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La Perse, la Chaldée et la Susiane

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ENTRÉE DU BAZAR DE CHIRAZ. (Voyez p. 419.)

CHAPITRE XXII

Départ de Kenarè.—Le Tang Allah Akbar.—Entrée du bazar.—Arrivée à la station du télégraphe anglais.—La vie des femmes européennes à Chiraz.—La capitale de Kérim khan.—Le protecteur des étrangers.

Chiraz, 9 octobre.—Les domestiques et les tcharvadars, toujours pressés d'abandonner le gîte, ont quitté Kenarè à la tombée de la nuit.

«Nous prenons les devants, m'ont-ils dit; en sortant du village, suivez les poteaux télégraphiques, vous êtes certains de ne pas vous perdre.

Kheilè khoub (très bien)», ai-je répondu.

Vers dix heures nous avons chargé fusils et pistolets et, enchantés d'avoir échappé au voisinage souvent gênant des toufangtchis, nous nous sommes mis en route. Un quart d'heure après, nous étions égarés. Pas plus de route royale que de poteaux; il a bien fallu se décider à revenir en arrière. Le paysan chez lequel nous avions logé a consenti à se déranger et à nous remettre dans la bonne voie.

«Maintenant, guidez-vous sur les frayés tracés par les caravanes et vous rejoindrez bientôt vos serviteurs, si telle est la volonté d'Allah.»

Nous n'avons pas perdu la piste tant que les chevaux ont foulé un sol caillouteux, mais bientôt ils ont atteint des roches plates sur lesquelles il était impossible de découvrir aucune empreinte. Après avoir erré à droite et à gauche, maîtres et bêtes se sont trouvés tellement désorientés qu'ils n'ont osé ni avancer ni reculer. Un seul espoir nous restait, celui de découvrir les poteaux du télégraphe anglais; mais la nuit était noire et, à moins de se heurter contre eux, il eût été difficile de les apercevoir. Dans cette délicate occurrence nous avons mis pied à terre, afin de tenir conseil. «De la discussion naît la lumière», dit un proverbe consolant. L'un restera immobile, l'autre décrira des cercles concentriques de plus en plus grands jusqu'à ce qu'il ait trouvé un indice sauveur. Ce rôle actif est échu à Marcel, en sa qualité de myope.

Depuis une grosse demi-heure mon mari battait la plaine, me hélant sans cesse pour s'assurer que nous étions en communication, et, tout penaud de sa déconvenue, revenait m'engager à m'étendre sur les pierres en attendant le jour, quand il pousse tout à coup un formidable eurêka! Le vent, qui venait de s'élever avec une certaine violence, avait fait résonner au-dessus de sa tête les fils du télégraphe sous lesquels il était probablement passé plusieurs fois sans les distinguer. Retrouver un poteau n'était plus dès lors une grande affaire. Guidés par les sons éoliens de la harpe d'Albion, nous avons marché toute la nuit de crêtes en ravins, franchissant des amoncellements de rochers que nous n'aurions jamais osé affronter en plein jour, et nous avons enfin reconquis la piste. A l'aube j'ai aperçu dans le lointain la caravane et les toufangtchis.

Je m'apprêtais, en rejoignant nos serviteurs, à les rassurer sur notre sort, mais ils paraissaient s'inquiéter si peu de notre incroyable retard, que je les ai gratifiés au contraire d'une semonce épouvantable pour avoir marché toute la nuit sans songer autrement à leurs bons maîtres.

«Excellence, vous avez bien tort de nous réprimander durement; le soin de vos précieuses existences est l'unique souci de vos esclaves. Depuis l'aurore nous interrogeons tous les passants et nous enquérons de l'état sanitaire du pays. Les nouvelles sont mauvaises: la fièvre cet automne a été si meurtrière à Zargoun, que tous les enfants en bas âge sont morts et que les grandes personnes, après avoir été décimées, se sont décidées à abandonner le village et à aller camper dans la montagne.

—Faudra-t-il donc parcourir d'une traite les douze farsakhs qui séparent Persépolis de Chiraz?

—Certainement, Machallah! (par Dieu!) Il y a trois mois encore, quand les muletiers sont venus de Chiraz à Ispahan, quelques habitants du village s'obstinaient à rester auprès de leurs récoltes; mais aujourd'hui il n'y aurait à l'étape ni paille pour les chevaux, ni provision à notre usage.»

La nécessité où il se trouve de faire doubler l'étape à ses chers khaters (mulets) contrarie vivement notre tcharvadar Mirim (Partons-Nous), ainsi baptisé depuis notre séjour à Persépolis. Comme ces amours d'enfants que leur mère amène faire des visites et qui ne manquent jamais de s'écrier au bout de cinq minutes: «Maman, allons-nous-en», de même notre estimable muletier ne pouvait demeurer en paix dans une ruine sans venir tous les quarts d'heure nous engager à prendre le chemin de Chiraz. Le nom de Mirim lui en est resté. Quant à nos montures, elles ont les jambes trop bien placées pour ne pas être reconnaissantes aux admirateurs des Achéménides d'une longue semaine de repos; aussi bien ont-elles continué bravement leur marche au delà de Zargoun.

L'extrême monotonie du pays, les chauds rayons du soleil de midi, la marche lente des chevaux, m'avaient presque endormie sur le dos de mon bucéphale, quand tout à coup, à travers une étroite échancrure de la montagne, j'ai aperçu, encadrée dans les rochers rougeâtres, une large plaine au milieu de laquelle se détache une ville de forme oblongue, entourée de fortifications et dominée par des coupoles bulbeuses revêtues de faïence colorée. Autour des murs d'enceinte s'étendent des jardins plantés de cyprès aussi noirs et aussi beaux que ceux des cimetières d'Eyoub ou de Scutari. Çà et là, tranchant sur les lignes sévères de ces arbres, s'élancent gracieusement quelques bouquets de palmiers. Les Persans, fort sensibles aux beautés de la nature, citent le panorama de Chiraz comme un des plus beaux points de vue de leur pays. Ils désignent même le défilé à travers lequel on aperçoit la ville pour la première fois sous le nom caractéristique de Tang Allah Akbar (Défilé de Dieu est grand!), en raison de l'exclamation admirative arrachée à tout étranger qui débouche brusquement en vue de la moderne capitale du Fars, après une longue marche au milieu de vallonnements arides.

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PANORAMA DE CHIRAZ.

Cette passe étroite, la seule par laquelle on puisse gagner la plaine, est fermée à environ un kilomètre de la ville par un corps de garde fortifié. Dans le balakhanè élevé au-dessus de la porte on conserve précieusement une belle copie du Koran, écrite tout entière de la main de sultan Ibrahim, fils de chah Rokhch. Le pieux derviche préposé à la garde de ce trésor calligraphique met la plus insigne mauvaise grâce à comprendre que nous avons hâte d'arriver au gîte, et qu'une étape de soixante-douze kilomètres, parcourue sous un soleil de plomb, ne prédispose ni à la curiosité ni à l'admiration. Laissant à droite un bas-relief taillé sur les parois du rocher à l'imitation des sculptures sassanides et représentant Fattaly chah entouré de plusieurs de ses fils, nous descendons dans la vallée et atteignons enfin la Cœlé-Persi ou Perse Creuse des auteurs grecs, désignée à juste titre par les Iraniens sous le nom de «Terre-Chaude», bien que l'altitude de Chiraz atteigne encore quinze cent cinquante mètres.

Une allée large et régulière, digne de donner accès dans une capitale, traverse de beaux jardins et aboutit à des prétendues fortifications, composées de fossés remplis d'immondices, de tours en ruine et de courtines démantelées. Au delà de la poterne s'ouvre un bazar ombragé par un plafond de verdure. Le quartier commerçant est presque mort. Bon nombre de gens étendus le long des murs et enveloppés de manteaux fourrés grelottent malgré l'ardeur du soleil; en pénétrant plus avant dans la ville, je constate que deux boutiques sur trois sont fermées; parfois je distingue, à travers les volets entre-bâillés, les négociants allongés au milieu de leurs marchandises. La caravane se traîne péniblement au milieu de ruelles infectes et atteint une grande place, dont l'une des faces est occupée par les bureaux du télégraphe. Plusieurs serviteurs assis sous la porte se lèvent et nous prient, de la part du directeur de la station, d'arriver jusqu'à la campagne, située à trois kilomètres de la ville et où nous serons moins exposés à prendre la fièvre qu'à Chiraz. Il est dur, après avoir passé treize heures à cheval, de se remettre en route, mais il est pire encore d'être en proie aux frissons et au délire.

Nous franchissons de nouveau l'enceinte, cheminons dans la plaine poussiéreuse et, par une large avenue, parvenons à un jardin au centre duquel s'élève une maison bâtie moitié à la persane, moitié à l'européenne. Elle est entourée de parterres de fleurs occidentales; sur la droite s'étendent des carrés de choux, d'artichauts, d'aubergines, qu'ombragent des poiriers et des pommiers d'assez belle venue.

Me voici revenue en pays civilisé!

M. Blackmore, sous-directeur de la station, nous reçoit, met à notre disposition deux pièces meublées de tables et de sièges, et nous demande ensuite la permission d'aller se recoucher, car il est en plein accès de malaria et peut à grand'peine se tenir debout.

«Il y a un autre Farangui à Chiraz, me dit le ferach qui nous a introduits: le docteur Odling, médecin spécial des employés de la ligne télégraphique anglaise. Il viendra certainement vous voir cet après-midi, s'il n'a pas la fièvre comme ces jours derniers.»

En quel pays sommes-nous, grands dieux! Depuis mon arrivée je n'entends parler que de fièvre et de fiévreux.

10 octobre.—J'étais tout occupée à déballer les appareils de photographie et à m'assurer qu'ils étaient arrivés à bon port, quand des cris aigus se font entendre; un instant après, le cuisinier, dépouillé de son kolah, les habits déchirés, se précipite en courant vers la maison.

«Justice! justice! Khanoum; le tcharvadar—que son père brûle aux enfers!—a osé porter la main sur l'esclave de Votre Excellence. Ce chien sans religion m'a volé mon bakchich: il avait pourtant juré de me remettre une étrenne quand il toucherait le prix du louage de vos montures. Châtiez-le; en me trompant, il vous insulte!»

Il s'agit d'une éternelle question de madakhel (bénéfice). Après avoir pris livraison de tous les gros bagages que nous avions confiés au tcharvadar bachy quand nous nous sommes séparés de sa caravane à Maderè Soleïman, nous avons réglé le compte de ce brave homme. Mais à peine nous avait-il quittés, que Yousef, le cuisinier, est venu lui réclamer, à titre de commission, une partie de l'argent qu'il venait de prendre. Le muletier a déclaré qu'il avait été suffisamment rançonné à Ispahan et qu'il était décidé à ne pas donner un chaï (sou) de plus.

Grande fureur de notre féal serviteur! Il a traité le tcharvadar de voleur, de chien, de vermine, de fripon, etc. A ces insultes le muletier a répondu par une volée de coups de poing et a administré à son interlocuteur une maîtresse leçon de politesse. C'est à la suite de cet incident que notre cuisinier, se sentant incapable de répondre à de pareils arguments, a mieux aimé prendre la fuite et se jeter en suppliant à nos genoux.

Je trouve plaisant de connaître le taux du madakhel, et je me mets en quête du tcharvadar bachy. En vain je le cherche à la cuisine, à l'écurie, quand, par hasard, je l'aperçois derrière un massif, fort occupé à gratifier son nez d'une grêle de coups de poing. Inquiet des suites de sa colère, il redoute d'être puni et n'a rien trouvé de mieux que de provoquer une hémorragie nasale et de se présenter à nous comme une victime ensanglantée de la brutalité de Yousef.

«Khanoum, s'écrie-t-il triomphalement, voyez dans quel pitoyable état m'a mis votre méchant serviteur! Je lui avais déjà donné six tomans à Ispahan: aujourd'hui il exige encore de moi pareille somme. Que deviendrai-je si je dois laisser entre ses mains tout mon bénéfice?»

Je ne puis maîtriser un franc éclat de rire. Le tcharvadar bachy, interdit de l'accueil fait à sa miraculeuse invention, reste bouche béante, tout prêt à frapper de nouveau sur son pauvre nez qui tarit: je mets fin à des tentatives en somme fort désagréables pour cet innocent appendice, en laissant entendre au muletier que je ne nourris aucune rancune contre lui, mais que je punirai, au contraire, le cuisinier infidèle; puis je l'engage à aller se débarbouiller au plus vite. A mon retour j'adresse de violents reproches à Yousef et le menace de me plaindre de lui au gouverneur.

«Je me moque pas mal de vous et du gouverneur, me répond-il avec désinvolture: Chiraz est ville sainte; je vais m'enfermer dans la masdjed: bien malin sera celui qui m'en fera sortir.»

Portée sur un pareil terrain, la discussion ne pouvait tourner à mon avantage; je me hâte donc de régler avec une probité des plus regrettables le compte de ce maître fripon.

«Je te chasse, va loger à l'hôtellerie de tes rêves.

—Et mes vêtements déchirés, vous oubliez de me les payer, riposte le drôle.

—Adresse-toi au mouchteïd. S'il héberge des coquins de ta sorte, il doit aussi les habiller.»

11 octobre.—J'ai fait hier plus ample connaissance avec M. Blackmore et le docteur Odling.

Tous deux sont veufs. La fièvre, les chaleurs, l'ennui et le découragement ont enlevé, après un séjour de quelques années, les deux jeunes femmes qui avaient généreusement consenti à venir vivre en Perse. En arrivant à Chiraz, l'une et l'autre avaient essayé de se promener à cheval et de lutter à force d'énergie contre le climat si débilitant du pays; mais l'apparition de femmes non voilées dans la ville avait soulevé une telle réprobation, que leurs maris, accompagnés de nombreux serviteurs, n'avaient pas suffi à préserver ces pauvres exilées des plus grossières insultes: le gouverneur, auquel les deux Anglais s'étaient plaints, avait été lui-même dans l'impossibilité de maîtriser l'émotion de la foule. Mme Blackmore et son amie se seraient peut-être décidées à adopter le costume des musulmanes afin de pouvoir paisiblement sortir de chez elles, mais dans ce cas il leur eût été défendu de paraître en public avec des Européens. De guerre lasse, elles se sont emprisonnées au fond de leur jardin, préférant la réclusion aux injures de la plèbe. Mme Blackmore a succombé l'été dernier; Mme Odling a été emportée par la fièvre il y a trois semaines à peine: je laisse à penser au milieu de quelle tristesse nous arrivons.

Cette année les Européens n'ont pas été seuls à payer leur tribut: la fièvre a tout aussi durement éprouvé la population indigène. Comme à Zargoun, presque tous les enfants sont morts.

Il n'y a pas un Chirazi qui puisse se vanter d'avoir échappé aux accès palustres; les uns sont atteints violemment, les autres ont une fièvre bénigne, mais tout le monde est frappé. Chacun d'ailleurs prend son mal en patience, et personne ne se prive de se gorger soir et matin de melons, de pastèques et de concombres.

La quinine approvisionnée chez les pharmaciens a été rapidement épuisée, et il n'y a plus moyen de s'en procurer aujourd'hui à n'importe quel prix.

Les habitants attribuent la violence de la malaria aux orages exceptionnellement fréquents du printemps. La pente insignifiante de la vallée ne permettant pas aux eaux pluviales de s'écouler, le soleil est devenu brûlant avant que la terre se soit asséchée; aussi les premières chaleurs ont-elles engendré les miasmes pestilentiels qui ont empoisonné la population.

12 octobre.—J'ai consacré toute la matinée à recevoir des visites: d'abord celle d'un jeune médecin indigène, que le docteur Tholozan, son maître, nous a présenté à Téhéran il y a quelques mois; il est bientôt suivi d'un homme aux yeux un peu hagards. Ce dernier personnage, nommé Mirza Salih khan, remplit à Chiraz les fonctions de protecteur des étrangers; il a été longtemps secrétaire à la légation de Londres, mais, avec cette originalité si caractéristique du caractère persan, il s'est empressé d'y apprendre notre langue, tandis qu'il n'entend pas un traître mot d'anglais. Je le soupçonne d'avoir passé maintes fois le détroit pour venir perdre sur les boulevards de Paris le souvenir des rives brumeuses de la Tamise. N'a-t-il pas eu la patience, pendant son séjour en Europe, de faire venir un achpaz (cuisinier) de Chiraz et de le mettre pendant une année entière en apprentissage chez Bignon? Si le protecteur des étrangers ne nous est pas d'un plus grand secours que celui d'Ispahan, l'émule de Carême nous offrira du moins quelque spécimen de son savoir-faire: Mirza Salih khan, en se retirant, nous a invités à aller déjeuner chez lui après-demain et s'est chargé d'annoncer notre visite à Çahabi divan, sous-gouverneur du Fars et tuteur du jeune fils de Zellè sultan.

Le protecteur parti, nous avons été faire un tour dans la ville. O Chiraz, patrie des poètes, pays des roses, des bosquets ombreux sous lesquels chante perpétuellement le rossignol, qu'es-tu devenu aujourd'hui! En parcourant ton enceinte, je n'ai vu que rues sales et mal tenues, monuments chancelants et crevassés sous les secousses des tremblements de terre! Elle ne remonte cependant pas à une époque lointaine, cette ville qui succéda à Istakhar dans l'hégémonie du Fars. Fondée en 695, assurent les auteurs arabes, elle passa tour à tour au pouvoir des différentes dynasties persanes, et atteignit l'apogée de sa prospérité sous le règne de Kérim khan, le célèbre Vakil (régent) qui gouverna l'Iran au milieu du siècle dernier.

Kérim khan avait fait de Chiraz sa capitale afin de se rapprocher des tribus qui l'avaient élevé au trône. Il entoura de remparts sa résidence de prédilection, construisit de beaux édifices, planta en dehors de l'enceinte de magnifiques jardins de cyprès et d'orangers, bâtit, dans le quartier qui a conservé son nom, le palais, le bazar voûté le plus beau de toute la ville, et joignit à ces premières constructions une mosquée, un bain et une médressè.

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ENTRÉE DE LA MOSQUÉE DU VAKIL.

Kérim khan est célèbre à Chiraz comme chah Abbas à Ispahan; en passant devant les grands édifices, je ne demande même plus le nom du fondateur, mes guides répondraient invariablement: «c'est le Vakil, toujours le Vakil».

Bien qu'élevés sur le plan des mosquées d'Ispahan, les monuments religieux de Chiraz forment, au point de vue décoratif, une catégorie bien spéciale: les artistes chiraziens semblent avoir abandonné la palette de leurs prédécesseurs pour demander aux jardins de la ville un nouvel élément d'ornementation. De grands buissons de roses sont peints sur les revêtements de faïence blanche des murailles et donnent à l'ensemble des panneaux une coloration très claire, dans laquelle dominent les laques carminées.

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MOSQUÉE DU VAKIL.

De toutes les œuvres du Vakil, la plus intéressante au point de vue de l'ornementation polychromée est l'école construite auprès de la mosquée. Les carreaux émaillés dont elle est revêtue formeraient, s'ils étaient détachés, de ravissants tableaux de fleurs, dignes de figurer auprès des œuvres les plus remarquables des peintres occidentaux. Malheureusement tous ces édifices se sont lézardés à la suite des tremblements de terre dont les mânes d'Hafiz et de Saadi n'ont pas réussi à les préserver.

Kérim khan ne s'appliqua pas seulement à embellir sa capitale, il songea encore, œuvre méritoire s'il en fut jamais, à faire le bonheur du peuple; sa bonté n'est pas moins célèbre à Chiraz que sa magnificence.

Il encouragea le commerce et l'industrie, donna aux Arméniens une liberté dont ils étaient privés depuis le règne de chah Abbas, et mérita, assurent les Persans, le surnom de «Père du peuple».

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MÉDRESSÈ DU VAKIL. (Voyez p. 422.)

«Les rayons de ce soleil majestueux, s'écrie son historien Ali Reza, s'étendaient sur tout l'empire, mais l'influence de sa douce chaleur se faisait particulièrement sentir à Chiraz: les habitants de cette ville favorisée jouissaient du bonheur le plus tranquille près de jeunes filles à la face de lune; les jours s'écoulaient dans une douce oisiveté; le vin coulait à flots dans les festins et animait les fêtes; l'amour remplissait tous les cœurs de ses plus douces jouissances.»

D'autres auteurs, moins hyperboliques qu'Ali Reza, racontent des traits touchants de la bonté de Kérim khan.

Il venait un jour de rendre la justice et se retirait très fatigué, quand un homme se présenta et demanda à être entendu sans délai.

«Qui es-tu? demande Kérim khan.

—Un marchand auquel des voleurs viennent de dérober tout ce qu'il possédait.

—Et que faisais-tu pendant qu'on te volait?

—Je dormais.

—Pourquoi t'étais-tu endormi? reprend le prince avec colère.

—Parce que je croyais que vous veilliez sur moi.

—C'est juste, reprit Kérim khan, subitement calmé par cette réponse hardie; que l'on conduise cet homme chez mon trésorier, on lui remboursera la valeur des objets qu'il a perdus: c'est à moi de retrouver le voleur.»

Depuis Kérim khan, les temps ont bien changé: les gouverneurs laissent les voleurs pratiquer leur industrie en toute tranquillité et se croient quittes envers Dieu et ses créatures en affectant une profonde horreur pour le vin. D'ailleurs, s'ils s'abreuvent publiquement de cherbets (sorbets) ou d'autres boissons débilitantes, ils prennent, paraît-il, une fière revanche en particulier et rendraient, entre quatre murs, des bouteilles aux Polonais.

«Quand vous irez demain déjeuner chez Mirza Salih khan, vous ferez bien de lui demander s'il a annoncé votre visite au gouverneur, nous a dit ce matin M. Blackmore.

—Pourquoi donc? Ne nous a-t-il pas proposé avec beaucoup de bonne grâce de préparer cette entrevue?

—Parce que d'habitude il est gris huit jours sur sept, s'il est possible. Après être venu vous voir dans un état à peu près normal, il a dû se dédommager des privations qu'il s'était imposées en votre honneur, et peut-être même serait-il dans l'impossibilité de vous recevoir demain, s'il n'avait eu la prudence de vous inviter à déjeuner de très bonne heure: dans la matinée il conserve parfois un reste de bon sens.

—Les Chiraziens fréquenteraient-ils les vignes du Seigneur?

—Ils s'en défendent beaucoup devant les Européens, mais bien peu suivent à cet égard les préceptes du Koran.

—Votre vin de Chiraz a un goût et un parfum si agréables, qu'il porte en lui-même l'excuse de ses appréciateurs trop enthousiastes.

—C'est vrai; son bouquet n'est pourtant point un mérite aux yeux de ses adorateurs. Les Iraniens aiment leur vin parce qu'il les amène rapidement à un état d'ivresse béate. Un Persan ne se grise jamais par hasard ou par entraînement, mais de propos délibéré et afin de se plonger dans ce qu'il appelle lui-même les «charmes des rêves couleur de rose».

«En voulez-vous un exemple? Il y a quelques mois, le superintendent est venu à Chiraz en tournée d'inspection; le prédécesseur de Çahabi divan s'est empressé de lui rendre ses devoirs et, dans la conversation, lui a demandé des renseignements sur les boissons alcooliques fabriquées en Europe, en particulier sur la bière. Après le départ de l'Excellence, le superintendent a ordonné de porter au palais, la nuit s'entend, un panier de dix bouteilles de pale ale. Le lendemain, un agent du télégraphe rencontre au bazar le valet de chambre du hakem et essaye de lier conversation avec lui. L'autre répond d'abord froidement à ces avances, puis tout à coup: «Quelle est donc cette drogue que ton maître a envoyée hier soir au palais? Le hakem en a bu cinq bouteilles de suite et il a été obligé de recourir à de l'arak (eau-de-vie de dattes) pour se griser.»

13 octobre.—On nous l'avait bien dit! Dès notre arrivée dans le talar, où nous attendait Mirza Salih khan, nous nous sommes aperçus que notre hôte ne pouvait même pas se tenir debout. C'est en bredouillant qu'il nous a priés de nous asseoir sur un tapis de Bokhara étendu auprès d'une fenêtre.

«Une fièvre ardente me dévore, mais je suis néanmoins heureux de vous revoir, bien que vous arriviez fort en retard», nous dit-il poliment entre deux hoquets.

Cette formule de bienvenue, employée par tous les Persans quand ils reçoivent des invités, a eu le don de m'irriter tant que je n'en ai pas connu la véritable signification. J'ai même le remords d'avoir répondu assez vertement à un brave homme, fort désireux de m'être agréable, qui me reprochait avec une insistance des plus déplaisantes de l'avoir fait attendre pendant plus de deux heures. Une bonne âme me fit comprendre que mon hôte, en me reprochant mon inexactitude, avait voulu me donner la mesure de tout le plaisir qu'il aurait ressenti à me voir devancer de deux heures le moment du rendez-vous, et à jouir plus longtemps de «ma bienfaisante présence».

«Avant de nous mettre à table, je veux vous présenter mon prédécesseur, reprend Mirza Salih khan en nous désignant un vieillard coiffé du turban bleu des seïds. La vue de ce vénérable hadji s'affaiblit beaucoup depuis quelque temps; je lui ai annoncé hier qu'il était arrivé à Chiraz un des plus illustres médecins du Faranguistan, et il est venu vous consulter.

—Je ne suis pas médecin, répond Marcel; vous avez ici un habile praticien, le docteur Odling: c'est à lui et non à moi que le seïd doit s'adresser.

—Un sentiment dont j'apprécie toute la délicatesse vous dicte cette réponse, mais je sais à quoi m'en tenir à votre égard; je vous en prie, examinez mon ami, vous me ferez plaisir. Seulement, comme il est très tourmenté de son état, gardez-vous bien de trahir votre pensée: s'il croyait perdre la vue, il mourrait de chagrin. Vous me ferez connaître votre opinion en français.»

Marcel examine le vieux seïd; il a la cataracte.

«Est-il un moyen de lui conserver la vue? demande Mirza Salih khan.

—Peut-être, mais le moment de faire l'opération n'est pas encore venu. D'ici à quelque temps votre ami perdra l'usage de l'œil gauche; envoyez-le alors chez M. Odling. Le docteur lui abaissera ou lui extirpera le cristallin opacifié. En tout cas, je suis de votre avis: il est inutile d'avertir le seïd du sort qui l'attend.

—Certainement, certainement», reprend en persan notre hôte, dont l'intelligence paraît s'obscurcir de minute en minute et qui n'est même plus en état de s'exprimer en français; puis tout à coup: «Ami chéri, s'écrie-t-il joyeusement en frappant ses mains l'une contre l'autre et en accentuant ses paroles d'une pantomime des plus expressives, baricallah! baricallah! (bravo! bravo!). Je vais te répéter textuellement les paroles du Farangui: «Dans un an tu perdras entièrement la vue,… la vue;… alors viendra un autre Farangui,… il prendra un grand couteau, détachera ton œil, l'extirpera de ta tête, le posera sur cette table et fera passer sur lui… la force du télégraphe; puis il le fourrera de nouveau dans son orbite et… à partir de ce moment tu y verras plus clair que jamais, et cela jusqu'à la fin de…, de tes jours. Du reste, n'aie pas peur: cette opération n'est pas douloureuse.»

Le vieux seïd entrevoit bien que son «ami chéri» n'a pas conscience de ses paroles, mais il devient néanmoins vert comme un concombre. Marcel essaye de le rassurer et de lui faire entendre que les discours de Mirza Salih khan sont les enfants d'un cerveau en délire; celui-ci se récrie avec colère et proteste de sa véracité en entremêlant ses antiennes de hoquets et de baricallah! de plus en plus bruyants.

On apporte enfin le déjeuner. Le protecteur se met d'abord à table, mais à peine a-t-il commencé à manger que, ne pouvant plus tenir sur son séant, il se laisse glisser sur le tapis, tempête une dernière fois contre la fièvre et s'endort au milieu de cauchemars auxquels notre présence ne doit pas être étrangère. Ses ronflements sonores n'empêchent pas Marcel de faire consciencieusement honneur à un déjeuner exquis, préparé par les soins de l'élève de Bignon, et de retrouver avec un plaisir fort avouable la cuisine française la plus délicate. Quant à moi, écœurée par cette scène d'ivresse, je n'ai pu me dominer au point de prendre part au festin; j'en suis maintenant fort marrie, car, après avoir passé plus de huit mois au régime du pilau, le déjeuner de ce matin devait avoir bien des charmes.

Qu'est devenue notre demande d'audience? Au dire des serviteurs de Mirza Salih khan, ils ne pourront interroger leur maître avant deux jours. Je crois qu'il est prudent d'envoyer un autre émissaire chez Çahabi divan si nous ne voulons pas rester à Chiraz jusqu'à la fin de notre vie.

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UN DE NOS CHEVAUX.
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