La Perse, la Chaldée et la Susiane
CHAPITRE XXXVIII
Dizfoul.—Prospérité commerciale et agricole de la ville.—Visite aux trois andérouns du naïeb loukoumet (sous-gouverneur).—Heureuse prédiction.
13 janvier.—Nous sommes à Dizfoul depuis deux jours. Malgré tout notre désir, nous n'avons point encore visité l'emplacement de Suse, à peine distante de six à sept farsakh. S'il eût fait seulement une éclaircie, j'aurais trompé mon impatience en montant sur la terrasse, d'où l'on peut, m'assure-t-on, apercevoir le tell quand l'atmosphère est pure: mais depuis notre arrivée il n'a pas cessé un seul instant de pleuvoir.
Les heures, toujours trop longues lorsqu'elles ne reçoivent pas un emploi utile, se sont passées à échanger des politesses avec nos hôtes.
L'Arabistan, l'une des plus importantes provinces du sud-ouest de la Perse, est gouverné actuellement par un oncle du roi, Hechtamet Saltanè. Ce prince varie ses plaisirs et change de résidence à chaque saison; il habite le plus souvent Chouster, toutefois il vient passer le printemps à Dizfoul, où la température est plus fraîche que dans sa capitale d'hiver. En son absence l'administration de la ville est confiée à un lieutenant ou naïeb loukoumet. Le sous-gouverneur, escorté de ses mirzas, est venu nous rendre ses devoirs et nous a fortement engagés à attendre à Dizfoul la fin de la saison des pluies. Entre-temps il nous a mis au courant des affaires de la province. A l'entendre, la ville, en pleine voie d'agrandissement et de prospérité, mériterait mieux que Chouster, aujourd'hui bien déchue, le titre de capitale de l'Arabistan. La population s'est doublée depuis quelques années, et le commerce a pris une extension et un développement auxquels ne pourra jamais prétendre sa rivale. Dans les plaines fertiles des environs on recueille sans travail de superbes récoltes de blé, les troupeaux donnent des laines renommées par leur finesse; la culture très fructueuse de l'indigo alimente de nombreuses teintureries. Toutes primitives qu'elles sont, ces officines préparent aux tisserands les fils colorés que nécessite la fabrication des tchaders bleus et blancs portés par les femmes pauvres ou de condition moyenne. Les mirzas m'ont aussi vanté l'eau chirin (sucrée, douce) de l'Ab-Dizfoul, la fraîcheur des zirzamins (caves) creusés dans le poudingue sur lequel la cité est assise, et, avant tout, l'incomparable voirie de la ville. «En vérité, leur répond Marcel, il y a bien un peu d'eau dans les rues, mais, en relevant vos pantalons jusqu'aux oreilles, vous pouvez encore faire quelques pas.»
«De l'eau dans les rues! Mais voilà la merveille; pendant l'hiver la chaussée se transforme en torrent, et les pluies nous débarrassent ainsi de toutes les immondices accumulées l'été.» La rue-égout mérite d'être propagée. «Voir Dizfoul et puis mourir», chantent nos Persans.—«Voir Suse et puis partir», ai-je pensé. En réalité Dizfoul deviendra une cité florissante le jour où on la mettra en communication soit avec le golfe Persique par la Perse, soit avec le Tigre par la Turquie. Amara ne doit-elle pas déjà la vie et l'aisance aux caravanes assez audacieuses pour braver les Beni Laam, les déserts, l'eau amère et le hor?
Le naïeb, en se retirant, m'a demandé s'il me serait agréable d'aller visiter ses andérouns, et, sur ma réponse affirmative, il a prié son fils de m'accompagner. Jamais je n'eus plus gentil introducteur: c'était merveille de voir ce petit maître des cérémonies me guider avec mille précautions sur les terrasses plus ou moins insolides qui mettent en communication toutes les maisons de la ville et, après m'avoir introduite, n'oublier aucun des détails si compliqués de l'étiquette: imposant silence aux femmes si leur conversation devenait trop animée ou trop bruyante, les écartant d'un geste autoritaire quand elles me serraient de trop près.
La première visite a été pour la doyenne des femmes de mon hôte. A mon arrivée, Bibi Cham Sedjou s'est levée, m'a tendu la main et l'a portée à son front en signe de respect, tout en me souhaitant le khoch amadid (la bienvenue). Puis elle m'a désigné du geste un grand fauteuil de bois placé au milieu de la pièce. Ce meuble est historique. Il fut confectionné en l'honneur de sir Kennett Loftus, quand il vint, il y a une trentaine d'années, présider à la délimitation des frontières turco-perses. Depuis le départ de ce diplomate, le takht (trône), comme le désignent les Dizfouliennes, a été oublié sous une épaisse couche de poussière jusqu'au jour où l'arrivée de l'un de ces animaux à deux pattes qui perchent sur les sièges comme des perroquets est venue le rendre un instant à sa destination première.
Je me suis assise gravement. Cham Sedjou et ses nombreuses amies, assemblées en cette circonstance, se sont accroupies tout autour de moi, et par trois fois nous nous sommes mutuellement informées de l'état de nos précieuses santés. Bibi a déclaré qu'elle s'était réveillée le matin avec un violent mal de tête, mais que la joie de recevoir ma visite et enfin ma présence bénie avaient achevé de dissiper ses douleurs. Les approbations enthousiastes de l'assistance me prouvent combien la phrase est dans le goût persan; je me contente de m'incliner, faute de savoir surenchérir sur pareilles amabilités.
Bibi Cham Sedjou est une Persane: les narines vierges de perforation témoignent de sa race. En femme intelligente, elle supplée aux charmes envolés par une conversation agréable et moins banale que celle dont sont régalés habituellement les murs des andérouns. Son instruction n'est pas à la hauteur de sa bonne volonté; les notions les plus élémentaires de la géographie lui font défaut. Elle a bien entendu parler d'une terre connue sous le nom de Faranguistan, terre misérable dévolue aux Anglais et aux Russes infidèles, grands mangeurs de porc et grands buveurs d'eau-de-vie, mais elle ignore le nom même de la France. Elle croit aussi, à en juger à ma tête tondue, qu'aux Persanes seules Allah a octroyé des tresses longues et souples, pour la plus grande jouissance de ses fidèles serviteurs sur la terre et de ses élus au ciel, et que la couleur blonde de mes cheveux, n'ayant rien de naturel, doit être due à une sorcellerie particulière. J'ai essayé, sans la convaincre, d'expliquer à mon interlocutrice combien des nattes seraient gênantes pendant la durée d'un très long voyage, mais j'ai négligé de l'entretenir d'autres inconvénients graves dont il eût été aussi malséant de lui parler que de corde devant un pendu.
«Pourquoi se peigner tous les jours? m'a-t-elle répondu avec surprise, il est bien suffisant de procéder à cette opération une fois par semaine, en allant au bain.»
Les servantes apportent le thé. La première tasse m'est présentée, on offre la seconde à mon guide. Il la prend en sa qualité de mâle, et ne manifeste même pas l'intention de la passer à la femme de son père ou aux khanoums ses voisines. Puis, toutes les amies de Bibi Cham Sedjou ayant essayé mon casque blanc, non sans rire à se tordre, et s'étant à tour de rôle mirées dans un fragment de glace entouré d'une superbe bordure en mosaïque de cèdre et d'ivoire, je reprends possession de ma coiffure et me retire afin de terminer en un seul jour, s'il est possible, la revue des andérouns où je suis attendue.
«Allons voir maman», a dit joyeusement mon jeune guide après avoir fait charger sur la tête d'un serviteur le fauteuil qui doit me précéder.
Matab khanoum est une fille de tribu. Il n'est pas besoin de la voir pour s'en convaincre. En véritable Arabe, elle a installé ses juments de pur sang dans la cour de la maison, afin de ne jamais les perdre de vue; l'escalier s'ouvre justement derrière les sabots d'une belle poulinière.
Le logis, semblable à celui de Bibi Cham Sedjou, est orné avec un luxe relatif. Des porcelaines de vieux chine contemporaines de chah Abbas encombrent les takhtchés et provoquent mon admiration, tandis qu'une horrible soupière de faïence anglaise fait vis-à-vis à une superbe coupe émaillée. On pose le fauteuil sur un tapis kurde fin et ras comme du velours et je m'assieds auprès d'un métier à tisser. Matab khanoum emploie ses loisirs à confectionner ces grands filets de soie rose ou jaune à pasquilles d'or qui couvrent sans les voiler la tête et la poitrine de toutes les femmes de la Susiane.
La maîtresse de la maison est petite, maigre, brune de peau, peu séduisante, mais, en sa qualité de mère de l'unique héritier de la maison, elle jouit d'une supériorité incontestée sur les autres femmes de son époux. Son humeur est d'autant plus difficile qu'elle est jalouse en ce moment d'une rivale fort belle et pour laquelle elle craint d'être délaissée. Les regards de Matab khanoum s'adoucissent pourtant quand ils se dirigent vers son fils, «la fraîcheur de ses yeux». L'amabilité et la bonne éducation de mon petit ami lui ont valu mes félicitations; alors, souriante, en vraie maman elle m'a appris que les mollahs étaient surpris de l'intelligence de Messaoud. «Cet enfant est appelé aux plus hautes destinées: il deviendra l'une des lumières de l'État. Agé de dix ans à peine, il sait déjà par cœur plusieurs chapitres du Koran et les plus beaux morceaux de nos poètes classiques.»
«Veux-tu, Messaoud, nous dire un de ces contes que tu apprenais hier à ta petite sœur?
—Brisez-moi la tête, coupez-moi les oreilles, arrachez-moi les yeux: je serai toujours prêt à vous obéir», a répondu l'enfant. Puis, sans témoigner ni timidité ni embarras, il a pris la parole.
«Un pauvre homme vivait du produit de sa pêche et de sa chasse, et, comme il était habile à lancer l'épervier et à appeler les oiseaux auprès de ses lacets, l'une et l'autre étaient souvent abondantes. Un jour, après avoir disposé ses pièges, il s'était caché dans les roseaux et guettait trois perdrix, quand il entendit à ses côtés de bruyants éclats de voix. C'étaient deux écoliers qui discutaient avec chaleur une question de jurisprudence.
«Le chasseur s'avança, les supplia de ne point faire de bruit et de ne point effaroucher le gibier. «Nous le voulons bien, répondirent les étudiants, mais à condition que tu donneras un oiseau à chacun de nous.
«—O mes maîtres, ma famille vit du produit de ma chasse; que deviendrai-je lorsque je rentrerai au logis avec une perdrix à partager entre dix personnes?»
«Le pauvre homme eut beau gémir et représenter aux étudiants que le filet n'était pas plus à eux que la graine semée comme appât, ils ne voulurent rien entendre. Alors le chasseur tira la corde, prit les trois bêtes et les partagea avec ses tyrans.
«Quand il les eut satisfaits, il leur dit: «Si vous me dédommagiez au moins du tort que vous me causez, en m'apprenant le motif de votre discussion?
«—Volontiers: nous disputions sur l'héritage de l'hermaphrodite.
«—Que signifie le mot «hermaphrodite»?
«—L'hermaphrodite est mâle et femelle», répliquèrent les jeunes gens en s'en allant.
«Sur ce, le chasseur, attristé, rentra chez lui, et sa famille, qui l'attendait, dut se contenter ce soir-là de l'unique perdreau qu'il avait apporté.
«Peu de jours après, lorsque les étoiles se furent cachées et qu'un beau soleil aux ailes d'or eut apparu à l'horizon, le pêcheur prit ses filets et se dirigea vers la rivière. Il jeta son épervier et ramena un poisson si beau, si grand et de couleur si éclatante que de sa vie il n'avait vu pareil animal.
«Plein de joie, il le prend et, sans plus tarder, le porte à son souverain.
«Le sultan était couché sur un lit de repos, auprès d'un bassin d'albâtre où voguaient des embarcations d'aloès semblables au croissant de la lune. Des carpes aux vives couleurs dont les seins étaient d'argent et les oreilles chargées d'anneaux d'or s'ébattaient dans les eaux cristallines. Tremblant et anxieux, notre homme s'approcha, étala le poisson qu'il avait pêché et pria le monarque de l'accepter.
«Je suis ravi de ton cadeau et vais donner l'ordre au grand vizir de te compter mille dinars.» Mais le ministre, mécontent, souffla à voix basse: «Désormais il vaudrait mieux proportionner la faveur au mérite. Si l'on paye un poisson mille dinars, tout l'or du trésor passera en ruineuses folies.»
«—Tu as raison, reprit le sultan; mais comment me dédire?
«—Demandez à cet homme: «Ce poisson est-il mâle ou femelle?» S'il répond: «C'est un mâle», vous lui direz: «Je te donnerai les mille dinars quand tu m'apporteras la femelle.» S'il réplique: «C'est une femelle», vous répondrez: «Apporte-moi le mâle et tu auras ton bakchich.» Enchanté de la sagesse de son vizir, le souverain se tourne vers le pêcheur: «Ton poisson est-il mâle ou femelle?»
«Le brave homme comprit le sens caché de cette demande et, après avoir prudemment fouillé dans son esprit la perle d'une réponse à présenter sur le plat de l'explication, il dit: «O roi, sagesse de lumière du monde, ce poisson est mâle et femelle: il est hermaphrodite».
«La sagesse et la sagacité du pêcheur surprirent si agréablement le sultan, qu'il lui fit donner les mille dinars et le mit au nombre de ses conseillers.»
Je ne puis transcrire les changements de voix et la mimique intelligente du jeune conteur; je le regrette, car le petit homme a joué son charmant récit en acteur consommé.
Courons vers un autre andéroun. Avant de me laisser franchir le seuil de la porte, Matab khanoum m'a arrêtée un instant: «Pourquoi avez-vous la tête nue? Vous devez avoir bien froid? et en outre… c'est très inconvenant!
—Vous moquez-vous de moi?
—Non certes: notre Prophète a défendu aux femmes de montrer leurs cheveux, et par conséquent d'avoir la tête découverte.
—Je tiendrai compte de sa recommandation quand je me ferai musulmane. En attendant cet heureux jour, venez dans le Faranguistan et vous verrez ce que l'on pensera de vos seins, de votre ventre et de vos jambes nus, toujours prêts à se montrer au moindre mouvement.»
Pour me rendre chez Bibi Dordoun, la favorite de mon hôte et la rivale de Matab khanoum, j'ai dû abandonner le chemin des terrasses et changer de quartier. Un mari, quand il se pique d'être bon musulman, doit joindre à mille autres vertus d'une essence rare l'astuce du renard et la prudence du serpent et ne pas exposer ses nombreuses épouses à laver leur linge sale devant toutes les terrasses du voisinage. En suivant des rues en partie barrées par les maisons qui se sont fondues sous l'influence des pluies de l'hiver, j'atteins enfin le troisième andéroun. Je n'ai point perdu ma peine. Depuis mon arrivée à Dizfoul je n'ai vu femme pareille à Bibi Dordoun. Bien que de race arabe, elle est blanche de peau; ses yeux et ses cheveux d'un noir d'ébène se détachent sur une chair mate et font ressortir les tons de grenade d'une bouche trop épaisse, mais derrière laquelle se présentent des dents admirables. La toilette est d'une élégance raffinée: jupe de brocart à fond rose, calotte de cachemire de l'Inde retenant un filet semé de perles fines, foulard de soie de Bombay, anneau de narine couvert de pierres précieuses, talisman de nacre incrusté d'or, bracelets formés de grosses boules d'ambre et de corail rose; aux deux chevilles, de véritables chaussettes de perles de couleurs montant jusqu'au mollet et laissant tomber sur le pied nu une frange de rubis.
Bibi Dordoun m'attendait au rez-de-chaussée de sa maison; dès mon arrivée elle m'a guidée vers le premier étage et a soigneusement fermé la porte derrière moi. Puis elle s'est mise à éplucher des limons doux avec l'air d'une personne convaincue de la gravité de cette occupation. Ce n'était pas le moyen de satisfaire la curiosité d'une vingtaine de voisines accourues à la nouvelle de mon arrivée.
Les filles d'Ève se sont d'abord annoncées en jetant leur nom à travers la porte, puis, ne recevant pas de réponse, elles ont gratté au battant: manière polie de demander à entrer,… et Bibi Dordoun épluchait toujours ses limons doux. Tout à coup, nerveuse et rouge de colère, elle se lève, court vers l'entrée de la chambre, met en fuite les visiteuses importunes en leur jetant ses deux babouches à la tête, et vient tout essoufflée se rasseoir à mes côtés. Dans quel but me ménager ce silencieux tête-à-tête? Je veux me lever, elle me retient et m'ouvre enfin les plus profonds replis de son cœur:
«Je possède toute la confiance et toute l'affection de l'aga, mais je suis par cela même en butte à la jalousie de Matab khanoum. En définitive, je récolte plus d'épines que de roses. Cinq fois le ciel m'a rendue mère: des filles! toujours des filles! Allah a béni mon union, et d'ici à peu de jours j'attends ma sixième délivrance. Vous, une femme instruite comme un mollah, vous, une Faranguie, ne pourrez-vous rien pour moi, ne me direz-vous pas si mon espoir doit toujours être déçu, ou si l'enfant qui va naître sera enfin ce fils tant désiré dont la venue me fera bénéficier de la haute situation réservée jusqu'ici à Matab khanoum et augmentera, s'il est possible, l'affection de mon époux?»
Cette femme est pâle d'émotion. Je n'hésite pas et lui promets gravement un garçon. A ces mots elle me saute au cou et m'embrasse à me débarbouiller, si besoin était.
En définitive, je suis sortie de chez Bibi Dordoun sacrée sorcière; si elle a un fils, elle demeurera toute sa vie persuadée que les Faranguis ont le don de double vue. Mais si elle a une fille! Bah! je lui aurai toujours donné quinze jours de bonheur.
Mon ami Messaoud aurait bien voulu s'acquitter jusqu'au bout de ses devoirs d'introducteur et me mener au quatrième andéroun paternel. Pendant mes diverses visites j'avais absorbé sans sourciller huit ou dix tasses de thé et de café, des confitures au miel, des bonbons en plâtre, des citrons doux; j'avais prêté mon casque, ma veste, mes souliers eux-mêmes, prédit à mon hôtesse la naissance d'un héritier: je méritais bien quelque repos. D'ailleurs les nuages s'étaient dissipés, un coin de ciel bleu m'était apparu, et je voulais avertir Marcel de cette bonne nouvelle. Je suis arrivée trop tard: les ordres sont donnés, et nous partons pour Suse dès le lever de l'aurore.