La Perse, la Chaldée et la Susiane
CHAPITRE XXXIV
Visite aux cimetières de la rive gauche.—Tombeau de Josué.—La colonie juive de Bagdad.—Le tombeau de la sultane Zobeïde.—Incendie dans le bazar.—Le Khan Orthma.—Le minaret de Souk el-Gazel.—Les bazars et les marchands de Bagdad.
19 décembre.—J'ai passé la journée à parcourir les cimetières et les tombeaux de la rive gauche situés sur le sol abandonné de la vieille Bagdad. Une ville morte habitée par des cadavres n'a rien en soi de bien attrayant. En Europe peut-être, mais sous le ciel de la Chaldée les figurants de la danse macabre revêtiraient eux-mêmes un aspect enchanteur. Quel magicien que le soleil, et comme je comprends le culte des vieux peuples de l'Orient pour ce dieu de la vie et de la lumière!
Les champs de repos en ce pays ont un caractère moins lugubre encore qu'à Stamboul ou à Scutari. Nulle barrière morale ou matérielle ne s'interpose entre les morts et les vivants; les ombres n'effrayent personne.
Le plus grand de tous ces cimetières s'étend autour de la mosquée funéraire du frère de Haroun al-Rachid. La chapelle est précédée d'une superbe allée de palmiers. Leurs verts panaches sont le rendez-vous de chanteurs emplumés, qui nous régalent de leurs gazouillements, tout en volant de branche en branche jusque sur les fils d'un télégraphe chargé de porter la pensée bien loin de ce ciel enchanteur. Les tombes, plates ou bombées, suivant le sexe de l'habitant, sont toutes recouvertes d'une construction exécutée en matériaux des plus grossiers et maçonnés avec du mortier de terre.
Pendant que j'examinais la tour d'Akerkouf, dont la grande masse se dessine en gris bleuté sur le fond uniformément jaune de la plaine, et que j'invectivais à bonne distance les minarets d'or de Kâzhemeine, de lugubres lamentations sont arrivées jusqu'à moi: un convoi s'avançait à pas précipités. Le cadavre est porté sur une civière et recouvert d'un cachemire surmonté, du côté de la tête, d'une sorte de couronne. Allah a rappelé à lui une des houris promises à ses élus. Le cortège s'arrête auprès d'une fosse fraîchement creusée; je veux me rapprocher afin d'assister aux cérémonies: peine perdue, le cawas accourt et me donne une deuxième représentation de la pantomime de Kâzhemeine. J'essaye de rester sourde à ses supplications, mais le pauvre homme me montre sa figure d'un geste si pitoyable que je me rassieds à l'instant: il serait peu charitable de hasarder le dernier œil de mon Turc. Je n'ai pas eu à regretter ce sacrifice: la civière a été déposée tout près de la fosse, les plus proches parents se sont serrés autour de la morte, et, prenant dans leurs mains une haute draperie, l'ont soutenue tout autour du tombeau, afin de dissimuler, au moment de confier le cadavre à notre commune mère, jusqu'à l'idée des formes féminines. La terre a bientôt remplacé pour l'éternité ce voile à l'abri duquel la femme musulmane traverse la vie; la foule s'est dispersée; les oiseaux, effarouchés par le cortège, ont repris leur concert interrompu et ont donné à la nouvelle arrivée une aubade de bienvenue.
A notre tour nous avons quitté le cimetière et nous sommes dirigés vers un monument dont les coupoles dépassent à peine les murs qui l'entourent. Nous frappons à une porte bardée de fer: le guichet s'ouvre, un gardien passe la main à travers le judas et exige avant de tirer les verrous un kran de bakchich par personne. Marcel s'exécute: on ne saurait payer trop cher l'honneur de contempler le tombeau d'un homme qui a arrêté le soleil, et nous pénétrons… dans la cour placée au-devant du cénotaphe de Josué. De longues sentences écrites en caractères hébraïques de couleur vert pomme et bleue courent sur l'archivolte d'une seconde baie, qui donne accès à l'intérieur de l'édifice. Deuxième guichet, deuxième main tendue.
Nous prendrait-on pour des Rothschild en déplacement? Les sacristains et les portiers des galeries flamandes sont des écoliers bien modestes auprès des concierges de Josué. Enfin! nous voici dans la place. La vue d'une salle blanchie à la chaux et d'un bloc de maçonnerie grossièrement exécuté n'est jamais fort intéressante: mais, quand on a acheté ce spectacle au prix de huit francs et d'une demi-heure de pourparlers, on a le droit de se déclarer volé. Le sanctuaire, malgré son extrême simplicité, est tenu en grande vénération. Les Israélites, à certaines époques de l'année, y affluent en nombreux pèlerinages, non seulement de Bagdad, mais encore de la Chaldée tout entière. La main mise sur le cénotaphe d'Esdras et de Josué indique combien sont puissants et nombreux les juifs du vilayet. Descendent-ils de ces Babyloniens qui quittèrent les rives du Tigre vers 1030 après Jésus-Christ, ou bien vinrent-ils en Mésopotamie au temps des califes se mettre à l'abri des tempêtes que déchaînait contre eux l'intolérance des nations européennes?
Quoi qu'il en soit, la colonie constitue une force commerciale très importante, détient les affaires financières de la province, et fait preuve en toute circonstance d'une intelligence et d'une activité extraordinaires.
Les maisons du quartier israélite se distinguent des habitations musulmanes à leur aspect moins rébarbatif et moins claustral. Des fenêtres percées dans les murs extérieurs, des moucharabiehs jetés en encorbellement sur les rues permettent aux dames juives de suivre, sans être vues, les allées et venues des passants. Toutes mènent une existence très retirée et en apparence fort simple, mais exhibent, si l'occasion s'en présente, une profusion de pierreries et de perles qui constituent à elles seules des fortunes faciles à emporter ou à dissimuler.
Combien de fois ai-je entendu vanter la splendeur des colliers à six rangs de perles portés par les enfants d'un riche banquier, sans préjudice des bracelets, broches, bagues, boucles d'oreilles en brillants et calottes semées de roses dont se parent, aux jours de grandes fêtes, ces filles d'Israël?
Si l'on n'ouvre point sans parlementer et sans clef d'argent la porte du monument funéraire de Josué, on ne pénètre pas—à moins d'avoir des ailes à sa disposition et de se présenter devant les ouvertures ménagées au sommet des alvéoles de la pyramide—dans le charmant tombeau de Zobeïde, la sultane favorite de Haroun al-Rachid, ce calife qui envoya à Charlemagne une ambassade et des présents. La porte du monument est murée.
Cette mesure témoigne d'un profond respect pour une femme qui fut mariée à l'un des plus puissants souverains de l'Orient, et d'une tendre sollicitude à l'égard des voleurs.
Des malfaiteurs, paraît-il, avaient établi dans ce pieux édifice, situé auprès de la route de Bagdad à Hillah et Kerbéla, leur résidence de prédilection. L'administration turque, toujours secourable aux bandits et aux coupe-jarrets, pensa qu'il serait peu délicat de déloger les hôtes de Zobeïde. Dans la bagarre les zaptiés eussent été forcés de saisir quelque voleur maladroit, un bavard peut-être; une première indiscrétion en eût amené une seconde, et d'indiscrétion en indiscrétion on en fût arrivé à compromettre… Allah lui-même. Procéder ainsi, quelle mauvaise politique! Foin des sbires et des gendarmes! Un matin que l'on savait les voleurs en promenade, le valy se contenta d'envoyer une escouade de pacifiques maçons avec ordre de fermer sur-le-champ l'unique baie qui donnait accès dans le tombeau. Les expulsés apprécièrent les bons procédés de l'administration à leur endroit, dédaignèrent de renverser une muraille à peine terminée et allèrent porter ailleurs leurs culottes et leur quartier général.
Je dois ajouter cependant que, sur la demande des gens dévots, le gouvernement a fait ménager un trou carré au milieu de la maçonnerie: en y introduisant la tête comme un rat dans une souricière, on peut parcourir du regard l'intérieur de l'édicule.
La salle est octogonale et surmontée d'une voûte ornée d'alvéoles reproduits en relief sur l'enveloppe extérieure de la pyramide. Les murs, sans ornements, sont blanchis à la chaux et dépourvus de lambris ou de revêtements. Zobeïde ne repose pas seule au milieu de l'édifice: la femme d'un très puissant chef arabe a sollicité et obtenu la faveur de dormir son dernier sommeil à côté de la sultane. Les tombes sont couvertes de blocs exécutés en grossière maçonnerie.
La paix soit sur les deux belles!
L'extérieur du monument de Zobeïde rachète par sa grâce et son élégance la pauvreté des dispositions intérieures. L'édifice est d'ailleurs très postérieur à la sultane, puisque le mode de construction et le style des ornements permettent de le classer au nombre des œuvres architecturales du commencement du treizième siècle. Les jolies mosaïques monochromes des tympans, les terres cuites estampées avec une grande délicatesse et placées au-dessus des ogives, rappellent d'une manière frappante les monuments de la période seljoucide.
20 décembre.—Tout Bagdad est en émoi: un incendie s'est déclaré cette nuit au bazar. Le feu a été vivement attaqué par les marchands, qui en pareil cas emploient un procédé fort ingénieux pour mettre leurs boutiques à l'abri des flammes, des pompiers et des voleurs. Dès qu'un sinistre est signalé, tous les intéressés courent sur les terrasses de bois et de terre jetées au-dessus des rues ménagées entre les boutiques, et coupent à la hache les pièces maîtresses de cette épaisse toiture: en tombant, elle étouffe le feu sous les décombres et obstrue en même temps toutes les ouvertures des magasins. Aujourd'hui le bazar incendié offre l'aspect d'une ruine, mais, dans deux ou trois jours, les négociants, n'ayant plus à redouter les tisons mal éteints, déblayeront les terres, remettront les bois à leur place, et ouvriront sans inquiétude leurs échoppes demeurées intactes.
Le feu s'est déclaré à peu de distance de la plus ancienne partie du quartier commerçant, non loin du magnifique Khan Orthma (Caravansérail Couvert). Si le foyer de l'incendie n'eût été circonscrit avec décision, les flammes se fussent propagées jusqu'à cet entrepôt, et eussent privé Bagdad d'un des plus beaux spécimens de l'architecture persane du douzième siècle.
Le Khan Orthma est un vaisseau rectangulaire recouvert de voûtes élégamment appareillées. Des contreforts extérieurs, distants de trois mètres environ, reçoivent la retombée d'arcs-doubleaux jetés en travers de la nef et réunis entre eux par des voûtains. Ces voûtains sont surmontés de coupoles ajourées portant en partie sur le tympan des grands arcs. Le mur qui vient clore latéralement la salle est percé d'un double étage d'ouvertures; les deux murs pignons sont eux-mêmes terminés par des maçonneries évidées laissant filtrer quelques rayons de soleil dont l'éclat vient s'ajouter à la lumière fournie par les fenêtres et par les coupoles. Les mosaïques monochromes qui décorent l'ensemble de ces voûtes sont d'une légèreté et d'une grâce incomparables. Pourtant l'architecte s'est surpassé le jour où il a conçu la galerie de circulation placée tout autour de la nef.
Il est bien difficile à un constructeur, quand il ne dispose que de briques, c'est-à-dire de matériaux de petites dimensions, de créer des encorbellements résistants; les Persans sont passés maîtres dans cet art, et c'est au désir de ménager à l'intérieur des pièces des saillies considérables que l'on doit ces élégants pendentifs et ces ruches d'abeilles considérés, à tort, comme des ornements caractéristiques de l'architecture arabe, alors qu'ils représentent les parements des petites voûtes de briques destinées à raidir et à porter les maçonneries en surplomb.
Les alvéoles en ruches d'abeilles eussent juré avec la disposition générale du Khan Orthma: l'architecte s'arrêta à un parti sévère et, procédant par saillies successives, jeta des arceaux sur des corbeaux implantés dans le mur; les tympans de ces arceaux servent d'appui à des consoles réunies au moyen d'une architrave courbe. Il prépara ainsi un encorbellement d'un mètre trente environ, et le couronna d'un fort cavet que surmonte une légère balustrade en bois. Les bandeaux et les tympans sont couverts de briques estampées analogues à celles que nous avons vues au tombeau de Zobeïde et que l'on retrouve si fréquemment dans les édifices de la période seljoucide.
Un escalier large et bien compris, phénomène rare en pays musulman, conduit à une terrasse qui domine de toute sa hauteur l'ensemble des constructions particulières de la ville. Les minarets, les palmiers, les coupoles brillantes sont ici, comme dans toutes les cités d'Orient, les traits caractéristiques du paysage.
La présence à Bagdad d'un monument franchement iranien n'est pas un fait isolé; non loin des murailles du caravansérail s'élève encore le magnifique minaret de Souk el-Gazel, qui présente, avec son couronnement d'alvéoles à petites imbrications, tous les caractères de l'art persan du douzième siècle. Plus loin se dressent les bâtiments d'une école transformée aujourd'hui en entrepôt des douanes, bâtiments qui doivent leur renom à leurs beautés architecturales et à de superbes inscriptions devant lesquelles se pâment les artistes calligraphes.
Une remarque et je clos cette longue parenthèse archéologique. Les nombreux édifices que renferme Bagdad n'ont pas seulement une valeur intrinsèque: ils forment une sorte de musée où l'on peut suivre plus aisément qu'en Perse l'histoire des différentes manifestations de l'art iranien depuis l'avènement des Seljoucides jusqu'à nos jours. Le style de chaque époque a laissé ici son empreinte, tandis que dans leur pays originel les monuments sont dispersés suivant la position de la capitale choisie par la dynastie qui les a élevés.
En descendant de la terrasse du Khan Orthma, je deviens la proie des marchands de tapis persans ou turcs. J'ai vainement cherché au milieu d'un prodigieux amoncellement de tissus quelques pièces remarquables. On ne m'a montré que les laines grossières et mal teintes des fabriques de Farahan ou les épaisses carpettes de Smyrne.
Outre les tapis on trouve au bazar les soies de Damas en pièce, les mousselines blanches brodées de soie jaune, les abbas lamés d'or que les hommes jettent sur leurs épaules, les izzas réservés aux femmes, les babouches colorées et, dans les galeries voisines, des harnachements couverts de mosaïques de cuir ou de drap: c'est-à-dire tout l'arsenal du luxe banal de l'Orient. Mais il ne faut point chercher ici ces armes précieuses, ces émaux ou ces brocarts que l'on rencontre à Kachan, à Ispahan et surtout à Stamboul. D'ailleurs y fussent-ils qu'on ne les y découvrirait point: l'abondance des marchandises vulgaires, jointe à la maussaderie des négociants si on les oblige à déplier leurs marchandises, ne facilite guère les recherches.
Quant aux produits de l'industrie locale, on doit, à Bagdad comme en Perse, les commander et les solder en même temps; ce singulier système de transaction empêche les étrangers, souvent condamnés à partir à jour fixe, d'emporter des souvenirs qu'on serait forcé de payer plusieurs mois à l'avance et dont il faudrait attendre indéfiniment la livraison. Les gens expérimentés, les habitants du pays sont souvent victimes de l'âpreté des négociants; je laisse à penser de quelle manière sont traités les voyageurs.
Mme Péretié me montrait ces jours-ci quatre belles portières lamées d'or qu'elle venait de faire tisser, et me faisait remarquer qu'à moitié hauteur la couleur incarnat de la soie se transformait subitement en une teinte rouge framboise. Dès son arrivée à Bagdad elle commanda ses portières au hadji Baba, l'un des meilleurs tisserands de la ville, et, suivant l'usage, elle remit d'avance la moitié du prix convenu, en promettant de donner le solde au moment où le travail serait à demi exécuté. Deux mois se passent, le marchand se présente et prie sa cliente de venir constater que les portières sont à demi tissées. Mme Péretié se rend à la fabrique, se déclare très satisfaite et remet en partant le prix intégral de la commande. Six mois s'écoulent encore; un beau matin on annonce hadji Baba: aidé de ses apprentis, il apporte l'ouvrage terminé. On déplie les pièces de soie; elles sont chacune de deux couleurs différentes. Mme Péretié, stupéfaite, adresse de violents reproches au marchand, mais celui-ci, sans se troubler, se contente de lui répondre en se retirant:
«Vous m'avez donné l'argent en deux fois: j'ai préparé la teinture à deux reprises. Si les couleurs ne sont pas exactement les mêmes, c'est votre faute, et non la mienne.»
Il a bien fallu garder les portières: elles étaient payées.
Et c'est ainsi que se traitent les affaires à Bagdad!
Attribuer à la pénurie de capitaux les singulières exigences des marchands serait une erreur. Les banquiers, fort nombreux, sont toujours disposés à ouvrir des crédits aux petits négociants, et l'argent, quoique prêté à gros intérêt, ne fait jamais défaut aux industriels honnêtes et laborieux. En outre ils jouissent de privilèges qui facilitent singulièrement leurs affaires; l'État, en vue de favoriser les transactions, ne les charge ni d'impôts ni de patentes, et les oblige seulement à acquitter des droits d'entrée d'autant moins onéreux qu'il est toujours aisé de se mettre d'accord avec les préposés de la douane. En réalité, les marchands bagdadiens exigent le payement des commandes avant la livraison, d'abord parce qu'ils bénéficient des intérêts autant qu'il leur plaît de faire durer le travail, et, en second lieu, parce que les ruses de leurs clients ordinaires les ont mis depuis longtemps à une dure école.
Les bazars les plus riches ne sont pas les plus fréquentés, les objets de valeur étant apportés d'habitude au domicile des clients; mais, en revanche, on ne saurait concevoir une animation pareille à celle des quartiers où l'on vend les cotonnades anglaises, la quincaillerie russe et les merveilleux anneaux de verre devant lesquels s'arrêtent, haletantes et l'œil allumé de convoitise, les femmes nomades qui viennent apporter des poules, des œufs ou des légumes au marché. Toutes arrivent le visage découvert, mais dès leur entrée au bazar elles cherchent à ramener sur leur figure un pan du voile de laine qui enserre leur tête, afin de copier autant que possible les modes de Bagdad. Quand on y tient, il est pourtant facile de voir de très près les femmes arabes: c'est encore meilleur marché que d'entrer dans le tombeau de Josué. Le type est assez vulgaire et semble avoir perdu cette élégance de formes que j'ai tant admirée chez les nomades de la tribu de Filieh.
Pour être juste, je dois ajouter que les paysannes appartiennent à la classe la plus pauvre et portent les traces des durs labeurs auxquels elles sont assujetties pendant que leurs maris courent à la chasse ou au pillage.
J'ai terminé mes promenades à travers la cité des califes en allant visiter les marchés aux vivres. Est-il spectacle plus réjouissant et plus coloré que la vue des étalages où s'amoncellent les produits qu'il faut servir tous les jours aux mille bouches d'une ville? Seuls le vernis des légumes, leur chaude coloration, le pelage et la fourrure du gibier sont capables de briller dans les atmosphères grises du Nord, et d'égayer les parois utilitaires de nos halles de fer; mais, quand on sort de l'usine où s'écoule la vie européenne, lorsque le soleil pénètre en souverain au milieu des pyramides de fruits qu'il a fait mûrir, le tableau devient d'autant plus enchanteur que la nature dispose d'ors et d'émaux assez variés pour composer des symphonies toujours nouvelles. A Bagdad en particulier, les bazars, dès la pointe du jour, sont abondamment approvisionnés de vivres et encombrés de marchands et d'acheteurs, parfois contraints de s'ouvrir un passage à l'aide du bâton, tant la foule est compacte. La vie matérielle, quand on s'accommode des mets du pays, ne doit pas être ruineuse. La volaille et le gibier sont livrés à très bas prix; un mouton coûte six francs; le poisson est abondant. Les légumes, surtout les cucurbitacées, apportés en couffes de la Mésopotamie supérieure, ont une valeur dérisoire et s'entassent dans un débarcadère spécial, tant leur masse est considérable et encombrante. Je ne puis comparer le volume des barques qui les contiennent à la faible capacité des estomacs européens, sans me sentir prise d'un certain respect pour des gens qui auront digéré avant ce soir les montagnes de melons et de pastèques approvisionnés sous mes yeux.
Pourtant, si jamais je m'égare, que l'on ne vienne pas me chercher dans ce pays de cocagne. Je ne me déciderai à y planter ma tente que le jour où on l'aura purgé des fonctionnaires turcs, de la peste et du bouton de Bagdad. De ces trois fléaux, les deux derniers me paraissent encore les moindres.