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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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LES CHATS ANGORAS.

CHAPITRE XIX

Un convoi de chats angoras.—Les promesses d'un tcharvadar.—La célèbre mosquée d'Éclid.—Les sources.—Chasses de Baharam.—Femmes de la tribu des Bakhtyaris.—Sourmek.—Village de Dehbid.—Un enterrement en caravane.

25 septembre.—Nous serons désormais suivis de notre musique particulière, tout comme les souverains en activité de service.

Les professions les plus diverses sont représentées dans la caravane. Entre autres voyageurs il y a un marchand de chats et un matelassier mélomane qui exécute des variations musicales sur son appareil à carder le coton. Autrefois bons amis, ils ont loué un mulet de compte à demi, à condition d'y monter chacun à leur tour; mais, contre leur attente, ils n'ont pas tardé à se quereller et à se brouiller à la suite d'un échange de paroles désobligeantes. L'un prétendait que les miaulements des chats mettaient en fuite toutes ses inspirations musicales; l'autre, que ses pauvres matous s'énervaient et maigrissaient à entendre les insupportables mélodies exécutées soir et matin par le matelassier.

A la suite de ces démêlés le protégé de Mercure, plus favorisé de la fortune que le fils d'Apollon, a traîtreusement soudoyé le tcharvadar bachy et s'est fait attribuer la propriété exclusive du mulet. Le malheureux musicien, privé de moyens de transport et craignant d'être abandonné dans le caravansérail, est venu humblement nous prier de le prendre à notre service. Il assaisonnera de ses mélodies chacun de nos repas, et en retour il sera autorisé à placer son instrument et sa personne sur l'un de nos mulets de charge.

L'outil à deux fins de notre barde est taillé en forme d'arc et muni d'une unique corde, sur laquelle il frappe de la main droite avec un maillet de bois, tandis que de la main gauche, cachée sous une épaisse frange de laine, il soutient l'instrument. Ce bracelet n'est pas une vaine parure, car l'artiste briserait ses os sans ce matelas protecteur quand, animé du souffle divin, il tape à tort et à travers sur la corde tendue et fait rendre à l'instrument à carder des sons aussi mélodieux que ceux d'un tambour de basque.

L'ennemi de notre musicien, le propriétaire des chats, est un habitant de Yezd en Kirmanie, qui transporte de Tauris à Bombay une vingtaine de beaux angoras. Depuis plusieurs années il voyage sans trêve ni répit entre la Perse et les Indes et tire profit, paraît-il, de son étrange marchandise.

Si les chats orientaux n'apprécient pas mieux la musique classique que leurs frères européens, on ne saurait leur en vouloir; ils me paraissent même dans leur droit en se montrant nerveux et irritables pendant la durée du pénible voyage auquel on les condamne. Quelle dure épreuve à imposer à un matou d'humeur peu vagabonde que soixante jours de gaféla et treize jours de mer! Dans le fait, on ne réussirait pas à transporter à dos de mulet des animaux d'un caractère aussi indépendant et aussi difficile à discipliner que celui des chats, si leur maître ne les soumettait à un règlement sévère et ne leur en faisait exécuter tous les articles avec autant de rigueur que le permet la marche de la caravane.

A l'arrivée au caravansérail, le Yezdien choisit une pièce isolée, ou tout au moins fort éloignée du campement du musicien; il plante deux crampons de fer dans le sol, attache une longe à l'extrémité de chacun d'eux et fixe à cette corde une ficelle cousue au collier des chats. Chaque animal, placé par rang de taille, le plus gros en tête, assis ou couché sur le sac de toile dans lequel il voyage la nuit, est séparé de son voisin par un intervalle de cinquante centimètres. Les enfants à la mamelle sont enfermés avec leur mère dans des boîtes à claire-voie assez large pour leur permettre de passer à travers.

La troupe féline demeure tout le jour dans une sorte de léthargie et se réveille, en menant grand vacarme, aux heures des repas, exclusivement composés de viande de mouton. Alors ce sont des bonds désordonnés, des cabrioles, des cris, des miaulements désespérés, semblables aux hurlements des bêtes fauves. Cette animation extraordinaire se calme dès que la nourriture est distribuée: chaque animal dévore gloutonnement sa ration et retombe dans sa torpeur résignée. Les tout petits chats paraissent mieux supporter la fatigue que les gros; ils jouent entre eux sans songer à s'échapper, tandis que leurs camarades plus âgés s'efforcent sans jamais se rebuter de déchirer avec leurs griffes et leurs dents les solides cordelles de poil de chèvre qui les retiennent prisonniers. Au départ, chacun des matous est enfermé dans sa maison de toile; les sacs sont attachés deux par deux et placés sur un cheval, bien surpris de porter une marchandise très disposée à témoigner toutes les nuits son mécontentement par un concert de miaulements discordants.

Les chats expédiés aux Indes dans ces conditions sont des angoras blancs; arrivés à destination, ils vaudront de cinquante à soixante francs chacun.

26 septembre.—Pendant la durée des deux dernières étapes il nous a semblé, réduits, faute de lune, aux pâles clartés des planètes, que le pays était désert, et la montagne dépourvue de toute végétation. Nous voici à Abadeh. La ville paraît importante et, bonheur suprême, est dotée d'une station télégraphique et d'un gouverneur.

L'intervention de ce dernier nous est fort utile: le tcharvadar bachy se refuse à tenir la promesse qu'il nous a faite de s'arrêter un jour à Abadeh pendant que, doublant les étapes, nous irons à l'oasis d'Éclid visiter une mosquée des plus remarquables dont on nous a parlé à Téhéran, et nous informer ensuite si la tribu des Bakhtyaris, cette souveraine maîtresse des défilés du Loristan, laisse circuler les étrangers entre le Fars et la Susiane.

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LE MUSICIEN DE LA CARAVANE.

Marcel regretterait beaucoup de renoncer à cette partie de notre voyage: nous saisissons donc avec empressement l'occasion de faire comparaître le tcharvadar bachy devant le gouverneur. Le hakem, après nous avoir donné un témoignage public de sa haute considération en nous envoyant un pichkiach dès notre arrivée, ne peut admettre que l'on ose nous résister. «Comment, misérable ver de terre, dit-il au tcharvadar tout tremblant, tu as promis, par acte écrit, de stationner à Abadeh, de laisser aux çahebs le temps d'aller visiter Éclid, et tu refuses de tenir ta promesse! Sache que, s'il plaisait à Leurs Excellences de faire arrêter ta caravane pendant dix jours, avec ou sans contrat, je saurais bien te contraindre à obéir.

—Hakem, je ne puis demeurer plus longtemps. Mes bêtes sont vigoureuses et peuvent sans dommage continuer leur route; quatre cents mulets mangent de la paille et de l'orge pendant une journée; si j'ai promis de m'arrêter, j'ai eu tort, mais je suis obligé de partir demain.

—Sais-tu nager?» s'écrie le gouverneur en faisant signe aux ferachs de son escorte.

A peine a-t-il dit ces paroles que, sans laisser au tcharvadar bachy le temps de répondre, quatre hommes le saisissent par les bras et les jambes et le balancent dans la direction d'une pièce d'eau creusée au centre de la cour. Je trouve heureusement l'occasion d'arrêter le mouvement et de demander la grâce du malheureux, à la grande déconvenue de l'assistance, déjà toute réjouie à l'idée de voir le patient barboter au milieu du bassin et sortir de l'eau avec des vêtements mouillés et déchirés.

«Ah! Khanoum, me dit le muletier en se remettant sur ses jambes, vous me sauvez la vie: j'ai soixante ans d'âge, je suis tout en sueur tant j'ai été ému par les paroles du hakem: que serais-je devenu sans votre intervention? Ma caravane marchera comme vous l'ordonnerez, mais séjournez le moins possible aux environs d'Éclid; si j'ai eu le tort de vouloir manquer à ma parole, je ne vous ai pas trompé en vous disant que le pays était dangereux à parcourir.

—Te tairas-tu, fils de chien! s'écrie le gouverneur. Veux-tu que je te fasse appliquer deux cents coups de bâton? Qui ose parler de brigands dans une province soumise à ma juridiction? Allah soit loué! mon fils lui-même accompagnera ces illustres étrangers jusqu'à Éclid et veillera à leur sécurité. Va-t'en. Demain les chevaux des çahebs et ceux de leurs serviteurs devront être ici à l'aurore: je l'ordonne.»

Cette affaire réglée, nous allons nous promener au bazar, seul endroit où les voyageurs en Orient puissent se faire une idée du commerce et des industries locales. La caractéristique de celui d'Abadeh est la sculpture sur bois de poirier: les ouvriers travaillent avec beaucoup de goût de charmantes cuillers utilisées comme verre dans le service de table, des cadres de miroir, des encriers et enfin des boîtes à bijoux sur lesquelles sont enlevés en creux ou en relief le soleil et le lion des armes persanes.

Éclid, 27 septembre.—Malgré les ordres du hakem, nous sommes partis assez tard d'Abadeh. A l'aurore, nos mafrechs allaient être chargées, quand plusieurs paysans ont demandé à nous entretenir. Privés d'armes, et surtout de poudre, ils ne peuvent parvenir à détruire le gibier qui pullule, et venaient nous supplier de tirer sur les perdreaux, fléaux de leurs jardins. Nous avons suivi leurs pas et, au bout de deux heures, Marcel et moi avions abattu tant d'oiseaux, qu'on s'est lassé de les compter et surtout de les ramasser, les paysans ne goûtant pas volontiers au gibier tué par des chrétiens.

A sept heures nous avons pris la direction d'Éclid, accompagnés du fils du gouverneur, jeune homme de seize ans environ, fort ennuyé sans doute de quitter l'andéroun dont son père l'a gratifié depuis trois mois, pour aller courir la montagne en notre compagnie. Il fait néanmoins contre mauvaise fortune bon cœur et se montre très désireux de nous complaire. Après six heures de marche dans des vallonnements incultes et desséchés, nous apercevons une brèche naturelle au milieu de laquelle se perd le prolongement du chemin.

«Le pays d'Éclid commence derrière cette porte, me dit notre guide; mais à quels ennemis en veulent donc les gens que j'aperçois sur les sommets voisins du col?»

A peine a-t-il achevé ces mots, que de multiples détonations se font entendre et que des balles tombent dans notre direction.

«Allons-nous être attaqués et devons-nous répondre à ces coups de fusil? ai-je demandé.

—Tirez en l'air pour montrer à ces fils de chiens que vous êtes armés; je vais m'informer de la cause de cette agression. Allah nous protège! Ne vous exposez pas à blesser aucun de ces bandits; le premier sang versé serait le signal de votre massacre et je périrais à vos côtés sans réussir à vous sauver. Nous serons peut-être dévalisés, mais, si vous êtes prudents, il ne nous sera fait aucun mal.»

Puis il enlève son cheval au galop de charge, agite les bras en l'air et nous laisse arrêtés sur le chemin, tandis que le cuisinier fait faire une volte à son mulet et prend à bride abattue la direction d'Abadeh.

Les gens postés en haut de la colline aperçoivent bientôt les signaux du fils du gouverneur; ils descendent dans la vallée et viennent, au nombre de huit ou dix, entourer le cheval du jeune homme; lui-même nous invite du geste à venir le rejoindre, et nous ne tardons pas à nous trouver au milieu de quelques habitants d'Éclid munis de fusils à pierre et coupables d'avoir dirigé sur des inconnus le canon de leurs armes, afin de les inviter à venir montrer patte blanche.

Éclid n'est point un village, comme je l'avais supposé, mais une vaste oasis qui s'étend sur une longueur de près de trente kilomètres au pied des contreforts inférieurs des montagnes du Loristan. Des sources abondantes jaillissent de la montagne et communiquent à tout le plateau une merveilleuse fertilité.

L'altitude élevée de l'oasis favorise la culture des arbres fruitiers des pays froids, tels que les noyers et les pommiers, mais la principale récolte est celle des céréales. Cette graminée pousse avec une telle vigueur que jamais les habitants de ces plateaux fortunés n'ont connu les horreurs de la famine, rendue si fréquente en Perse par la difficulté d'établir des communications entre les pays riches ou pauvres. Aussi bien, en temps de disette, Éclid ne peut-il faire profiter les contrées environnantes de ses excédents de récolte: la crainte des voleurs arrête les transports, et le fléau s'aggrave de ses propres conséquences.

Pendant la durée de la dernière famine, survenue il y a trois ans, les paysans d'Éclid tentèrent de porter du blé à Abadeh, mais ils durent y renoncer, bien que les deux villages ne fussent guère distants de plus de quarante kilomètres et que le khalvar (trois cents kilos) de blé valût quinze francs à Éclid et soixante à Abadeh. Les villageois venaient attendre les convois à leur sortie de l'oasis, les pillaient et tuaient les marchands qui essayaient de les défendre. Au retour des temps plus prospères, les voleurs conservèrent l'habitude d'exploiter la route d'Éclid, continuèrent à dérober des moutons aux bergers et à dévaliser les petites caravanes. Les habitants portèrent aux pieds du roi leurs doléances; peine perdue: Nasr ed-din n'avait pas plus souffert de la famine que du brigandage. Alors les paysans de l'oasis résolurent de former et d'entretenir une milice locale chargée de surveiller du haut des pics la plaine d'Abadeh et d'arrêter à coups de fusil tout cavalier inconnu qui paraîtrait se diriger vers Éclid.

«Est-ce que votre milice garde l'oasis de tous côtés? ai-je demandé au toufangtchi (garde armé de fusil) qui a pris la parole.

—Non, les postes sont établis sur les sommets qui commandent les routes d'Ispahan et de Chiraz; les Bakhtyaris occupent la montagne située de l'autre côté d'Éclid et ne laissent pénétrer chez eux aucun étranger. En hiver ils descendent dans les vallées basses, mais en cette saison ils sont campés sur les hauteurs.

—Qu'est-ce donc que ces Bakhtyaris?

—Les Bakhtyaris appartiennent à une tribu très puissante qui habite les montagnes du Loristan. Leur chef, l'Il Khany, est digne de rivaliser en force et en courage avec le chah lui-même.

—N'y a-t-il aucun moyen d'entrer en communication avec lui, de traverser le Loristan et de gagner la Susiane?

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LE FILS DU GOUVERNEUR D'ABADEH.

—Pas en ce moment. L'Il Khany est dans le nord, et sans une autorisation signée de sa main il est inutile de songer à s'engager dans le pays; le moindre ennui qui pourrait arriver aux voyageurs assez audacieux pour tenter pareille aventure serait d'être invités à rebrousser chemin au plus vite, si l'on ne commençait d'abord par tirer sur eux.

—Vous avez pris des leçons de politesse chez les Bakhtyaris?

—Oh! Çaheb, nos fusils n'atteignent pas aux deux tiers de la distance à laquelle nous avons fait feu sur Vos Excellences.

—Qu'auriez-vous dit si j'avais répondu à votre salut malveillant par une réplique de ma façon, moi qui possède un fusil portant à un farsakh? ai-je repris avec une exagération tout orientale, mais bien de circonstance.

—Nous obéissons à une consigne rigoureuse; d'ailleurs, puisque le fils du hakem d'Abadeh répond de vous, soyez les bienvenus.

—Tout cela est bel et bon, mais vos coups de fusil ont effarouché notre cuisinier, et le prudent Yousef s'enfuit comme un chacal; nous nous passerions bien de ses services, s'il n'emportait avec lui provisions, lits et marmites; prenez nos chevaux, lancez-vous à sa poursuite et ramenez-le. Vous êtes autorisés à lui faire grand'peur, mais pas le moindre mal. Je donnerai deux krans de bakchich au vainqueur de la course», dis-je à deux jeunes gens doués de toutes les qualités désirables pour mener à bien cette chasse à l'homme.

Voilà nos cavaliers partis; ils descendent à fond de train dans la vallée, poussent avec une énergie incroyable nos yabous fatigués et se rapprochent bientôt du cuisinier. Celui-ci ne tarde pas à entendre le bruit d'un galop rapide, il se retourne et aperçoit les nouveaux venus montés sur nos chevaux.

Ne doutant plus que ses maîtres ne soient morts ou prisonniers, il fouette son mulet à tour de bras, et précipite l'allure de la pauvre bête, peu faite cependant à courir en steeple-chase. Nos émissaires tirent deux coups de fusil en l'air; Yousef, au comble de l'effroi, juge prudent de simplifier les formalités, en se laissant choir sur le sol comme un homme mort, tandis que le mulet, éreinté par ce train de pur sang, s'arrête à quelques pas de son cavalier. Les gardiens d'Éclid descendent de cheval, saisissent notre féal serviteur, l'attachent sur la charge après l'avoir réconforté d'une bourrade de coups de poing, et nous le ramènent en triomphe. Si le pilau est brûlé ce soir, Yousef, sans mentir, pourra prétexter de sa vive émotion.

Nous nous remettons en selle et entrons enfin dans Éclid.

L'oasis, très étendue, me paraît cependant moins belle et surtout moins pittoresque que celle de Korout. Elle est coupée de sentiers ménagés entre des jardins magnifiques, traversée de multitudes de ruisseaux, mais le sol est si plat qu'il est difficile de se faire une idée de l'étendue des terres cultivées, tandis que Korout, s'étalant en amphithéâtre, se montre au premier coup d'œil dans toute sa splendeur. A peine avons-nous mis nos armes et nos bagages en sûreté chez un riche propriétaire, absent d'Éclid en ce moment, que nous demandons à visiter la mosquée. Les toufangtchis nous guident à travers un grand village en partie ruiné, se dirigent vers un énorme bouquet de noyers encore plus beaux que ceux des jardins, et nous introduisent, sans objecter ni notre impureté ni les défenses des prêtres, dans une petite mosquée bâtie en terre; la salle du mihrab, recouverte d'une horrible coupole construite avec les mêmes matériaux que les murs, est bossuée comme une vieille marmite. En revanche, l'édifice est proprement tenu, les murailles sont blanchies à la chaux et ornées de versets du Koran peints en vert pomme.

Ma stupéfaction n'a d'égale que ma colère. Comment! nous avons failli noyer notre tcharvadar, tuer de frayeur le cuisinier, et ajouté un trajet de soixante-dix kilomètres au chemin déjà si long d'Ispahan à Chiraz, dans le seul but de rendre visite à cette mosquée villageoise!

Encore si, en pieux musulmans, nous avions à faire ici quelques utiles dévotions? Allah, s'il était consciencieux, nous tiendrait compte en paradis de notre pénible pèlerinage; mais nous n'avons pas même cette consolation à nous offrir. Jurant, trop tard hélas! d'être à l'avenir plus circonspects, nous sortons au plus vite de la mosquée et nous dirigeons vers les célèbres sources d'Éclid. Elles sourdent du rocher par plusieurs bouches et alimentent des bassins profonds dans lesquels se sont noyées, paraît-il, toutes les personnes qui ont tenté de s'y baigner. En explorateurs scrupuleux, nous visitons encore les ruines de terre d'un petit palais sofi et rentrons enfin au logis, très fatigués et plus désappointés que nous ne sommes las.

La maison mise à notre disposition est charmante. On reconnaît du premier coup d'œil que le bois est abondant dans le pays: les salles sont couvertes de chevronnages relevés de minces filets de couleur; toutes les ouvertures sont fermées par des huisseries massives décorées de peintures à l'huile dont les sujets sont empruntés au célèbre Livre des Rois; l'une d'elles reproduit les exploits cynégétiques de Baharam.

La vie du roi chasseur est d'autant plus connue dans l'oasis, que c'est à Éclid, à en croire les paysans, que se déroula l'aventure extraordinaire retracée sur les panneaux des portes de notre chambre.

«Baharam, le Nemrod de la Perse, tirait de l'arc avec une merveilleuse habileté et se plaisait à donner à ses sujets des preuves de son adresse. Un jour qu'il se trouvait à la chasse avec une de ses femmes, il aperçut une gazelle endormie. Il l'ajuste et décoche le trait avec tant de précision que la flèche effleure l'oreille de l'animal. Subitement réveillée, la bête essaye avec son pied de derrière de chasser la guêpe qui la tourmente. A ce même moment, une seconde flèche lancée par le roi fixe cette patte dans le cou de la gazelle. Le prince, plein de fierté, se retourne alors du côté de sa favorite, espérant recueillir sur ses lèvres la juste récompense de son adresse; mais la belle, médiocrement enthousiasmée, se contente de jeter au chah ces paroles peu encourageantes: «L'habitude rend tout facile».

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RENCONTRE DE BAHARAM
ET DE SON ANCIENNE FAVORITE.

«J'ai vécu trop longtemps avec cette hargneuse personne, s'écria le roi au comble de la colère. Conduisez-la dans la montagne et faites-la mourir.»

«En homme prudent, le ministre d'État s'empressa de désobéir à son maître et permit à la belle dédaigneuse de se retirer au fond d'un petit village situé sur une déclivité de la vallée d'Éclid. Du prix de ses bijoux elle fit construire une maison adossée au rocher et acheta une vache afin de se nourrir de son lait. Au bout de quelques mois la vache vêla, et tous les soirs la jeune femme, qui, faute de mieux, s'était attachée au petit veau, laissait la mère paître dans la montagne, prenait l'animal sur ses épaules et le portait chez elle.

«Pendant quatre années elle continua cette gymnastique salutaire, et vit croître ses forces en raison du poids de la bête.

«Baharam avait oublié depuis longtemps son ancienne favorite, quand, au cours d'une chasse à l'âne sauvage, il aperçut une femme portant un taureau sur ses épaules et gravissant malgré le poids de ce fardeau l'escalier d'une maison. Fort surpris, il envoya un de ses courtisans demander à la dame comment, sous une apparence aussi délicate, pouvait se cacher une si grande vigueur.

«C'est mon secret, répondit-elle, je le confierai à votre maître.» Le monarque, très intrigué, se rendit aussitôt à cette invitation, et, comme il prodiguait mille compliments à la jeune femme: «Ne louez pas ce qui ne mérite pas de l'être, lui dit-elle en levant son voile: «l'habitude rend tout facile.»

«Le monarque, touché du sentiment qui avait engagé sa maîtresse à consacrer plus de quatre années à l'espoir de reconquérir ses bonnes grâces, l'emmena avec lui après avoir donné l'ordre de construire un palais sur l'emplacement de la petite maison.»

La légende ne dit pas si le bœuf fut du voyage ou si, pour obtenir un pardon définitif, la dame dut pousser l'imitation de Milon de Crotone jusqu'à tuer d'un coup de poing le robuste animal et à dévorer sa chair en une seule journée; nous savons seulement que Baharam épousa son ancienne maîtresse, que les noces furent merveilleuses et que le roi et la reine eurent beaucoup d'enfants. Quant au bon vizir, il reçut comme prix de sa désobéissance un superbe khalat (robe d'honneur).

28 septembre.—Le climat d'Éclid doit être fort sain; un air pur, des eaux limpides et courantes, des arbres superbes font de ce pays un coin de terre privilégié. Aussi bien la santé des habitants serait-elle excellente, s'ils n'avaient pris la détestable habitude de se vêtir de cotonnades anglaises expédiées à Abadeh par les négociants d'Ispahan; cette imprudence, jointe à la nécessité de travailler les pieds dans l'eau au curage des ruisseaux d'irrigation, rend endémiques la phtisie pulmonaire et les rhumatismes.

Le jour ne s'était pas encore levé, quand nous avons entendu frapper à la porte de la cour. Bientôt le vestibule a été encombré de malades que leurs parents ont amenés des environs.

Au nombre de nos clientes se trouvent deux belles femmes bakhtyaris. L'une d'elles a appris notre arrivée par un de ses serviteurs, venu hier à Éclid. Elle est immédiatement partie, accompagnée de sa sœur, et a voyagé à cheval toute la nuit, transportant un pauvre enfant de cinq ans dont les os n'ont encore pris aucune consistance. Elles ont vraiment l'air fier ces deux femmes au visage dévoilé, drapées avec un art qui s'ignore dans de légères étoffes de laine gros bleu étroitement serrées autour de leur tête et retombant en larges plis sur la pyrahan (sorte de chemise courte) et sur de larges pantalons froncés autour de la cheville. Ce sont bien les descendantes de ces farouches montagnards du Loristan célèbres par leur valeur et leur indomptable énergie: Darius payait un tribut aux Bakhtyaris toutes les fois qu'il traversait leur pays pour se rendre de Suse à Persépolis; Alexandre lui-même ne put les soumettre; et, de nos jours encore, ils sont restés à peu près indépendants de l'autorité du chah de Perse.

La consultation touche à sa fin quand le fils du gouverneur d'Abadeh entre dans le talar.

«Les chevaux sont prêts, nous dit-il, et je viens de faire mettre des gardiens à la porte extérieure afin de contenir vos clients; si vous prêtez l'oreille à toutes les misères de ces gens-là, vous n'en finirez jamais. Venez donc, l'étape est longue, nous avons à peine le temps d'arriver à Sourmek avant la nuit et de rejoindre la caravane.»

Le conseil est bon, mais difficile à suivre: avant tout il s'agit d'enfourcher nos montures. Sur le pas de la porte nous sommes assaillis par une nuée de malades; tous ces malheureux parlent à la fois, nous montrent leurs yeux, leurs poitrines, leurs bras, se querellent et essayent de conquérir à la force du poignet le privilège de nous toucher et de se faire entendre; les gardiens les menacent du bâton, et enfin nous partons.

Tout à coup nos guides eux-mêmes prient instamment Marcel de s'arrêter et lui désignent un homme qui accourt au galop portant sur ses épaules un vieillard aveugle. Énée éloignant son père Anchise des ruines fumantes de Troie ne devait pas avoir un air plus noble que ce brave garçon.

Marcel examine le vieillard. Il est atteint de la cataracte. «Conduis ton père à Chiraz: le médecin de la station anglaise lui rendra peut-être la vue et enlèvera le voile qui arrête les rayons lumineux.

—Pourquoi ne veux-tu pas le guérir toi-même, puisque tu connais la nature du mal?

—Parce que je n'ai pas sur moi des instruments assez tranchants.»

A ces mots, le vieillard tire vivement de sa manche un couteau dont la gaine est fixée autour de son bras par un bracelet de cuir, le présente à Marcel et lui dit avec un calme stoïque: «Tiens, voilà une lame effilée: coupe et fabrique-moi des yeux nouveaux.

—C'est impossible, s'écrie Marcel: l'opération dont je t'ai parlé nécessite des précautions minutieuses. Viens à Chiraz, je m'engage à te faire soigner.

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FEMMES BAKHTYARIS.

—Je t'en prie, répond l'aveugle si impassible tout à l'heure et dont les yeux éteints roulent de grosses larmes, aie pitié de mon malheur, au nom d'Allah! au nom de ton père et de ta mère!»

Le désespoir de ce vieillard est navrant; son fils est pâle d'une colère qu'il contient avec peine, et attribue l'attitude de mon mari à une mauvaise volonté, bien éloignée de sa pensée. Fuyons au plus vite cette vallée si belle, si séduisante, mais dont les ombrages cachent tant de misères.

Nous voici hors du village; la plaine est bien cultivée dans toute la partie irrigable; au delà de la zone fertilisée par les eaux on ne trouve plus qu'une lande où poussent de rares bruyères. Elles suffisent cependant à nourrir des troupeaux de moutons à grosse queue, que les bergers gardent du haut de petites éminences de terre élevées de main d'homme. Tous les pâtres filent de la laine, qu'ils tiennent pressée dans le creux de la main pendant que le fil s'enroule sur une baguette de bois en guise de fuseau.

Sourmek, que nous atteignons après six heures de marche, est une petite cité entourée de murs de terre; jadis elle dut avoir une certaine importance, car au milieu des jardins se voient encore les soubassements d'une forteresse sassanide dont les habitants attribuent la fondation à Baharam. Cette immense construction de terre crue est flanquée de douze tours de défense et atteint encore vingt mètres au-dessus du sol, bien que ses matériaux, utilisés comme ceux des maisons abandonnées d'Ispahan, fertilisent depuis de bien longues années les melonnières fort renommées de Sourmek. A quelque distance du village il existe d'autres forteresses, remontant aux premiers siècles de notre ère; mais celle-ci est la mieux conservée.

Dehbid, 29 septembre, à 2 400 mètres au-dessus du niveau de la mer.—Nous avons atteint le point le plus élevé de la route de Chiraz à Ispahan. Le village, très petit et très pauvre, se compose: d'une forteresse sassanide beaucoup plus ruinée que celle de Sourmek, dont elle reproduit au reste les dispositions essentielles, de quelques maisons de terre et d'une station du télégraphe anglais; tout cela est très misérable.

Il y a, paraît-il, dans les environs de Dehbid un plateau d'une grande fertilité; mais le village ne se ressent guère de la richesse des terres qui l'avoisinent.

Les deux dernières étapes ont été longues et pénibles: les chemins, couverts de cailloux roulés, étaient escarpés et, partant, difficiles à parcourir; les chevaux tombaient sous le faix, il fallait les décharger sans cesse pour leur permettre de se relever. De leur côté, les femmes arméniennes sont rendues de fatigue, les enfants pleurent tout le jour; le voyageur parti d'Ispahan malgré son état de maladie paraît à la veille de rendre son âme à Dieu. Nous-mêmes faisons assez triste figure. Ces étapes de nuit se succédant sans interruption sont tuantes; je n'ai jamais connu lassitude semblable à celle que j'éprouve depuis deux jours, et aspire au moment où, arrivée enfin à Persépolis, je ne serai plus condamnée à enfourcher mon yabou tous les soirs.

Le tcharvadar bachy aurait bien accordé une journée de repos à sa caravane avant d'entreprendre la traversée des montagnes et la terrible étape de dix farsakhs qui nous sépare de Maderè Soleïman, mais il n'a plus de paille à donner à ses chevaux: on ne peut éviter, par conséquent, de se remettre en route. Le départ est fixé à huit heures du soir; nous aurons bien de la chance si, dans l'état où sont les bêtes de somme, nous arrivons au gîte avant dix heures du matin.

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PORTE DE SOURMEK.

Le même jour, minuit.—Toute la caravane vient de s'arrêter à la voix des tcharvadars; le malade que nous traînions à notre suite a expiré peu de temps après avoir quitté Dehbid. On s'est aperçu de sa mort en voyant la tête du cadavre heurter régulièrement le bois du kadjaveh. Il s'agit d'enterrer le corps avant le lever du soleil, et chacun témoigne de son mécontentement; ce n'est pas qu'un accident de ce genre soit de nature à émotionner les muletiers ou les voyageurs, mais, comme l'étape est très longue, il est désagréable de perdre une demi-heure à creuser une fosse. On allume des torches; les tcharvadars, armés de couteaux et de bâtons, commencent à faire un trou au milieu du chemin, puis ils apportent le cadavre, dépouillé de ses meilleurs habits, et, suivant les habitudes du pays, ils l'étendent encore chaud dans sa dernière demeure. La seule différence à signaler entre cet enfouissement et celui d'un chien, c'est qu'on a été chercher sur le mulet où il dormait à poings fermés un superbe derviche toujours couvert d'une peau de tigre en guise de manteau, pour le prier d'orienter le mort dans la direction de la Mecque, et de placer sous ses aisselles les béquilles sur lesquelles il se soulèvera à la voix de l'ange Azraël. On rejette ensuite la terre dans le trou en s'aidant des pieds et des mains, puis on recouvre la tombe de quelques cailloux: les funérailles sont terminées. Les rares curieux qui avaient mis pied à terre remontent sur les chevaux ou sur leurs ânes, et la gaféla reprend sa marche.

Je m'explique maintenant la présence de ces tas de pierres si nombreux sur la route des caravanes: ils signalent des sépultures.

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LE DERVICHE A LA PEAU DE TIGRE.
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