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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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[Illustration]
ÉDICULE A COUPOLE DE FERACHBAD. (Voyez p. 502.)

CHAPITRE XXVII

Atechga de Firouz-Abad.—L'ilkhany de Firouz-Abad.—Deh Nô.—Une tribu en voyage.—La fabrication des tapis.—Mœurs des nomades.—Ferachbad.—Les plantations de palmiers.—Contes du bazar.—Édicule à coupole de Ferachbad.—Village d'Aharam.—Première apparition du golfe Persique.

9 novembre.—Comme toutes les maisons de Firouz-Abad gadim, notre logis est bâti sur des ruines antiques. Relever le plan d'un soubassement en partie caché sous les cahutes de paysans, serait fort difficile. Il n'en est point de même d'un énorme massif de maçonnerie situé en dehors du village: ce monument, qui n'offre d'ailleurs aucun point de comparaison avec les édifices anciens ou modernes de la Perse, se compose d'une plate-forme au-dessus de laquelle se dresse une tour de plus de vingt-six mètres d'élévation. Un escalier extérieur, dont les traces sont encore apparentes, conduisait jusqu'au faîte de la construction. Les degrés sont tombés, la plate-forme s'est effritée sous les influences atmosphériques et les secousses des tremblements de terre, mais les dispositions générales de l'édifice sont encore très nettes et permettent à Marcel de reconstituer un monument analogue aux zigourat ou temples à étages de la Babylonie, et de reconnaître dans la tour de Firouz-Abad le modèle primitif des minarets de la vieille mosquée de Touloun.

Si l'on s'en rapporte aux traditions locales conservées par l'Isthakhari, voyageur persan du dixième siècle, la tour de Firouz-Abad ne serait autre que l'Atechga élevé à Djour par Ardéchir Babégan, le fondateur de la dynastie sassanide. En ce cas, le palais achéménide situé à la sortie des gorges du Khounaïfigân appartiendrait à la cité qui, au dire du géographe iranien, avait précédé Djour dans l'hégémonie de la contrée.

Nous n'aurions pas voulu quitter Firouz-Abad sans aller jusqu'à la ville neuve, signalée au loin par une magnifique ceinture de verdure, rendre nos devoirs au puissant gouverneur des tribus de la vallée, désigné dans le pays sous le titre d'ilkhany. La maladie de Marcel a tellement bouleversé nos prévisions, que nous nous sommes contentés de lui envoyer le plus respectable de nos golams. L'ambassadeur avait mission de porter à ce grand personnage les compliments des voyageurs et de lui expliquer que des causes indépendantes de leur volonté les obligeaient, à leur grand regret, de gagner Bouchyr au plus vite.

«L'ilkhany a vivement regretté de n'avoir pas à vous ouvrir sa maison», est venu me dire ce soir notre émissaire. «Il eût été heureux de vous présenter sa famille et de vous offrir, en souvenir de votre passage dans le Fars, un tapis fabriqué par les femmes de sa tribu.

—Belles paroles que tout cela», a interrompu le golam du Loristan, qui ne peut entendre vanter d'autre ilkhany que le chef suprême de la tribu des Bakhtyaris, dont il dépend. «L'hiver dernier, m'a-t-on raconté, trois marchands de Bagdad se présentèrent un soir chez le khan de Firouz-Abad, munis de lettres d'introduction pressantes, et reçurent dès leur arrivée un accueil des plus chaleureux. Pilaus, tchelaus, kébabs d'agneau, de mouton, de volaille, melons et pastèques, crème, fruits, pâtisseries plus douces que miel, sirop d'eau de rose, thé, café, rien ne manquait au banquet qu'on leur servit. L'ilkhany lui-même vint saluer ses invités et les assurer de sa bienveillance. «Ma maison, mes chevaux vous appartiennent, leur dit-il, usez de mes biens comme des vôtres.»

«Dans la nuit éclata un violent orage. Les voyageurs, au souvenir des protestations de leur hôte, se décidèrent à prolonger leur séjour à Firouz-Abad, et, tout en se félicitant d'un accident qui allait leur permettre de recommencer la bonne chère de la veille, attendirent avec un estomac plein de joyeuses espérances l'heure du repas.

«L'ordonnance du dîner fut plus simple que ne devaient le laisser présager les recherches et l'abondance du festin précédent: deux pilaus au lieu de trois firent leur apparition, les tchelaus furent peu variés, la crème remplacée par du maçt (lait fermenté). Ce changement de régime n'émut pas outre mesure les étrangers, qui assistaient d'un œil tranquille à la bataille des éléments.

«La tempête fit rage pendant trois jours. Plus le ciel se rembrunissait, moins le cuisinier de l'ilkhany était généreux; en fin de compte, les marchands, aussi affamés que leurs chevaux, quittèrent Firouz-Abad à moitié morts d'inanition, bien que le temps ne se fût pas encore embelli.

«De là à donner un tapis à Çaheb, conclut l'orateur, je vois bien du chemin à parcourir.

—Le khan de Firouz-Abad est donc pauvre, qu'il ne puisse offrir l'hospitalité sans regret? ai-je demandé.

—Son prestige s'est bien amoindri depuis qu'il paye tribut au chah; néanmoins il jouit encore d'une fortune princière.»

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ATECHGA DE FIROUZ-ABAD. RESTITUTION DE M. DIEULAFOY. (Voyez p. 485.)

L'ilkhany, en effet, malgré sa parcimonie apparente ou sa prudence, est l'un des seigneurs les plus puissants de cette féodalité qui détient toutes les terres du sud de la Perse. Sa fortune, ses troupeaux, ses soldats ne limitent ni n'augmentent ses privilèges. Quelle que soit leur désignation, khans, cheikhs et ketkhodas du Fars, du Loristan ou de la Susiane sont soumis à l'autorité royale, mais jouissent, en qualité de chefs de tribus, d'une sorte d'inamovibilité, en ce sens que la charge et les droits afférents ne peuvent leur être enlevés que pour être transmis à un membre de leur famille. Dans cette situation, ils balanceraient la puissance du roi si les jalousies et les haines qui divisent les grands vassaux de la couronne ne permettaient à Sa Majesté Iranienne de les dominer en les opposant les uns aux autres. Veut-il châtier l'un de ses feudataires, le chah n'a besoin ni de troupes ni de généraux: il excite sourdement un voisin à aller piller le village ou le campement du rebelle. Cette mission, toujours reçue avec joie et exécutée avec conscience, contribue à augmenter la désunion des tribus et donne aux hakems le droit d'intervenir dans le conflit et d'imposer de fortes amendes aux belligérants.

Un ketkhoda ou un khan met-il une mauvaise volonté trop évidente à acquitter ses redevances, le gouverneur de la province invite l'un des membres de la famille du payeur récalcitrant à venir en secret dans sa capitale; il lui fait apprécier les avantages qu'il trouverait à prendre la place d'un frère ou d'un cousin détesté et, en fin de compte, lui cède, au poids de l'or, tous les droits de son parent.

Ces ventes sont généralement consenties à des prix très onéreux… pour la tribu qui est chargée d'acquitter les frais de la transaction, car, avant d'entrer en possession de sa charge, le khan remet au hakem, à titre de pichkiach, une somme s'élevant parfois jusqu'à deux cent mille francs, et fait agréer la solide caution d'un banquier, qui doit garantir le payement régulier des impôts et habiter au siège même du gouvernement. Toutes ses obligations remplies, le nouveau dignitaire rentre au village, d'où son prédécesseur s'est prudemment enfui afin d'éviter la corde ou le poison, prend possession des terres et des palmiers et conserve sa charge jusqu'au jour où le dépossédé achète à son tour les droits de son heureux concurrent.

De semblables négociations seraient très difficiles à traiter dans un pays où il n'existe ni cadastre ni rôle d'imposition, si les gouverneurs n'arrivaient à se faire une idée de la redevance qu'ils peuvent exiger de chaque village soumis à leur autorité, en se basant sur les dénonciations des ennemis et des adversaires personnels de chacun des ketkhodas.

Ces procédés administratifs sont d'un usage journalier. Parfois, les hakems s'efforcent d'attirer dans la capitale de la province le chef insoumis et l'y retiennent prisonnier jusqu'à ce qu'il ait payé rançon. Aussi bien khans et ketkhodas redoutent-ils par-dessus tout de se rapprocher des centres d'habitation. Si quelque affaire de la plus grande urgence les y appelle, ils viennent camper à cinq ou six kilomètres des portes, accompagnés de trois ou quatre cents cavaliers bien armés, et, en cas d'alerte, trouvent dans cette escorte des défenseurs dévoués.

Timent satrapas et dona ferentes.

10 novembre.—Il était impossible de songer à franchir en une seule étape les montagnes qui limitent, au sud, la vallée de Firouz-Abad; nous avons donc fait une dernière visite aux ruines du palais, et, à quatre heures du soir, notre petite caravane s'est dirigée vers le village de Deh Nô, situé au pied des hauteurs que nous gravirons demain. Les paysannes occupées à battre le riz sur les terrasses de leurs maisons nous ont aperçus au loin et n'ont pas manqué d'aller prévenir leurs maris. Ceux-ci se sont précipités vers les portes de l'enceinte et les auraient certainement fermées à notre barbe, si les golams, s'élançant au galop, n'étaient arrivés à temps pour les empêcher de mettre leur projet à exécution.

Les logements sont bien dignes des habitants; néanmoins personne ne veut souiller les murs de son taudis: c'est à qui enfumera sa niche, ou se barricadera chez lui, afin de nous enlever toute envie ou toute possibilité d'y entrer.

Je vois le moment où nous allons être forcés de camper sur la place, ou plutôt sur le fumier de vache et de mouton qui en est le plus bel ornement, quand nos golams s'emparent de haute lutte de la tanière d'une femme veuve et l'obligent, malgré ses cris et ses pleurs, à nous faire une place chez elle. Prise de compassion, je me précipite, j'essaye de calmer ma propriétaire et je lui mets dans la main quelques pièces d'argent, une petite fortune; elle me les jette à la tête avec colère et s'enfuit en me dévouant aux dieux infernaux. Cette aventure m'apprendra à jouer au chevalier errant et à prendre en pitié la veuve et l'orphelin.

Vers le soir, mon ennemie, subitement calmée par l'humidité de l'air extérieur, s'est décidée à rentrer au logis, et, en ce moment, blottie avec deux ou trois moutards au fond d'une de ces grandes jarres de terre où les paysans enferment leur provision de riz, elle me regarde avec des yeux de tigresse en colère. Quant aux petits sauvages, ils dateront, j'imagine, leurs souvenirs d'enfance de l'apparition de Chitan (Satan) au foyer de leur mère.

Ferachbad, 11 novembre.—Voyagé pendant toute la matinée au milieu de défilés inextricables, suivi des chemins à peine indiqués par des nechânèh formés de branches de lauriers-roses en partie recouverts d'une grosse pierre, rencontré en route une nombreuse tribu illiate qui descendait des plateaux supérieurs vers les plaines basses et attiédies, où les troupeaux trouveront encore de bons pâturages.

En tête du convoi marchent les chèvres et les moutons, chassés par des enfants à la figure sauvage et aux cheveux vierges de tout contact avec un peigne; les jeunes poulains aussi peu chargés que le quatrième officier de Marlborough, les ânons bondissant, indisciplinés et déjà si volontaires qu'ils donnent plus de mal à leurs gardiens que tout le reste de la bande; puis défile la partie sérieuse du convoi: juments dissimulées derrière les sacoches d'où se dégagent les frimousses inquiètes des chevreaux et des agneaux trop jeunes encore pour faire la route à pied, les mulets portant les tentes et les métiers à tisser les tapis. Ces bagages encombrants sont surmontés des coqs et des poules, attachés par les pattes et ne bougeant ni bec ni aile, en gens expérimentés et habitués à de longs voyages. Enfin viennent les vaches, bâtées comme des mulets et succombant sous le poids des objets les plus lourds, tels que moulin à farine, mortier à décortiquer le riz ou à broyer le café. Tous ces objets, couverts de paquets de hardes, servent de siège aux enfants de trois à sept ans, liés aux charges par les pieds et la ceinture; les plus petits bébés, ficelés comme des saucissons, sont étendus à plat.

Dans les passages dangereux, où les vaches n'ont souvent d'autre ressource que de se laisser glisser de rocher en rocher, les mères détachent les enfants, fixent les nourrissons sur leur dos au moyen de courroies et font trotter les autres moutards, qui se tirent d'affaire avec l'aide d'Allah, spécialement chargé, en Orient comme en Occident, de veiller sur les déshérités de tout âge et de toute condition. Le mauvais pas franchi, la tribu continue sa marche, d'autant plus irrégulière que bêtes et gens, serrés au point de rouler pêle-mêle au fond des précipices quand le sentier se rétrécit, sont clairsemés si le chemin vient à s'élargir.

Les femmes des tribus ne portent pas de voile et laissent admirer à l'aise des traits largement taillés, une peau très brune et des yeux d'une extrême vivacité. Les cheveux, coupés en frange sur le front et laissés aux tempes en toute longueur, tombent bouclés sur la poitrine. L'originalité de cette coiffure est pour beaucoup dans le charme sauvage des femmes illiates.

«Peder soukhta! (enfant de père brûlé!), va-t-il falloir te traîner jusqu'au bas de la montagne?» Je me retourne et j'aperçois, animée par la lutte qu'elle a engagée avec une vache récalcitrante, une jeune fille qui me paraît réaliser le type parfait de ces beautés nomades. Les prunelles sont noires; le nez, assez fin, est percé à la narine et paré d'une turquoise; les cheveux, ébouriffés, encadrent le front; les boucles déroulées en larges anneaux dissimulent mal une jeune poitrine bronzée que caressent à l'aise les rayons du soleil; une courte jupe d'indienne rouge, un collier d'ambre enroulé autour d'un cou puissamment attaché, des grains de corail accrochés dans les broussailles des cheveux, complètent l'ajustement de la petite Illiate.

Que l'on porte des turquoises au bout du nez, au lieu de perles à l'extrémité des oreilles, on n'en est pas moins coquette; comme j'essayais de me rapprocher de cette jolie enfant pour la voir de près, elle a poussé un cri d'effroi et, abandonnant ses frères et la vache qui leur sert de monture, s'est enfuie comme un jeune faon au travers des rochers.

Je n'ai pas eu le temps de me reprocher ma maladresse et ma curiosité indiscrète; au premier tournant du chemin, j'ai retrouvé la fugitive. Combien elle diffère d'elle-même! Désireuse de se rendre plus belle, la pauvrette a noyé ses charmes dans les eaux vertes du torrent. Plus de cheveux bouclés, plus d'ombre sur les yeux; en revanche de longues chandelles noires, à demi dissimulées par le chargat soigneusement ramené sur le front. Les broussailles sont rentrées dans l'ordre, la sauvagerie a disparu, la tenue, en devenant correcte, a perdu tout charme et toute saveur. Les grains d'ambre et de corail eux-mêmes semblent avoir pâli.

Deux heures nous ont à peine suffi pour atteindre la tête du convoi. Après l'avoir dépassé, nous sommes entrés dans une vaste plaine où sont déjà installés les campements d'une nouvelle tribu illiate. Les golams ont trouvé chez les nomades bonne provision de lait aigre et de fromage, et nous ont engagés à mettre pied à terre.

Les tentes des peuplades du Fars, plutôt destinées à préserver du soleil que du froid, ne brillent ni par leur confortable ni par leur propreté. Elles sont formées de cinq pièces d'étoffes tissées en poil de chèvre ou de chameau. Le plafond horizontal est posé sur des piquets raidis au moyen d'un certain nombre de haubans fixés en terre à des crampons de bois noueux. Des khourdjines toujours prêtes à être chargées maintiennent le bord inférieur de la muraille orientée au sud; la toile exposée au nord est relevée et forme une sorte d'auvent sous lequel la famille se tient à l'abri du soleil. A l'une des extrémités de la tente se trouve le métier à tisser les tapis. Trois brins fichés en terre et liés en faisceau à leur extrémité soutiennent et arrêtent une barre à laquelle sont attachées les extrémités de la chaîne. L'autre bout des fils est pris dans une traverse, maintenue par deux fortes chevilles. Tout le métier est légèrement incliné. La femme qui travaille s'assied sur les fils tendus, saisit de la main gauche un bâton qu'elle introduit entre eux et, de la main droite, fait pénétrer dans l'intervalle laissé libre le paquet de laine colorée qui correspond à la teinte du dessin exécuté. Elle enlève ensuite le bâton, presse vivement avec un peigne de fer le dernier fil de la trame contre celui qui l'a précédé, et recommence la même manœuvre autant de fois qu'il est nécessaire.

Le campement vient-il à être levé, l'ouvrière réunit les barres du faisceau, roule sur les traverses la partie du tapis déjà exécutée et la chaîne encore libre, charge le tout sur un mulet et replante son métier au prochain arrêt de sa tribu. Maintenant que je connais les outils employés, j'excuse les Illiates de gauchir les bordures et de modifier en cours d'exécution le tracé et les teintures des mêmes ornements.

Les métiers montés sous mes yeux servent à la fabrication des tapis «secs», en grand usage dans les provinces du sud. Quant au tissage des tapis veloutés, il ne nécessite pas un outillage plus compliqué. Un grossier couteau et une paire de ciseaux complètent en ce cas le matériel des nomades.

Les femmes des tribus travaillent sans modèle et sans autre guide que la tradition. Chacune d'elles sait exécuter quelques dessins peu variés dont le secret se transmet de mère en fille avec les procédés de teintures végétales. Les couleurs données aux laines qui sèchent autour des tentes sont d'une extrême solidité: exposées tour à tour au soleil et à la pluie, elles se fanent même si peu que les tapis, après avoir servi à deux ou trois générations et enveloppé les corps morts que de toute la Perse on envoie à Kerbéla, nous arrivent beaux, si ce n'est propres, et excitent notre admiration, au point que nous les introduisons dans nos appartements, sans souci de leur destination précédente et des germes plus ou moins malsains dont ils sont empestés.

Les Persans n'estiment que les tapis neufs et font fi des vieilleries, qu'ils nous envoient; ils en sont encore à comprendre l'engouement des Européens pour leurs défroques et la valeur que nous attachons à des objets usés et salis. Quant à moi, je les approuve sans restriction: le changement de climat ne peut transformer en tapis de grand prix les linceuls accrochés aux devantures des beaux magasins de Paris et de Londres.

Puisqu'il est admis que des couleurs et des goûts il ne faut pas discuter, je ferai profiter les amateurs de draperies macabres des renseignements que j'ai pu recueillir jusqu'à ce jour.

Les Persans divisent les tapis en quatre groupes bien distincts, qu'il serait aisé à un entomologiste de scinder en un grand nombre de classes, genres et variétés.

Les plus beaux et les plus estimés sont très fins, ont le poil ras, et n'atteignent jamais de grandes dimensions. Tels sont les velours à fond blanc de Kirmanie et à fond noir ou jaune du Kurdistan. Les bokhara à dessin blanc, noir, orange, relevé d'une légère pointe de bleu sur fond gros rouge et munis de franges blanches sont particulièrement appréciés; j'ai vu dans le palais du chahzaddè d'Ispahan des tapis ayant à peine un mètre quarante de long sur un mètre de large et valant de douze à quinze cents francs.

[Illustration]
LA FABRICATION DES TAPIS CHEZ LES ILLIATES.

La seconde catégorie comprend les farch (tapis) de Farahan, à dessins sans caractère, se détachant sur des fonds bleus, et les tapis de Mechhed Mourgab, à palmes cachemires. Les uns et les autres sont assez grossiers, et valent à peine, à surface égale, le quart des velours à laine courte et rase. Ces tissus, destinés à couvrir des pièces ou des fractions de pièces, sont en général de grande dimension, tandis que les carpettes précieuses sont jetées à la place d'honneur ou accrochées le long des murs, en guise de lambris.

La troisième catégorie est représentée par les gilims (tapis «secs»), formés simplement d'une trame et d'une chaîne très solides. Ils sont employés à faire les tentes, les khourdjines, les sacoches de toute espèce, et sont pour ainsi dire inusables.

Enfin les namats (feutres blancs ou bruns), si nécessaires dans les pays humides, formeront la dernière série. Le feutre n'entre pas seulement dans la fabrication des tapis imperméables: il sert aussi à confectionner les calottes rondes dont se couvrent tous les hommes riches ou pauvres de la province du Fars, et ces longs habits à manches raides comme des planches, qui jouent tour à tour le rôle de waterproof et de matelas.

Le tissage des tapis est un travail exclusivement féminin; souvent j'ai vu des hommes occupés à filer de la laine, je n'en ai jamais aperçu devant un métier. Les femmes illiates sont d'ailleurs vaillantes et bien autrement méritantes que les Persanes des villes; elles occupent dans leur famille, où la polygamie est à peu près inconnue, une place honorée, et se montrent dignes de la liberté qui leur est laissée. Leur morale, toute primitive, est pure; elles n'admettent pas le mariage temporaire et n'usent guère de la facilité de divorcer, ou plutôt de changer de mari: le divorce impliquant la reconnaissance d'un code civil ou religieux. La religion des tribus est, il est vrai, le mahométisme, mais un mahométisme rudimentaire, car, faute de mollahs, les nomades savent à peine quelques courtes prières et vivent, semblables aux antiques pasteurs de la Chaldée, sous l'empire de lois patriarcales.

En quittant le campement illiate, les guides se sont perdus plusieurs fois, et nous ont forcés par leur maladresse à rester plus de quinze heures à cheval. Marcel, désespérant d'arriver ce soir à un gîte quelconque, voulait à tout prix passer la nuit à l'abri de buissons touffus, bien insuffisants pour nous préserver des rosées devenues très abondantes depuis que nous avons abandonné les hauts plateaux et que nous sommes descendus dans les plaines voisines du golfe Persique. J'ai usé le peu de force qui me restait à combattre cette idée, et bien m'en a pris: vers neuf heures du soir nous avons deviné dans l'ombre les palmiers de Ferachbad. Quelques instants après avoir aperçu les premières plantations, nous entrions chez le naïeb.

Me voici enfin sous un solide toit de troncs de palmiers, et d'autant plus ravie de mon installation que j'ai bien craint de coucher à la belle étoile et de dîner de souvenirs variés.

Sombres pensées et noirs soucis vont bientôt rejoindre les neiges d'antan. Les golams, que ce brusque changement de fortune a mis aussi en belle humeur, traduisent leur joie par des exclamations et des explosions de gaieté qui parviennent jusqu'à nous à travers la cour. Fort intriguée, je me lève et j'entre dans la salle réservée à nos gens.

Assis sur un banc fait en feuilles de palmier, un homme à la physionomie intelligente dit à un nombreux auditoire, composé de tcharvadars, de paysans, de toufangtchis et de serviteurs, un de ces récits dont les Persans sont si friands.

En m'apercevant, le narrateur interrompt son discours.

«Continuez, je vous écouterai avec grand plaisir.»

Le bonhomme hésite.

«Finis donc l'histoire, s'écrient en chœur les assistants.

—Je n'ose pas.

—Pourquoi? demandent les golams; ne t'intimide pas. Çaheb te donnera un bakchich.

—Je ne puis pourtant vous narrer à nouveau les aventures du derviche de Samarkande.

—Dis-nous des contes de bazar.»

Et les assistants, poussant par les épaules l'orateur qui avait abandonné son trône et s'était modestement mêlé à la foule, le ramènent à la place d'honneur. Afin de lui rafraîchir la mémoire, on lui passe un kalyan; il fume en recueillant ses souvenirs, avale une sébile d'eau, se mouche avec les doigts et prend enfin la parole.


«Des voleurs s'étaient introduits pendant la nuit dans le bazar de Chiraz, toujours très mal gardé, comme chacun le sait, et avaient dévalisé la boutique d'un marchand de coton. La victime alla se plaindre à Kérim khan. Ce soleil de justice et d'équité lui promit qu'il s'emploierait de tous ses efforts à découvrir les coupables et qu'il les traiterait selon leurs mérites. Le marchand se retira après avoir baisé la terre de l'hommage. Le lendemain, les ferachs du palais furent mis en campagne, les barbiers et les vendeurs de thé interrogés; toutes les recherches demeurèrent infructueuses.

«—D'audacieux coquins ne tiendront pas plus longtemps en échec les esclaves de Votre Majesté: si elle veut bien m'y autoriser, je me fais fort de retrouver les voleurs», dit au vakil le premier ministre.

«—Par Allah, tu as plein pouvoir», répliqua le roi à son serviteur.

«Celui-ci s'empressa d'envoyer ses domestiques prier à un grand banquet les gens qu'il croyait capables d'avoir pris part au larcin. Ils arrivèrent tous à l'heure dite, coiffés de leurs turbans les plus beaux, vêtus de leurs abbas les plus magnifiques, fiers d'être conviés à dîner chez un puissant personnage.

«Après avoir remercié l'Excellence de l'honneur fait à leur famille, les invités, tout joyeux, attaquaient déjà le pilau, quand soudain le ministre s'écria:

«—Voyez, les méchantes gens! ils ont encore du coton sur la barbe et ils osent se présenter chez moi!»

«Sur-le-champ les voleurs portèrent avec effroi la main à leur visage et se trahirent tous par ce geste inconsidéré.


«Baricallah! baricallah! (bravo! bravo!), s'exclament tous les assistants.

—C'est moi qui me ferais coudre les mains dans les poches si jamais l'on m'invite chez un gouverneur, dit l'un.

—Tu ferais bien mieux de te faire coudre les lèvres, réplique le voisin.

—Chut, silence, laissez parler Ali.»


«Une femme de médiocre condition se rendait au bain sans escorte. Un homme s'obstinait à suivre ses pas.

«—Dans quel but m'accompagnez-vous?» lui dit-elle en se retournant.

«—Parce que je suis devenu amoureux de vous.

«—Pourquoi donc êtes-vous devenu amoureux de moi?

«—Vous êtes pétrie de lis et de roses; de la vie, mes yeux ne quitteront la direction de votre gracieux visage.

«—Ma sœur, qui vient à quelque distance, est mille fois plus belle que votre servante: allez la trouver.»

«L'homme retourna sur ses pas, rencontra une négresse laide à rendre des points à Khanoumè Chitan (Mme Satan), et courut tout penaud vers la fine commère.

«—Vous vous êtes moquée de moi?» lui dit-il.

«—C'est vous qui m'avez trompée: si vous aviez été réellement épris, vous ne m'auriez pas quittée pour aller porter vos hommages à une autre femme.»

«C'est bien fait: on n'essaye pas d'ensorceler les belles quand on est bête comme ton amoureux», reprend l'interrupteur en guise de morale.

«—Te tairas-tu, bavard?»


«Un orfèvre alla trouver le chah et lui dit:

«—Un étranger s'introduit tous les jours dans mon andéroun et couvre ma famille de honte et d'infamie. Bien que j'aie le plus grand désir de le surprendre en flagrant délit, je n'ai pu encore y parvenir.

«—Es-tu bien certain d'être trompé?

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CONTEUR PERSAN.

«—Je ne saurais douter de mon malheur.

«—En ce cas, prends ce flacon d'huile parfumée, remets-le à ta femme et recommande-lui de le garder précieusement pour ton usage.»

«Le soir même le roi ordonna à ses gardes de surveiller la maison de l'orfèvre, de flairer tous les hommes qui en sortiraient et de lui amener celui qui sentirait la rose.

«La nuit venue, l'amant se faufila chez sa belle. «Mon mari, lui dit-elle dès qu'il fut entré, m'a apporté un flacon d'huile délicieusement parfumée; personne n'est plus digne que toi d'en user», et elle lui en arrosa la barbe et les cheveux.

«Au sortir de la maison, l'heureux mortel, signalé aux gardes par les vapeurs odorantes qui l'enveloppaient, fut pris et conduit au palais. «Voilà l'amant de ta femme, dit le roi à l'orfèvre; fais-en à ta guise: il est à ta disposition.»


«—Mon cheval est malencontreusement tombé la semaine passée et s'est cassé la jambe, disait ces jours derniers un marchand d'Ispahan à un de ses confrères fort gêné dans ses affaires: vends-moi ta jument, je t'en offre quarante tomans.

«—Donne-m'en quarante-cinq, et l'affaire est conclue.

«—J'y consens.

«—Accordé.

«—Ne va pas te dédire, a repris l'acquéreur, car aujourd'hui même Yaya, le sellier, m'a offert un cheval au moins aussi joli que ta jument; demain il ne sera plus temps de l'acheter.

«—Les saints imams m'entendent! Si je manque à ma parole, je t'autorise à couper dans ma chair une tranche de deux mescals[8]

[8] Dix grammes environ.

«Le lendemain, l'acheteur vint prendre livraison de l'animal.

«—Ma bête n'est plus à vendre, s'écria le marchand: j'ai reçu hier une bonne nouvelle. Un négociant de Chiraz qui me devait depuis de longues années une grosse somme d'argent va s'acquitter envers moi. Je puis donc continuer mon commerce, et dans ces conditions je n'ai plus aucun motif de me défaire d'une monture excellente.

«—En ce cas apprête-toi à me laisser prendre les deux mescals de chair que tu m'as promis au nom des saints imams. Je te laisse le choix: veux-tu que j'attaque la proéminence de droite ou celle de gauche? Tu es gras, il n'y paraîtra même pas.

«—Jamais, fils de chien! Me prends-tu pour un animal de ton espèce?»

«Les deux adversaires, ne pouvant s'entendre, allèrent soumettre leur cas à la sagesse du juge. Le digne magistrat représenta vainement au demandeur que l'exécution de cet engagement était aussi désagréable pour l'une des parties que peu profitable à l'autre, que les gigots d'un mouton feraient bien mieux son affaire que deux mescals de chair humaine; les plus sages exhortations ne réussirent pas à calmer l'impitoyable créancier.

«—Eh bien, puisque tu veux quand même obliger ton débiteur à acquitter sa dette, je vais ordonner aux ferachs d'étendre à terre ce malheureux et de te le livrer pieds et poings liés. Tu couperas en pleine chair les deux mescals qui te sont dus; mais, si le morceau détaché excède ce poids ou ne l'atteint pas, je fais tomber ta tête.»


«Le mollah Nasr ed-din reçut un jour en pichkiach une gazelle tuée par l'un de ses amis. Fort touché de cette attention, il invita le chasseur à dîner, et tous deux se régalèrent de gibier et de pâtisseries exquises préparées par les femmes du maître du logis. Le convive se retira fort satisfait, et publia dans toute la ville que le mollah Nasr ed-din n'était pas redevable à l'air du temps des roses de son teint et de la majesté de son embonpoint.

«Un gourmand alléché se présenta le jour suivant au logis du bon prêtre:

«—Je suis le frère de la personne qui vous a envoyé hier une gazelle.»

«Comment éviter de reconnaître par une seconde invitation la gracieuseté d'un ami? Nasr ed-din prie le nouveau venu à dîner.

«Le lendemain un autre étranger frappa à la porte:

«—Je suis le cousin du frère du chasseur qui vous a envoyé une gazelle.»

«Nasr ed-din, quoique à regret, se crut forcé de se montrer encore aimable et garda le cousin à souper. La réputation de la cuisine du mollah allait toujours s'affermissant.

«Le surlendemain arrivèrent deux voyageurs:

«—Nous sommes les amis du cousin du frère de l'ami qui vous a envoyé une gazelle.

«—Enchanté de vous recevoir. Permettez-moi seulement de faire part à l'andéroun du bonheur qui m'échoit en partage.»

«Et l'homme de Dieu s'en alla trouver sa femme:

«—Quand l'heure du dîner sera venue, lui dit-il, mettez un peu de graisse dans de l'eau chaude et faites porter ce ragoût au biroun.»

«—Pouah! quelle est cette drogue, mollah? s'écrièrent les convives en goûtant à la soupe. Avez-vous engagé Azraël (l'ange de la mort) pour cuisinier?

«—Ce bouillon ne serait-il pas à votre goût? Il est cependant l'ami du cousin du frère de celui que j'ai fait avec la gazelle que m'a envoyée l'ami du cousin du frère de votre ami!»


«Le mollah Nasr ed-din, un digne prêtre, comme vous venez d'en juger, possédait un âne de si agréable compagnie que ses paroissiens n'hésitaient pas, lorsqu'ils allaient faire du bois, à emmener l'animal et à le reconduire à son maître chargé d'une bonne provision de fagots.

«Poussé par l'esprit malin, le mollah ne s'avisa-t-il pas de dire au cours d'une conversation où chacun célébrait à l'envi les qualités de sa monture: «Mon âne est si intelligent qu'il va tout seul à la forêt, charge lui-même du bois sur son bât et rentre ensuite à la maison.»

«C'était commettre une grave imprudence et, pour un saint homme, faire preuve d'une coupable ingratitude.

«Les voisins de Nasr ed-din, ayant eu vent du propos, emmenèrent comme de coutume le baudet et, leur travail terminé, se retirèrent en l'abandonnant dans la campagne. A la nuit tombante, le prêtre, inquiet de ne pas voir rentrer son fidèle camarade, s'en alla trouver les bûcherons.

«—Qu'est-il arrivé à mon âne? il n'a pas encore réintégré son étable.

«—Votre âne nous a dit: «Faites beaucoup de salams de ma part à mon maître, et avertissez-le que je vais me placer à Téhéran en qualité de domestique, afin de gagner une grosse somme d'argent.»

«—Mon âne est trop intelligent pour rester dans une position infime», pensa Nasr ed-din à part lui; «cet animal ne peut manquer de devenir un grand personnage». Et, sur cette réflexion judicieuse, il se mit en route.

«Le mollah approchait de la capitale et voyait déjà poindre à l'horizon la coupole d'or de chah Abdoul-Azim, quand il rencontra un bouffon de Sa Majesté et l'instruisit du but de son voyage.

«—Je puis vous donner de très bonnes nouvelles de votre âne», répondit sérieusement le fin compère. «Cet animal est fort habile: toutes les affaires qu'il entreprend lui réussissent. Le voici devenu aujourd'hui l'un des plus riches négociants de Kazbin.»

«—Pourquoi m'arrêterais-je ici? se dit le mollah: allons tout droit jusqu'au domicile de mon âne.»

«En ce temps-là, le gouverneur de Kazbin, ayant eu une querelle avec son vizir, avait porté sa plainte au pied du trône impérial. Sa Majesté s'était prononcée en faveur du vizir et l'avait promu au rang de gouverneur de Recht, tandis qu'elle avait mandé son adversaire à Téhéran.

«Le hakem destitué ne pardonna pas à un vil subalterne de l'avoir supplanté dans l'esprit du roi, et quitta son gouvernement de fort méchante humeur. Un soir, arrivant au gîte, il rencontra le mollah. On causa des affaires de la province, de la pluie, du beau temps, des difficultés du voyage. Enfin Nasr ed-din, incapable de réprimer sa curiosité:

«—Ne pourriez-vous pas me donner des nouvelles d'un âne savant qui est devenu l'un des plus riches négociants de Kazbin?»

«Tout à sa mésaventure, l'ex-gouverneur se méprit sur le sens de la question. A son avis, il ne pouvait exister d'autre âne que son ancien subordonné.

«Aussi reprit-il:

«—Rien de plus aisé: je l'avais choisi pour vizir, et le roi vient de le nommer hakem de Recht.»

«Huit jours après cet entretien, le mollah arrivait à Recht et se présentait au palais:

«—Je veux voir le gouverneur, dit-il fièrement aux ferachs.

«—Le gouverneur ne reçoit pas les petites gens de votre espèce.»

«Cependant le mollah versa tant de larmes et se fit si humble qu'il obtint une audience.

«A peine était-il introduit dans la pièce où était assis le nouveau dignitaire, qu'il s'avança la bouche en cœur, en pointant ses deux index au-dessus de sa tête.

«—Mollah, qu'avez-vous? Êtes-vous devenu fou? s'écria le hakem stupéfait.

«—Non, mon âne, je ne suis pas fou… Je sais que vous êtes devenu très savant. Le roi, en vous nommant gouverneur, a rendu un fier service à la province; mais… qu'avez-vous donc fait de vos longues oreilles?»


«Le mollah Nasr ed-din aimait à se plonger dans les abîmes insondables de la métaphysique religieuse. Une nuit que le sommeil se montrait peu disposé à partager avec la théologie la couche du brave homme, Nasr ed-din sortit de son andéroun et se dirigea vers le bassin situé au milieu de son jardin. Le ciel était clair et la lune se réfléchissait sur les eaux tranquilles. Le promeneur, fort agité, retourna immédiatement chez lui.

«—Sais-tu, ma tourterelle, dit-il à sa femme, que le ciel est en grand remue-ménage, la lune est tombée au milieu de notre bassin. En ma qualité de mollah, je ne puis la laisser en aussi fâcheuse situation.»

«Nasr ed-din saisit une fourche, attache une corde à son extrémité, lance ce crampon dans la pièce d'eau et s'efforce de ramener la lune sur le sol. Après bien des essais infructueux, la fourche s'accroche à une pierre, le bon prêtre redouble ses efforts, brise la corde et tombe rudement à la renverse. Alors, voyant la lune au ciel: «Par Allah! je me suis rompu les reins, mais j'ai remis la lune à sa place.»


Les plus belles histoires du monde n'ont pas le privilège de tenir éternellement éveillés des gens moulus par une longue étape. Après avoir récompensé le conteur de sa complaisance, nous regagnons notre chambre en recommandant aux golams de nous réveiller une heure avant le jour.

12 novembre.—Nous avions fait le projet d'aller visiter dès l'aurore un petit monument voûté que nous avions laissé hier sur nos pas, et de continuer ensuite notre route vers le sud, mais les guides nous ont appris que la prochaine étape était encore fort longue, et nous ont engagés à remettre le départ au lendemain.

Dès que notre hôte a été informé de notre résolution, il est venu nous rendre visite, accompagné de son frère. Tous deux ont grande mine et fière allure. Le naïeb est vêtu de l'abba et coiffé d'un bonnet marron fait en feutre très fin et aplati en travers; son frère porte la koledja de Téhéran et le large pantalon des habitants du Fars.

«Vos Excellences étaient bien lasses hier au soir? nous dit le naïeb en entrant. Je crains que le bavard auquel j'ai confié le soin de distraire mes serviteurs ne vous ait fatigués; on m'a prévenu qu'il avait osé prendre la parole en votre présence.

—Ses récits sont fort amusants, au contraire. Vous le voyez, nous sommes ce matin en parfaites dispositions.

—En ce cas, je proposerai à Vos Excellences de les conduire dans nos jardins et de leur faire parcourir de nouvelles plantations de palmiers.»

Après avoir franchi les murs bien dressés qui entourent le village, j'ai pu apprécier au grand jour la beauté et la richesse de l'oasis.

[Illustration]
LE FRÈRE DU NAÏEB DE FERACHBAD.

A Firouz-Abad j'avais déjà vu des palmiers isolés, ici je me trouve en présence d'immenses forêts. Il a suffi de parcourir une étape de soixante kilomètres pour passer d'un climat analogue à celui du sud de l'Europe dans une contrée qui rappelle la Haute Égypte. A ces soixante kilomètres, il est vrai, correspond un abaissement d'altitude de huit cents mètres.

Le palmier constitue l'unique richesse agricole des plaines de Ferachbad et de Bouchyr, peu propres, paraît-il, à la culture des céréales. Le rendement de l'arbre est très variable. A Ferachbad, grâce aux copieuses fumures et aux arrosages abondants, il produit par stipe jusqu'à vingt-cinq francs et fournit des dattes exquises, comme je n'en ai encore mangé nulle part, tandis que dans d'autres villages le palmier donne à peine trois ou quatre francs de revenu. J'ai parcouru les forêts en plein rapport et les jeunes plantations: partout j'ai été frappée de la bonne tenue des terres.

«Vous devez être très encouragé à étendre une culture aussi productive? ai-je dit au naïeb.

—Je ne plante plus de palmiers depuis dix ans.

—Ne disposeriez-vous pas de sources abondantes?

—Les eaux des kanots suffisent largement aux irrigations, et je ne regretterais pas d'ailleurs de faire creuser de nouvelles galeries, mais la plantation du palmier est très onéreuse. La jeune pousse réclame de grands soins: jusqu'à l'âge de dix ans, époque où elle commence à donner ses premiers produits, il faut la fumer, la travailler et l'irriguer. A six ans surtout, au moment où le fût commence à s'élever, le palmier absorbe une quantité d'eau considérable et ne se développe bien que grâce à des travaux minutieux et constants. Les arbres plantés par mon père sont vieux, ceux que j'ai semés dans ma jeunesse produisent des récoltes superbes, les pousses nouvelles vont commencer à donner des fruits: quel intérêt aurais-je à étendre mes plantations? Mes fils jouiront-ils après moi du fruit de mes travaux, ou verront-ils un gouverneur vendre ma succession à un parent éloigné? Dans ces conditions d'instabilité, je n'ai aucun avantage à entreprendre des améliorations à long terme.»

Sans y songer, le naïeb fait en quelques mots le procès de l'administration locale: les paysans ne peuvent, faute d'argent, capter un volume d'eau suffisant pour mettre en valeur les immenses plaines de la Perse; les ketkhodas ou les chefs de tribus sédentaires, opprimés par les gouverneurs, aiment mieux réaliser pendant la durée de leur administration une fortune qui les mette, eux et leur famille, à l'abri de toute vicissitude que de faire des avances dont profiteraient un étranger ou leurs chefs.

Tout en parcourant les jardins, Marcel n'a pas manqué d'adresser au naïeb son éternelle question:

«Connaissez-vous dans la contrée des bâtiments anciens, des koumbaz malè gadim (coupoles «bien de l'antiquité») pour tout dire en trois mots?

—A quelque distance du village, il existe une construction ruinée auprès de laquelle vous avez dû passer avant d'arriver à Ferachbad.

—Nous l'avons aperçue, en effet, mais l'obscurité ne nous a pas permis de l'examiner.

—Vous serait-il agréable de la revoir?»

Et aussitôt nous sommes revenus sur nos pas et avons fait seller nos montures: Marcel, son cheval de derviche; notre hôte et son frère, des juments magnifiques que l'on a parées de colliers et de brides couverts de lames d'argent entremêlées de rubis cabochons et de turquoises; moi, mon mulet aux longues oreilles.

«Prenez mon cheval, il vous appartient», est venu me dire un des jeunes fils du naïeb au moment de nous mettre en selle. A cette formule d'une politesse exquise, et sans plus de portée en Perse qu'au pays des castagnettes, je réponds par le refus obligatoire et je m'empresse d'enfourcher maître aliboron afin de couper court à des instances d'autant plus pressantes que mon interlocuteur est plus certain de ne pas voir ses offres prises au sérieux; puis nous nous mettons en chemin, suivis d'une quarantaine de cavaliers armés jusqu'aux dents. Je ne peux me faire d'illusions: nous faisons triste figure en tête du cortège. Je dois cependant rendre justice à mon mulet: cet animal intelligent, démesurément flatté de se trouver en si brillante compagnie, a fait les plus généreux efforts pour se donner les airs fringants d'un cheval de bonne maison. Par bonheur, le monument à visiter n'était guère éloigné du village, et nous avons pu faire le trajet sans avoir recours aux hi! ha! hu! au peder soukhta! (père brûlé!) et au peder cag! (père chien!) qui forment le fond de nos entretiens avec nos piètres montures.

Le petit édifice présente des analogies de style avec le palais de Sarvistan, mais il est bâti dans des proportions beaucoup plus restreintes.

Une particularité des voûtes mérite d'être signalée: les pendentifs, au lieu d'être liés à des murs pleins, reposent sur quatre piliers maçonnés. Cette disposition, qui avait été adoptée dans un des petits porches de Sarvistan, est caractéristique et permet d'établir un rapprochement nouveau entre la coupole byzantine et la vieille coupole perse.

Les raffinements de politesse de nos hôtes, les termes choisis avec lesquels ils s'expriment, le luxe relatif de leur installation féodale, font paraître plus étrange leur singulière ignorance du monde civilisé. Éloignés des routes de caravanes, habitués à ne jamais franchir les limites de leurs terres afin de ne point compromettre leur sécurité, privés de journaux arabes ou persans, la poste n'atteignant pas à cette partie du Fars, ils dépensent toute leur activité d'esprit dans un cercle fort restreint.

Les fils du naïeb ont montré grande envie de se renseigner sur l'Europe et m'ont demandé quel était le régime gouvernemental de la France.

«La République (Djoumaouri)», ai-je répondu.

Ici je me suis trouvée dans le plus grand embarras: expliquer le mécanisme des «institutions qui nous régissent», le système des deux Chambres, le suffrage universel, la responsabilité ministérielle, etc., à des gens qui ont toujours vécu sous un régime absolument autoritaire, est une entreprise au-dessus de ma patience: quand je crois avoir présenté à mon interlocuteur une vue d'ensemble de nos rouages administratifs, une question inattendue montre l'insuccès de mes efforts. Comme je m'épuisais à leur faire comprendre le mode d'élection du Président de de la République, l'un d'eux m'a demandé si le chef de la Djoumaouri était le fils de Napolion bezeurg (le grand).

Enfin ils m'ont posé une question à laquelle j'ai répondu avec la plus complète franchise, n'en déplaise à nos voisins d'outre-Manche.

Il s'agissait de savoir si, comme l'affirment certaines gens, peut-être mal intentionnés, le «chah des Anglais» était bien une femme. Les Orientaux ont tant de peine à admettre qu'une nation gouvernée par une reine puisse être puissante et forte, que les Anglais en sont arrivés à qualifier en Orient la reine Victoria du titre «d'Empereur» des Indes et à la traiter dans tous les actes officiels en souverain et non en souveraine. Cet usage est général, et il est de bon goût, entre Européens vivant en Perse et s'exprimant dans la langue du pays, de ne pas trahir le secret gardé avec un soin si jaloux par les sujets de sa très gracieuse Majesté.

13 novembre.—Après être restés deux jours à Ferachbad, semblables au Juif errant, nous nous sommes remis en chemin. A la nuit close, les guides se sont fait ouvrir les portes d'une kalè bâtie autour de quelques cabanes construites en feuilles de palmier. La caravane était en route depuis quatorze heures. Ces étapes démesurément longues dépassent nos forces et nous fatiguent à tel point qu'elles nous enlèvent non seulement cet enthousiasme si nécessaire à des voyageurs obligés de supporter des privations de tout genre, mais encore toute curiosité. Le pays est splendide; des montagnes multicolores servent de cadre à des plaines vertes, parsemées de magnifiques khonars arborescents, et cependant Marcel et moi passons des journées entières sans même prononcer une parole. Au bout de six ou sept heures de marche, un engourdissement général s'empare de nous; les reins endoloris supportent péniblement le poids du corps; les jambes moulues ne s'appliquent même plus sur les flancs du cheval; la gorge devient brûlante; la déglutition de la salive presque impossible; pendant toute la fin de l'étape nous devenons aphones et n'agissons plus que d'une façon machinale.

Je m'attendais à être fort mal logée ce soir: il n'en est rien. Le ketkhoda a donné l'ordre de faire évacuer en notre honneur une écurie, précédemment affectée à une belle poulinière; le sol, bien balayé, a été couvert de feutres épais, un feu clair pétille auprès de la porte: au total tout serait parfait si l'eau n'était par trop amère. Le thé, qui forme en ce moment notre unique boisson, est à tel point inacceptable que nous en sommes réduits à boire du jus de madani (citron doux).

[Illustration]
PRÉPARATION DE LA FARINE. (Voyez p. 504.)

14 novembre.—J'ai eu tout le loisir d'admirer la montagne pendant cette dernière étape. Nos bêtes, fort empêchées de sucer, comme leurs maîtres, des limons aqueux, ont été purgées par l'eau amère, au point de ne pouvoir mettre un pied devant l'autre. A trois heures du soir, les muletiers ont aperçu un village et, jugeant, non sans raison, que les animaux n'étaient pas capables d'arriver à l'étape, ont demandé à Marcel la permission de s'y arrêter. Leur cause était gagnée d'avance; en huit heures nous avions à peine parcouru vingt-cinq kilomètres!

A Ferachbad les stipes des palmiers servaient à couvrir les maisons: ici le feuillage constitue les murs et les toitures. Le premier gîte mis à ma disposition était une hutte de forme conique composée de branches fichées en terre et liées en faisceau à leur extrémité supérieure. Une habitation d'un autre modèle m'a paru présenter d'incontestables avantages. Aux quatre angles s'élèvent des fûts de palmiers réunis par des sablières; des colonnes soutiennent à l'intérieur une charpente horizontale qui vient s'appuyer sur l'enceinte; les murs sont faits en fagots attachés les uns aux autres par des cordes de sparterie. Une natte couvre le sol de ce palais hypostyle, dont les indigènes arrosent les toitures à grande eau pendant les plus chaudes heures du jour.

[Illustration]
VILLAGE D'AHARAM.

La rustique demeure mise à notre disposition était abandonnée depuis quelque temps, et se signalait par les fâcheuses interruptions de ses murailles; quelques fagots dressés en palissade ayant suffi pour la remettre en bon état d'entretien locatif, j'en ai pris immédiatement possession sans état de lieux, bail ou autres formalités si profitables aux scribes de tous pays.

Il faisait grand jour encore, nous avions un toit assuré, il ne nous restait plus qu'à rendre visite à nos voisins.

Tapis, mortiers, khourdjines et moulin à farine composent le mobilier des villageois. Ce dernier instrument, dont les formes rappellent celles des moulins romains, est formé de meules coniques emboîtées l'une dans l'autre. Le grincement des pierres, intolérable à des oreilles européennes, paraît sans doute fort harmonieux aux Illiates et n'empêche pas en tout cas les oisifs et les jolis cœurs de faire la roue autour des belles meunières de la tribu.

Vers le soir, le ketkhoda s'est fait annoncer. Il était coiffé d'un turban de soie rouge et bleue confectionné à la dernière mode de Bouchyr, et suivi de plusieurs toufangtchis nègres. Des nègres, des maisons de feuilles de palmier! L'été ne doit pas être frais dans cette région!

15 novembre.—Je bénis le ciel d'avoir placé hier un village sur notre route, car jamais, dans l'état archipitoyable de nos montures, nous ne serions arrivés à Aharam en suivant les sentiers de chèvres qui conduisent à Bouchyr.

Je croyais, au sortir des défilés de Firouz-Abad, avoir franchi les plus mauvaises gorges du monde; celles que j'ai vues aujourd'hui sont bien pires encore. En se retournant, il est impossible de retrouver le chemin qu'on a suivi; en regardant droit devant soi, on n'a pas même l'idée de la direction à prendre. Les pentes sont excessivement rapides, le sentier domine des précipices insondables, et, quand il ne côtoie pas des abîmes, il suit le lit de torrents encombrés de pierres énormes, au milieu desquelles il est encore plus difficile de se mouvoir que sur le flanc des montagnes. Par quel miracle les canons envoyés d'Ispahan à Bouchyr, il y a quelques mois, sont-ils arrivés à destination?

[Illustration]
LE KETKHODA D'AHARAM. (Voyez p. 508.)

Je ferais bon marché des dangers de la route si je pouvais m'abreuver aux ondes cristallines du ruisseau: depuis deux jours la soif me dévore, et cette rivière qui effleure mes lèvres roule des eaux plus purgatives que les célèbres sources de Pullna, de Birmenstorf ou de Hunyadi Janos. J'ai mesuré pour la première fois, aujourd'hui, toute l'horreur du supplice de Tantale.

Je suivais toute pensive le chemin de Bouchyr, ma main laissait flotter les rênes sur le cou de ma monture, quand Marcel a poussé un cri de joie. Entre deux sommets séparés par une gorge profonde, apparaît une immense plaine ensoleillée; à l'horizon un trait bleu foncé sépare le ciel des sables d'or. Cette ligne bleue, c'est le golfe Persique! c'est la mer! Cette mer est le chemin qui nous relie à la France.

Les splendeurs d'Ispahan, les rayonnements d'une nuit d'été, les cyprès de Chiraz, les palmiers du Fars, les vieux palais achéménides, ne m'ont jamais causé émotion comparable à celle que produit sur moi cette bande d'azur.

Comment dirai-je le bonheur que sa vue me fait éprouver? Depuis le mois de mars j'ai fait à cheval quatre-vingt-onze étapes et près de quatre mille kilomètres à travers un pays sans routes, dans une contrée dépourvue de tout confortable.

Excepté dans les grandes villes, j'ai eu pour tout logis de pauvres caravansérails ou des gîtes bien pires encore! Dieu soit loué! il nous a conduits durant huit mois par de bien difficiles sentiers, des glaciers du Caucase jusque sous le ciel des tropiques, des plaines désolées aux oasis de palmiers, mais il nous amène enfin au port.

Marcel n'est pas moins joyeux que moi, et tous deux hâtons si bien la marche de nos montures, que, trois heures après l'avoir aperçu pour la première fois, nous atteignons enfin le beau village d'Aharam.

Les golams ont apporté nos bagages dans un balakhanè mis à notre disposition par le ketkhoda, superbe vieillard, dont les traits me rappellent le Darius des bas-reliefs persépolitains.

De mes fenêtres j'aperçois à l'horizon les hautes montagnes que nous venons de franchir, plus près d'Aharam d'immenses forêts de palmiers; à mes pieds s'étend le village de terre égayé par des touffes d'arbres perdues au milieu des maisons. Une population très brune de peau grouille dans les rues et forme, au coin de chaque porte, des groupes aussi vivants que colorés.

Pourquoi faut-il que les sources d'Aharam fournissent un breuvage tellement amer que les indigènes ne puissent eux-mêmes le tolérer, et qu'ils soient contraints de consommer l'eau de pluie recueillie pendant l'hiver, et conservée soit dans des citernes, soit dans des trous à ciel ouvert, au fond desquels elle croupit et se décompose! En goûtant ce liquide, j'ai cru, tant il était saumâtre, que, par erreur, on m'avait apporté le récipient à pétrole. La couleur m'a tranquillisée: le pétrole est blanc, l'eau d'Aharam plus brune qu'une décoction de tabac.

Je me suis procuré à grand'peine un peu de lait, puis, comme nous voyions la provision de citrons doux près de s'épuiser, nous nous sommes résignés à rester à jeun afin de mieux supporter les intolérables douleurs que donne la soif, ou de nous garantir des brûlures pires encore occasionnées par l'eau de citerne.

Soumis à un pareil régime, de malheureux voyageurs morts de fièvre et de fatigue ne se referont pas de sitôt.

[Illustration]
LE BALAKHANÈ DU KETKHODA D'AHARAM.
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