et l'on ne sait d'où celle-ci a été apportée. Quelques figures très belles et très extraordinaires ornent aussi ce palais. Toutes les colonnes qui jadis soutenaient la voûte (car aujourd'hui elle est tombée) sont composées de trois tronçons si bien assemblés que le spectateur ne peut éviter de croire que le fût ne soit d'une seule pièce. On trouve sur les bas-reliefs plusieurs figures de Djemchid: ici il tient une urne dans laquelle il brûle du benjoin tout en adorant le soleil; là il est représenté poignardant un lion.»

A part quelques inexactitudes de peu d'importance et des exagérations propres au caractère oriental, l'ancienne description de l'auteur arabe s'applique encore à ce qui reste du Takhtè Djemchid.

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TAUREAUX ANDROCÉPHALES.

Dès que l'on a gravi les dernières marches de l'escalier, on se trouve en face d'un portique orné de quatre taureaux, dont deux androcéphales, sculptés sur les montants de l'édifice. Ces bêtes fantastiques, taillées dans un massif composé de pierres volumineuses, reproduisent les formes des taureaux ninivites, mais l'emportent en beauté et en grandeur sur les gardiens des palais de Sargon et de Sennachérib. Le modelé est gras, les jambes bien étudiées; les extrémités des ailes décrivent une courbe gracieuse qui contraste avec la raideur des monstres assyriens; enfin les animaux perses ne sont point munis de cette cinquième patte qu'octroyèrent généreusement les sculpteurs de Dour Saryoukin aux taureaux ou aux lions chargés de la garde des demeures royales.

Comme leurs modèles assyriens, dont ils ont conservé l'attitude et les poils frisés, les monstres assyriens portent la tiare royale des vieux princes de la Chaldée. Cette coiffure, formée d'une toque couronnée d'un rang de plumes, est ornée de fleurons semblables aux antémions si souvent employés dans les bijoux des Atrides à l'époque de la guerre de Troie. Le caractère divin de l'animal se reconnaît aux cornes placées autour de la tiare.

Les monstres de pierre, faits à l'image d'une bête fabuleuse que le légendaire Isdoubar, aidé de son serviteur Noubaïn, captura à la chasse, devinrent dès les temps les plus reculés les gardiens attitrés, les génies tutélaires de tous les palais d'Orient; aussi voit-on des conquérants, tels qu'Assour-ban-Habal, se vanter, dès le neuvième siècle avant Jésus-Christ, d'avoir renversé les taureaux ailés fixés aux portes des palais de l'Élam, «qui jusqu'alors n'avaient pas été touchés».

Au-dessus des ailes de l'animal s'étendent trois tablettes d'inscriptions trilingues, écrites en caractères cunéiformes; elles nous disent que cette entrée grandiose est l'œuvre de Xerxès:

«C'est un grand dieu qu'Aouramazda (Ormuzd): il a créé la terre, il a créé le ciel, il a créé l'homme, il a donné à l'homme le bonheur, il a fait Khchayârchâ (Xerxès) seul roi sur des milliers d'hommes, seul maître sur des milliers d'hommes.»

«Je suis Khchayârchâ le grand roi, le roi des rois, le roi des pays bien peuplés, le roi de cette vaste terre, qui commande au loin et auprès. Je suis fils de Dârayaou (Darius), roi achéménide.»

«Khchayârchâ le grand roi déclare: «Ce portique, nommé Viçadahyu («d'où l'on découvre tous les pays»), je l'ai bâti ainsi que beaucoup d'autres monuments dont j'ai doté cette Parça, je les ai construits comme mon père les a construits, et cette œuvre magnifique et tous ces édifices splendides nous les avons élevés par la grâce d'Aouramazda.» Khchayârchâ le roi déclare: «Qu'Aouramazda me protège, moi et mon empire et mon œuvre et les œuvres de mon père! Qu'Aouramazda les protège!»

Au delà des piliers se trouvent les restes de cinq colonnes qui soutenaient le plafond du portique; disposés en arrière de ces supports, deux taureaux, semblables aux premiers, dirigent leurs regards vers la montagne. Quand on a franchi le vestibule défendu par ces génies, témoins impassibles de la splendeur et de la ruine de la cité royale, on gravit quelques degrés et l'on pénètre dans l'apadâna de Xerxès.

L'apadâna, ou salle du trône, doit être assimilé au talar dans lequel les souverains persans donnent encore aujourd'hui leurs audiences solennelles, reçoivent les ambassadeurs ou daignent accueillir les hommages et les présents de leurs sujets à l'occasion des fêtes du Norouz (nouvel an).

Le palais de Xerxès se composait d'une salle hypostyle à trente-six colonnes, entourée de portiques sur trois de ses faces. Les plafonds de ces portiques étaient soutenus par deux rangs de supports, que couronnaient des chapiteaux formés par la réunion des parties antérieures du corps de deux taureaux accroupis sur leurs pattes.

Sur ces colonnes reposait une charpente horizontale en bois. Les Perses, ayant adopté depuis le règne de Cyrus un ordre grêle des plus élégants, ne pouvaient, comme les Égyptiens, le charger de lourdes architraves de pierre: l'écartement des colonnes, leur faible diamètre, leur grande hauteur, les encastrements ménagés dans la pierre et destinés à loger les poutres, suffiraient à prouver ce fait, si des fragments de bois carbonisés, retrouvés il y a quelques années en fouillant le sol, ne venaient confirmer à leur tour les témoignages fournis par l'ensemble de la construction.

Toutes les pièces de la charpente étaient en cèdre du Liban, et l'on avait dû, pour les transporter dans le Fars, leur faire franchir à bras d'hommes les défilés les plus abrupts de la Perse et les cols des monts Zagros, dont l'altitude dépasse deux mille huit cents mètres.

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PORTIQUE SUD DE L'APADÂNA DE XERXÈS.

Au-dessus du plafond on étendait un matelas de terre, destiné à garantir les hôtes du palais des chaleurs estivales.

Marcel, après avoir calculé la résistance des bois d'après les dimensions des encastrements préparés dans la pierre, a trouvé que la hauteur et la largeur des pièces étaient plus que suffisantes pour résister victorieusement à l'effort qu'elles étaient destinées à supporter. La couche de pisé comprise entre trois cours de poutres revêtues à l'extérieur de plaques de faïence bleue était recouverte d'un carrèlement en briques, faisant saillie au-dessus de la frise émaillée. La dernière brique, disposée en encorbellement, était même enveloppée d'une gaine métallique.

On a comparé le Tcheel-Soutoun au grand palais de Xerxès, et conclu, des légères toitures jetées sur le talar ispahanien, que les constructions persépolitaines n'étaient point couvertes de terre. C'est une erreur: le climat d'Ispahan est relativement très frais, si on le compare à celui de Persépolis, et telle couverture convenable sur les bords du Zendèroud ne suffirait pas, dans la plaine de la Merdach, à rendre une demeure habitable pendant les chaudes journées d'été. Du reste, quelle qu'ait été la forme des toitures, l'aspect de l'apadâna n'en était pas moins grandiose. Lorsque je fais revivre dans ma pensée les portiques à colonnes de marbre ou de porphyre, les chapiteaux formés avec des taureaux dont on avait peut-être doré les cornes, les yeux et les colliers, les plafonds et les charpentes de cèdre, les mosaïques de briques mêlées aux faïences colorées qui devaient revêtir les parements des murs comme d'une lourde dentelle; les corniches couvertes d'émaux bleu turquoise et terminées par un trait de lumière accroché à l'arête saillante des stillicides d'or ou d'argent; lorsque je considère les draperies accrochées au-devant des portes, les fins tapis étendus sur le sol, je me demande si les monuments religieux de l'Égypte ou de la Grèce devaient produire sur l'imagination du visiteur une impression aussi vive que la vue des palais du grand roi.

Après avoir examiné ce premier édifice, je contourne le bas d'un deuxième monument pour aller chercher à l'est les degrés qui y mènent. Deux escaliers placés parallèlement à la façade conduisent à un porche supporté par huit colonnes. Ce porche précède un palais, affecté, ce me semble, à la demeure privée du souverain. Une large baie comprise entre quatre fenêtres s'ouvre sur le portique et donne accès dans une salle hypostyle à seize colonnes. Autour de cette pièce se présentent cinq ouvertures, semblables à la porte d'entrée; elles mettent en communication le hall central avec des pièces ménagées tout autour. Entre ces baies, placées dissymétriquement les unes par rapport aux autres, se trouvent quatre fenêtres prenant jour sur le portique, et de grandes niches rectangulaires semblables aux takhtchés creusés encore aujourd'hui dans les murs des maisons persanes. Les pieds-droits, les linteaux et les couronnements des portes et des fenêtres, les bases des colonnes, sont en porphyre gris foncé, mis en œuvre avec une merveilleuse précision.

Autour des takhtchés et des fenêtres, à l'intérieur des portes, sur les murs de soutènement des escaliers, sont gravées, en guise d'ornement, des inscriptions cunéiformes d'une parfaite netteté; elles abondent en détails intéressants et nous apprennent que ce palais fut construit sous Darius et terminé par son fils Xerxès.

De toutes les richesses répandues dans cette antique demeure, les plus attrayantes à mon avis sont les sculptures en bas-relief dont elle est ornée. Placées, comme les inscriptions, dans l'épaisseur des portes et sur les parements des murs qui supportent les degrés, elles sont tout à la fois remarquables par leur valeur artistique et par les renseignements qu'elles nous fournissent sur le costume et le mobilier des Perses, détails en parfaite concordance d'ailleurs avec les récits des auteurs anciens.

Jusqu'au temps de Cyrus, les Perses avaient porté le vêtement fourré de peau de bête désigné par les Grecs, et en particulier par Aristophane, sous le nom de «perside». C'est la tunique dont Cyrus est revêtu dans le bas-relief de Maderè Soleïman. Plus tard, après la conquête de la Médie, dit Hérodote, les vainqueurs prirent les costumes efféminés des Aryens du Nord et les longues robes brodées des seigneurs d'Ecbatane. Les rois achéménides adoptèrent même les jupes, les trois pantalons, les doubles vestes et le manteau des femmes mèdes.

La première tunique était blanche; la seconde était brodée de fleurs et tombait sur les pieds; le manteau était pourpre en hiver, brodé de fleurs en été; enfin les princes et les grands dignitaires portaient une tiare semblable aux bonnets de laine foulée des paysans du Fars, tandis que les gens du peuple s'enveloppaient la tête dans une mitre de feutre mou fermée sous le menton. C'est à l'action de cette coiffure malfaisante qu'Hérodote, observateur sagace, mais anthropologiste médiocre, attribue la fragilité et le peu d'épaisseur du crâne des Perses. La mitre me paraît avoir la plus grande analogie avec le bachlik du Caucase.

Le changement de mode signalé par Hérodote et Strabon est confirmé par les bas-reliefs de Maderè Soleïman et de Persépolis: les vêtements de Darius et de ses successeurs diffèrent en tout point de ceux de Cyrus, mais concordent au contraire avec les descriptions qui en sont parvenues jusqu'à nous. L'observation de ce fait est des plus intéressantes: il ne s'agit pas seulement de suivre sur les dalles de porphyre comme sur un journal de mode les modifications apportées à la coupe des vêtements, mais de constater une fois de plus que les palais de Persépolis sont postérieurs aux édifices élevés dans la plaine du Polvar, et que le bas-relief de Maderè Soleïman représente bien le grand Cyrus, et non Cyrus le jeune, comme on l'avait supposé il y a quelques années.

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DARIUS COMBATTANT UN MONSTRE.

Le premier bas-relief qui frappe mes regards représente un exploit cynégétique du souverain. A la chasse, et probablement dans toutes les occasions où il avait besoin de sa liberté d'action, le roi relevait la seconde robe dans sa ceinture. Tel il est représenté à Persépolis et sur les dariques. Un lion, parfois aussi un animal fabuleux, se dresse sur les pattes de derrière et se précipite sur le souverain. Le monarque reçoit le choc de la bête sauvage avec le calme dont ne doit jamais se départir un Oriental, et de la main droite il lui plante tranquillement une dague en pleine poitrine. Le dessin et le modelé de cette sculpture, dont le sujet est souvent reproduit sur les cylindres chaldéens, sont d'un bon style; l'exécution est parfaite: l'animal bien étudié, les vêtements du roi sont traités avec une certaine science. Tout le sujet est en saillie sur le nu de la pierre; les plans ne sont pas indiqués, comme dans le bas-relief de Maderè Soleïman ou les bas-reliefs égyptiens et assyriens, par la disposition des contours, mais par la dégradation des reliefs.

Dans un autre tableau, le roi se promène, appuyé sur un bâton de commandement identique à la haute canne que tiennent à la main les dignitaires du clergé chiite; il est suivi de deux officiers portant le flabellum et l'ombrelle, objets bien précieux quand on doit affronter le soleil brûlant du pays. En ce cas, Darius laisse traîner sur le sol les plis de la longue jupe, qui signale également les gardes royaux, tandis que les soldats ou les serviteurs d'un ordre subalterne, appelés par leur service au dehors du palais, sont vêtus d'une tunique serrée à la taille et de l'anaxyris ou pantalon qui caractérise les guerriers parthes dans les bas-reliefs romains.

Une inscription placée au-dessus de la tête du principal personnage est ainsi conçue: «Darius grand roi, rois des rois, roi des provinces, fils d'Hystaspe Achéménide, a construit ce palais.»

Si les bas-reliefs sculptés sur les chambranles des portes reproduisent tous des épisodes particuliers de la vie du souverain, les tableaux qui recouvrent les rampes de l'escalier ont, en revanche, un caractère beaucoup plus intime. Des serviteurs s'élèvent jusqu'au palais en tenant dans leurs bras de jeunes chevreaux, des plats de fruits, des outres pleines de vin ou des sacs de grain.

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ESCALIER DU PALAIS DE DARIUS.

Je me souviens avoir vu, dans les escaliers conduisant des cours aux terrasses du temple d'Edfou, de longues théories de prêtres sculptées en bas-relief tout le long des degrés et transportant processionnellement, à l'occasion de certaines fêtes, des barques ou des emblèmes sacrés. L'idée de cette singulière décoration serait donc égyptienne. Mais il ne saurait en être de même de la scène représentée: les personnages qui gravissent les rampes viennent, à l'occasion du nouvel an, offrir un présent à leur souverain. Vingt-cinq siècles se sont écoulés depuis que ces bas-reliefs ont été taillés, et la très antique fête dont ils reproduisent l'épisode essentiel se célèbre tous les ans à Téhéran, pour la plus grande satisfaction du roi des rois. Au-dessous de ces personnages, et pour remplir l'angle formé par les dernières marches de l'escalier au-dessus du sol, les décorateurs ont placé une des plus intéressantes sculptures de Persépolis: le combat du taureau et du lion. La bête sauvage mord à la cuisse son ennemi, et d'un coup de sa puissante patte lui brise les reins. Les attitudes sont vraies, l'épaule et la patte du lion supérieurement rendues; le dessin est pur et élégant; le porphyre, très dur, est mis en œuvre avec une habileté et un fini remarquables.

D'après certains auteurs les deux animaux personnifieraient Ormuzd et Ahriman, ou la lutte des principes du bien et du mal. La licorne serait l'image du Dieu bienfaisant et créateur; le lion représenterait une puissance exterminatrice et destructive. Il m'est difficile de partager cette manière de voir; le même sujet a souvent été traité dans l'antiquité, et depuis les Babyloniens jusqu'aux Grecs il n'est pas de peuple, quelle que soit d'ailleurs sa religion, qui n'ait gravé sur la pierre un combat où la victoire reste au roi des animaux.

A soixante-quinze mètres environ du palais de Darius s'étendent les débris de deux autres palais bâtis par Xerxès et ses successeurs; ils reproduisent le modèle des monuments construits par le fondateur de Persépolis.

Enfin, en revenant vers le nord-ouest et en longeant la montagne, on arrive à l'édifice le plus vaste et le plus grandiose du Trône de Djemchid: l'apadâna à cent colonnes qui recouvrait sous son immense toiture près de cinq mille mètres carrés de terrain. Le chambranle et le linteau des portes et des croisées placées sur ses quatre faces sont encore debout, mais à part ces lourdes pierres on ne voit au-dessus du sol que les bases des colonnes.

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SERVITEUR, SOLDAT DE LA GARDE ROYALE ET CAVALIER PERSE. (RESTITUTION DE M. DIEULAFOY.)

Quelques bas-reliefs taillés dans l'épaisseur des portes reproduisent des tableaux semblables à ceux du palais de Darius; d'autres offrent un caractère tout particulier. L'un d'eux représente sans doute la rentrée des impôts. Sur le premier registre on voit le roi assis sur un trône en forme de chaise. La tête du monarque est protégée par un dais; ses pieds s'appuient sur un tabouret carré; un flabellifère l'évente, des gardes l'entourent de tous côtés; un officier, que désigne le sabre suspendu à sa ceinture, apporte un sac pesant et présente probablement au souverain le tribut monnayé de certaines satrapies. Dans les registres inférieurs je reconnais à leur longue robe et à leur coiffure les gardes particuliers du roi: les terribles immortels. Quelques-uns, comme les soldats représentés sur les bas-reliefs placés au bas de l'escalier du palais de Darius, portent la lance, le carquois; d'autres sont armés de l'arc et des flèches dont les Parthes firent contre les Romains un si terrible usage.

La forme du trône est assyrienne, avec cette différence que les pieds du siège sont tournés au lieu d'être simplement équarris; les pentes du dais, fort probablement en étoffe d'or, sont d'un dessin très curieux; elles se composent de deux litres lourdement brodées. A une double rangée d'antémions succède une bande ornée de taureaux; au centre apparaît l'emblème ailé d'Aouramazda; enfin la litre inférieure se termine par un galon et une lourde frange. La superposition des emblèmes ailés donne à cette draperie l'aspect d'une tente égyptienne. C'est une nouvelle manifestation de cette tendance particulière aux Perses d'aller chercher à l'étranger des modèles qu'ils faisaient ensuite reproduire par leurs propres ouvriers.

Ne semble-t-il pas que Darius ait voulu rassembler dans sa demeure souveraine toutes les merveilles de l'Asie et de l'Afrique, et qu'il ait fait contribuer à l'ornementation de ses palais les arts et les richesses des nations tributaires de la Perse?

A l'Ionie il emprunta l'ordonnance de l'édifice, la forme des ouvertures et la sculpture ornementale; à la Lycie, les charpentes et les terrasses; à l'Égypte, les colonnes, leur base, leur chapiteau et le couronnement des portes; à l'Assyrie, la statuaire; mais il s'en rapporta aux Perses pour harmoniser des types de provenances si diverses avec le goût et la mesure toujours observés par les Iraniens dans l'ornementation de leurs édifices.

L'étude des bas-reliefs de Persépolis me permet de constater la supériorité des sculptures du Takhtè Djemchid sur celles de Maderè Soleïman. Les œuvres des artistes contemporains de Darius et de ses successeurs ont grande allure et cadrent, malgré leurs défauts, avec les édifices qu'elles sont destinées à orner. Le dessin est correct, le modelé ne trahit aucune des exagérations caractéristiques des sculptures chaldéennes ou ninivites, et l'exécution est parfaite. Ce n'est pas l'habileté de main qu'il faut seulement louer chez les Iraniens: les Perses sont surtout redevables de leur supériorité artistique à leur intelligence, qui leur a fait comprendre les véritables conditions du bas-relief et les a amenés les premiers à renoncer aux paysages et à grouper sur le même plan tous les personnages d'une même scène.

De pareils efforts devaient malheureusement être perdus pour les siècles futurs; l'art persépolitain, imposé à la Perse par Cyrus et ses successeurs, n'a pas survécu au dernier représentant de la dynastie achéménide. Il ne pouvait en être autrement dans une contrée privée de bois et dans un pays où les matériaux de terre sont seuls d'un usage pratique: c'est ainsi que les palais du Takhtè Djemchid n'ont jamais été imités ou copiés après la chute de Darius Codoman, et que les rois parthes et sassanides ont de nouveau construit des monuments en briques recouverts des hautes coupoles, caractéristiques de l'architecture nationale de l'Iran.

Deux hypogées creusés dans la montagne au pied de laquelle les Achéménides ont assis le soubassement du Takhtè Djemchid ont fait supposer à tort que les édifices construits au-dessous d'eux étaient des temples funéraires semblables à ceux que les souverains de l'Égypte élevaient à leur propre mémoire dans la nécropole de Thèbes. Cette hypothèse me paraît hasardée: les tombes de Darius et celles de ses premiers successeurs sont creusées dans les rochers de Nakhchè Roustem, à plus de dix kilomètres des palais élevés par ces rois à Persépolis; le voisinage des deux derniers hypogées achéménides, préparés longtemps après l'édification du takht, ne peut communiquer aux palais une destination funéraire, d'ailleurs contredite par les inscriptions cunéiformes.

[Illustration]
LA RENTRÉE DES IMPÔTS SOUS LES ROIS ACHÉMÉNIDES. (RESTITUTION DE M. DIEULAFOY.)

Toutes les questions relatives à l'origine de Persépolis semblent ainsi résolues. A quelle époque doit-on faire remonter la destruction des palais?

Persépolis, assurent presque tous les historiens anciens, fut incendiée par Alexandre le Grand pendant une nuit d'orgie. D'après les récits de Plutarque, les délices de la ville royale furent funestes au roi de Macédoine: il céda à une impérieuse passion pour le vin et adopta l'usage de ces interminables festins qui se prolongeaient, chez les Perses, une semaine entière. Il passait les nuits revêtu de la robe blanche et du diadème des princes achéménides, parlait le langage des vaincus, vivait sous la garde de jeunes gens choisis dans les premières familles du pays, et s'entourait du cortège de courtisanes que traînèrent après eux tous les conquérants de l'antiquité.

Assise à l'ombre d'une porte de l'apadâna de Xerxès, je relis, dans la Vie d'Alexandre traduite par le vieil Amyot, le récit de l'incendie de Persépolis, et, bien qu'il m'en coûte de charger d'un pareil crime la mémoire du roi de Macédoine, je suis forcée, en présence de ces pierres calcinées, de ces colonnes rongées par les flammes, de ces débris de poutres carbonisées, de me ranger à l'avis de l'historien grec.

«Et depuis, comme Alexandre se préparait pour aller encore après Darius, il se mit un jour à faire bonne chère et à se récréer en un festin où on le convia avec ses mignons, si privément, que les concubines même de ses familiers furent au banquet avec leurs amis, entre lesquelles la plus renommée était Thaïs, native du pays de l'Attique, étant l'amie de Ptolémée, qui, après le trépas d'Alexandre, fut roi d'Égypte. Cette Thaïs, partie louant Alexandre dextrement, et partie se jouant avec lui à table, s'avança de lui entamer un propos bien convenable au naturel affété de son pays, mais bien de plus grande conséquence qu'il ne lui appartenait, disant que ce jour-là elle se sentait bien largement à son gré récompensée des travaux qu'elle avait soufferts à aller errant çà et là dans tous les pays d'Asie en suivant son armée, quand elle avait eu cette grâce et cet heur de jouer à son plaisir dans le superbe palais royal des grands rois de Perse; mais que, encore, prendrait-elle bien plus grand plaisir à brûler, par manière de passe-temps et de feu de joie, la maison de Xerxès, qui avait brûlé la ville d'Athènes, en y mettant elle-même le feu en la présence et devant les yeux d'un tel prince comme Alexandre, à cette fin que l'on pût dire, aux temps à venir, que les femmes suivant son camp avaient plus magnifiquement vengé la Grèce des maux que les Perses lui avaient faits par le passé, que n'avaient jamais fait tous les capitaines grecs qui furent oncques, ni par terre, ni par mer. Elle n'eut pas sitôt achevé ce propos, que les mignons d'Alexandre y assistant se prirent incontinent à battre des mains et à mener grand bruit de joie, disant que c'était le mieux dit du monde et incitant le roi à le faire.

«Alexandre se laissa aller à ces instigations, se jeta en pieds, et, prenant un chapeau de fleurs sur sa tête et une torche ardente en sa main, marcha lui-même le premier; ses mignons allèrent après tout de même, criant et dansant tout à l'entour du château.

«Les autres Macédoniens qui en sentirent le vent y accoururent aussi incontinent avec torches et flambeaux tout ardents, en rang de réjouissance, parce qu'ils faisaient leur compte que cela était signe qu'Alexandre pensait de s'en retourner dans son pays, non pas faire sa demeurance entre les Barbares, puisqu'il brûlait et gâtait ainsi le château royal. Voilà comme l'on tient qu'il fut ars et brûlé: toutefois il y en a qui disent que ce ne fut pas de cette sorte en manière de jeu, mais par délibération du conseil: comment que ce soit, c'est bien chose confessée de tous, qu'il s'en repentit sur l'heure même, et qu'il commanda que l'on éteignît le feu.»

«Ainsi périt, dit à son tour Quinte-Curce, la reine de l'Orient, la capitale qui dicta des lois à tant de nations, le berceau des puissants monarques, l'unique objet de la terreur de la Grèce, la ville dont les armées portées par mille vaisseaux avaient autrefois inondé l'Europe.»

Quels beaux sujets à développer en hexamètres ronflants si l'Université n'avait proscrit de ses programmes classiques les dactyles et les spondées! Quelles heureuses réminiscences fournirait aux jeunes élèves l'incendie de Troie! quelles belles périodes! quels superbes parallèles! quelles vives antithèses! Les Perses qualifiés de barbares, pour avoir détruit le Parthénon, par ces mêmes Grecs qui se montrent à Persépolis plus sauvages que leurs anciens adversaires! L'incendie de Sardes occasionne la destruction d'Athènes; la ruine du Parthénon est vengée deux siècles plus tard par le sac de Persépolis!

La ville proprement dite, désignée par les auteurs arabes sous le nom d'Istakhar, ne subit pas tout d'abord le triste sort des palais royaux; elle resta longtemps debout, au dire de quelques auteurs persans. Après la ruine du Takhtè Djemchid et la mort du conquérant macédonien, le satrape Penceste y sacrifia aux mânes de Philippe et d'Alexandre; Ardéchir Babégan y demeurait quand il se révolta contre les Parthes; Chapour II enleva à cette cité six mille habitants pour repeupler Nisibin, qu'il avait détruite. En 632 Istakhar était encore la résidence du dernier roi sassanide; mais Omar vint mettre le siège devant cette malheureuse ville dès les premiers siècles de l'hégire, la détruisit de fond en comble et fit transporter à Chiraz presque tous les habitants. A dater de cette époque, la vieille capitale fut définitivement abandonnée. Un hakem de Chiraz lui réservait un dernier outrage: las de faire rendre justice aux familles des gens assassinés dans le voisinage des ruines, devenues un repaire de brigands, ce parfait fonctionnaire voulut détruire l'effet en renversant la cause et donna l'ordre d'anéantir tout ce qui restait de Persépolis. Les énormes pierres des palais de Darius et de Xerxès, qui avaient bravé pendant plus de vingt-deux siècles les forces destructives de la nature, tinrent longtemps en haleine les ouvriers du hakem. Grâce à Dieu, le gouvernement de Téhéran fut informé à temps de cet acte de vandalisme; il ordonna de suspendre les travaux et d'arrêter la démolition. Depuis cette époque on a respecté ces reliques de la Perse ancienne, et c'est à peine si, à deux reprises différentes, on a égratigné le sol des palais.

Il y aurait probablement encore des découvertes du plus haut intérêt à faire à Persépolis, mais l'air y est si insalubre, les chaleurs si fortes, les moustiques si piquants, que les voyageurs n'ont qu'une idée, quand ils ont passé quelques journées à visiter le Takhtè Djemchid, c'est de fuir au plus vite ce pays empesté.

7 octobre.—En entrant hier soir à Kenarè, j'ai aperçu en dehors du village un campement de Guèbres venus en pèlerinage à Nakhchè Roustem. On désigne en Perse sous le nom de Guèbres, et sous celui de Parsis aux Indes, les derniers sectateurs de l'antique religion professée avant la venue de Mahomet par les habitants de l'Iran. Ce matin j'ai fait demander aux nouveaux arrivés de me recevoir. Le chef de la famille est vêtu comme les Persans de la classe pauvre, avec cette différence que ses habits, faits en bon drap, sont d'une extrême propreté. Bien qu'ils paraissent neufs, ils sont ostensiblement rapiécés sur l'épaule d'une étoffe de couleur différente de celle de la tunique. Les musulmans distinguent à cette marque humiliante les Guèbres des sectateurs de l'Islam. La femme, encore jeune, est grande, mince, d'aspect élégant, mais, pas plus que son mari, elle ne diffère par son type des musulmans du Fars. Elle porte un costume pareil à celui de Chapour dans le bas-relief de Nakhchè Roustem; je retrouve dans son ajustement les trois pantalons, la tunique à manches des anciens Mèdes de la classe moyenne et la mitre avec le léger turban que dès la plus haute antiquité les habitants de l'Iran enroulaient autour de leur tête.

[Illustration]
VUE D'ENSEMBLE DES RUINES DE PERSÉPOLIS.

Ces braves gens nous proposent de visiter les ruines en notre compagnie; j'accepte avec plaisir, et nous nous dirigeons ensemble vers le takht. Je regrette bien vivement de ne pas connaître le patois persan parlé par mes compagnons de route, car il m'est impossible de causer avec eux sans l'intermédiaire de mes toufangtchis, dont ils paraissent se méfier à bon droit.

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FAMILLE GUÈBRE.

Je puis comprendre néanmoins que près de huit mille Guèbres, presque tous réfugiés à Yezd, ville désignée sous le nom de «Cité de la lumière», pratiquent la vieille religion de Zoroastre. Aidés par leurs nombreux coreligionnaires de l'Inde, ils entretiennent des écoles et ont échappé jusqu'ici à la haine des musulmans grâce à une lettre d'Ali dans laquelle le gendre de Mahomet leur promet sa protection. Ils sont autorisés à livrer leurs morts aux oiseaux de proie, mais ne peuvent exercer leur culte en plein air, monter à cheval dans les villes et porter des habits intacts.

Laborieux et intelligents, les Guèbres ont des mœurs pures, ils sont monogames; leurs filles et leurs femmes vivraient à visage découvert si les lois religieuses de la Perse toléraient cette infraction aux usages musulmans. Leur respect pour la vérité et leur probité commerciale les distinguent de leurs compatriotes. Ces vertus, bien rares en Orient, leur ont permis d'accaparer tout le commerce des provinces du sud-est.

Beaucoup plus sobres de renseignements quand je me veux faire instruire de leurs pratiques religieuses, les Yezdiens se contentent de m'apprendre qu'ils considèrent certains monuments de Persépolis comme sanctifiés par des souvenirs religieux, et que de tous les pays du monde ils viennent en pèlerinage visiter les atechgas, les tombes achéménides et la tour carrée de Nakhchè Roustem.

La religion professée encore de nos jours par les Guèbres est une forme abâtardie d'un culte fort ancien qui dérivait des anciennes croyances aryennes telles que les ont fait connaître les livres sacrés des Indes. Les Mèdes furent plus spécialement dualistes; les Perses, au moins sous leurs premiers rois, restèrent monothéistes, en ce sens que le principe mauvais fut toujours sacrifié à l'esprit du bien; ils reconnaissaient un Dieu suprême, immuable, universel, entouré d'une pluralité d'attributs susceptibles de prendre une vie propre et indépendante. Les légendes rapportent au prophète Zoroastre l'honneur d'avoir établi la religion mazdéique chez les Mèdes. A quelle époque vécut ce grand législateur? Je l'ignore, et j'ai la consolation de ne pas être la seule à laisser la question sans réponse. Les auteurs classiques s'accordent tous à lui attribuer une très antique origine. Hermipe et Eudoxe le font vivre six ou sept mille ans avant la mort d'Alexandre; Pline, mille ans avant Moïse; Xanthe de Lydie, plus de six cents ans avant le règne de Darius; quelques auteurs modernes l'ont considéré comme le contemporain du roi achéménide, ce qui ne paraît point exact, car Darius, en se vantant d'avoir relevé les autels renversés par les mages, nous apprend que le magisme était antérieur à son avènement au trône. En réalité, on ne sait même pas si Zoroastre a jamais existé.

D'après les traditions iraniennes, Zoroastre naquit à Ourmiah, en Médie, dans la province actuelle de l'Azerbeïdjan. Son enfance et sa jeunesse se passèrent à lutter victorieusement contre les démons; à l'âge de trente ans, un génie supérieur nommé Vohou-Mano lui apparut et le conduisit en présence d'Aouramazda. En prophète qui connaît son métier, il demanda au Dieu suprême des renseignements sur la morale, la hiérarchie céleste, les cérémonies religieuses, la fin de l'homme, les révolutions et l'influence des astres, et termina par cette question: «Quelle est la créature la meilleure qui soit sur la terre?—L'homme qui a le cœur le plus pur», lui fut-il répondu.

«Quare opium facit dormire?

Quia…» etc.

Zoroastre, alléché sans doute par la netteté de cette première réponse, voulut ensuite connaître les fonctions des anges, distinguer les bons et les mauvais esprits. Avant de satisfaire sa curiosité, Aouramazda lui ordonna de traverser une montagne enflammée, le condamna à se laisser ouvrir les entrailles, et fit verser du métal en fusion dans la plaie béante. Le prophète supporta sans douleur cette terrible opération et reçut de Dieu, après avoir subi toutes ces épreuves, l'Avesta ou livre de la loi; puis il fut renvoyé sur la terre. Il se rendit à la cour de Guchtasp, roi de Bactriane, défia les sages de la cour qui voulaient le faire mourir, les vainquit à coups de miracles (toujours d'après les légendes) et obtint enfin l'adhésion du roi et de sa famille à la nouvelle religion.

Le Zend-Avesta était une encyclopédie canonique, un rituel et un bréviaire. Longtemps inconnu des Occidentaux, qui en défiguraient le nom de mille manières, il a été apporté en France, il y a un peu plus d'un siècle, par Anquetil-Duperron.

L'ensemble des livres attribués à Zoroastre formait vingt et un ouvrages, qui existaient encore, nous dit la tradition, au temps d'Alexandre. Aujourd'hui on possède seulement deux recueils de fragments: le Vendîdâd Sâdeh et le Yecht Sâdeh. Le premier de ces recueils se compose du Vendîdâd ou livre contre les démons, du Yaçna, livre du sacrifice, et du Vispered, livre liturgique; tous ces ouvrages sont écrits en langue zend ou mède.

Avant toute chose, la religion mazdéique recommande à ses adeptes d'adorer Aouramazda, l'esprit sage, le lumineux, le resplendissant, le très grand, le très bon, le très parfait, le très actif, le très intelligent et le très beau. C'est la divinité ailée devant laquelle se tient Darius sur les bas-reliefs des tombes achéménides. Aouramazda avait pour coadjuteurs dans son œuvre créatrice et bienfaisante six Amecha-Çpentas et une multitude de génies, les Yazatas chargés de la conservation de l'univers; enfin, sous les ordres des Yazatas, se trouvaient des esprits destinés à veiller sur chaque créature en particulier. Ces êtres immatériels, nommés safravashi ou férouer, devenaient d'autant plus heureux dans le ciel, qu'ils avaient mieux rempli leur tâche sur la terre, et semblent être la première forme des anges gardiens de la religion chrétienne.

En même temps qu'Aouramazda, dont le nom signifie «Seigneur omniscient» et qui est appelé aussi Çpenta-Mainyou (l'Esprit qui dilate), créait le monde et suscitait les forces qui le régissent, le principe destructeur apparaissait sous la forme d'Angro-Mainyou (Esprit d'angoisse) ou d'Ahriman. Angro-Mainyou tirait du néant toutes les choses nuisibles, comme Aouramazda avait donné naissance au bien, à la beauté et à la lumière. La nécessité de se faire aider dans sa tâche dévastatrice engageait l'esprit du mal à s'entourer de daeves (dives) destinés à semer dans le monde le chagrin ou le péché. Les six plus puissants d'entre eux étaient opposés aux Amecha-Çpentas.

Les prescriptions liturgiques de l'Avesta sont admirables de sagesse. Le législateur s'est donné pour but de créer une société calme, riche et heureuse. L'agriculture est la base d'un système économique développé avec une admirable prévoyance; les formules de la religion sont simples; Zoroastre demande seulement à l'homme d'adresser des prières et des sacrifices à son dieu, d'être simple de cœur, sincère de paroles et loyal dans ses actions.

Aouramazda n'avait ni statue ni temple mystérieux, mais au faîte des montagnes s'élevaient des pyrées sur lesquels des prêtres entretenaient le feu sacré. Les Perses lui offraient en sacrifice le bœuf, le cheval, la chèvre et la brebis; la chair de ces animaux était placée devant le brasier et non sur la flamme, qu'elle aurait pu souiller. La crainte de détruire la pureté de la terre, du feu et de l'eau empêchait également les sectateurs de la religion de Zoroastre de brûler, d'enterrer et de jeter dans les rivières les corps morts. Ils les déposaient à l'intérieur de grandes tours sans toiture, connues sous le nom de dakhmas (tours du silence), et les abandonnaient aux oiseaux de proie. Après la mort, l'âme restait trois ou quatre jours auprès de sa dépouille terrestre, puis elle se présentait devant un tribunal. Le génie Rachnou pesait ses bonnes et ses mauvaises actions, et la conduisait ensuite sur un pont jeté au-dessus de l'enfer. Si les mauvaises actions l'emportaient sur les bonnes, elle tombait au fond du gouffre et devenait la proie d'Ahriman; dans le cas contraire, elle traversait le pont, arrivait devant Vohou-Mano, qui la présentait à Aouramazda.

Les ministres du culte, généralement connus sous le nom de «mages», portaient en réalité le titre d'atravan. Mage chez les Mèdes, comme Lévi chez les Juifs, désignait peut-être la tribu au sein de laquelle se recrutaient les prêtres, qui héritaient leur charge sacerdotale de leurs ascendants directs. Cette tradition s'est perpétuée chez les Guèbres des Indes. Le mot «mage», que les auteurs anciens empruntèrent aux Perses, était sans doute une désignation qu'employaient en mauvaise part les adversaires religieux des prêtres mèdes. Telles sont de nos jours les qualifications d'ultramontains et de huguenots appliquées aux ultracatholiques et aux calvinistes.

Quoi qu'il en soit à ce sujet, les mages avaient conquis la Médie et s'apprêtaient à envahir la Perse, quand ils furent arrêtés dans leur essor par l'insuccès de l'entreprise de Gaumata sur le trône de Cambyse.

Darius, forcé de sévir contre les ministres de la religion, paraît, pendant toute la durée de son règne, avoir tenu les prêtres en légitime suspicion. Le clergé ne conserva pas longtemps cette situation humiliante: sous Artaxerxès Ochus, le culte d'Anahita et de Mithra s'introduisit en Perse; plus tard les Arsacides, à la suite de la conquête d'Alexandre, abaissèrent plus encore que leurs prédécesseurs les dieux nationaux devant le polythéisme étranger.

Les Sassanides avaient restauré dans toute sa pureté le culte mazdéique et rendu aux mages toute leur autorité, quand les Arabes, devenus maîtres de la Perse, substituèrent l'islamisme à la vieille religion des Aryens.

8 octobre.—Depuis une semaine nous rendons des hommages journaliers à Aouramazda et nous vivons en commerce intime avec les Achéménides de pierre. Marcel a rempli de notes et de dessins un cahier de plus de deux cents pages; mes clichés, pris avec soin et lavés avec une eau très pure, sont irréprochables. Il est temps de dire adieu aux débris des palais des grands rois et d'abandonner les champs où fut Persépolis.

Nos mafrechs sont bouclées, les chevaux sellés: en route pour Chiraz, la moderne capitale de la province du Fars!

La trouverai-je digne de la réputation que lui a faite Hafiz, le plus illustre de ses enfants?

«Qu'est-ce donc, dit-il, que le Caire et Damas, et la terre et la mer? Ce sont des villages. Chiraz seule est une ville.»

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