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La vivante paix

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VII

Mais adieu
O ville et terre d’Erecktée,
O sol de Trézène !
Combien tu as de charmes
Pour passer la jeunesse !

Euripide.

L’âme humaine, en général, supporte difficilement le premier choc de la douleur. La révélation du malheur la brise, mais si ce malheur se prolonge, elle s’y accoutume bonnement. Lorsque Ursule, revenant de Paris, apprit les nouvelles apportées par le colonel Arêle, son désespoir fut affreux. Pourtant, dès le lendemain, elle s’apaisa, courba doucement la tête sous l’orage et attendit les événements avec sa passivité coutumière.

Laurence, au contraire, insensible à l’influence bienfaisante du temps, de jour en jour s’inquiétait davantage. Mme Arêle lui écrivit, l’informa que son mari avait vu le professeur Noveu et faisait agir activement près du ministre de la Guerre. Cette lettre ne rassura pas la jeune fille. Elle connaissait le dévouement du colonel Arêle, mais cet homme intègre et droit aurait-il l’habileté nécessaire pour lutter contre le génie malfaisant de Douran ? Le moindre incident pouvait déjouer sa prudence et précipiter dans l’abîme celui qu’il cherchait à sauver. Elle fut presque heureuse lorsque, le dimanche, elle entendit son père déclarer qu’il se trouvait moins bien portant, car cette rechute le préparait un peu à l’ordonnance qu’allait lui signifier le professeur Noveu. Puis, de nouveau, elle s’inquiéta, redoutant qu’une crise trop grave ne l’obligeât à différer son voyage à Paris, et les journées se traînaient, lentes comme des siècles.

La douleur qu’elle attendait vint à son heure, mais plus amère encore qu’elle ne l’avait prévue. Le colonel, bien que fort souffrant, partit le jeudi pour Paris. Il en revint sombre comme la mort. Laurence eut peine à retenir un cri lorsqu’il apparut au dîner, tant son allure pesante était celle d’un vieillard. Nulle flamme ne brûlait plus dans son regard vague et lugubre. Il se traîna jusqu’à la table, s’assit lourdement, déplia sa serviette.

— Allons, dit-il avec un rictus qui tordit sa bouche d’un seul côté sans éclairer aucunement ses traits mornes, allons, je suis un homme fini. Noveu exige que je prenne un an de congé, un an… J’entends ce que cela veut dire. Puisque j’en suis là, mieux vaut envoyer ma démission.

Laurence voulut protester. Il lui imposa silence d’un geste excédé. Pourtant il ne devait pas accomplir l’acte irréparable auquel il semblait décidé. Ses paroles étaient découragées, son cœur ne désespérait pas. Il voulait guérir et servir encore son pays. Durant quinze jours, il hésita devant le sacrifice qui lui était imposé. Laurence, effrayée de ces longs atermoiements, n’osait cependant le presser d’agir, tant elle craignait d’éveiller ses soupçons. Un jour, elle trouva sur sa table une lettre inachevée qu’il écrivait au ministre de la Guerre. Il sollicitait un congé d’un an pour raison de santé. Cette lettre, à laquelle manquait seule la signature, demeura toute une semaine ouverte au même endroit. Enfin elle disparut et peu après, Laurence découvrit la réponse du ministère accordant l’autorisation demandée. Elle respira. Son père était sauvé de l’affront injuste qu’elle redoutait. Il payait cher ce triomphe insoupçonné.

Le jour vint où il dut remettre son commandement à son successeur. Sa douleur fut si vive qu’elle changea sa nature, le rendit presque doux. Lorsqu’il rentra, ce matin-là, fort en retard pour déjeuner, son regard avait une expression inaccoutumée d’humilité et de patience. Il embrassa sa fille et lui dit avec résignation :

— Eh bien ! voilà, c’est fait, je ne suis plus commandant de l’Ecole.

Laurence ne put se maîtriser. Elle éclata en sanglots. Le colonel, profondément touché, essaya de la consoler. Il répétait : « Voyons, voyons, enfant, ce n’est pas si terrible ! » Mais il avait beau mordre sa moustache et s’efforcer de feindre le courage, son sourire vacillait sur ses lèvres tremblantes, et Ursule, à son tour, gagnée par l’émotion, plongeait dans sa serviette un visage ruisselant de pleurs. Ce fut un jour de désolation pour tous trois. Pourtant le colonel, ignorant les basses intrigues auxquelles il cédait, gardait encore une espérance. Ursule souffrait sans révolte, sans amertume. Laurence était la plus atteinte, car l’injustice affole l’être jeune. Elle voyait pour la première fois le mal triompher du bien, la calomnie jeter à terre un homme intègre et droit. Toute sa vie elle devait garder comme une blessure inguérissable le souvenir de cette iniquité. Le cœur plein de défiance, elle avait pris l’espèce humaine en telle horreur qu’elle refusa désormais de sortir. Le malheur, l’exemple du colonel Arêle avaient exalté sa ferveur, la prière lui était douce ; mais c’est à peine si le dimanche elle osait assister de grand matin à une messe basse, tant elle craignait de rencontrer Lucie Jaffin qui, dévote autant que méchante, fréquentait assidûment l’église ; et elle s’indignait que des créatures aussi viles fussent admises au pied des autels.

Cloîtrée dans sa demeure, elle souffrait donc sans consolation, sans secours, dédaignant de se plaindre même à Edith. Celle-ci, bien qu’elle connût par son père le drame douloureux qui venait de briser la vie de Dacellier, n’osait témoigner sa compassion à son amie, dont le silence farouche décourageait sa charité. Laurence, cependant, la recevait toujours avec plaisir. Leur tristesse parlait le même langage. Placées dans une situation analogue, victimes de la méchanceté du monde, elles croyaient fermement, grâce à l’exagération de la jeunesse, que tout était fini pour elles, que jamais plus l’existence ne leur serait douce ou clémente. Et c’était merveille d’entendre ces deux enfants renoncer pour toujours au bonheur, à l’amour, et parler des joies de la terre avec un sourire ascétique.

Par l’intermédiaire de Laurence, qui se chargeait de remettre ses lettres, Mme Heller écrivait parfois à sa fille. Visiblement ravie de sa situation nouvelle, elle engageait Edith, avec un égoïsme inconscient, à ne plus s’affliger de son absence, car ce n’était là qu’un chagrin passager et l’avenir ne pouvait manquer de lui apporter sa part de bonheur. La jeune fille pleurait souvent en lisant ces lettres cruelles. Pourtant, elle répondait tendrement à sa mère. Elle se réjouissait de la savoir tranquille et sans remords. Son cœur généreux s’oubliait volontiers pour ne songer qu’aux autres. Et ce fut par pur dévouement pour son père qu’elle se fiança bientôt à l’un de ses cousins, garçon sérieux et bon, ni beau, ni laid, doué de ces qualités ternes et solides qui découragent la passion capricieuse. Médecin à Saint-Mandé, Ludovic Albertaud n’offrait à Edith qu’une situation médiocre, mais elle savait que le commandant Heller, après le scandale qu’avait causé le départ de sa femme, désirait vivement la marier et prendre sa retraite. La jeune fille n’hésita pas longtemps.

Lorsqu’elle vint annoncer à Laurence ses fiançailles, elle ne put s’empêcher de pleurer l’avenir romanesque qu’elle avait désiré, comme toutes les adolescentes, et auquel elle ne renonçait pas sans chagrin. Puis, très vite son cœur doux et sage se résigna ; elle cessa de souffrir bien avant que Laurence eût cessé de la plaindre.

Le commandant Heller donna sa démission et s’apprêta à quitter Fontainebleau, car il voulait que le mariage de sa fille eût lieu à Paris, où rien ne leur rappellerait leur passé. Ursule s’effraya de l’abandon où ce départ allait laisser Laurence.

Ce n’était pas qu’Edith fût pour elle un soutien moral, mais ses visites la distrayaient, l’arrachaient de force à l’obsession d’une même pensée. Privée de cette diversion salutaire, pourrait-elle supporter le poids écrasant de souffrance et de solitude qui l’accablait ? Elle avait renoncé entièrement aux longues promenades jadis tant aimées. La forêt, dont les abords directs étaient, à cette époque de l’année, très fréquentés, ne la voyait plus passer sous ses ombrages avec son chien Consul. Enfermée dans sa chambre tout l’après-midi, elle lisait, écrivait ou méditait sur la douleur humaine, et elle avait, à la fin de ces longues journées solitaires, le regard fiévreux, les mouvements saccadés, les rires inattendus de l’être guetté par la folie.

Ursule confia ses inquiétudes au colonel Arêle qui, depuis que ses amis étaient malheureux, venait tous les quinze jours déjeuner avec eux. Lui aussi remarquait avec peine le dépérissement de Laurence et cherchait le moyen de la secourir. Il entreprit de décider Dacellier à venir habiter Paris. Celui-ci, depuis qu’il avait quitté son école, avait pris Fontainebleau en horreur ; cependant comme il comptait fermement, son congé fini, redemander un commandement, il jugeait inutile de faire, pour si peu de temps, une installation nouvelle. Arêle triompha assez vite de sa résistance en lui parlant de Laurence. Il affirma que sa langueur, l’état précaire de sa santé n’avaient d’autre cause que l’ennui qui la dévorait. Elle avait besoin de mener une vie moins sévère, plus en rapport avec sa jeunesse. A Paris elle retrouverait, en même temps qu’Edith, sa belle-sœur ; elle pourrait, puisqu’elle aimait la musique, les livres, l’étude, entendre des concerts, fréquenter les bibliothèques et les musées. Ces distractions conformes à ses goûts l’arracheraient à ce perpétuel tête-à-tête avec elle-même que nulle âme ne peut supporter impunément. Dacellier apprécia la justesse de ces arguments. Il en vint à considérer que son installation à Paris était une question de vie ou de mort pour sa fille. Dès lors, toutes ses hésitations cessèrent devant l’imminence du danger dont sa sombre et fougueuse nature lui exagérait l’importance. Il devait, durant le mois d’août, faire dans une maison d’hydrothérapie une cure ordonnée par le professeur Noveu. La veille de son départ, il remit cinq mille francs à Ursule, et comme celle-ci s’étonnait de recevoir une si grosse somme pour vivre six semaines, il expliqua :

— C’est pour notre déménagement. Je désire que vous le fassiez en mon absence. Puisqu’il s’agit de la santé, du bonheur de Laurence, il ne faut pas perdre de temps. Allez à Paris, choisissez un appartement, je vous donne carte blanche. Je ne rentrerai pas à Fontainebleau, nous nous retrouverons là-bas.

Ursule fut un peu suffoquée de cette décision si brusque, mais le colonel l’avait habituée à une obéissance passive. Sans discuter ses ordres, elle se mit en devoir d’accomplir le tour de force exigé. Dès la première semaine d’août, elle partit pour Paris, resta quinze jours à l’hôtel, visitant du matin au soir des appartements. Elle en découvrit un, rue Vaneau, dont la situation la séduisit, car les plus belles chambres, exposées au midi, donnaient toutes sur des jardins. Laurence, qui vint passer vingt-quatre heures à Paris, fut ravie de voir tant d’arbres et de verdure autour de sa future demeure. Le déménagement fut fixé au 5 septembre.

Le jour du départ, Laurence se leva de bonne heure, et, laissant Ursule surveiller les derniers préparatifs, elle se rendit à l’église, entendit une messe. Puis, en sortant, elle gagna la forêt qu’elle voulait revoir une fois encore. Son cœur était violemment agité. Elle avait accepté avec joie de quitter Fontainebleau. Une expression de triomphe ironique passait dans son regard lorsqu’elle songeait que Lucie Jaffin, absente depuis les premiers jours d’août, à son retour, ne la retrouverait plus. Elle se réjouissait d’échapper pour toujours à l’atmosphère de haine qui lui était insupportable, mais elle regrettait cependant le cadre où les rêves passionnés de sa jeunesse solitaire s’étaient épanouis. Déjà la vieille maison, où elle avait vécu des heures monotones que rendaient parfois si belles les orages ardents de son âme, ne lui appartenait plus. Envahie par une grise et morne poussière, encombrée de caisses, de malles, de défroques hétéroclites parmi lesquelles errait Royale Egypte hérissée et furieuse, elle avait pris un aspect délabré, hostile, qui décourageait le regret fidèle. Au contraire, dans les bois où rien n’était changé, Laurence retrouvait à chaque pas de nouveaux souvenirs qui se levaient à son approche, lui souriaient d’un sourire suranné, gracieux et poignant. Tendrement, elle saluait ses douleurs évanouies, ses illusions mortes, et même l’ombre déshonorée de Lætitia Heller.

Ces fantômes peu à peu s’écartaient de son chemin, tristement, discrètement, comme une femme vieillie devant un amant trop jeune, car déjà elle ne leur accordait plus qu’un regard distrait tandis qu’elle montait à vive allure la route du Bouquet-du-Roi. Son cœur se détachait du passé pour se tourner vers l’avenir, vers ce Paris qu’elle ne connaissait pas et ne voulait connaître qu’à travers les romans de Balzac. Elle évoquait le bal où Mme de Beauséant, convaincue de l’infidélité de son amant, reçoit ses hôtes avec un rayonnant sourire, tandis que dans ses appartements privés on prépare son départ et qu’on attelle la voiture qui doit, à l’aube, l’emporter dans ses terres. Elle songeait à la duchesse de Langeais, sa préférée, tout d’abord si coquette, si froide, puis humiliée jusqu’à la mort par le cruel amour de Montriveau. Oui, Paris était bien la patrie des grands égarements, des folles douleurs. Laurence ne se comparait pas aux belles héroïnes qu’elle chérissait si tendrement. Pas un instant elle n’imaginait pouvoir inspirer les grandes passions qui la faisaient rêver. Mais aujourd’hui, pour la première fois, elle se jugeait capable de les ressentir peut-être et cette idée la fit tressaillir longuement.

Elle venait d’atteindre le but de sa promenade : une haute futaie qui s’ouvre après le carrefour des Cépées et qu’on nomme « la cathédrale » parce que ses hêtres immenses, largement espacés, montant deux par deux en colonnes accouplées, imitent avec une exactitude saisissante les nefs d’une église géante. Laurence avait choisi ce lieu pour y venir adorer une dernière fois la forêt. Elle s’enfonça sous les beaux piliers lisses, et lorsqu’ils l’entourèrent de toutes parts, lui masquant la route, elle s’étendit à terre, la tête appuyée sur le tronc d’un hêtre, le bras posé sur Consul accroupi. C’était un de ces émouvants matins de septembre où, bien que le soleil brille de tout son éclat, l’air garde la fraîcheur de la menthe. Un vent fort qui ne pouvait pénétrer sous les arbres, bien défendus par leurs dômes épais, passait et repassait sur la cime de la forêt, faisant chanter et bruire ses palpitantes feuilles. L’atmosphère était comme saturée d’allégresse. Tout paraissait neuf et juvénile. On eût dit que les arbres, hier encore petits, venaient de monter d’un seul jet le plus haut possible, épuisant toute leur sève dans un subit élan de joie, tandis qu’éclataient à la fois tous leurs bourgeons. Et Laurence, gagnée par l’ivresse des choses, s’étonnait de se sentir, après tant de malheurs, si jeune, si vivante, si forte, toute prête à accueillir l’amour cruel qu’elle avait paru craindre et que son cœur, avouant enfin sa folie, appelait dans un cri frénétique. Les yeux clos, la tête inclinée, elle s’abandonnait à sa chimère, inventant tout un avenir auprès d’un être dont le visage restait indistinct, dont les moindres paroles lui apportaient une lumière nouvelle. Mais, dans ses rêves les plus ardents, jamais elle ne se représentait les délices de la passion heureuse. Elle n’imaginait que séparations, traverses, tourments, durs sacrifices, et de tout l’amour, imprudemment, ne désirait que la douleur.

Le temps passait. Le moment vint où il fallut partir. Laurence se leva. Regardant avec ferveur les grands hêtres calmes dont la cime seule frémissait et chantait, elle comprit à la fois et combien ils lui étaient chers et qu’ils ne lui suffisaient plus.

— Adieu ! songeait-elle, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes, adieu et pardonnez-moi ! Chers arbres sous lesquels j’ai passé le temps de la jeunesse et de l’attente, pardonnez-moi si je m’en vais, car j’obéis à mon destin. L’heure est venue pour moi d’aller au milieu des hommes pour y parfaire mon expérience, pour y chercher cet amour nécessaire sans quoi nul être ne sait rien. Beaux amis près desquels j’ai grandi et qui, si fortement, avez trempé mon âme, je tâcherai d’être digne de vous, de vivre noblement. Je ne vous quitte pas pour toujours, car je ne marche pas vers le bonheur, mais vers des épreuves nouvelles. Si jamais mon cœur est brisé par une peine irréparable, quand tout sera fini pour moi, ô ma forêt, c’est toi qui seras mon asile. Pour retrouver la paix, je reviendrai vers toi.

Elle entoura de ses bras le tronc d’un hêtre et scella d’un baiser sur son écorce rude ce serment solennel.

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