La Perse, la Chaldée et la Susiane
CHAPITRE XXXII
Arrivée à Bagdad.—L'aspect de la ville.—Kachtis, keleks et couffes.—Les barques babyloniennes d'après Hérodote et les bas-reliefs ninivites.—Le consulat de France.—La vie en Chaldée.—Fondation de Bagdad.—La porte et la tour du Talism.—Tombeaux de cheikh Omar et d'Abd el-Kader.—Les quatre sectes orthodoxes sunnites.—Les Wahabites.—Un jour de fête à Bagdad.—Le bouton de Bagdad.
14 décembre.—Les matelots traversent en courant le salon, qui, à ses diverses attributions, joint aussi l'honneur de réunir l'avant et l'arrière du Mossoul: nous jetons l'ancre dans le port de Bagdad. Je me lève avec le jour, j'ouvre la porte, et à ma grande surprise j'aperçois sur le spardeck et les cages à poulets une mince couche de givre. C'est la première gelée blanche de l'hiver: il eût été malsain de passer la nuit sans manteau ni couverture au milieu des maquis de Ctésiphon.
Quel merveilleux climat que celui de l'Orient! L'hiver lui-même ne revêt pas la terre d'une livrée de deuil; à peine modifie-t-il l'aspect du paysage: il gèle, et Bagdad m'apparaît au milieu d'arbres toujours verts, belle comme la fiancée du printemps.
Le ciel s'éclaire; peu à peu se montrent sur la rive droite: les bâtiments du sérail, les casernes, les coupoles de faïence, bientôt couvertes d'innombrables pigeons qui viennent sécher leurs ailes aux premiers rayons du soleil; puis, les minarets élancés à rendre jaloux les palmiers voisins; la médressè, les beaux bâtiments de la douane, devant lesquels se pressent déjà Juifs, Arméniens et Arabes en costumes colorés. Enfin, à l'aval du débarcadère, on aperçoit, à demi noyés dans les brumes du Tigre, des jardins magnifiques dominés par le pavillon du consulat d'Angleterre.
Le paysage de la rive droite est encore plus verdoyant. Les heureux habitants de ces maisons cachées sous les konars et les palmiers devraient passer leurs jours dans un délicieux farniente et se désintéresser de l'administration et du commerce, concentrés dans le sérail et les bazars. Il n'en est rien néanmoins, si j'en juge à l'encombrement des voies de communication établies entre les deux villes. Un pont de bateaux de largeur très variable, tordu en largeur, tordu en hauteur, ploie sous les pas d'une multitude de femmes couvertes d'izzas rouges, bleus ou verts, d'hommes habillés de robes jaunes ou blanches, de caravanes de chameaux, d'ânes, de mulets qui se pressent, se foulent et forment au-dessus du tablier sans parapets une longue bande empruntant à l'écharpe d'Iris ses plus brillantes couleurs. On ne saurait comparer Bagdad à Constantinople, le Tigre à la Corne-d'Or; jamais cependant je n'ai vu sur les ponts de Stamboul, au Séraskiérat ou à Top-Hanè une population aussi bariolée jeter dans le paysage une note plus chaude et plus gaie.
Le port de Bagdad, mieux vaut dire le fleuve lui-même, n'est pas moins animé que le pont jeté entre les deux rives: les berges disparaissent sous les amarres; plusieurs rangs d'embarcations de types bien différents couvrent les eaux.
Les kachtis, grands bateaux à voiles appropriés au transport des céréales, sont construits en bois de palmier et enduits, à l'extérieur, d'une épaisse couche de bitume; très marins et faciles à réparer, il suffit, quand survient un accident, de les calfater à nouveau pour les remettre en état. Plusieurs de ces embarcations, la quille en l'air, sont entre les mains des ouvriers, occupés à faire fondre le bitume et à l'étendre brûlant sur le bois comme on coule l'asphalte sur les trottoirs de Paris.
Les kachtis font de très longs voyages, entre Bagdad et Bassorah, et s'amarrent presque tous en aval du pont, tandis qu'en amont se serrent les keleks, spécialement utilisés à l'amont de la ville.
Lorsque les bateliers du Tigre supérieur ont à transporter un chargement, ils remplissent d'air un certain nombre d'outres de cuir; après les avoir liées les unes aux autres par rangées concentriques, ils les recouvrent d'un plancher, étendent sur ces bois une épaisse couche de bruyères, destinée à préserver la cargaison des atteintes de l'eau, empilent leurs marchandises sur la plate-forme, et, munis de perches qui leur servent à diriger ce radeau, ils descendent le fleuve. Bien qu'à chaque voyage les kelekchis crèvent quelques outres, ils sortent le plus souvent indemnes de ces aventureuses expéditions.
Arrivés à destination, les mariniers vendent le bois et les bruyères à un prix élevé, dégonflent les outres, les chargent sur des ânes, regagnent leur pays, et recommencent indéfiniment la même manœuvre. Le prix de location des keleks est proportionnel au nombre des outres employées à leur construction. Il en entre quatre-vingts dans les radeaux destinés à des passagers; en ce cas on installe sur la charpente une cabine ou une tente; mais cinquante suffisent pour porter des moutons ou des marchandises, telles que volailles, dindons, fruits, fromages en grosses meules, blés concassés avec lesquels on confectionne de délicieux pilaus.
Les keleks viennent de pays lointains, puisque leur construction exige des bois de charpente très rares en Chaldée. Les petits trajets entre Bagdad et les campagnes environnantes s'effectuent au moyen d'embarcations de formes bien spéciales connues ici sous le nom de couffes (paniers). De tous côtés je vois pirouetter sur le fleuve des corbeilles rondes faites en côtes de palmier et enduites de bitume. Deux hommes les manœuvrent en leur imprimant un mouvement de rotation. Elles n'avancent pas avec rapidité, mais elles sont très solides, déplacent un volume d'eau considérable, si on le compare à la surface mouillée, chavirent difficilement et n'embarquent jamais une goutte d'eau, bien que le bordage de certaines d'entre elles, chargées de melons et de pastèques, ne s'élève pas à plus de quinze centimètres au-dessus du niveau de l'eau.
Dans laquelle de ces catégories classerai-je les embarcations chaldéennes décrites par Hérodote?
Pendant les loisirs de ma navigation j'ai lu et relu les passages des histoires relatives à la marine des Babyloniens, et, les pièces du procès sous les yeux, je condamne sans sursis ni appel toute identification entre la barque babylonienne et le kelek. Je me demande même comment certains auteurs ont pu confondre avec un radeau la corbeille, décrite pourtant en termes précis par l'historien grec.
«Les Babyloniens n'ont d'autres barques que celles qui descendent le Tigre jusqu'à la ville; elles sont rondes et toutes de cuir, car, lorsqu'ils en ont façonné les côtés, en taillant des saules qui croissent en Arménie au-dessus de l'Assyrie, ils étendent extérieurement des peaux apprêtées de telle sorte qu'elles forment le fond, sans distinguer la poupe, sans rétrécir la proue. Ces barques sont circulaires comme des boucliers; ils les doublent en dedans de roseaux, puis ils partent et font leur transport en descendant le fleuve. Leur chargement consiste en marchandises diverses, et surtout en vases de terre pleins de vin de palmier. Deux hommes se tenant debout dirigent la barque, chacun avec une barre. L'un tire sa perche, tandis que son compagnon pousse la sienne au fond de l'eau. On construit sur ce modèle de grandes et de petites embarcations; les plus vastes reçoivent une cargaison du poids de cinq mille talents. Lorsque en naviguant elles sont arrivées à Babylone et que les mariniers ont disposé du fret, ils vendent à l'encan les roseaux et la carcasse, puis ils chargent les peaux sur leurs ânes et s'en retournent en Arménie, car il est impossible de remonter le cours du fleuve à cause de sa rapidité. C'est pour cela qu'ils ne font point leurs bateaux en bois, mais en cuir. Lorsque les conducteurs des ânes sont de retour en Arménie, ils se remettent à construire leurs bateaux par le même procédé.»
Hérodote parle positivement de barques; il ajoute que ces barques n'ont ni proue ni poupe, et qu'elles sont rondes comme des boucliers. Il décrit donc, à mon avis, un corps évidé semblable à un bateau, mais en différant par sa forme circulaire. Afin de ne laisser à ses lecteurs aucun doute à ce sujet, l'auteur indique même que les côtés et les bordages sont faits en branches de saule, c'est-à-dire en bois flexible pouvant se courber avec facilité, et en roseaux, jouant dans ce système de construction le rôle de l'osier dans le clayonnage des corbeilles. La forme de l'embarcation est acquise au débat: Hérodote décrit une couffe semblable à celles qui tourbillonnent sous mes yeux et que représentaient sur leurs bas-reliefs, huit cents ans avant notre ère, les sculpteurs assyriens.
Il y a cependant une différence entre la couffe actuelle et la barque d'Hérodote: l'une est seulement enduite de bitume, l'autre est «couverte de peaux préparées». Mais, de ce que ces peaux étaient enlevées dès l'arrivée des barques à destination et rapportées à leur lieu d'origine, faut-il conclure qu'Hérodote ait voulu dépeindre le kelek? Je ne le crois pas. Le dernier des matelots grecs n'eût point employé le même mot pour désigner des peaux apprêtées et des outres gonflées d'air: il eût encore moins parlé de proue et de poupe à propos d'un radeau. Enfin conçoit-on un radeau de forme circulaire? Comment assemblerait-on en ce cas les poutres et les pièces maîtresses, et dans quel but compliquerait-on à plaisir et sans profit une charpente qui doit par sa nature être fort simple et qu'il est si facile de rendre solide en la faisant sur plan rectangulaire? En définitive, je crois qu'il faut s'en tenir à la description d'Hérodote sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. L'embarcation babylonienne était évidemment une couffe de plus ou moins grandes dimensions, habillée de peaux cousues ensemble, et qu'il était aisé de fixer sur la carcasse ou de détacher quand on voulait vendre les bois. La couffe des bas-reliefs ninivites, sur laquelle on voit se dessiner d'une manière très apparente de grands panneaux carrés, répond de tous points à cette description.
Mon premier essai de navigation en canot bagdadien a été des plus désagréables. A peine avions-nous rejoint nos bagages empilés au centre de la couffe, que nous nous sommes mis, à notre tour, à pirouetter avec tant de vitesse que je me suis crue un instant transformée en toupie hollandaise; nous n'en avons pas moins atteint sans accident la rive du fleuve. Les rameurs se sont jetés à l'eau, ont tiré l'embarcation sur la terre ferme comme on le ferait d'une corbeille trop lourde, puis ils m'ont tendu la main: je suis sortie de mon panier et j'ai foulé pour la première fois le sol de la cité de Zobeïde et de Haroun al-Rachid. Le consul de France, prévenu de l'arrivée du bateau, avait envoyé un cawas à notre rencontre. Sur l'ordre de ce brave homme, de vigoureux hammals s'emparent des colis, et nous nous engageons à leur suite dans les vilaines rues du quartier chrétien.
Le poste de consul de France est confié à M. Péretié, fils de l'archéologue si connu auquel on doit la découverte du célèbre sarcophage d'Echmounasar et de tant d'autres trésors scientifiques. Notre représentant est entouré de sa femme, de ses enfants, et c'est avec un véritable bonheur que nous retrouvons, après tant de mois d'isolement, la vie de famille dans ce qu'elle a de plus intime et de plus charmant. Mme Péretié a tenu à me faire accepter la chambre de ses filles; je serai donc ce soir en possession d'un lit. Cette bonne chance ne m'était pas échue depuis que j'ai quitté Téhéran, car je ne saurais, en toute justice, qualifier du nom de lit l'estrade de bois blanc et les bûches bien dignes d'un ascète mises à ma disposition par notre excellent ami le P. Pascal. Vais-je me prélasser ce soir sur ces matelas moelleux, dans ces draps fins et blancs!
En attendant cette heureuse fortune, les filles de Mme Péretié me servent de cicérone et me font visiter la maison.
L'hôtel du consulat, construit par des Bagdadiens et pour des Bagdadiens, reproduit fidèlement les dispositions générales de toutes les maisons de la ville.
Au milieu d'une rue fort étroite s'élève un grand mur sans autre ouverture qu'une porte fort basse. La baie est suivie d'un vestibule coudé servant de corps de garde aux cawas chargés de protéger, d'accompagner le consul et de faire ses commissions. Au delà de cette pièce on trouve une vaste cour, entourée des dépendances de la maison: cuisines, écurie, sellerie. Une porte pratiquée au centre de l'aile gauche donne accès dans une deuxième cour, autour de laquelle s'élève l'habitation proprement dite, avec ses balcons ajourés, ses fenêtres garnies de mosaïques de bois et de verre, et ses grandes tentes de coutil blanc et rouge destinées à arrêter les rayons du soleil encore vifs au milieu du jour.
Nous avons vu le plan: passons à la coupe transversale. Les chaleurs excessives de l'été, les froids rigoureux de l'hiver obligent à chaque saison les Bagdadiens à mettre leur installation en harmonie avec les variations atmosphériques, et les forcent par conséquent à construire leurs demeures de manière à résoudre quatre fois l'an ce difficile problème.
Toutes les habitations reposent sur des caves voûtées creusées à trois ou quatre mètres de profondeur. C'est au fond de ces souterrains, qui portent le nom de serdab et sont analogues au zirzamin de la Perse, que descendent au printemps toutes les familles riches. Elles y transportent non seulement les objets d'un usage quotidien, mais encore tous leurs meubles; les bois eux-mêmes seraient dévorés par les mites et tomberaient en poussière si on les abandonnait pendant l'été dans les pièces du premier étage ou du rez-de-chaussée. Quand les fortes chaleurs se sont déclarées, on s'enferme au plus vite dans le serdab, ventilé par le badguird (cheminée d'aération), et l'on en sort le soir pour aller respirer sur les terrasses un air étouffant, car à Bagdad, contrairement à ce qui arrive en Perse, où les nuits sont toujours fraîches, la température s'abaisse à peine de quelques degrés après le coucher du soleil. La ville, morte tout le jour, semble revivre au crépuscule: les dames se réunissent et se visitent de terrasse à terrasse, passent la nuit à causer, à fumer et à savourer des cherbets (sorbets); mais, obligées, pour éviter les moustiques, de se priver de lumière, elles se condamnent pendant toute la saison chaude à une oisiveté des plus énervantes. A l'aurore chacun reprend le chemin de son serdab et y reste plongé pendant tout le jour dans une torpeur à laquelle les tempéraments les plus énergiques éprouvent la plus grande difficulté à échapper. Les froids venus, on regagne les appartements du premier étage et, bien qu'on entretienne des feux dans les cheminées, on grelotte avec d'autant plus de raison que l'on a été plus affaibli par les chaleurs.
Le sort des dames de Bagdad n'est guère plus enviable l'hiver que l'été: les rues, mal aérées, se transforment en cloaques de boue au milieu desquels il est difficile de s'aventurer avec des jupes européennes, et sont envahies par les immondices de toute nature que des tuyaux amènent dans des puisards à ciel ouvert creusés devant chaque maison. Quand les pluies sont abondantes, les réservoirs sont bientôt remplis d'eau, et à partir de ce moment les tuyaux s'égouttent directement sur le sol. Les hommes eux-mêmes ne sauraient sortir le soir sans se faire précéder de fanaux que les serviteurs soutiennent à vingt centimètres de terre. Je ne m'étonne plus si la peste se déclare en ville au cœur de la mauvaise saison, pour suspendre ses ravages dès les mois de mai ou de juin. A cette époque il fait en Mésopotamie une température si élevée que l'épidémie en meurt, ou en devient si paresseuse qu'il lui reste à peine le courage de vivre au fond de son serdab.
L'automne seul a été accordé aux malheureux habitants de Bagdad en dédommagement de la triste existence qui leur est faite durant les trois quarts de l'année. Le temps est encore très beau, il n'y a ni pluie ni orage; les familles riches en profitent et vont planter leurs tentes dans les plaines de Ctésiphon et de Séleucie. La distraction la plus goûtée pendant ces mois de villégiature est la chasse au sanglier, chasse très émouvante, mais aussi fort périlleuse. Le maniement de la lance, seule arme avec laquelle on attaque la bête, la nature du terrain, percé comme un tamis par les mulots, occasionnent souvent aux Européens de terribles accidents. Les dames ne suivent pas, en général, ces steeple-chases dangereux et se contentent de tirer aux perdreaux ou aux oiseaux d'eau, toujours très nombreux sur les bords du Tigre.
Quel doit être le découragement des malheureux fonctionnaires condamnés à vivre dans ce pays, qu'ils ont été habitués à voir miroiter à travers le prisme magique des Mille et une Nuits!
15 décembre.—Les délices de Capoue m'ont empêchée de dormir: les oreillers de plume, les épais matelas, les draps fins et blancs ne sont plus faits pour moi. Je me bats avec les uns, je m'étouffe sur les autres, je les entraîne tous dans une mêlée générale: bref, j'ai passé une nuit abominable, et, si je n'avais craint les indiscrétions des serviteurs, j'aurais couru chercher mon lahaf dédaigné: ce vieux compagnon d'infortune ne dissimule à mes os aucune des inégalités du sol, mais j'en ai si bien pris l'habitude que, dès mon retour en France, je sacrifierai à mon couvre-pied les lits et leurs inutiles garnitures. A l'aube je descends dans la cour; à peine m'ont-ils aperçue, que les cawas du consulat revêtent leurs brillants uniformes et s'apprêtent à me servir de guides. J'avais hâte de faire une première reconnaissance des rues et des places et de rechercher les traces de Zobeïde. Hélas! elles sont bien profondément ensevelies sous l'épaisse couche de décombres et de ruines que les invasions et les sièges ont accumulés sur Bagdad.
Les auteurs occidentaux et orientaux ne s'accordent guère sur le sens étymologique du nom de la ville. D'après ceux-là, Bagdad signifierait «Donné par Dieu» ou «Présent de Bag» (vieille idole chaldéenne); si l'on en croyait au contraire les Arabes, Bagdad (Jardin de Dad) serait ainsi appelée en souvenir de Dad, sage ermite qui aurait vécu il y a de longs siècles dans un enclos planté par lui sur l'emplacement de la ville des califes; à moins encore que Bagdad ne veuille dire simplement «jardin donné».
Quoi qu'il en soit, la découverte d'un monument en briques sigillées au nom de Nabuchodonosor prouve qu'une ville s'élevait jadis sur la rive gauche du Tigre. Elle avait probablement disparu quand le calife Abou Djafar Abdallah el-Mansour, le deuxième monarque abbasside, jeta en l'an 145 de l'hégire les fondements de sa capitale.
El-Mansour, après avoir fait construire Bagdad, vint l'habiter et lui donna le surnom de Dar es-Salam (Séjour de la Paix). Jamais parrain ne fut plus mal inspiré en baptisant sa filleule, soit dit en passant.
En même temps que la ville s'élevait sur la rive gauche, la rive droite se peuplait de maisons et de jardins; deux beaux ponts réunirent bientôt les deux berges du fleuve, assurent les chroniques; Bagdad devint rapidement la riche et puissante métropole du monde musulman, le foyer d'une civilisation d'autant plus rayonnante que l'Europe, à cette époque, était plongée dans l'ignorance et la barbarie. Les descriptions laissées par les vieux auteurs arabes tiennent du merveilleux: les palais, les bains, les collèges, ne se comptaient plus; la population était si dense que près d'un million de personnes assistèrent aux funérailles du célèbre docteur Ibn Hambal, chef de l'une des quatre grandes sectes orthodoxes. L'esprit des Bagdadiens était cependant mutin et querelleur; trois califes abbassides durent fixer leur résidence à Samara, qu'ils avaient fait bâtir à dix lieues de leur capitale, afin de fuir une population trop remuante.
Les luttes intestines qui avaient ruiné Séleucie amenèrent la décadence de la puissance des califes. Les Bouides en 949, les Seljoucides en 1055, assiégèrent Bagdad et y entrèrent de vive force; mais le «Séjour de la Paix» ne souffrit jamais autant de la guerre qu'en 1258: pris par Houlagou, petit-fils de Djandjis-Khan, il fut livré aux hordes tartares et mogoles, et vit périr avec le dernier de ses califes plus de quatre-vingt mille personnes. Tombée au pouvoir de Tamerlan en 1392, Bagdad perdit à cette époque presque tous les édifices dont l'avaient dotée les Abbassides, et acquit, en revanche, une pyramide colossale élevée avec les crânes de ses enfants. En 1406, après la mort du conquérant, elle essaya de relever ses murailles, mais tomba tour à tour aux mains des dynasties des Moutons noirs, des Moutons blancs et de chah Ismaël le Sofi, qui venait de reconquérir l'Iran sur les usurpateurs mogols. Tour à tour aux Perses et aux Ottomans, elle devint enfin la capitale d'une province turque et fut gouvernée par des pachas jusqu'à l'époque où l'aga des janissaires révoltés la livra, en 1624, à Abbas le Grand.
L'émoi fut très vif à Constantinople quand on connut la perte de la seconde ville de l'empire; à plusieurs reprises des troupes furent dirigées sur la Mésopotamie: toutes les tentatives demeurèrent infructueuses.
Ce fut à l'instigation d'un derviche que la guerre reçut une impulsion nouvelle. Sultan Mourad faisait, un vendredi, la prière solennelle à la mosquée, quand un pèlerin demanda à lui parler. Le voyageur arrivait de Bagdad et frémissait encore à la pensée que la ville des califes était aux mains des Persans infidèles: «Tu te caches au fond de ton harem, indigne successeur du Prophète, pendant que des animaux impurs se vautrent dans ton héritage! Sais-tu seulement que des Chiites détestés ont détruit le tombeau d'Abd el-Kader?» Ému par cette violente apostrophe, le commandeur des croyants jura sur le Koran de reprendre la ville et de reconstruire le monument du saint docteur. Il tint parole, se mit en campagne l'année suivante, parut sous les murs de Bagdad dix-neuf jours après avoir quitté Scutari, disent ses panégyristes, et, après un siège des plus brillants, reçut la soumission de la place. Mais, le lendemain de la reddition, les habitants refusèrent d'évacuer leurs demeures avant midi, comme l'exigeait le vainqueur. Mourad, redoutant une trahison, ordonna à ses soldats d'entrer dans le «Séjour de la Paix» et d'en massacrer les défenseurs. Trente mille Chiites furent passés au fil de l'épée. A la suite de cet exploit sanguinaire un traité fut conclu: les Persans cédèrent aux Turcs tout le territoire de Bagdad et reçurent en retour la province d'Érivan.
Les assiégeants envahirent la place par une porte qui est encore debout. Une inscription commémorative gravée au-dessus de ce témoin muet de la victoire de Mourad rappelle le triomphe des troupes ottomanes: «Le 24 décembre 1638, sultan Mourad est entré à Bagdad par la porte du Talism, après un siège de quarante jours.»
La baie, illustre désormais, fut murée et n'a jamais été ouverte depuis cet événement. Elle desservait un superbe donjon construit en briques et relié à la courtine voisine au moyen d'un pont fortifié, que battaient deux tours flanquantes. Une belle frise, incrustée tout en haut de cet ouvrage défensif, porte une longue épigraphe faisant suite à un verset du Koran:
«Alors les fondations de la maison furent élevées par Ibrahim et Ismaïl.
«Seigneur, exauce nos prières, c'est toi qui entends et qui sais tout.
«Cette construction fut ordonnée par notre seigneur et maître l'imam Abou'l-Abbas Ahmed el-Nassir ed-din Allah, émir des croyants, à qui le monde entier doit obéissance; l'esclave d'Allah, l'ornement de l'univers, la preuve de l'existence de Dieu, l'émir que le monde entier doit suivre et aider.
«Salut soit sur lui et sur ses aïeux purs et vertueux! Que ses invocations guident toujours les croyants sur le chemin du salut et de la justice, où ils doivent tous le suivre et l'aider!
«La tour a été terminée en l'année 628 (1230 de l'ère chrétienne).
«Que le salut de Dieu soit sur notre seigneur et prophète Mohammed, ainsi que sur sa bonne et pure famille!»
Quelles singulières analogies existent entre la fortification musulmane du Moyen Age et la fortification française de la même époque! Il est impossible, en regardant la grande tour du Talism, de ne point la mettre en parallèle avec le donjon de Couci; mêmes corbeaux destinés à supporter les hourds, mêmes baies servant de dégagement à ces ouvrages de charpente, mêmes meurtrières ouvertes sur toute la hauteur de la tour, mêmes escarpes et contrescarpes défendues par des chemises extérieures, mêmes plafonds nervés réunis par des voûtains ogivaux. Si ce n'était la substitution de l'ogive iranienne à l'ogive occidentale et des caractères arabes aux caractères gothiques, je me croirais au pied de l'enceinte d'une ville française du Moyen Age.
Une seule différence existe entre les ouvrages militaires des musulmans et ceux des chrétiens, et elle est très frappante. Soit que le temps, sous le ciel de l'Orient, s'imprime sur les édifices en traits moins sévères que dans nos climats brumeux, soit que le caractère propre de l'architecture persane n'ait guère changé depuis huit cents ans, la tour du Talism, antérieure à des fortifications françaises similaires, garde un aspect de jeunesse qui pourrait la faire croire née d'avant-hier et bombardée d'hier, tandis que les remparts de Couci, de Carcassonne, d'Avignon, même après la restauration qu'on leur a fait subir, semblent d'une époque d'autant plus reculée que nos idées sur les formes architecturales et le mode de construction se sont modifiées profondément depuis le treizième siècle.
Tout auprès et à l'intérieur des fortifications s'étend un cimetière immense, placé sous la protection du tombeau de cheikh Omar. Le monument funéraire est surmonté d'une toiture en forme d'éteignoir, ornée à l'extérieur de côtes saillantes dessinant les alvéoles qui tapissent l'intérieur de la voûte. En se dirigeant du côté de la ville, on longe ensuite une rue relativement belle, et l'on atteint ce célèbre tombeau d'Abd el-Kader que sultan Mourad fit serment de reconstruire quand il se décida, dans la mosquée de Stamboul, à conduire ses armées sous les murs de Bagdad.
Une coupole aplatie, percée d'une multitude de petites ouvertures, recouvre la mosquée. Je vois accolé à cette lourde masse un autre dôme, de forme plus élégante, revêtu de faïences colorées et traitées dans le style persan du temps des rois sofis. Il abrite la salle du tombeau.
La grande cour est entourée d'arcades, campements gratuits offerts aux voyageurs pauvres et aux derviches. Plus loin se trouve une médressè. Ces dernières constructions, comme les deux minarets élevés à l'entrée de l'enceinte, sont bâties depuis peu d'années.
A quelques pas du tombeau d'Abd el-Kader on me montre un autre monument funéraire; sur notre droite, des minarets appartenant à la mosquée de cheikh Yousef; à gauche, la porte de la masdjed Abd er-Rahman. J'en passe, et des plus saints, car il serait aussi long d'énumérer les édifices consacrés au culte qui se rencontrent ici dans chaque rue, que de compter les églises et les chapelles de Rome.
16 décembre.—J'aurais désiré mettre à profit nos pèlerinages aux mosquées et aux tombeaux, pour approfondir les subtilités qui distinguent les rites orthodoxes sunnites, mais l'extrême difficulté que j'éprouve à dire quelques mots d'arabe me rend ce travail très ardu, d'autant plus que mon interprète, en sa qualité de fidèle chiite, n'est guère porté à faciliter mes investigations.
Comme toutes les religions nouvelles, l'islamisme, à ses débuts, traversa une longue période de crise. Les textes n'étaient pas fixés, les traditions restaient incertaines, et le dogme devenu plus tard la pierre d'angle de la foi musulmane, l'origine sacrée du Koran, était discuté par les plus fervents disciples du Prophète. Au milieu de ce chaos religieux, les doctrines de Mahomet eussent peut-être succombé s'il n'était apparu successivement quatre docteurs qui donnèrent une version définitive de tous les textes sacrés et prouvèrent à leurs adeptes que le livre de la loi avait été dicté par Dieu lui-même: «Allah seul était capable de parler une langue aussi pure que l'arabe dans lequel est écrit le livre révélé».
Le premier en date des docteurs de la loi musulmane, Abou Hanifa, naquit en Perse vers l'an 700 et vint de bonne heure s'établir à Bagdad. Ses disciples sont les Baloutches, les Afghans et les Turcs. Malik, le docteur de Médine (795), avait fait adopter ses doctrines par les Africains; Ach-Chafi (820), qui descendait, comme Mahomet, de la tribu de Koraïch, vivait à Médine, tandis que Ibn Hambal (855), le docteur de Bagdad, recrutait ses partisans parmi les Arabes.
Bien que les chefs des sectes orthodoxes aient toujours été d'accord sur toutes les questions de dogme, et que les divergences qui existent entre leurs doctrines reposent seulement sur les diverses manières d'interpréter quelques textes religieux ou législatifs, leurs disciples se distinguent les uns des autres par l'esprit qui les anime. Les Hambalites, les derniers venus au monde musulman, forment une secte sévère, puritaine, intolérante. Sous le règne des Abbassides ils révolutionnèrent Bagdad au nom de la religion, et suscitèrent de nombreuses insurrections. Véritables sectaires, leurs prêtres s'introduisaient dans les maisons, cassaient les vases contenant du vin, battaient les chanteurs, brisaient les instruments de musique et rossaient leurs coreligionnaires suspects de tiédeur. Les Hanafites, en revanche, ont hérité de leur maître un esprit large et libéral; les Malékites et les Chafféites ont des opinions modérées.
Malgré le zèle et la foi de leurs défenseurs, les doctrines orthodoxes triomphèrent péniblement. Aux premiers temps de l'Islam les dissensions religieuses dégénérèrent même en combats. L'ardeur des partis était extrême, les luttes sanglantes; Ibn Hambal, le dernier des docteurs, eut un bras cassé dans un de ces mouvements populaires.
Les questions religieuses paraissent aujourd'hui laisser l'esprit public fort en repos, mais pas un Sunnite, il est vrai, ne se refuse à confesser la céleste origine du Koran.
Les points de doctrine sur lesquels reposent les dernières hérésies musulmanes sont bien autrement délicats. La plus célèbre de toutes les sectes nouvelles, celle qui a causé le plus d'émoi dans l'Islam et occasionné les guerres civiles les plus graves, est connue sous le nom de wahabisme.
Son chef, Wahab, sorte de réformateur puritain, commença ses prédications en 1740. Le succès en fut prodigieux; ses partisans s'enhardirent, prirent prétexte de la réforme religieuse pour engager une guerre civile, et, fidèles aux vieilles traditions de l'Islam, convertirent, le sabre en main, les paisibles habitants du Nedj. En 1785 ils osèrent s'attaquer aux caravanes de pèlerins qui se rendaient à la Kaaba; quelques années plus tard ils s'emparèrent de la Mecque, de Médine, pillèrent Kerbéla, le sanctuaire chiite, et pendant dix ans défendirent aux musulmans, sous prétexte d'indignité, de pénétrer dans les lieux saints.
Ce fut un deuil public.
En 1813 le sultan s'émut enfin. Les fauteurs de l'hérésie furent chassés du Hedjaz par une armée égyptienne, et le gouvernement turc reconquit la pierre noire et la tombe du Prophète.
Les Wahabites, encore nombreux en Chaldée, y vivent très surveillés: non que leur doctrine soit bien damnable, mais parce qu'on redoute toujours de voir se renouveler un scandale pareil à celui qui attrista l'Islam au commencement de ce siècle.
Rien de pareil n'est à attendre des Persans, et cependant il n'est pas d'infidèle qui ne soit à Bagdad en meilleure situation que les sujets du chah. Ils y restent néanmoins, attirés par le voisinage de Nedjef et de Kerbéla où reposent leurs grands patrons Ali et Houssein, les légitimes et infortunés successeurs du Prophète, ou peut-être même afin de bénéficier du passage des innombrables caravanes venant de toutes les contrées chiites: caravanes de vivants se rendant aux tombeaux des imams, caravanes de morts en quête d'une dernière demeure en terre sanctifiée.
Bien que les quartiers de la rive gauche soient en communication directe avec la route de l'Iran, les Persans habitent presque tous la petite ville de Kâzhemeine, bâtie à près de six kilomètres de Bagdad gadim (l'ancienne), sur la rive droite du fleuve, autour du tombeau de l'imam Mouça.
Avant d'atteindre Kâzhemeine, où elles font généralement une station, les caravanes sont donc obligées de traverser toute la ville sunnite, et ce n'est point une des moindres occupations des gamins que de guetter leur arrivée, afin de jouer à de pauvres hères harassés de fatigue quelques tours de leur façon.
Mieux que partout ailleurs on peut juger sur la place du Meïdan, la plus belle et la plus fréquentée de Bagdad et où s'élève la charmante mosquée d'Akhmet Khiaïa, de l'intensité de la haine qui divise les Sunnites et les Chiites.
Quand débouche, de la porte d'Orient, un long convoi de Persans morts ou vivants, ceux-là ficelés dans des tapis et attachés par paquets de quatre, ceux-ci huchés sur les vastes poches qui contiennent tout leur mobilier de voyage, on voit des nuées d'enfants charger les retardataires en poussant des cris féroces, leur enlever soit une couverture mal attachée, soit une aiguière suspendue aux paquetages, soit un kalyan ou un pot à beurre, et s'enfuir à toutes jambes, les uns au bazar, les autres dans la caserne qui occupe tout un côté du Meïdan.
Si les pèlerins sont des gens pratiques et ont eu le soin de ne rien laisser traîner sur les flancs de leur monture, les polissons, désappointés, se munissent de petits cailloux et les lancent dans les jambes des chevaux. Les malheureuses bêtes ripostent, détachent des ruades, et, à la grande joie des badauds, renversent à terre colis et cavaliers.
Les Chiites, bien entendu, doivent prendre leur mal en patience et ne pas se bercer du vain espoir d'obtenir justice; se plaindre aux autorités ou aux gens de police serait peine perdue: ils s'exposeraient aux railleries des hommes, après avoir souffert des injures et des rapines des enfants.
17 décembre.—C'est aujourd'hui jour de fête. Dès l'aurore nous avons été réveillés par le joyeux carillon de l'église des Carmes et, peu après, nous nous sommes rendus à la messe, accompagnés du personnel catholique du consulat. L'église, grande, bien tenue, solidement construite, est desservie par une mission française établie depuis de longues années en Mésopotamie. Les Pères dirigent aussi une école très prospère installée dans des bâtiments qui viennent d'être terminés. Les élèves appartiennent à toutes les religions confessées à Bagdad, et paraissent, quelle que soit leur croyance, témoigner un grand respect à leurs maîtres. La plupart reçoivent une instruction élémentaire, mais étudient d'une manière fort sérieuse la langue française. Je ne me réjouirais pas outre mesure d'être saluée au bazar d'un: «Bonjour, Mossiou», au lieu d'un Good morning, Sir, ou d'un Salam, si je ne savais combien l'enseignement donné par les Carmes à plusieurs générations d'enfants contribue à rehausser le prestige dont la France jouit encore à Bagdad et à Mossoul, prestige bien atteint dans la majorité des pays que nous avons traversés au cours de nos lointaines pérégrinations.
Les Révérends Pères ont pour auxiliaires de leur œuvre morale et civilisatrice les Sœurs de Saint-Joseph. L'instruction donnée aux jeunes Turques est plus sommaire que celle des garçons; elle consiste surtout en leçons de couture et de repassage, leçons bien précieuses, car filles pauvres et filles riches sont également incapables d'employer utilement les dix doigts que la nature a pourtant octroyés aux Orientales tout comme aux femmes d'Occident.
Les ressources de la communauté sont malheureusement aussi insuffisantes que les bâtiments sont exigus. Pendant la belle saison on réunit les enfants dans les cours, mais, quand viennent les pluies, les Sœurs sont obligées, faute de locaux, de renvoyer chez leurs parents une partie de leurs pensionnaires. Combien je me prends à regretter, en voyant tout le bien qu'on pourrait faire ici avec un peu d'argent, le superflu de tant d'œuvres d'une utilité quelquefois contestable!
Les Pères et les Sœurs se louent beaucoup de l'intelligence et des bons sentiments de leurs élèves, mais ils se désolent de ne pouvoir accueillir les tout jeunes enfants avant qu'ils aient pu subir l'influence délétère de leur famille.
Les pauvres Sœurs surtout ont une tâche bien ardue et parfois bien écœurante. Les petites marmottes confiées à leurs soins feraient rougir un régiment de dragons et témoignent, même par leurs jeux, que la vie, avec son cortège de joies et de misères, ne leur réservera aucune surprise.
La Sœur surveillante d'une classe de fillettes, dont la plus âgée avait à peine sept ans, fut appelée au parloir la semaine dernière, pendant la récréation. Quelle fut sa surprise de trouver, à son retour, toutes ses élèves fort affairées auprès d'une gamine à demi nue, qui poussait des cris de paon, tandis que les autres s'empressaient pour la secourir.
«Que faites-vous donc, mes enfants? Que signifie cette mauvaise tenue?»
Alors la fillette qui paraissait jouer, après la malade, le principal rôle, saisissant un bébé de porcelaine soigneusement pomponné:
«C'est fini, ma sœur: khanoum a bien souffert, mais elle vient de mettre au monde un beau garçon, que je suis heureuse de vous présenter.»
Essayez de faire un cours de jardinage et de parler de choux pommés à ces sages-femmes de sept ans!
Quelles louanges seraient à la hauteur du dévouement des pauvres religieuses qui viennent se heurter à tant de misères morales? Elles arrivent de Beyrouth à Bagdad par le désert, voyagent pendant vingt-quatre jours à cheval, elles que les règles monastiques n'ont pourtant pas préparées à ces exercices équestres, passent les nuits sous les voûtes effondrées de caravansérails ouverts à tous les vents, et en définitive perdent toujours leur santé, et souvent la vie, dans ce rude apprentissage de la vie nomade.
La communauté de Bagdad possède cinq Sœurs. Deux d'entre elles sont arrivées ici dans un tel état d'épuisement, qu'elles n'ont jamais pu se rétablir et s'acclimater; les trois autres élèvent cinq cents enfants, et on leur demande encore d'ouvrir un dispensaire.
Après l'office du dimanche, beaucoup de chrétiens et de chrétiennes profitent de ce qu'ils sont en grande toilette pour faire quelques visites. Le consul de France est naturellement au nombre des privilégiés. A peine étions-nous de retour de la messe que les réceptions ont commencé.
Les hommes étaient introduits dans le cabinet officiel, les dames entraient chez Mme Péretié. Toutes portent, quand elles sortent, de grands izzas de soie lamée d'or ou d'argent qui les enveloppent de la tête aux pieds et leur donneraient grande tournure si elles consentaient à ne pas exhiber leur toilette d'apparat. Les jeunes femmes se coiffent d'une toque ornée de broderies et d'un gros gland; le long des joues pendent de lourdes nattes attachées sans malice à la coiffure; les matrones recouvrent la toque d'un petit foulard tombant en pointe sur le front. Mères et filles ont de longues jupes de soie sans caractère, des vestes de velours ou de brocart ouvertes sur une chemise de gaze surchargée de massives broderies d'or, et sont parées de bijoux à faire envie à Notre-Dame del Pilar: colliers, broches, ceintures, ferronnières, boucles d'oreilles si pesantes qu'il faut les accrocher à la toque à côté des nattes de cheveux, bracelets, bagues accumulées sur les doigts jusqu'à la dernière phalange, font l'orgueil et la joie des opulentes citoyennes de Bagdad.
Que dirai-je de la beauté des Chaldéennes? Hélas! comme celle des chrétiennes, des musulmanes ou des israélites, elle a un cruel ennemi: il n'est pas venu aujourd'hui une seule femme dont le visage ne parût avoir été aspergé d'acide sulfurique. Les amoureux déçus, je me hâte de le proclamer, restent étrangers à ces ravages, dus à une maladie spéciale: le bouton de Bagdad ou d'Alep.
Le bouton apparaît d'abord sous la forme d'un point blanc, dur et de la grosseur d'une tête d'épingle. Il reste ainsi pendant trois mois, puis rougit, gonfle, suppure et se recouvre enfin d'une croûte épaisse qui laisse à nu, en se détachant, la chair corrodée et mangée comme par un chancre. Le bouton, lorsqu'il est seul, est mâle; s'il s'étend et se divise en nombreuses pustules, il est désigné sous le nom de «bouton femelle», galant qualificatif! Tous les habitants de Bagdad, y compris les chats et les chiens, portent les traces indélébiles de ce vilain mal. Les étrangers prennent eux-mêmes plus ou moins vite le germe de la maladie: les uns passent plusieurs années sans en être atteints, les autres voient le fatal point blanc apparaître dès le lendemain de leur arrivée. On a d'ailleurs fait la remarque que, si les indigènes ont la face ravagée, les Européens atteints le sont généralement à la surface du corps.
Il n'existe pas encore de remède préventif ou curatif contre le bouton de Bagdad. Quelques médecins anglais avaient eu l'espoir de le faire avorter par des cautérisations, mais à ce traitement ont succédé des plaies de si mauvaise nature qu'ils recommandent aujourd'hui de laisser le bouton se développer tout à son aise. C'est encore le meilleur moyen d'avoir des cicatrices peu apparentes. Les émollients, que sont toujours tentés de mettre les Européens, ramollissent la peau et agrandissent les plaies, au point qu'on peut y loger une pièce de cinq francs en argent; les emplâtres violents préconisés à Bagdad pour faire tomber les croûtes creusent les chairs et leur laissent longtemps une teinte violacée.
Les traces du bouton de Bagdad sont surtout désagréables à des yeux européens; ici, tous les visages étant plus ou moins déparés, on estime que les coutures laissées par ce vilain mal n'ont jamais gâté un joli visage.
La réception terminée, nous nous sommes mis à table.
On a beaucoup causé de Mossoul, des ruines de Khorsabad et de Kouioundjik. Marcel serait bien désireux d'aller en Assyrie, mais le Père prieur des Carmes de Mossoul, récemment arrivé au consulat, l'a détourné de ce projet. Les fouilles sont depuis longtemps interrompues, les palais ensevelis sous les sables du désert. Si l'on veut jamais revoir dans leur ensemble les demeures des Sargon et des Sennachérib, il faudra les exhumer à nouveau. Telle n'est pas notre intention.