La vivante paix
XIII
Où donc sont-ils allés ? On n’a rien à vous dire.Ceux qui s’en vont s’en vont.V. Hugo.
Dans l’après-midi, Laurence vit avec surprise une agitation fébrile s’emparer de toute sa famille. André sortait, rentrait à tout instant, commandait les lettres de deuil, réglait avec les pompes funèbres l’ordonnance des obsèques. Juliane, importante et affairée, télégraphiait, téléphonait, courait chez sa couturière, chez sa modiste, revenait en hâte pour dresser la liste des amis qui devaient être prévenus, s’inquiétait de n’oublier personne. Ursule l’aidait dans cette tâche, ressaisie peu à peu, malgré son chagrin, par les détails matériels de la vie. Indifférente à tout, Laurence ne vivait plus que pour pleurer et pour souffrir, sans vouloir quitter la chambre de son père. Elle restait au pied du lit, épiant avec attention cette figure impassible. Son immobilité, son silence lui étaient déjà familiers. Ce n’était pas la première fois qu’elle cherchait à comprendre un impénétrable secret. Maintenant que ces lèvres s’étaient fermées pour toujours, l’âme envolée lui échappait comme autrefois, pas davantage, et le mystère énorme de la mort ne lui semblait ni plus profond, ni plus horrible que celui de la vie.
Paul Dacellier devait être transporté à Sedan et inhumé dans le caveau de sa famille. Mais le service religieux fut célébré à Saint-François-Xavier. Malgré les prières d’Ursule, effrayée de sa prostration, Laurence voulut se traîner jusqu’à l’église. Dès l’entrée, elle défaillit, épouvantée par le formidable appareil du deuil et de la mort : les ornements sombres des prêtres, la nef tendue de noir, éclairée par la lueur des cierges, le catafalque énorme, écrasant de son poids la dépouille insensible qui, jamais plus, ne reverrait le beau soleil du monde. Bientôt, sur ce corps anéanti qui s’en retournait à la terre, les chants du rite catholique planèrent, implorant avec un effroi timide la pitié d’un Dieu vengeur. Ce furent d’abord l’Introït et le Kyrie qui, dans leur tristesse, gardaient encore un accent de confiance et de bénédiction. Puis le Dies iræ, implacable, évoqua les terreurs de l’enfer et du jugement dernier, arrachant à la paix du sépulcre un peuple d’ombres désolées, leur fermant toute issue, leur refusant toute espérance. Enfin, une voix qui semblait filtrer à travers les portes entr’ouvertes de l’éternité, s’éleva, douce et tremblante. La supplication du Pie Jesu sanglota longuement sous les voûtes, disant la détresse de l’âme solitaire tombée sans voile et sans défense entre les mains de Dieu. Laurence, torturée par ces chants, entendit à ce moment comme un appel qui, d’abord chuchoté à son oreille, vint retentir dans son cœur avec une violence affreuse. Son amour, sa pitié répondirent à ce cri pitoyable par un grand élan vers la mort. Impuissante, elle se débattait misérablement dans les liens de la vie, désirant les rompre pour rejoindre son père, plaider sa cause, l’assister, ou partager à jamais son supplice. Dans cette aspiration de tout son être vers l’éternité, ses forces lui manquèrent. Elle inclina sa tête sur l’épaule d’Ursule et la pria de l’emmener au plus vite, car elle craignait de s’évanouir. Elle eut encore la force d’ordonner par un signe impérieux à Juliane, à M. Hecquin, de ne pas la suivre. Et, se raidissant pour ne pas donner sa douleur en spectacle à tant d’indifférents, elle gagna furtivement, au bras d’Ursule, la porte de la sacristie.
La cérémonie s’acheva sans qu’elle reparût. M. Hecquin s’inquiéta de son absence. Mais déjà les personnes de la famille prenaient place au bout de l’église, attendant la foule des amis prêts à défiler. Pouvait-il se dérober aux poignées de main de ses honorables clients, venus tout exprès pour le saluer ? Il trouva bientôt le moyen de concilier ses devoirs sociaux avec sa conjugale anxiété. Ayant aperçu, derrière lui, son jeune cousin Cyril de Clet, il l’appela d’un signe, le pria d’aller voir ce que devenait sa femme, et si elle avait besoin de secours.
Le jeune homme, en entrant dans la sacristie, trouva Laurence assise près d’une grande table contre laquelle elle s’appuyait. Ursule, penchée sur son épaule, lui faisait respirer des sels. Elle ne parlait pas, ne bougeait pas. Par moments cependant, un bref sanglot soulevait sa poitrine, faisait trembler sa bouche. Son voile était levé. Sa tête pliait en arrière, entraînée par le poids du crêpe, et jamais Cyril n’avait lu une telle douleur sur un visage humain.
— Oh ! murmura Ursule tout éplorée, voyez dans quel état elle est, la pauvre enfant ! Et elle veut, malgré tout, prendre le train avec nous, tout à l’heure. Ce n’est pas possible. Voici trois nuits qu’elle passe sans sommeil, trois jours presque sans aliment. Elle ne pourra supporter le voyage. Dites-le-lui, monsieur, je vous en prie.
Dans son chagrin, la pauvre fille s’adressait à Cyril comme à un ami, et lui, violemment ému, se penchait vers Laurence, essayait de la convaincre, la suppliait de se laisser soigner. Elle l’écoutait vaguement, sans bien comprendre le sens de ses paroles, mais inconsciemment remuée par le timbre de sa voix chaude et affectueuse, par son regard plein de pitié. Si jalouse qu’elle fût de cacher ses douleurs, cette pitié ne la blessa pas, tant elle la sentit profonde, sincère et fraternelle. Plongée dans un rêve pénible, ignorant le lieu où elle était, si elle vivait encore, elle considérait en silence cette belle figure pathétique, inclinée sur son désespoir.
— Laurence, de grâce, écoutez-moi, gémissait Ursule. Vous ne pouvez faire ce voyage. D’ailleurs, à quoi bon partir maintenant. Le train de nuit peut vous amener demain à Sedan, assez à temps pour assister à l’inhumation. Vous aurez tout l’après-midi pour vous reposer, dormir un peu. Allons, ma chérie, c’est convenu, soyez raisonnable. Vous restez n’est-ce pas ? et je reste avec vous.
— Non ! balbutia Laurence avec effort, suivez… là-bas mon père… non, ne le quittez pas… qu’il vous ait avec lui… encore…; jusqu’au dernier moment… vous et le colonel Arêle… vous seuls l’avez aimé… vous deux seulement… et moi !…
Elle cédait cependant, consentait à rentrer chez elle, car elle se sentait trop malade pour lutter plus longtemps. Ursule, heureuse de sa docilité, voulut alors prévenir M. Hecquin. C’était à lui tout naturellement qu’incombait la tâche de rester auprès de sa femme et de l’accompagner la nuit dans son voyage. Mais Laurence refusa cette assistance.
— Non, dit-elle fermement, je ne veux personne. J’emmènerai ma femme de chambre, elle suffira. Que nul ne s’occupe de moi. Partez tous.
Ursule connaissait trop ce caractère pour oser insister. Soumise, elle s’en alla rejoindre la famille, après avoir confié sa cousine à Cyril qui s’était offert avec empressement pour la reconduire. Restés seuls tous deux, ils attendirent un moment dans la sacristie que les voitures de deuil se fussent éloignées. Puis, lorsque l’église fut vide, ils sortirent. Cyril, soutenant Laurence, la fit monter dans un fiacre qu’il avait appelé, et, donnant son adresse au cocher, il s’assit auprès d’elle. Prostrée sur les coussins, la jeune femme, vaincue par la fatigue, ne songeait plus à rien, ne souffrait presque plus. Cyril ne lui parlait pas respectant sa torpeur. Mais il s’occupait d’elle, arrangeait les plis de son voile, ouvrait la fenêtre afin qu’elle eût plus d’air, lui rendait son flacon de sels que ses mains défaillantes laissaient échapper. Il faisait tout cela simplement, avec un empressement calme. Même en un tel moment, sa présence étrangère ne semblait point importune à Laurence.
Lorsqu’il l’eut ramenée dans son studio, où tout de suite elle s’étendit en attendant que sa femme de chambre eût préparé son lit, il s’assit un moment près d’elle, regardant avec une tristesse profonde ce visage si affreusement ravagé par les larmes.
— M. Hecquin m’a prié de retenir un compartiment pour vous, dit-il. Je vais m’en occuper et je vous apporterai votre billet ce soir. Mais vraiment, il ne faut pas que vous assistiez demain à l’inhumation. C’est un moment si cruel !
Elle dit, avec le dur orgueil des désespérés :
— Je puis tout supporter.
— Non, vous ne pouvez pas, reprit-il avec douceur. Le coup le plus terrible est porté, c’est vrai, mais il vous a laissée plus que jamais faible et vulnérable. On supporte le premier choc du malheur, on se raidit au moment où la foudre tombe ; et puis, brusquement, il suffit, vous le savez, d’un chant désolé pour briser tout notre courage.
Elle écoutait, étonnée qu’un être si jeune pût avoir déjà une telle science de la douleur. Et elle eut tout à coup la vision funèbre du spectacle qui l’attendait le lendemain : le cimetière, la tombe ouverte, le cercueil dépouillé, descendu par des cordes dans ce trou béant, la dalle, retombant pour jamais sur l’être qu’elle avait tant aimé. Un frisson d’effroi secoua ses épaules et, au même instant, Cyril tressaillit légèrement, comme s’il avait lu dans ses pensées, vu ce qu’elle voyait.
— Ah ! dit-il avec une intense émotion, vous sentez bien, n’est-ce pas, que vous ne pourrez pas supporter cela ? Il ne faut pas que vous alliez demain jusqu’au cimetière. Ce n’est pas un manque de fidélité, croyez-le. Il est permis de ménager parfois son propre cœur. Dites-moi que vous n’irez pas.
Elle fut touchée de cette sollicitude délicate et pressante. Elle lui céda comme à un ami cher et sage, promit ce qu’il lui demandait.
Lorsqu’il l’eut quittée, elle se mit au lit et aussitôt s’endormit d’un sommeil de plomb. Elle ne s’éveilla qu’à cinq heures du soir, sonna sa femme de chambre et apprit que la comtesse de Clet, la mère de Cyril, l’attendait depuis trois quarts d’heure au salon, mais n’avait pas voulu qu’on la prévînt de sa présence. Laurence fut heureuse de cette visite : car maintenant que le sommeil avait réparé ses forces, que la source de ses larmes était tarie, qu’elle se retrouvait vivante, le cœur sec et horriblement vide, sa douleur lui semblait plus que jamais impossible à supporter. Et elle éprouvait une sensation d’étouffement, de morne terreur qu’accroissait encore la tombée de la nuit. Elle fit allumer toutes les lumières, s’habilla en hâte et, désireuse d’échapper à la solitude, courut au salon rejoindre Mme de Clet. Comme elle s’excusait de l’avoir fait attendre, la visiteuse, lui serrant les mains, protesta avec un accent de chaude sympathie :
— Je ne trouvais pas le temps long, au contraire. J’étais si heureuse de penser que vous dormiez, que pour un moment vous ne souffriez plus !
Très grande, mince, les cheveux tout blancs, mais l’allure jeune encore et infiniment élégante, elle avait les mêmes traits que Cyril, les mêmes yeux clairs et profonds, et elle attachait sur Laurence un regard exactement semblable à celui qui l’avait émue le matin : regard de pitié sérieuse, intelligente et désolée.
— Je vous apporte les places que mon fils a retenues pour vous, reprit Mme de Clet en s’asseyant. Il n’a pu revenir lui-même, car il a été appelé par dépêche auprès d’un ami de passage à Paris. J’ai voulu vous attendre, parce qu’il ne m’aurait pas pardonné de ne pas lui donner ce soir de vos nouvelles. Votre grand chagrin l’a vivement touché. Si vous saviez avec quelle émotion il m’a parlé de vous !
— Vous voudrez bien le remercier, dit Laurence un peu surprise. Je n’oublierai pas ce qu’il a fait pour moi ce matin. Le meilleur de mes amis n’aurait pu me témoigner plus d’intérêt, ni compassion plus délicate.
— Cyril est la bonté même, s’écria Mme de Clet dont le front, tout à coup, rayonna d’orgueil. Nul être n’est plus sensible à la douleur des autres et il aime à se dépenser autour de ceux qui souffrent. Tout jeune, il a vu de près le malheur, car j’ai passé par bien des épreuves, mais il était déjà mon appui. Je n’avais que lui, je lui confiais mes soucis, mes déboires, mes inquiétudes. Il savait me consoler, me rassurer. Il me raisonnait avec tant de tendresse, une sagesse si étonnante ! Aussi, malgré toutes les tempêtes qui ont soufflé sur ma vie, je n’ai pas le droit de me plaindre, puisque je possède un tel fils.
Elle s’interrompit, confuse, et rougit comme une jeune fille. Laurence, qui en ce moment avait un immense besoin de s’oublier, de s’intéresser à n’importe quoi, l’écoutait avec sympathie. Un sentiment profond la touchait toujours et elle admirait sincèrement ce grand amour maternel. Rassurée par son regard bienveillant, Mme de Clet reprit avec abandon :
— Au reste, vous le connaîtrez vite, mon Cyril, car vous nous permettrez bien, je pense, de revenir souvent vous voir ? Mon fils le désire comme moi. Je sais que votre deuil vous tiendra plus que jamais à l’écart du monde, mais nous sommes parents par M. Hecquin et vous nous feriez tant de peine en nous considérant comme des étrangers !
— Non vraiment, je ne le pourrai plus après ce que vous avez fait pour moi, dit Laurence, réchauffée malgré elle par le contact de cette nature franche et affectueuse.
Elle éprouvait en général une vive défiance pour tous ceux dont l’abord est facile, les manières expansives, car elle savait quel abîme de sécheresse, d’égoïsme, cachaient l’amabilité empressée de Juliane, les grâces câlines de Lætitia Heller. Mais dans la cordialité des de Clet, on sentait, sans pouvoir s’y tromper, l’accent du cœur, l’élan spontané de la charité. Laurence, ayant reconduit sa visiteuse, grava dans sa mémoire fidèle le souvenir de ces deux êtres qui, l’ayant trouvée seule et abandonnée à l’heure la plus dure de la vie, avaient su toucher sa blessure sans lui faire aucun mal.