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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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TENTE ARABE. (Voyez p. 626.)

CHAPITRE XXXVI

Pèlerinage à Kerbéla.—Le bazar aux pierres tombales.—Entrée en ville.—Visite au consul de Perse.—Insuccès de nos démarches.—Les cimetières de Kerbéla.—Retour à Bagdad.

26 décembre.—Je gémis tous les jours de ne pas avoir visité Babylone il y a quelque deux mille six cents ans, sous les règnes du glorieux Nabuchodonosor ou de ses très regrettés prédécesseurs. J'en aurais profité pour demander aux humbles sujets du protégé de Nébo l'une de ces consultations originales dont ils avaient le secret.

Lorsqu'un habitant de Babylone tombait malade, il se faisait porter sur la place du marché ou dans un carrefour fréquenté. Chacun au passage devait l'interroger et lui indiquer les remèdes qui, en semblable occurrence, avaient guéri ses maux ou ceux de ses amis. Il n'était permis à personne de passer indifférent auprès de ces singuliers clients de la bonne volonté publique.

Que les bonnes femmes et les amateurs de suffrage universel devaient être heureux à Babylone, et que de maux de dents devaient y être soignés comme des cors aux pieds!…

Il me faudrait sans doute verser bien des larmes et lever longtemps les bras vers le ciel avant d'obtenir des divinités chaldéennes la résurrection de Babylone et de ses pratiques institutions; aussi ai-je mieux aimé renoncer à prendre une attitude au demeurant fort humiliante et gagner au plus vite Kerbéla afin de hâter mon retour en France, où je trouverai, mieux que sur les rives du Tigre et de l'Euphrate, un remède à mes détestables fièvres.

Nous avons quitté le colonel Gérard. Notre compagnon de route remonte vers le Kurdistan, tandis que nous allons visiter le foyer rayonnant de la foi chiite et le séminaire célèbre où les élèves zélés mettent parfois plus de vingt ans à parfaire leurs études religieuses. En sortant de Babylone, les guides nous font longer un canal creusé entre Hillah et Kerbéla. Des embarcations à voiles sillonnent ses eaux tranquilles. Le pays, coupé de rigoles nombreuses, est en ce moment uniformément jaune et ne garde aucune trace des récoltes plantureuses qu'il a produites au printemps dernier. Aussi loin que les regards s'étendent, on n'aperçoit ni maison ni village, mais, à deux heures de marche de Babil, nous rencontrons les tentes brunes d'une tribu établie au milieu des ginériums et des hautes herbes qui poussent sur les berges toujours humides du canal. L'une d'elles, placée au milieu du campement, se distingue de ses voisines par son étendue, sa hauteur, l'espace ménagé autour de ses murailles et plus encore par le drapeau attaché à une longue lance plantée devant la principale ouverture.

Seul le chef de la tribu a le droit de signaler ainsi sa demeure: à la première alerte il faut que les soldats puissent se rallier autour de leur maître, et que le maître trouve à sa portée un guidon et une arme de combat. Nasr ed-din chah lui-même a conservé l'usage de cet insigne militaire, et dans son palais de Téhéran, tout comme dans ses campements de chasse, l'appartement ou la tente affecté chaque heure de nuit ou de jour à la demeure du souverain est reconnaissable à l'étendard kadjar dont les plis se déploient à l'extrémité d'une lance.

La caravane hâte vainement sa marche; le soleil, perdu derrière des nuages, s'incline vers l'horizon, la nuit nous poursuit à grands pas et nous sommes encore bien loin du bouquet de palmiers que les guides signalent depuis le départ comme le point de jonction du sentier de Hillah et de la route de Kerbéla. De minute en minute le ciel s'assombrit, de gros nuages noirs apportés par des rafales de vent courent sur nos têtes; une pluie fine commence à tomber; le chemin devient de plus en plus difficile à suivre et nous ne tardons pas à marcher à l'aventure au milieu des rigoles en partie remplies d'eau et des fondrières dissimulées sous de hautes herbes.

Nos gens ne sont même pas capables de nous donner l'exemple de la résignation: à peine un guide oriental a-t-il perdu sa route, qu'il perd également la tête et ne tarde pas, surtout en pleine nuit, à devenir un véritable embarras. «Les hommes armés doivent toujours marcher en tête d'un convoi égaré», ont assuré les muletiers en se rangeant derrière nos talons. Et, à dater de cette déclaration de principes, ils se sont déchargés de toute responsabilité et s'en sont rapportés à nous pour les amener à un gîte quelconque.

Eussions-nous eu des yeux de lynx que nous n'aurions pas réussi à retrouver la direction du bouquet de palmiers vers lequel nous marchions depuis plusieurs heures, si quatre fantômes coiffés de hautes pyramides noires n'étaient subitement apparus à nos côtés. Le fusil en main, nous nous apprêtions à les tenir à bonne distance tandis que nos gens épouvantés prenaient la fuite et se dissimulaient dans les broussailles: mais notre heure dernière n'avait pas encore sonné. Belzébuth et ses acolytes se présentent à nous sous la figure de bûcherons chargés d'énormes paquets de broussailles. Après avoir hésité à envoyer quelques balles à ces pauvres diables, nous bénissons la Providence de les avoir placés sur notre chemin et leur demandons l'hospitalité en récompense de l'épouvante que nous leur avons causée. Les guides, revenus de leur frayeur, accourent et décident l'un des nomades à les conduire jusqu'au village, à peine distant de quelques kilomètres du marais où patauge la caravane. Enfin nous voici à couvert après avoir franchi une porte vermoulue devant laquelle il a fallu patienter un bon quart d'heure. Un caravansérail placé au milieu d'un bazar éclairé par des lampes fumeuses nous servira de gîte ce soir. Il était temps d'arriver au logis, car la pluie dégénère en déluge.

Kerbéla, 27 décembre.—Que faire dans un caravansérail, à moins que l'on ne dorme? Au soleil levant, nous avons traversé un pont de bateaux jeté entre les deux rives de l'Euphrate et rejoint la route de Kerbéla. A partir de ce point, l'aspect du paysage se modifie complètement. A des plaines désertes succèdent de superbes jardins, défendus des déprédations des passants par des murs de clôture et des fossés profonds. Le chemin, tracé au milieu de bosquets de palmiers et d'orangers, va toujours descendant et serpente à travers des arbres si touffus et si verts qu'ils semblent avoir accaparé la chlorophylle de la création tout entière.

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CARAVANSÉRAIL A KERBÉLA.

Si nous avons parcouru hier des pays abandonnés et sauvages, nous en sommes trop amplement dédommagés aujourd'hui. Une multitude de femmes, les unes à pied, les autres à cheval, circulent dans toutes les directions et ne manquent pas d'accabler les «chiens de chrétiens» des compliments les moins aimables. Leurs compagnons, plus timides et persuadés que nous n'aurons pas à leur endroit le respect dont ils nous savent imbus envers le beau sexe, quelle que soit sa laideur, se tiennent à distance de nos fouets, mais nous pétrifieraient de leurs regards farouches s'ils pouvaient leur communiquer les vertus de la tête de Méduse. On respire déjà un capiteux parfum de fanatisme.

La splendeur de la végétation aide à faire oublier l'aménité des passants, et notre petite troupe arrive sans encombre devant la cité de Houssein.

Au-devant d'une porte à prétentions monumentales s'étend une vaste place encombrée de dalles tumulaires, les unes déjà achevées, les autres à l'état d'ébauche. Les tailleurs de pierre, assis sur leurs talons, guettent la venue des convois mortuaires et d'un air engageant proposent leur marchandise aux parents des défunts. Les prix longuement débattus et l'affaire terminée, ils prennent sur-le-champ les noms du mort, de ses ascendants et descendants, et gravent au plus vite l'inscription afin qu'arrivés en terre sanctifiée les cadavres n'aient point à attendre longtemps une sépulture qu'ils sont venus chercher de si loin.

Le bazar aux pierres tombales franchi, nos guides se dirigent vers la porte; mais des gardiens les arrêtent et d'un ton bourru leur intiment l'ordre péremptoire de rebrousser chemin, de longer l'enceinte et de choisir, pour pénétrer dans la ville sainte, un quartier moins populeux, afin que les yeux délicats des pèlerins ne soient point blessés à la vue des infidèles.

Une confusion extraordinaire règne près des murs entourés de ces innombrables campements de dévots qui ne peuvent, faute d'argent, fréquenter les caravansérails. Chaque voyageur, campé auprès de bagages misérables et de chevaux étiques, chantonne quelque invocation pieuse tout en mangeant des dattes mieux pourvues de noyaux que de chair.

Une porte donnant accès sur un boulevard d'haussmannisation récente s'ouvre à l'extrémité des fortifications et conduit jusqu'à une vaste place. Les guides s'arrêtent à mi-chemin et entrent enfin dans une maison de très pauvre apparence dont les misérables chambres entourent une sorte de poulailler boueux. Kerbéla est un pèlerinage trop suivi pour qu'on n'y trouve point de meilleur caravansérail; mais nos serviteurs ont fait preuve de prudence en ne nous mettant pas en contact avec des gens fanatisés par les exhortations des mollahs et énervés par les fatigues d'un long voyage. Après avoir pris possession de pièces étroites situées au premier étage, je monte jusqu'aux terrasses, mes observatoires habituels, et j'aperçois enfin l'ensemble de la ville. A gauche s'élèvent la coupole et les minarets d'or du tombeau de Houssein; à droite, un dôme revêtu de faïence bleu turquoise, construit sans doute sous les derniers Sofis.

S'il a jamais été utile de faire œuvre de diplomate, c'est bien aujourd'hui, car il s'agit de fouler de nos pieds européens un sanctuaire plus vénéré en Perse que la Kaaba de la Mecque elle-même. Et, de fait, nous n'avions jamais été forcés de suivre les petits chemins et de nous loger dans un bouge infect. Instruit par l'aventure de Kâzhemeine, Marcel s'est muni de lettres de recommandation destinées aux chefs civils, religieux ou militaires; je le soupçonne même d'en avoir demandé à feu Mahomet.

Tout d'abord nous allons rendre visite au consul de Perse, digne fonctionnaire dont les quatre-vingt-quatre ans sont gravés sur sa figure en rides profondes. Ce vieux débris diplomatique est entouré d'une bande de mollahs et d'une nombreuse clientèle. Il renvoie ceux-ci, congédie ceux-là, et, lorsqu'il ne reste plus autour de lui que les intimes de la maison, il écoute notre requête. «Jamais un chrétien n'a visité le tombeau de l'imam Houssein», répond le consul à mon mari, «je ne désespère pas cependant du succès de votre demande. Comptez en tout cas sur le représentant du plus puissant monarque de l'Islam.» Et le consul fait avertir le cliddar (celui qui a la clef du tombeau) de notre arrivée. Entre-temps nous sommes invités à admirer un superbe bambin qui s'ébat bruyamment sous les regards attendris du vieillard. Je félicite le bonhomme, certaine de prendre le chemin de son cœur en faisant l'éloge de sa postérité.

«Cet enfant, dit-il, est magnifique, en effet; je n'en ai jamais eu de plus fort et de plus vigoureux; mes arrière-petits-fils sont des avortons si je les compare au dernier de mes héritiers né sous la protection de Houssein.»

L'assistance opine du bonnet, et la conversation se traîne jusqu'au moment où revient enfin l'ambassadeur envoyé chez le porte-clef. «Le cliddar est allé respirer l'air pur des champs et ne rentrera pas à Kerbéla avant la fin de la semaine.» Cette réponse est de mauvais augure, car chacun sait très bien de quelle manière il doit interpréter l'absence du gardien de la mosquée: notre interlocuteur cesse de vanter l'omnipotence du représentant du roi des rois et, sans transition préparatoire, se prend à gémir sur la situation précaire des Persans, contraints dans la Turquie d'Asie de se conformer aux volontés des fonctionnaires ottomans. Il termine ses lamentations en essayant de nous persuader que l'autorité turque est seule assez puissante pour nous faire pénétrer dans une mosquée chiite. Ce raisonnement sonne juste comme une épinette brouillée avec son accordeur, mais Marcel se donne l'air de le tenir pour juste, et, sous forme de conclusion, sort de sa poche une lettre du valy de Bagdad adressée à son subordonné le moutessaref de Kerbéla.

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VUE DE KERBÉLA.

Le vieillard, interloqué, s'écrie que nul désormais ne peut marcher à l'encontre de notre désir et ordonne de seller son cheval afin qu'il puisse aller à la campagne du cliddar lui faire part de notre démarche. Il enverra la réponse dès son retour.

Vers le soir, une douzaine de mollahs envahissent notre chambre. Les porte-turban débitent à tour de rôle une interminable litanie de compliments et laissent enfin la parole au beau parleur de la troupe. Après un préambule savant, consacré à exalter les sentiments du consul à notre égard, le respect du cliddar pour nos lettres de recommandation, la sainteté de la mosquée de Kerbéla, où le chah lui-même n'est entré qu'après avoir traversé à pied la ville entière, l'orateur affirme que nous profiterions d'une faveur insigne refusée jusqu'ici à des étrangers, si nous étions autorisés à monter sur la terrasse d'une maison voisine de l'édifice et à examiner la cour centrale du haut de cet observatoire. Nous devrons toutefois nous coiffer du tarbouch sunnite, afin de ne point éveiller l'attention des fidèles.

«Cette condition est de tous points inacceptable, a répondu Marcel; je ne reconnais pas l'autorité du commandeur des croyants, et dans aucun cas je ne subirai l'humiliation que vous me proposez.»

Sur ces paroles, dont le sens injurieux pour les Sunnites a ravi nos interlocuteurs, les mollahs semblent s'amadouer: «ils comprennent notre répulsion» et se retirent en promettant de venir nous prendre le lendemain à la pointe du jour afin de nous introduire sur les terrasses de la mosquée avant l'ouverture des portes.

28 décembre.—L'aurore n'avait pas encore terni la clarté des étoiles et je guettais du balakhanè l'arrivée des turbans blancs. Peine perdue; le soleil s'est levé, les dômes d'or de la masdjed ont scintillé à ses premiers rayons, deux heures se sont passées: les mollahs ne sont point venus. Lassé par ces déceptions énervantes, Marcel a envoyé le cawas demander des explications au consul et, en attendant son retour, nous sommes allés visiter la ville.

Il faut parcourir cette immense nécropole pour se rendre compte de son étendue. Non seulement la mosquée chiite est entourée de tombes placées, suivant les moyens pécuniaires de leur propriétaire, dans les galeries voisines du sanctuaire et dans les cours intérieures, mais, de tous côtés, en dehors de l'enceinte, s'étendent, cachés sous des arbres magnifiques, d'immenses champs de repos destinés au commun des mortels. Ces bosquets ombreux disposent à une quiétude sereine, et j'en arrive à comprendre l'entraînement qui pousse les Persans à souhaiter quelques pieds de terre dans ces jardins où rien ne semble devoir troubler leur dernier sommeil.

Les turbans blancs peuvent seuls rivaliser en nombre avec les pierres des cimetières; en file, en bataille, partout on rencontre des mollahs: les uns vieux, tristes, sévères, les autres jeunes, roses, fringants, gras, coquets et aussi bruyants que peuvent l'être des étudiants quand ils peuplent une ville universitaire. Tous, petits et grands, vivent aux dépens des pèlerins et touchent une partie du prix des concessions vendues chaque année à leur profit. En somme, bien malin est le voyageur qui sort de Kerbéla sans y avoir engagé ses tapis et son argenterie s'il est riche, sa pipe et son aiguière s'il est pauvre.

Comme j'ai été bien inspirée de ne point perdre la matinée en démarches inutiles! A notre retour au logis nous avons trouvé une nouvelle ambassade, chargée de reprendre la question des tarbouchs. Marcel, impatienté par les éternelles tergiversations d'une diplomatie aux abois, n'a pas attendu la fin de l'explication pour mettre les mollahs à la porte et donner du haut en bas de la maison l'ordre de seller les chevaux, qui l'emporteront bien loin d'une cité où les Chiites ne savent pas mieux tenir leur parole que de vulgaires Sunnites.

Quelques instants plus tard nous sortions de Kerbéla, vouant aux mêmes divinités infernales le cliddar, le consul, la mosquée, Hassan et Houssein, Omar et Abou-Bekr, Persans et Turcs, Sunnites et Chiites.

29 décembre.—Nous voici de retour à Bagdad.

La ville, éclairée aux rayons du soleil couchant et noyée dans les légères brumes d'or qui s'élevaient du sol jusqu'aux verts panaches des palmiers, ne m'avait jamais paru plus radieuse et plus belle. Combien Babylone devait être majestueuse quand ses monuments gigantesques, ses jardins suspendus, ses palais merveilleux, ses murs et ses portes d'airain se présentaient aux yeux surpris des voyageurs!

La ville de Nabuchodonosor est redevenue poussière; quel sort l'avenir réserve-t-il à la cité des califes? Elle est bien déchue depuis les jours où ses premiers souverains s'élançaient à la conquête du monde et portaient leur étendard triomphant jusqu'à Grenade et à Cordoue!

Sa destruction et sa ruine définitives sont-elles prochaines? Je ne le souhaiterai pas, mais je m'arrêterai à un moyen terme: qu'Allah balaye les valys, les magistrats, les douaniers et toute la vermine administrative accumulée derrière ses murs, qu'il protège ses gracieux édifices et qu'il ne les confonde pas dans le néant avec tant d'autres merveilles que leur grandeur et leur solidité semblaient devoir préserver des atteintes du temps, le plus terrible et le plus inexorable des dieux!

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VUE PRISE A BAGDAD AU BORD DU TIGRE.
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