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La vivante paix

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XIV

Tu m’as laissée, ô père, sur le rivage, comme une nef solitaire, sans avirons marins !

Sophocle.

Selon la promesse qu’elle avait faite à Cyril, Laurence n’assista pas le lendemain à l’enterrement. Mais, tandis que M. Hecquin, Juliane, André, le colonel Arêle repartaient pour Paris, elle s’attarda durant une semaine à Sedan avec Ursule. Celle-ci l’aidait à retrouver, dans la grande demeure familiale qui s’était rouverte pour elles, l’ombre de Paul Dacellier. Témoin de sa jeunesse, première confidente de sa vocation militaire, la pieuse fille pouvait encore, après un si long temps, répéter mot pour mot tout ce qu’il lui disait jadis, lorsqu’il lui avouait ses grands espoirs. Et Laurence ne cessait de pleurer, lorsqu’elle comparait les rêves admirables de cet enfant avec la destinée mesquine et dérisoire qui lui était échue. Pour être vraiment grand aux yeux des hommes et à ses propres yeux, il n’avait manqué à ce suicidé que l’occasion du sacrifice. Vainement, durant des années, il avait attendu son heure, toujours prêt à partir, toujours prêt à mourir, toujours offert et toujours immolé. Jamais la France n’avait fait appel à son courage. La guerre n’était point venue délivrer son âme des liens pesants de l’inaction. Il avait vieilli tristement sans honneur, serviteur inutile, cœur de héros auquel rien d’héroïque n’avait été demandé. L’inexorable refus, que le sort opposait à son désir, peu à peu l’avait rendu fou. Son ardeur, qui ne trouvait point à se dépenser dans quelque dévouement sublime, s’était retournée contre lui, ruinant son bonheur et sa vie. Et son sang enfin avait coulé, non pour un but sacré, non pour une grande cause, mais misérablement sous ses mains homicides.

Le colonel avait, par son testament, légué sa maison de Sedan à Laurence. Ursule lui demanda la permission d’y achever sa vie. Et la jeune femme ne put la décider à venir s’installer avec elle.

— Non, vraiment, ma chérie, lui dit-elle. Je n’ai plus rien à faire à Paris. Je m’y sentirais triste et désemparée. Le bonheur de vous être utile aurait seul pu m’y retenir, mais ma tâche auprès de vous est achevée. Votre sort ne m’inspire plus d’inquiétude. Je vous laisse avec un mari qui vous adore, entourée d’une famille charmante et dévouée. Car, grâce à Dieu, sous l’influence de sa femme qui vous aime comme une sœur, votre frère à su vous apprécier enfin, et son foyer est devenu pour vous un second foyer.

Dans sa naïveté, Ursule se laissait entièrement tromper par les apparences. Elle appelait : affection de sœur, la politesse mondaine et glacée de Juliane ; grand amour, la servilité timide de M. Hecquin. Laurence ne chercha pas à la détromper. Elle ne lui dit pas qu’elle avait encore besoin de sa tendresse et ne trouvait d’appui que dans son humble cœur. Trop fière pour réclamer jamais de personne aucun secours, elle murmura simplement, cachant sa peine :

— Ursule, vous serez bien seule !

— Seule, mais non, chérie, moins que partout ailleurs. Ici, j’aurai autour de moi tous mes souvenirs. J’irai, comme autrefois, visiter les pauvres, les malades. Je tâcherai de faire un peu de bien pour acheter la rédemption de votre père.

Pour cette âme pieuse et tendre, la mort ne rompait pas les liens des affections humaines. Le colonel disparu lui restait présent. Elle pouvait encore le servir, se dévouer à lui, et refaisait sa vie dans la prière, le regret et le sacrifice. Laurence enviait ce chagrin, doux et plein d’espérance. Pour elle, la douleur n’avait pas de sens. Elle était comme ces êtres qui, trouvant un jour leur maison, leur ville détruites, persistent à errer tristement au milieu des ruines, sans songer à chercher un autre abri.

Quand, après un court séjour à Paris, Ursule la quitta définitivement pour retourner à Sedan, son désespoir s’accrut encore. Pour fuir sa maison, ses souvenirs et l’obsession d’une même pensée, elle sortait presque chaque jour, de préférence lorsqu’il pleuvait, car le soleil lui faisait mal. Elle marchait longtemps sous l’averse, puis, lorsqu’elle était fatiguée, entrait dans une église, le plus souvent à Notre-Dame ou à Saint-Germain-l’Auxerrois. Bien qu’elle n’y priât pas, elle les trouvait accueillantes et douces. La maison de Dieu est un lieu d’asile, ouvert à tous, aussi hospitalier pour l’athée que pour le croyant. C’est le seul endroit où tout affligé puisse se réfugier, s’oublier, pleurer en toute liberté sans craindre d’exciter l’étonnement ou la curiosité publique. Prostrée dans une chapelle obscure, Laurence s’y attardait jusqu’à l’heure de la fermeture. Elle sortait à regret, hésitait longtemps encore avant de se décider à reprendre le chemin du retour. Rien ne l’attirait vers sa demeure. Nul être ne l’y attendait, guettant anxieusement son coup de sonnette, s’inquiétant d’un retard imprévu. Elle n’avait plus sur la terre aucune attache, aucun devoir, aucune entrave d’amour.

Lorsque le printemps revint, sa douleur changea de nature, prit la forme de l’accablement. Ne pouvant supporter l’aspect du ciel radieux, la douceur cruelle de l’air, elle ne sortait plus. Tout mouvement, toute action, toute parole lui coûtait un effort. Bientôt elle ne quitta plus son lit. Elle y dépérissait dans un ennui mortel et les médecins ne parvenaient pas à combattre la lente consomption qui la dévorait.

Juliane, en cette circonstance, se montra, comme à son ordinaire, parfaitement polie. Tous les jours, par tous les temps, elle venait passer un court moment auprès de sa belle-sœur. Aucune obligation mondaine, aucun plaisir ne pouvaient la détourner de ce devoir. Elle le faisait remarquer bien haut la première et, tout en s’admirant, elle prodiguait à la malade des encouragements, des conseils inutiles, toujours gracieuse et froide, aimable et sans pitié.

Pas plus que Juliane, Edith Albertaud ne comprenait le chagrin de Laurence. Le temps, le mariage avaient fait, de cette jeune fille au cœur délicat, la plus douce, mais la plus médiocre des bourgeoises. Elle considérait d’ailleurs la mort du colonel comme une délivrance pour son amie et lorsqu’elle venait la voir, après quelques vagues condoléances, elle ne lui parlait que de ses soucis pécuniaires, de son ménage ou du fils longtemps attendu qu’elle venait de mettre au monde.

Plus tendres, les Arêle s’occupaient de Laurence avec un inlassable dévouement. Le colonel, chaque semaine, venait de Morgins passer une journée avec elle. Mme Arêle, toujours cloîtrée dans sa demeure, de loin, par lettres, l’entourait d’une sollicitude maternelle. Tous deux, avec raison, s’inquiétaient bien moins de sa maladie que de sa misère morale, de son cœur désolé. Mais, pour que leur affection lui fût vraiment douce, il eût fallu qu’elle partageât leur foi. Les questions religieuses creusaient entre elle et eux un abîme. Ils avaient beau lui représenter la nécessité de prier pour l’être qu’elle pleurait et qu’ils croyaient soumis à une longue expiation : Laurence cherchait à repousser cette pensée qui l’accablait de douleur. Rendus inflexibles par la force de leur conviction, ses amis l’y ramenaient malgré elle. En dépit de leur charité, ils torturaient la pauvre âme qu’ils voulaient éclairer.

Trop malheureuse pour être juste, Laurence les accusa d’insensibilité. Elle déclara que les visites la fatiguaient, ferma sa porte au colonel Arêle et parvint même à décourager l’empressement de Juliane. Elle ne put se débarrasser si aisément de son mari.

Celui-ci, depuis qu’elle était malade, lui témoignait un intérêt inattendu. Absent toute la journée, il téléphonait deux ou trois fois pour demander de ses nouvelles. Il dînait au pied de son lit et, le repas achevé, luttait courageusement contre le sommeil pour lui tenir compagnie. Sa conversation excédait la jeune femme, car les grands problèmes de la vie et de la mort, qui seuls l’occupaient, inquiétaient peu cet homme pratique. L’avenir de la Russie était pour le moment sa seule préoccupation. Chaque soir, il prédisait à sa femme la ruine de l’empire des tsars. Distraite, elle le laissait parler sans lui répondre. Le banquier finit par s’irriter de ce dédain superbe.

— Je vois, ma chère enfant, lui dit-il avec une amertume qui la surprit beaucoup, je vois que tous mes pronostics vous paraissent incroyables ou fort exagérés. Pourtant, je ne vous exprime pas, soyez-en sûre, une opinion toute personnelle et préconçue. Pas plus tard qu’hier, je rencontrai à la Bourse un ami qui, revenant de Russie où il a passé cinq ans, a pu me donner sur ce malheureux pays des renseignements authentiques. Ses prévisions corroborent absolument les miennes. Il attend comme moi une révolution inéluctable. Si je m’inquiète si fort de tout cela, sachez-le, mon enfant, c’est à cause de vous. J’ai su mettre en garde tous mes clients contre un danger que je pressens depuis longtemps. Mais vous avez dans votre portefeuille trois cent mille francs de titres russes, soit le cinquième de votre fortune totale. C’est trop, beaucoup trop. Un gouvernement révolutionnaire peut renier sa dette et il ne vous restera dans les mains qu’une liasse de papiers sans valeur.

— Bah ! dit Laurence indifférente, je serai toujours assez riche.

M. Hecquin leva les bras au ciel.

— Assez riche ! s’écria-t-il avec un accent de tendre indulgence. Une femme qui, comme vous, ignore absolument la valeur de l’argent, ne sera jamais assez riche. Quand je vous aurai quittée, vous serez étonnée de vous trouver souvent gênée. Au reste, je ne voudrais pour rien au monde exercer sur vous la moindre pression. Mon devoir est de veiller sur votre fortune comme sur votre personne et de vous avertir de tout danger. Or, je vous le répète, l’avenir est noir, vos consolidés russes sont en bonne posture, le moment me semble bien choisi pour les réaliser.

— Eh bien ! c’est entendu, vous avez raison, vendez-les, dit Laurence que cette question ennuyait mortellement.

— Moi, les vendre ? mais ma chère, je ne le peux pas, s’exclama M. Hecquin, fort surpris. Je puis tout juste toucher les chèques que vous me signez chaque mois. Là s’arrêtent mes droits. Je n’ai pas qualité, bien qu’étant votre époux, pour agir en votre nom.

Le colonel, en effet, avait exigé que le contrat de sa fille fût fait sous le régime de la séparation de biens et Laurence crut discerner dans ces paroles un muet reproche.

— Vous savez bien, dit-elle timidement en tendant la main à son mari, que j’ai toute confiance en vous.

M. Hecquin soupira :

— Je l’espère, ma chère Laurence !

Ces quelques mots exprimaient un doute qui émut la jeune femme. Elle éprouva soudain comme un remords, en songeant aux affronts que son père et elle n’avaient jamais cessé d’infliger à M. Hecquin. Aussi, bien que le colonel lui eût recommandé de ne rien changer à la composition de son portefeuille, résolut-elle de suivre les conseils de son mari, espérant ainsi le flatter et réparer un peu ses torts envers lui.

— Je ne suis pas en état de m’occuper de mes affaires, dit-elle. N’y aurait-il pas un moyen qui me permettrait de remettre entre vos mains tous mes intérêts ? C’est ma volonté formelle, ajouta-t-elle, le voyant hésiter.

M. Hecquin sourit d’un air heureux.

— Rien de plus simple, puisque vous le voulez, dit-il. Vous n’avez qu’à me signer par devant notaire une procuration générale qui me donnera le droit d’agir en votre nom. Bien entendu, je n’userai de cette latitude qu’après avoir soumis à votre approbation toutes les opérations que je jugerai nécessaires. Et vous reprendrez cette procuration dès que votre santé s’améliorera.

— A quoi bon ? je serai toujours trop contente de ne plus m’occuper de rien, affirma Laurence.

Le lendemain, M. Hecquin revint déjeuner et prévint sa femme que, pour lui épargner toute fatigue, il avait, le matin même, convoqué son notaire qui devait venir à deux heures de l’après-midi. Laurence fut un peu étonnée de cette précipitation. Le banquier lui exposa de nouveau les raisons qui le poussaient à réaliser au plus vite les titres russes. Heureuse de terminer cette affaire, elle signa avec empressement la procuration que lui présenta le notaire et qu’elle ne voulut même pas lire, malgré l’insistance de M. Hecquin. Toute sa fortune, selon le désir du colonel, avait été déposée en compte ouvert au Crédit universel. Il fut convenu que, pour plus de facilité, son mari la retirerait pour la mettre dans un coffre à la même banque. Laurence approuva cette combinaison sans essayer d’en comprendre les avantages. M. Hecquin parut charmé de sa docilité. Dès lors il se montra plus gai, plus communicatif. La jeune femme se réjouit sincèrement d’avoir pu lui accorder, à défaut d’un amour impossible, cette preuve d’estime et d’absolue confiance.

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