La vivante paix
XV
Les gens réservés ont souvent plus besoin que les gens expansifs d’entendre parler ouvertement de leurs sentiments et de leurs douleurs. Le plus stoïque est homme après tout, et se précipiter avec hardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c’est souvent lui rendre le plus grand des services.
Currer-Bell.
Durant des mois, Laurence languit encore à demi privée de son âme qui, détachée de tout, morte au monde, flottait entre le ciel et la terre, tantôt prostrée sur une tombe, tantôt tournée vers l’infini, scrutant avec une curiosité avide le mystère de l’éternité. Peu à peu cependant, elle se lassa de cette vaine recherche. Au sortir des régions funèbres où elle avait contemplé tant d’épouvantables visions et d’effrayants fantômes, les images de la vie, de nouveau, lui parurent douces. Elle redevint sensible au rythme d’une belle phrase, rouvrit les livres qu’elle avait délaissés et, bientôt, recommença à se lever. Elle persistait à se confiner dans son appartement. Son mari la pressait vainement de partir pour la campagne ou la mer, elle s’y refusait obstinément, car elle s’indignait de revivre après un tel malheur.
Un après-midi, sa femme de chambre vint l’avertir qu’une personne inconnue la demandait, insistait pour être reçue, sans vouloir dire son nom. Après un instant d’hésitation, Laurence, intriguée par ce mystère, donna ordre d’introduire la visiteuse. Sa surprise s’accrut lorsqu’elle vit entrer dans son bureau une dame corpulente, empanachée, couverte de bijoux, dont les traits, ni la silhouette, ne lui rappelaient rien.
— Hé ! quoi, mignonne, Laurence, enfant, petite, m’avez-vous oubliée, ai-je eu tort de venir ? s’écria l’étrangère.
Cette voix haute, métallique, dure, malgré ses intonations caressantes, avait eu autrefois trop d’empire sur Laurence pour qu’elle méconnût plus longtemps Mme Heller. Celle-ci l’embrassa plusieurs fois avec effusion, puis s’installa sur le divan.
— Chère petite amie, quel bonheur de se retrouver, dit-elle en portant sans cesse la main à son lourd collier de perles. Vous m’aimiez bien autrefois, moi aussi. Je ne vous ai pas oubliée. Edith me parlait très souvent de vous. Je la vois toujours, vous savez, oh ! naturellement en cachette de son mari qui ne peut me souffrir. Elle m’a bien des fois affirmé que ma visite vous ferait plaisir. C’est pourquoi je suis venue.
Laurence regardait avec mélancolie l’idole de sa jeunesse, et ne la reconnaissait pas. Trois ans avaient suffi pour faire de Mme Heller une matrone épaisse, encore désirable, mais entièrement privée du charme souverain que tout Fontainebleau jalousait. Son corps alourdi, sanglé dans un corset rigide, avait perdu sa mollesse voluptueuse. Dans le visage empâté de graisse, seuls les yeux et les dents restaient admirables, le teint enluminé n’avait plus sa fraîcheur de rose, le nez s’épatait, vulgaire, au-dessus de la bouche, dont les lignes divines s’écrasaient dans la bouffissure des joues et du double menton.
Sans remarquer la stupeur de Laurence, Lætitia lui parlait de sa voix coupante. Elle avait appris par Edith la mort de Paul Dacellier, le mariage de la jeune femme ; elle lui adressa sur le même ton ses félicitations et ses condoléances.
Visiblement, ces deux événements lui semblaient également heureux. Connaissant le caractère intraitable du colonel, elle n’imaginait pas un instant que ce tyran ait pu inspirer à sa fille une affection profonde, ni lui laisser des regrets déchirants.
Au reste, les joies et les chagrins d’autrui touchaient fort peu Mme Heller. Ses propres aventures, ses intrigues, sa belle vie, lui paraissaient seules dignes d’intéresser le monde. Elle fut enchantée de pouvoir révéler à Laurence mariée tout ce qu’elle avait dû jadis cacher à la jeune fille. Elle se mit donc à lui raconter avec complaisance les débuts de sa liaison avec le comte de Sérannes, leurs rendez-vous, leurs ruses, leurs imprudences, puis enfin leur fuite et leur installation à Paris, dans un hôtel de la rue de Varenne que le jeune comte avait acheté pour elle. Là cet amant, passionnément épris, pensait mener une existence retirée, embellie par les seules délices de l’amour. Tel n’était point le rêve de sa froide maîtresse ; elle ne songeait qu’à jouir largement de la fortune qui venait de lui être offerte. Tout de suite, elle s’était lancée dans un tourbillon de plaisirs, dédaignant la tendresse idolâtre d’un homme pourtant jeune, spirituel et beau.
Lassé de ses caprices, le comte de Sérannes venait de l’abandonner, non sans lui laisser en toute propriété, avec des bijoux de haut prix, l’hôtel de la rue de Varenne. Mme Heller comptait vendre cet immeuble, et désirait prendre les conseils de M. Hecquin. Laurence dut lui promettre de la mettre en rapport avec son mari. Rêveuse, elle écoutait cette femme, jadis si séduisante, qui, créée pour inspirer les plus belles passions, avait stupidement déshonoré l’amour. Mais la pauvre Lætitia ne comprit point la désapprobation muette qu’exprimait pourtant clairement le beau regard fixé sur elle. Ayant avantageusement vendu son corps inestimable, elle éprouvait la satisfaction tranquille d’une honnête commerçante qui a bien réussi dans ses affaires. Comparant son aisance à la situation gênée d’Edith, elle la blâmait ironiquement d’avoir fait un mariage peu brillant. Sans pudeur, sans remords, elle riait bien haut de cette destinée manquée par sa faute.
Au reste, la coquette ne soupçonnait même pas sa déchéance physique. En quittant Laurence elle lui révéla son aveuglement :
— Vous avez maigri, chérie, lui dit-elle avec son insouciante légèreté. Je sais que vous venez d’être malade. Rien de grave sans doute ? Mais soignez-vous, vous êtes très changée. Et moi ? Comment me trouvez-vous ? Toujours la même, n’est-ce pas ? Un peu engraissée. C’est une chose nécessaire quand on atteint un certain âge. C’est le seul moyen d’éviter les rides et de conserver sa jeunesse.
— Vous êtes toujours adorable, lui dit Laurence avec bonté.
Cette décevante entrevue accrut encore sa misanthropie. M. Hecquin s’en affligea. Il s’inquiétait maintenant beaucoup de la voir toujours seule. Un soir il parut tout joyeux de lui annoncer pour le lendemain la visite de son jeune cousin.
Le banquier paraissait aimer beaucoup Cyril de Clet. Il parlait aussi avec admiration de la comtesse de Clet qui, presque entièrement ruinée par son mari et restée veuve de bonne heure, avait dû travailler pour élever son fils. Parent éloigné, par sa mère, de cette vaillante femme, M. Hecquin, après l’avoir perdue de vue pendant quelques années, ne l’avait retrouvée qu’au moment où Cyril venait de terminer ses études et de sortir, dans un très bon rang, de l’Ecole des Chartes. Le banquier s’était attaché à lui. Pour lui permettre de suivre sa vocation littéraire, il gérait ses modestes capitaux, les faisait valoir habilement et parvenait à lui servir des intérêts de vingt à trente pour cent. Cyril pouvait ainsi travailler en paix, sans s’inquiéter du pain quotidien.
Laurence n’oubliait point avec quelle délicate charité le jeune poète l’avait secourue dans sa détresse. Elle promit donc de le recevoir, car elle désirait à la fois lui prouver sa reconnaissance et complaire à son mari dont elle commençait à apprécier la bonté.
Sa journée du lendemain fut mauvaise. Sans raison, son chagrin, un instant apaisé, reprit toute sa violence. Cyril la surprit en plein accablement. Malgré l’intérêt qu’il lui inspirait, elle eut peur de cet être jeune qui, bien qu’il eût souffert, n’avait pas, comme elle, perdu toute espérance et ne pouvait pas la comprendre. Redoutant les paroles banales ou maladroites qu’il allait certainement lui dire, elle l’accueillit froidement, répondant avec une contrainte visible aux questions courtoises qu’il lui posait sur sa santé. Pourtant, quand ses yeux rencontraient le regard du jeune homme, elle sentait son cœur rigide et comme évanoui sursauter faiblement, car c’était là un regard qui savait lire au delà de l’apparence, déchiffrer les arcanes cachés de la pensée, un regard gênant comme une lumière trop vive.
Pour ce poète, en effet, l’âme humaine avait peu de mystère, étant l’objet de sa constante étude. Il savait que, pour obtenir sa confiance, il faut l’observer non point avec la curiosité sèche du savant ou de l’analyste, mais avec la charité indulgente de l’ami. C’est pourquoi il abordait tout être avec cette sympathie chaleureuse dont Laurence avait éprouvé la douceur. Déjà, elle n’était plus pour lui une étrangère. Dès leur première rencontre, il avait remarqué ce visage marqué au sceau de la douleur. Ce signe l’avait tout d’abord attiré vers elle, forçant sa sympathie. Puis il avait entendu M. Hecquin parler du caractère triste, fier et sauvage de sa femme ; il l’avait vue malheureuse et il savait qu’elle ne se consolait pas. Maintenant, il regardait le cadre où elle passait ses journées : une grande bibliothèque, quelques sièges, un divan bas où gisait sur les coussins, près d’elle, un volume entr’ouvert. Devant la fenêtre, un immense bureau encombré de papiers. Ce décor sévère, nullement féminin, révélait une vie recueillie, toute spirituelle. Cyril s’y trouvait à l’aise. Le silence de Laurence, sa froideur même avaient pour lui du charme. Il ne voyait dans son attitude contrainte que la réserve de la créature solitaire, habituée à se passer des hommes. Il voulait trouver le chemin de ce cœur farouche et ce n’était point après tout si difficile. L’être humain est sans défense contre l’être humain son semblable, car il l’aime profondément, bien qu’il ait peur de lui, bien qu’il s’en défie. Il ne désire que son approbation, son estime, ses consolations, son amour.
Il y avait sur une petite table, à côté de Laurence, une photographie de Paul Dacellier, en uniforme d’officier d’état-major. Le jeune poète l’aperçut et, se penchant un peu, se mit à l’examiner avec un intérêt grave et respectueux.
— C’est le meilleur portrait qui ait été fait de mon père, murmura Laurence en rougissant violemment. Bien qu’il soit un peu ancien, je l’aime plus que tous les autres.
Cyril prit entre ses mains l’étroite image et la considéra plus attentivement encore.
— Je n’ai vu qu’une fois le colonel, dit-il, mais je le reconnais. On ne peut oublier ce visage admirable et si fier. Oui, la ressemblance est frappante : c’est bien la bouche amère et triste… l’emportement de la narine… Pourtant le portrait ne peut rendre la beauté du regard qui m’avait tant frappé. C’était un regard émouvant, celui du chef et de l’entraîneur d’hommes, un regard à la fois impérieux, scrutateur et rêveur qui vous entrait dans le cœur comme un couteau, et puis se détournait, s’envolait au delà du monde pour contempler des choses infinies : la victoire, la gloire, je pense. Votre père devait n’être occupé que d’elles.
Laurence écoutait, cherchant à dominer cette irrésistible émotion qui lui arrachait malgré elle, — oh ! après quelles luttes, — de rares larmes, arrêtées au bord des paupières et sévèrement réprimées. Peu d’êtres sur la terre avaient compris son père. Le colonel Arêle et Ursule seuls, après sa mort, avaient su parler de lui avec amour. Son fils, Juliane, M. Hecquin s’étaient tus, lui refusant ces éloges que nous devons à tous les disparus. Sur chaque tombe, il y a quelque chose à dire, des honneurs à rendre à celui qui n’est plus, et que recueille, comme une consolation suprême, le cœur que sa perte a brisé. Mais la mémoire de Paul Dacellier n’avait reçu que de rares hommages, peu de couronnes. Laurence, bien souvent, s’était étonnée que quelqu’un d’aussi noble ait pu, dans la vie et la mort, rester à ce point méconnu. Cyril avait à peine vu le colonel. Pourtant il en parlait avec une sorte d’enthousiasme. Il avait admiré ce visage si beau pour les yeux de Laurence. Elle eût voulu le remercier et ne trouvait aucune parole, tant sa surprise était profonde.
— J’ai pu causer un instant avec le colonel, le jour de votre mariage, reprit Cyril. Il m’est apparu comme le type parfait de l’officier, type admirable, mais injustement méconnu de nos jours et voué à la plus grande infortune. Créé en effet pour être l’homme d’action par excellence, il se trouve condamné à rester l’homme chimérique et rêveur que nul ne comprend plus. Le poète même, autrefois si bafoué, est plus respecté que lui, trop respecté, car l’hommage de la foule n’est désirable pour personne. Mais l’officier, tourmenté d’héroïsme, alors que nul ici-bas n’est plus héroïque, semble un illuminé, un fou. Il aime la guerre, le sacrifice, la mort ; il déteste les ennemis, les étrangers, alors que nous voulons adorer toute l’humanité, alors que nous ne glorifions que la paix et la vie. De tout cela, le colonel a dû beaucoup souffrir. Je m’explique l’amertume de ses paroles lorsqu’il me dit que sa carrière était la plus dure qu’on pût choisir.
Ah ! combien cette louange, si juste, si sincère, était douce au cœur de Laurence. Il lui semblait merveilleux que Cyril, en si peu de temps, ait pu comprendre ainsi son père, pénétrer entièrement une âme restée secrète pour la plupart des hommes. Sa défiance s’était évanouie. Elle voulut que le jeune poète connût mieux encore celui qu’il avait admiré. Elle se mit à lui parler comme à un ami. Elle lui conta toute la vie du colonel. Elle dit comment la haine d’un misérable l’avait réduit à l’oisiveté, brisant sa carrière et son cœur. Elle dit sa longue agonie. Cyril l’écoutait en silence. Soudain, les yeux de Laurence se remplirent de larmes, un flot de sang empourpra ses joues :
— Vous ne savez pas, dit-elle avec un sanglot, vous ne savez pas que mon père s’est tué ?
Pourquoi révélait-elle à un étranger ce tragique secret ? Voulait-elle tenter une dernière expérience, réclamer une fois encore un secours humain ? Cédait-elle au désir de revoir, une fois encore, sur le visage du poète, l’expression de pitié si profonde qui, un jour, lui avait été douce ? Son attente ne fut pas trompée. Son cri, son aveu firent pâlir Cyril, changeant sa belle figure. Dans un mouvement d’irrésistible affection, il lui saisit la main. Mais il ne disait rien ; avant d’oser la plaindre, il prenait en lui sa douleur, s’efforçait de souffrir ce qu’elle avait souffert. Et il semblait défaillir d’émotion tandis qu’à voix basse, entrecoupée, elle évoquait la mort de Paul Dacellier.
— Il n’y a pas de consolation pour moi, murmura-t-elle en finissant son récit, vous devez le comprendre, ni sur la terre, ni au delà.
— Il y a Dieu pourtant, dit-il.
Elle eut un rire désespéré.
— Si je croyais en lui, je ne pourrais plus vivre, s’écria-t-elle avec violence. Le Dieu des catholiques est un juge implacable. Si j’admets son existence, je dois croire que mon père est perdu pour l’éternité, puisqu’il a enfreint le plus grand commandement qui nous ait été donné, puisqu’il a commis l’acte de révolte suprême.
— Oui, mais dans un accès de délire, sans savoir ce qu’il faisait, dit doucement Cyril. Qui pourrait le condamner ? Vous ne songez pas assez à la miséricorde de Dieu, à son amour pour nous. Nul ne connaît le mystère de la dernière heure. C’est le moment où la sollicitation divine se fait irrésistible. J’imagine qu’alors l’âme est assistée par toutes les prières des saints, des prêtres, des religieuses qui l’aident à opérer sa réconciliation suprême et allègent sa dette. D’ailleurs, elle n’est point vraiment pauvre, si elle peut offrir pour son salut, à défaut d’autres mérites, une grande douleur, et votre père avait beaucoup souffert.
— Sans résignation, sans amour, dans une perpétuelle révolte, objecta Laurence.
— Qu’en savez-vous ? reprit Cyril avec une autorité grandissante. Il vous l’a dit peut-être. Mais quel est le malheureux qui n’ait pas, pour la croix qui l’accable, une certaine tendresse ? Presque tous les infortunés, même lorsqu’ils se croient athées, souffrent mystiquement, adorant, comme les chrétiens, leur martyre. Vous-même, — il hésitait, car il ne savait pas si elle pourrait le comprendre, — n’avez-vous pas éprouvé, dans vos pires épreuves, une certaine pitié pour les heureux ? Si cela était, vous auriez, malgré vous, reconnu la sainteté de la douleur et son utilité.
Laurence était devenue toute pâle, car ces paroles lui révélaient le mystère de son propre cœur. Jamais, en effet, quelle que fût sa peine, elle n’avait envié les heureux du monde ; au contraire, elle les plaignait. Elle avait pitié de Juliane, de son frère, de Gaston Noret. Il lui semblait évident qu’ils perdaient leur vie puisqu’ils ne souffraient pas. Peut-être son père avait-il partagé cette conviction. Peut-être sa révolte apparente cachait-elle une sublime et secrète résignation. Peut-être ses longs tourments l’avaient-ils purifié, préparé à paraître devant son juge.
Elle accueillit passionnément cette espérance, s’étonnant que ce fût Cyril qui la lui rendît. Elle observait curieusement cet inconnu qui la comprenait mieux qu’un ami, cet être jeune qui semblait savoir tant de choses. Elle demanda timidement :
— Est-ce que vous avez la foi ?
Il tressaillit. Son regard exprima tout à coup une humilité déchirante.
— J’espère la retrouver un jour tout à fait, murmura-t-il tristement.
Laurence se sentait extrêmement troublée. Ainsi la religion catholique n’était point pour Cyril, comme pour André Dacellier, Gaston Noret, tant d’autres, une chose méprisable, un système insoutenable, suranné, ridicule, bon tout au plus à bercer quelques vieilles femmes. Il n’avait pas vécu cependant, comme les Arêle, dans un milieu austère, soigneusement fermé où les bruits du monde ne pénétraient qu’assourdis. Il était trop jeune, trop ardent, trop charmant, pour n’avoir pas subi le joug des passions humaines. Elles l’avaient conduit sans doute à rejeter les pratiques de la foi chrétienne, mais il semblait le regretter amèrement. Son intelligence s’inclinait devant le mystère infini et son âme était secrètement dévorée par le désir de Dieu.
Cette constatation causa à Laurence un bonheur dont elle fut vivement surprise. Elle eût voulu interroger plus longuement le jeune poète. Mais ils se connaissaient trop peu pour pouvoir, sans manquer de pudeur, continuer un entretien si grave. Cyril le comprit. Il se leva, s’approcha de la bibliothèque, examina les ouvrages qui s’y trouvaient et commença d’interroger Laurence sur ses préférences. Elle s’étonna bientôt de la ressemblance absolue de leurs goûts. Parfois, il ouvrait un livre, y cherchait une phrase ou un vers favori : c’étaient ceux qu’elle admirait et relisait sans cesse. Elle achevait de mémoire le passage qu’il lui citait. Et, pénétrés du même plaisir, de la même émotion, ils se regardaient avec des yeux exultants et ravis. Laurence s’aperçut bientôt que la culture de Cyril était mille fois plus étendue, plus complète que la sienne, elle fut confondue et charmée, en mesurant l’abîme de son ignorance. Lui, au contraire, s’émerveillait, n’ayant jamais encore rencontré nulle femme nourrie de poésie plus forte et plus sublime.
— Je mets aujourd’hui toute ma bibliothèque à votre disposition, dit-il en terminant le petit examen qu’il venait de lui faire subir. Il faudra que je vous fasse lire Dante, Agrippa d’Aubigné, Milton, toute la Bible. Vous avez naturellement le goût des choses éternelles et vous saurez comprendre et admirer ce que j’aime.
Laurence entrevit un avenir magnifique. Elle avait l’esprit curieux, mais peu actif. Depuis des années, privée de conseil, elle relisait toujours les mêmes auteurs, tournait perpétuellement dans le même cercle. Si vraiment Cyril voulait s’intéresser à elle, s’il voulait la traiter comme une amie, il pourrait la diriger, donner à son intelligence des aliments nouveaux, lui révéler des chefs-d’œuvre trop longtemps ignorés. Elle lirait pour lui, avec lui, et la grande solitude intellectuelle dont elle souffrait depuis si longtemps prendrait fin. Mais comme, enivrée de cette espérance, elle considérait en silence le jeune poète, elle fut tout à coup épouvantée de sa beauté.
Beauté merveilleuse en effet, à la fois charnelle et spirituelle, expressive et charmante. Si ce visage, privé de vie, eût été modelé dans le marbre ou la pierre, la pure rectitude des traits, la splendeur du front haut et noble, la ligne impétueuse de la chevelure blonde rejetée en arrière auraient suffi à le rendre admirable pour l’artiste le plus sévère. Aux femmes, il devait plaire surtout par des attraits plus périssables, par cette jeunesse resplendissante qui colorait son teint pâle, et entr’ouvrait mollement, sous la soyeuse moustache, la bouche ronde, gonflée, voluptueuse, aisément souriante. Laurence admirait surtout les belles narines palpitantes qui prêtaient à cette physionomie, parfois trop souriante, une expression de violence passionnée, d’emportement presque sauvage. Pour les yeux, à la fois si profonds et si tendres, souvent troublés, toujours pleins de lumière, elle en pouvait à peine supporter l’insoutenable éclat. Et triste, éblouie jusqu’à la consternation, elle contemplait cette figure inoubliable.
— Lui, mon ami ! songeait-elle, quelle folie ! Il est trop beau. Il ne doit aimer que lui-même, comme Lætitia. Elle aussi avait un abord extraordinairement caressant et tendre. Cyril lui ressemble. Il est plus intelligent qu’elle, mais sans doute aussi perfide. Son regard ment. Sa bonté n’est qu’apparente. Ses paroles les plus touchantes, les plus compatissantes doivent lui être inspirées par un affreux désir de plaire.
Une défiance morose envahit son cœur. Elle se souvint des nombreux services que son mari rendait depuis des années à la famille de Clet et s’expliqua ainsi l’attitude de Cyril. Les attentions dont il l’avait comblée s’adressaient sans doute à M. Hecquin, envers lequel il acquittait un devoir de politesse et de reconnaissance. Cette pensée lui fut amère, elle s’affligea de n’avoir pas su se défendre contre cet étranger trop aimable. En lui parlant avec un si grand abandon de son père, des livres qu’elle aimait, elle venait de lui révéler sans pudeur toute la misère de sa vie, toute l’ardeur de son âme. Il fallait au plus tôt réparer cette faute.
Cyril, qui venait de passer deux heures avec elle dans une intimité charmante, la vit redevenir tout à coup hostile et glacée. Habitué à vivre près des femmes, connaissant leurs faiblesses et leurs bizarreries, il comprit sans effort ce caractère malheureux, se montra plus affable encore. En quittant Laurence, il lui promit de revenir bientôt.
— Inutile, dit-elle, inventant aussitôt un prétexte. Je vais partir sans doute très prochainement pour la Bretagne.
— Ah ! tant mieux, dit-il affectueusement. Un changement d’air vous était nécessaire et c’est toujours à la nature qu’il faut demander force et consolation. Mais, donnez-moi votre adresse, je vous enverrai là-bas des livres qui vous plairont, j’en suis sûr.
— Je ne sais pas encore où j’irai, balbutia-t-elle, j’hésite entre plusieurs plages.
— Aussitôt que vous serez installée, envoyez-moi un mot, insista Cyril.
— J’écris peu, objecta-t-elle évasivement.
— Eh bien ! M. Hecquin me donnera votre adresse, reprit-il bonnement, et dès que vous serez de retour, je reviendrai vous voir, si vous le permettez.
Son engageante grâce n’eut point raison de Laurence. Elle répondit avec une indifférence ennuyée :
— Ce sera tout à fait comme vous voudrez.
Il ne fut pas blessé de son impolitesse, au contraire, il s’en amusa. Une gaîté soudaine brilla dans son regard. Il ne put retenir un léger éclat de rire. Et comme elle le regardait surprise, un peu offensée :
— Je ris de votre amabilité parfaite, expliqua-t-il avec aisance, amabilité dont je n’ai encore rencontré nul exemple et que l’on pourrait comparer justement à celle d’une porte de prison. Vous êtes un peu décourageante, ajouta-t-il très doucement.
Alors, par un de ces revirements habituels à sa nature impulsive, Laurence fut saisie d’une folle colère contre elle-même. Elle se reprocha sa froideur, comme elle s’était reproché sa confiance. Cyril avait été bon et charmant. Spontanément, il l’avait recherchée la sachant triste et solitaire. Pourtant, sans raison, elle venait de refuser l’amitié flatteuse qu’il semblait vouloir lui offrir ; elle l’avait traité comme un importun, opposant à ses avances un mépris injurieux.
— Il ne faut pas m’en vouloir, dit-elle avec humilité. Je serais désolée de vous avoir blessé.
Sa bouche tremblait comme celle d’un enfant qui va pleurer. Cyril s’empressa de la rassurer.
— Blessé ! Nullement, chère madame. Vous n’êtes pas d’un naturel aimable, mais je suis loin de vous en faire un crime. J’aime assez les êtres farouches, à condition qu’ils ne le soient pas trop pour moi.
Elle lui tendit la main : son cœur s’épanouit.
— Je vous enverrai mon adresse pour réparer mes torts, dit-elle en riant. Et si vous voulez bien m’écrire de temps à autre et, plus tard, venir me voir souvent, vous me ferez le plus vif plaisir.
— Ah ! mon Dieu, vous savez être exquise quand vous le voulez. Je ne l’aurais pas cru, dit-il avec une impertinence qui restait caressante.
Son visage était si rayonnant que la jeune femme supporta sa raillerie bénigne. Ils se séparèrent enchantés l’un de l’autre.
Laurence, qui, le matin, ne songeait nullement à s’absenter, le soir même résolut d’accomplir les projets de voyage dont elle avait par hasard entretenu Cyril. Son cœur avait changé sans qu’elle sût pourquoi. La terre ne lui paraissait plus déserte, ni la mort enviable. La bienveillance de Cyril pour elle, son charme, sa grâce la rattachaient au monde. Elle voulait se soigner, chercher la paix, revivre.