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La vivante paix

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VIII

Qu’il s’agisse d’ascétisme, d’ermitage ou du ciel, je veux être avec toi.

Le Ramayana.

Durant toute la nuit, durant toute la matinée du lendemain, Laurence s’efforça de se préparer à l’entrevue suprême après laquelle il ne lui resterait plus rien au monde. Mais déjà elle s’oubliait pour plaindre Cyril et ne songer qu’à sa misère. Dans quelques jours, dans quelques heures peut-être, il allait quitter sa mère, sa maison, ses livres, tout ce qu’il avait aimé. Il ne serait plus qu’un soldat parmi tant d’autres, sans foyer, sans amis, sans asile. Il n’aurait plus d’autres devoirs que celui de tuer, d’autre but que la tombe. Du moins, puisqu’elle ne pouvait le suivre, l’assister, Laurence se jura de ne pas l’affaiblir par ses larmes. Mais les affres, les transes de cette dure semaine avaient, sur son corps amaigri, sur ses traits dévastés, accompli des ravages difficiles à cacher. Une maladie de six mois ne l’eût pas changée davantage. Lorsque Cyril, à deux heures de l’après-midi, la trouva sur son divan, lorsqu’elle tourna vers lui sa pâle figure où seuls les yeux agrandis démesurément vivaient, brûlaient d’une effroyable angoisse, il ne put retenir une exclamation. Il l’enveloppa de ses bras et posa vivement la main sur ce visage exsangue, comme pour en voiler l’insoutenable douleur.

Ils s’assirent. Leurs mains étaient unies, Laurence appuyait sa tête renversée sur l’épaule de son ami. Il la regardait maintenant fixement, et elle n’essayait pas de fuir ce regard attentif. L’approche de la mort, qui simplifie toutes choses, la délivrait d’une longue contrainte. Son amour était si triste, si parfait, si pur, si pauvre, si amer, qu’elle pouvait enfin l’avouer. Puisque cette heure était la dernière, elle pouvait sans honte laisser Cyril lire dans son cœur plein de lui. Par moments, elle se soulevait un peu pour l’embrasser. Puis, de nouveau, sans rien dire, elle le contemplait comme un enfant qui meurt contemple le soleil et ce monde merveilleux qui lui échappe avant qu’il l’ait connu. Dans ce silence pesant, plein d’adieux, de visions lugubres, son âme perdait ses forces. Elle le comprit et se hâta se prononcer au hasard quelques paroles.

— Cyril, il n’est plus permis d’espérer, n’est-ce pas ? La guerre est inévitable ?

Il n’essaya pas de la tromper. Il avait pitié d’elle, mais un peu comme un homme a pitié d’un homme, son égal en courage. Il répondit simplement :

— Sans doute. L’ordre de mobilisation sera probablement affiché cet après-midi. Je partirai le second jour, dimanche ou lundi. Le plus tôt sera le mieux. Je suis prêt et cette attente est pénible.

Son regard exprimait une résignation sombre et fervente, une sorte d’acceptation passionnée. Mais son visage décomposé portait les traces d’une longue lutte. Pour la plupart des hommes, la plus terrible épreuve est relativement bénigne, tant est grand leur aveuglement. Ils ne la voient pas quand elle les menace, ils l’oublient dès qu’elle a passé. Au moment même où elle les frappe, étourdis par ses coups, ils ne la comprennent qu’imparfaitement. Pour un esprit profond, pour une imagination puissante, le malheur garde ses proportions réelles, infinies, et le vif regard de Cyril savait sonder ses plus lointaines perspectives. Durant ces six jours, il avait à l’avance vécu toute la guerre. Il avait saigné dans sa chair avec tous les blessés. Il s’était incarné dans tous les cœurs. Sa jeunesse avait baisé la mort sur la bouche. Bien portant, aimé, tranquille encore dans sa maison, il avait subi l’abandon, le délaissement absolu, l’horreur de l’agonie solitaire. Vivant, il était descendu dans la tombe. En cet instant, il portait à la fois la douleur du moment, celle de l’avenir, sa propre croix, celle des autres. Son courage ne s’appuyait sur aucune illusion. Et Laurence sentit sa main trembler dans la sienne. Elle dit avec effort :

— Où vous envoie-t-on d’abord ?

— A Chaumont, rejoindre le dépôt de mon régiment.

— Vous y resterez quelque temps, vous ne serez pas engagé tout de suite ?

— Je ne le pense pas. A moins qu’on ait trop besoin d’hommes, les réservistes referont probablement une période d’entraînement pour s’habituer à porter le sac, pour se plier aux longues marches, aux fatigues du métier.

Elle regarda tristement en face d’elle, à travers la vitre, le ciel orageux.

— Il va pleuvoir, dit-elle en soupirant. Oh ! Cyril, je ne pensais pas que ce fût un bonheur d’avoir seulement une maison, un abri contre les intempéries des saisons, un lit pour dormir. Pourtant voici que tous ces faibles biens vous sont arrachés. Mais peut-être ne pourrez-vous supporter une telle misère ? Si vous tombiez malade, ce serait, n’est-il pas vrai, un grand bonheur, car alors, vous nous reviendriez ?

Il eut un mouvement de révolte devant cet espoir coupable qu’elle avouait ingénument. Mais il se souvint qu’elle l’aimait, et il reprit avec tendresse :

— Vous ne devez pas faire ce souhait, ce serait pour moi une humiliation trop grande. Dès maintenant, je n’aurai plus aucun repos avant d’être là-bas, près des frontières, souffrant et combattant avec les hommes de ma génération et de ma race, partageant leurs fatigues, leurs dangers. Cela seul me semble enviable.

Elle ne s’étonna point de ce langage. A la place de Cyril, elle eût parlé comme lui. Mais pouvait-elle accepter pour son bien-aimé ce qu’elle eût accepté pour elle ?

— C’est injuste, gémit-elle. Poète, vous aviez été créé pour nous dire de nobles paroles, pour nous expliquer toutes choses. C’est une amère dérision de vous envoyer parmi tant d’autres soldats vers la mort. Des êtres comme vous devraient être épargnés, soustraits par un consentement unanime au danger commun. Dix mille vies ne paieraient pas la vôtre.

Encore une fois, il retint un mouvement d’irritation. Il avait le cœur plus généreux qu’elle et tandis que, tout occupée de lui, elle ne songeait qu’à le plaindre, lui déjà, saisi par la grande solidarité humaine, s’inclinait pieusement sur la douleur de tous.

— Quelle folie ! je ne suis rien, ma chère Laurence, dit-il avec un sourire triste. Au reste, je ne voudrais pas qu’une supériorité prétendue me conférât le droit honteux d’économiser mon sang, de ménager ma vie. C’est une chose admirable que tant d’êtres soient jugés dignes d’un même sacrifice, réclamés pour un même holocauste. Tous les hommes sont égaux devant la souffrance et la mort. Ceux qui, aujourd’hui, comme moi, s’apprêtent à partir, n’avaient pas plus que moi désiré la guerre. Leur acceptation vaut la mienne. Songez à eux, Laurence, et vous pleurerez moins sur moi. La pitié semble d’abord devoir nous désarmer, mais elle est une source de force, c’est à elle que je dois mon courage.

A ce moment, son regard rencontra celui de Laurence. Une émotion soudaine fit vaciller ses traits. Doucement, il appuya son visage sur cette pâle figure qui semblait lui reprocher sa paix précaire.

— Ne me croyez pas insensible, murmura-t-il. Il y a une chose que je puis à peine supporter, c’est la douleur où je vais laisser les deux êtres qui me sont les plus chers au monde : maman et vous, Laurence !

Elle avait fermé les yeux. Elle était plongée dans la nuit, mais non plus seule. Elle sentait la chaleur de cette joue contre la sienne et de ce corps entre ses bras, tandis que des paroles inespérées comblaient enfin le vide de son cœur. Sa longue attente, sa fidélité, sa patience n’avaient pas été vaines. Cyril ne l’avait pas choisie dans le transport de sa jeunesse pour en faire sa bien-aimée, son idole ; mais, tout de même, elle était sa pauvre enfant. Il porterait à jamais la responsabilité du mal incurable, dévorant, qui la brûlait jusque dans la moelle des os. Sous la fulgurante lumière du malheur, il venait de voir le visage nu et sanglant de son amour. Il s’en souviendrait dans l’absence, dans les pires tourments, au fond de la tombe, au ciel même. Par son martyre, elle l’avait conquis et rien ne pourrait plus dénouer le lien dont elle l’avait enlacé. L’heure des adieux les rapprochait, soudait leurs âmes l’une à l’autre, mystiquement, pour toujours. C’est pourquoi Laurence endurait sans révolte sa secrète agonie ; car elle savait que c’était le plus grand bonheur de sa vie, ce déchirement, cette douleur !

Maintenant, elle écoutait des paroles plus tendres encore, et qui confirmaient ses pensées :

— Chère, disait Cyril, n’est-ce point étrange ? Il faut être au seuil de la tombe pour comprendre, parmi les biens qui nous échappent, lesquels étaient vraiment précieux, pour savoir ce que nous avons réellement aimé. Alors, tout ce qui n’était qu’apparences trompeuses, illusions, mirages formés par la passion, s’évanouit. Des figures que nous croyions adorer, qui nous hantaient nuit et jour, s’estompent, disparaissent, et d’autres prennent un éclat que rien n’effacera jamais. Le saviez-vous, Laurence ? Nulle ne fut plus semblable à moi, plus près de moi que vous, si près que parfois je vous voyais à peine, que je ne sentais pas toujours votre présence. Vous étiez en moi comme ma pensée, comme le sang de mon cœur. Et l’amitié qui nous liait était plus grande que tout amour. Au moment où tout me manque, elle subsiste seule. Je puis vous dire adieu, vous ne me quitterez jamais et je vous emporterai partout avec moi.

Il avait relevé la tête. Elle posa les deux mains sur son visage, et elle le regardait, sans rien dire, avec une expression de joie hagarde qui lui fit mal.

— Hélas ! dit-il en soupirant, il eût mieux valu pour vous que nous ne nous fussions pas rencontrés ici-bas.

Elle protesta passionnément :

— Je ne regrette rien, cet amour m’était nécessaire.

— Pourtant, s’écria-t-il, voyez le mal que je vous fais, voyez où je vous entraîne !

Mais elle ne maudit pas la douleur où sa passion trouvait sa réalisation, son achèvement, sa plénitude.

— Oui, dit-elle, dans une région désolée, comme aux confins du monde. Il n’y a plus autour de nous que des décombres, devant nous des ténèbres, mais qu’importe puisque je suis à vos côtés !

Alors, la voyant si forte, il voulut l’éprouver plus encore, la mettre en présence du malheur qu’il redoutait pour elle. Il dit, la regardant bien en face :

— Cependant, si je meurs, Laurence ?

Elle reçut le coup sans faiblir. Elle avait prévu cela aussi. Ses yeux noircirent comme la mer au moment où le vent s’élève. Elle murmura, farouche :

— Je ne vivrai pas après vous !

Il tressaillit et son visage devint sévère.

— Que signifie cette parole ? s’écria-t-il. Vous ne voulez pas dire que vous vous donnerez la mort ? Si vous me connaissez, vous savez que ce serait à mes yeux un crime que je ne pourrais vous pardonner !

Elle eut un rire déchirant :

— Comme vous êtes dur !

Son cœur fut écrasé par une indicible épouvante. Elle comprit enfin, pour la première fois, à quel point elle dépendait de Cyril. Jamais, même dans le transport du désespoir, elle ne pourrait, fût-il couché dans la tombe, accepter la pensée de lui déplaire, ni accomplir un acte qu’il condamnait. D’un mot, il venait de lui fermer toute issue. Il l’emprisonnait dans la vie. Il la chargeait d’une douleur sans fin, d’un joug qu’elle n’oserait plus rompre. Elle palpitait comme une bête traquée qui cherche à s’échapper. Plaintivement, elle dit, essayant d’éluder sa question précise :

— Je ne pourrai pas vivre après vous, je le sais, je le sens. Il me sera accordé de mourir, tout naturellement de votre mort.

— Mais vous ne chercherez point à hâter votre heure ? Jurez-le-moi, Laurence, je le veux, il le faut.

Ils demeurèrent l’un en face de l’autre, comme dans un silencieux combat. Le regard de Cyril exprimait une autorité pressante, inexorable. Celui de Laurence une supplication affolée, une peur panique. Mais peu à peu ses yeux se firent plus doux, plus humbles. Elle cédait dans le déchirement horrible de tout son être. Ce fut le point culminant de son amour, l’instant où Cyril, en quelque sorte, lui arracha son âme. Sans résistance, elle subit ce rapt profond, cette âpre violence. Elle se laissa dépouiller de tout, elle donna tout ce qui lui restait, abdiquant à la fois sa liberté, sa volonté, sa dernière espérance. Sa tête roula sur l’épaule de son ami. Dans un gémissement d’agonie, elle balbutia le serment qu’il exigeait d’elle, et il la tint entre ses bras, inerte, entièrement rompue par ce suprême effort.

Alors il se fit infiniment tendre et, tandis que, silencieuse et foudroyée, elle savourait l’amer calice dont il venait de l’empoisonner, il essaya de relever son courage.

— Croyez-le, dit-il. Cette heure, si sombre qu’elle soit, est une heure sanctifiante. C’est comme si, dans la forêt où nous risquions de nous perdre, une main bienfaisante avait détruit toutes les routes pour n’en laisser qu’une seule, celle qui mène au vrai but du voyage, vers l’éternité, vers Dieu. Tout est simple, clair et facile, parce que le monde autour de nous tombe en ruines et nous n’y sommes plus que pour une heure, « en étrangers et en pèlerins ». Déjà nous nous étonnons d’avoir désiré ses biens périssables. Pourquoi tant de soucis, de travaux inutiles ? En dehors de ce qu’il accomplit pour Dieu, tout ce que fait l’homme ici-bas, tout ce qu’il aime n’est que néant, vanité, illusion, fumée.

— Des êtres tels que vous ne sont pas que fumée, s’écria passionnément Laurence. Je ne me trompais pas en vous aimant. Oh ! Cyril, vous me suffisiez pleinement et vous m’auriez toujours suffi !

— Jusqu’à la mort seulement, reprit-il d’une voix plus forte et presque solennelle. Si vous supprimez Dieu, je ne suis, pour votre amour même, qu’une statue d’argile animée, prête à se dissoudre au moindre souffle du vent. Dieu seul peut me donner une âme indestructible participant à son éternelle existence et je n’ai pas de réalité hors de lui.

Elle couvrit ses yeux de sa main, comme éblouie par une lumière trop vive, et elle murmura sourdement :

— S’il est vrai que lui seul peut vous rendre à moi, que veut-il de moi ?

— Il vous veut simplement, reprit Cyril avec une douceur persuasive. Il vous veut, comme il me voulait, Laurence. Oh ! j’ai été préparé d’une manière miraculeuse à cette épreuve. Depuis un an, je sentais en moi comme un appel, une sollicitation pressante, une main toujours sur moi et qui m’arrachait tout. Je résistais, malgré moi, sauvagement. L’homme a peur de ce qui est grand : il se refuse instinctivement à l’amour infini, comme la femme à celui qu’elle adore. Mais voici le dernier coup de la grâce. Le temps n’est plus à moi. La mort est toute proche. Il n’y a plus d’hésitation possible. Naturellement, je ne partirai pas sans avoir mis en ordre ma conscience, sans m’être réconcilié avec Dieu. Je voudrais que vous le fissiez aussi, Laurence ; car alors je ne vous laisserais plus seule.

De nouveau, elle céda et promit ce qu’il lui demandait. Quelle que fût la route où il s’engageait, il fallait bien qu’elle le suivît. Il ne pouvait rien aimer qu’elle n’aimât comme lui, rien croire qu’elle ne crût aussitôt.

— Cyril, est-ce tout ? dit-elle avidement. N’avez-vous plus rien à réclamer de moi ?

— Plus rien, soupira-t-il, voici que je vous ai tout repris. Je vous confie encore ce que j’ai de plus cher. Maman, comme vous reste seule. Qu’une même douleur vous unisse. Demeurez avec elle et priez pour moi.

Elle accepta, docile, les devoirs qu’il lui laissait. Alors, ayant ainsi en quelque sorte terminé son testament, il se leva. C’était l’heure des adieux. Laurence avait beau l’enlacer de ses faibles bras, elle ne pouvait plus le retenir qu’une minute encore.

— Au revoir, disait-elle, les yeux levés vers ce vivant visage où déjà elle croyait voir l’ombre de la mort. Au revoir ! Ne me dites pas d’autre mot. Je souffrirai tout ce qu’il faudra souffrir. Je vivrai tant qu’il faudra vivre, afin de mériter qu’un jour vous me soyez rendu. Mais, Cyril, souvenez-vous de moi, même au delà du monde, que je puisse vous reconnaître et vous aimer encore. Vous m’appellerez, n’est-ce pas, ami cher ? Vous m’appellerez et je vous répondrai. Vous me prendrez en vous, pour toujours, pour toujours.

Il détourna la tête pour cacher ses larmes, car il défaillait d’émotion en la voyant accueillir avec une telle ferveur la dernière espérance qu’il lui avait offerte. Si tendre que soit un homme, tout l’amour qu’il a jamais pu concevoir est cent fois dépassé par l’amour de la femme, cet amour acharné, inextinguible, que n’effraient ni la séparation, ni la mort même, et qui martyrisé, condamné ici-bas, se tourne avidement vers l’éternité, la sommant de réaliser son rêve. Bien qu’il fût affligé de constater que, dans la religion même, Laurence ne cherchait, ne désirait que lui, Cyril fut vaincu par son cri passionné :

— Au revoir donc, dit-il gravement, concluant le pacte que lui proposait cette pauvre âme en peine. Au revoir de toutes façons, sur cette terre, ou au delà.

Ils étaient parvenus sur un sommet trop escarpé, trop pur. Laurence eut un soudain vertige. Elle faiblit pour la première fois. Sa douleur, longtemps contenue, rompit les bornes où l’enfermaient sa volonté et sa raison. Elle se mit à délirer.

— Non, non, gémissait-elle en roulant sur l’épaule de Cyril sa tête échevelée ; non, je vous ai trompé, je ne puis m’élever si haut. Que m’importent l’au-delà, le ciel ? Sais-je seulement si je pourrai vous retrouver ? Si triste qu’il soit, ce monde, lorsque vous êtes avec moi, devient mon paradis. Restez encore quelques heures. Ne me dites plus rien. Que votre main soit dans la mienne, votre cœur près du mien, et ma joie sera telle que, peut-être, elle pourra me tuer. Alors vous m’abandonnerez et je reposerai tranquille. Mais ne me quittez pas ainsi vivante. Oh ! restez, restez avec moi !

Elle s’accrochait à lui, convulsivement, avec un regard horrible. Il était aussi pâle, aussi bouleversé qu’elle.

— Laurence, mon amie, mon enfant, murmura-t-il d’une voix tremblante, pardonnez-moi. J’ai été cruel pour vous, je le sais bien. Mais il fallait qu’entre nous tout fût dit. Je devais vous préparer au plus grand malheur, vous dicter toutes mes volontés, afin que vous soyez avec moi, toujours. Pourtant, je puis être épargné. Priez pour moi, espérez, et votre attente ne sera pas trompée.

Elle souffrait trop pour le croire ; mais elle comprit soudain le mal qu’elle lui faisait. Par pitié pour lui, elle réussit à feindre une confiance qu’elle n’avait point. Calmée, elle dit avec un sourire héroïque :

— C’est vrai, vous reviendrez, Cyril, je le sais, j’en suis sûre !

Elle le reconduisit jusqu’au seuil de la porte. Ils s’embrassèrent encore. Puis Cyril commença de descendre l’escalier. Appuyée à la rampe, Laurence regardait, sans une larme, ce beau visage, admirable lumière, qui, lentement, déclinait sur sa vie. Jusqu’au dernier moment, elle lui sourit, calme, sereine, réprimant avec force les cris déchirants de son cœur. Enfin, lorsque tout fut fini, lorsqu’elle eut refermé la porte, elle chancela comme au bord d’un abîme. Ses yeux, quoique grands ouverts, ne voyaient plus rien qu’une nuée informe. Et il lui sembla que son âme n’était plus qu’un faible souffle entre ses dents, tout prêt à s’exhaler. Elle eut soudain la conviction absolue qu’il lui suffirait de consentir à la mort pour cesser aussitôt d’exister. Mais si grand que fût son mal, elle souhaitait qu’il se prolongeât. De toute sa volonté, elle retenait impérieusement, passionnément, sa vie défaillante. Les promesses faites à Cyril l’enchaînaient à la terre. Il lui fallait les accomplir et sauver, dans ce grand désastre, l’honneur de son amour.

Elle descendit dans la rue et se dirigea vers Saint-Sulpice. En débouchant sur la place, elle aperçut un groupe compact qui stationnait devant la mairie. Tous les passants, se détournant de leur route, venaient grossir ce rassemblement d’où, par moments, une femme se détachait, s’enfuyait précipitamment, couvrant de ses mains son visage. Cette foule était calme et regardait silencieusement une petite affiche d’aspect inoffensif. Laurence, à son tour, s’en approcha et lut les deux lignes concises qui ordonnaient la mobilisation générale des armées de terre et de mer. Alors, pour la première fois depuis une semaine, ses larmes jaillirent. Elle s’éloigna, courbée en deux, les épaules secouées de sanglots. Elle entra dans l’église de Saint-Sulpice, s’arrêta près d’un confessionnal. Et là elle attendit, pleurant à fendre l’âme, que le moment fût venu de se réconcilier avec le Dieu que Cyril lui avait rendu et devant lequel il s’agenouillait aussi, dans une église voisine, à la même heure, sans qu’elle le sût.

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