La vivante paix
VI
Je voyais dans ses yeux, parmi les fleurs de ce printemps, s’en lever une inconnue.
— La vocation de la mort comme un lys solennel.
Claudel.
Après ces premières tempêtes de passion, un peu de calme revint dans l’âme de Laurence et elle s’étonna de souffrir moins qu’elle ne l’avait prévu. Cyril fut doux pour cette femme blessée. Il accepta comme un grand devoir de soutenir sa vie, puisqu’il l’avait troublée. Le temps qui use la pitié légère des hommes passa sans diminuer la sienne. Il ne se lassa pas de compatir à cette douleur, toujours aiguë, toujours renouvelée, qu’il pouvait à son gré accroître ou soulager. Amant malheureux, il connaissait par expérience toutes les susceptibilités de l’amour. Et Laurence n’eut pas besoin de lui exposer sa misère. Il sut deviner, prévenir ses moindres faiblesses. Quelles que fussent ses occupations, il venait la voir chaque semaine. Si un contretemps imprévu l’empêchait de se rendre chez elle, il songeait à la prévenir pour qu’elle ne l’attendît pas en vain. Il veillait attentivement sur ses moindres paroles, afin qu’elles lui fussent douces. Il s’affligeait lorsqu’il la voyait triste. Elle s’en apercevait, le plaignait à son tour. C’était une chose admirable de voir les efforts qu’ils faisaient tous deux, pour s’épargner l’un à l’autre toute peine, tout remords. Ils y parvenaient, en dépit de l’amour malfaisant qui parfois égarait jusqu’au désespoir l’âme ombrageuse de Laurence et fatiguait de ses exigences inavouées, pourtant si claires, le grand cœur de Cyril. L’une surmontait sa folie, l’autre sa lassitude, et leur amitié restait belle. Elle prenait même de jour en jour un caractère plus sérieux, plus profond. Tout homme est toujours infiniment touché par les passions qu’il inspire et Cyril, malgré lui, fut sensible au plaisir d’être aimé. Lorsque, durant une longue semaine, son courage s’était usé au contact du monde, il accourait avec un réel empressement chez cette femme qui l’attendait toujours, à laquelle il était toujours certain de plaire. L’atmosphère close où elle vivait le reposait, calmait en lui cette mauvaise fièvre qu’on gagne auprès des hommes. Il ouvrait sa bibliothèque, l’interrogeait sur ses lectures, la priait de lui dire des vers. Il oubliait, en l’écoutant, la lutte quotidienne. Son visage, assombri par mille soucis poignants, se détendait. Il regardait avec délices le décor familier de la pièce, l’éclairage gai, le feu ardent. Il s’étirait comme un enfant lassé et soupirait : « Ah ! chère, comme on est bien chez vous ! » Et Laurence, le cœur dilaté de joie, ne jugeait plus que sa vie fût sans but, sa tendresse inutile.
— Tout est bien ainsi, songeait-elle. L’amour dont j’ai soif n’existe pas ; je ne l’ai vu nulle part sur la terre. Si j’avais été par la beauté l’égale de Cyril, s’il m’avait choisie, quelle possession eût jamais pu combler mon désir infini ? Qu’aurais-je été pour lui ? Sa femme ? A quoi bon. La vie commune, loin de rapprocher les êtres, les sépare. Sa maîtresse ? Mais tout amour qui s’épanouit dans le désordre est précaire, menacé, fugitif. Mieux vaut ne le point connaître que de le perdre. L’amitié, qui semble si peu de chose, l’amitié sans ivresse, sans joie fulgurante est du moins plus sûre. C’est cela qu’il me faut, rien de ce qui passe ne peut me suffire.
C’est ainsi que, peu à peu, cette révoltée se résignait doucement à son sort. Elle établit sa vie dans le désir sans espérance et la douleur sans fin. Ce renoncement lui fut presque facile. Nature farouche que la souffrance grandissait, que le bonheur eût affaiblie, habituée à se nourrir de rêves sans jamais rien réaliser, créée pour avoir faim, sans être jamais rassasiée, pour la privation, non pour la jouissance, elle trouva dans son tourment même une sorte de plénitude amère et magnifique.
A la fin de l’hiver, Cyril réussit à vendre la ferme qu’il possédait en Bourgogne, réalisant ainsi un capital qui pouvait assurer sa vie durant deux ans. Délivré de tout souci immédiat, il résolut d’abandonner le journalisme pour achever un roman où il espérait donner toute la mesure de son talent. Laurence bénéficia de ce changement de vie. Plus libre, Cyril vint la voir plus souvent. Il lui lisait les chapitres de son livre, lui exposait ses plans, mais non plus avec la confiance et l’enthousiasme d’autrefois. Laurence s’étonnait de le voir chaque jour plus sombre. Parfois, indirectement, il lui avouait la cause de son tourment secret.
— Voyez-vous, disait-il, quand on est jeune, on rejette volontiers toute loi, toute règle. On croit que la passion seule est belle, on lui cède avec transport. A la vérité, pour une âme un peu élevée, il n’y a pas de bonheur possible dans le désordre.
Le lien de l’habitude et d’une longue douleur l’attachait encore fortement à sa maîtresse, à cette femme si douce, si perfide, qui, en l’aimant, n’avait cessé de le tromper et qu’il avait tenue dans ses bras sans jamais la connaître. Mais cette chaîne, longtemps adorée, lui devenait odieuse. Il ne pouvait plus supporter le joug d’un amour que, de jour en jour, il trouvait plus coupable. Les épreuves qu’il avait traversées inclinaient son âme vers le renoncement et l’ascétisme, hâtaient son retour à la foi catholique.
— Le problème le plus troublant du monde, c’est celui de la douleur, disait-il à Laurence. Or, la douleur ne perd son horreur que si nous admettons le péché originel, la doctrine de l’expiation et de la rédemption. La loi du massacre qui régit l’univers, les hommes, les bêtes, reste toujours terrible. La religion donne une explication insuffisante. En dehors d’elle, tout n’est que confusion, ténèbres, angoisse sans fin. D’ailleurs, nous ne demandons pas tant de raisons aux hommes pour nous soumettre à leurs lois, ni à une femme pour l’aimer et lui sacrifier notre vie. Nous ne sommes exigeants qu’envers Dieu. De Lui, nous ne voulons que des paroles absolument claires. Dans son œuvre immense et multiple, nous voulons tout comprendre. En réalité, le seul obstacle entre lui et nous, ce sont nos passions, nos fautes. Si notre cœur était pur, nous irions à lui aisément.
Laurence écoutait Cyril avec respect. A force de méditer sur la vie et la mort et de chercher sans rien trouver, elle avait, peu à peu, en reconnaissant l’infirmité de son intelligence, acquis une certitude admirable. Elle croyait qu’à toute âme sincère, mais faible, souvent égarée, Dieu envoie quelque jour un guide sûr pour l’entraîner vers la lumière et lui montrer le droit chemin. Si les prophètes ont disparu du monde, la présence des grands hommes, de ceux qu’on appelle dans les siècles des siècles les héros, les génies, les prédestinés, demeure un étonnant miracle auquel on ne réfléchit pas assez. Visiblement, certains êtres, investis d’une éminente dignité, en communication directe avec le mystère infini, continuent perpétuellement ici-bas le rôle des apôtres. Ils portent la responsabilité d’un grand nombre d’âmes. Ils ont pour mission de chercher, de trouver la voie du salut pour la révéler à leurs frères. Ceux-ci n’ont d’autres devoirs que de les reconnaître pour maîtres. Cyril était pour Laurence ce guide parfait, inspiré, qu’elle était prête à suivre. La vérité qui comblait ce cœur de feu, cette impérieuse intelligence, ne pouvait la laisser inassouvie. Sa conversion entraînerait la sienne. Elle n’attendait plus qu’un mot de lui. Et la soif dévorante, l’insatiable faim de l’amour accroissaient en elle le désir des choses éternelles.
— Aimer Cyril toute une vie, songeait-elle souvent, ce n’est point assez, ce n’est rien si la mort doit nous séparer, s’il n’est point ma fin, mon bien suprême, ma récompense, mon paradis.
Cette pensée parfois la faisait fondre en larmes. La religion lui semblait alors très douce, parce qu’elle promet à ceux qui se sont aimés sur la terre une réunion éternelle.
Un jour, elle fut particulièrement frappée de la tristesse de Cyril. Il s’attarda longtemps chez elle. Son visage, que la moindre émotion altérait comme celui d’une femme, était extrêmement pâle et défait. Les livres qu’il ouvrit de préférence furent l’Imitation, les Oraisons funèbres. Comme elle l’interrogeait pour connaître les causes de sa mélancolie, il avoua avec un sourire douloureux :
— Voyez-vous, chère, un événement vient de se produire dans ma vie, un événement simple et pourtant tragique : ma jeunesse est finie. Certes ! je ne devrais pas la regretter. C’est un grand mal que l’amour, un mal horrible et pourtant si cher que, lorsqu’il vient à manquer, on est comme quelqu’un qui tombe, toujours, toujours plus bas. J’ai soutenu une cruelle lutte, j’en sors victorieux, mais brisé.
Laurence comprit clairement ce qu’il voulait dire et que sa rupture avec Aurélia Loriel était chose accomplie. Elle ne songea pas à s’en réjouir. La fin de cette liaison ne marquait pas la fin de sa douleur. Elle savait que le cœur de Cyril, flétri, usé par cette longue passion, ne refleurirait pas, du moins avant longtemps, du moins jamais pour elle. Cachant sa peine, elle dit :
— Ne soyez pas triste, Cyril, il vous reste le travail, lui seul console.
— Oui, reprit-il en soupirant, je l’ai cru longtemps, j’ai cru que le seul bonheur ou la seule tentative d’édifier une œuvre vraiment belle pouvait suffire à l’homme. Maintenant, c’est étrange, cela me paraît vain aussi. Et, d’ailleurs, il me semble que je vais être réclamé par un autre devoir.
Son regard avait pris une solennité dont s’effraya Laurence. Elle eut le pressentiment brusque que la pauvre félicité dont elle se contentait allait finir, que Cyril lui serait bientôt arraché.
— Quel devoir ? expliquez-vous mieux, balbutia-t-elle avec angoisse.
Il vit sa consternation, se reprocha de l’affliger.
— Allons, ne vous inquiétez pas, reprit-il vivement, ce n’est qu’une impression vague, sans consistance. Si elle me domine, c’est malgré moi. Je ne puis pas lutter contre elle parce que je suis horriblement las, Laurence. Pardonnez-moi, n’est-ce pas, je ne sais pas ce que je dis.
D’ordinaire, il cachait ses pires tourments sous un air d’enjouement. C’était la première fois que, devant elle, il se montrait si abattu, si faible. Elle comprit enfin la fatigue qui, constamment, pèse sur l’être que sa grâce, sa noblesse, sa grandeur élèvent au-dessus des autres hommes. Il attire naturellement à lui, étant la lumière du monde, les naufragés de l’existence. Tous viennent à lui, réclamant âprement son aide, sa tendresse, une part de sa vie, parfois sa vie tout entière. La beauté est un don nuisible lorsqu’elle n’est pas accompagnée et défendue par l’égoïsme, car on l’admire universellement, mais nul n’a pitié d’elle. Celui qui la possède doit à toute heure être la joie, la consolation de ses frères. Le droit de souffrir lui est contesté. Sa douleur fait scandale, sa plainte n’est pas écoutée. Il est l’ami de tous et reste sans amis. Cyril avait subi cette cruelle loi. Il ne recevait nul secours de personne. Sa mère l’avait trop tôt associé à tous ses soucis, se déchargeant sur lui d’un fardeau qu’elle ne savait pas porter seule. Aurélia Loriel ne l’avait pas aimé. Laurence même, qui réclamait sans cesse ses soins, sa présence, n’avait pas toujours eu compassion de son cœur troublé. Il était si habitué à tout donner sans rien attendre que déjà il s’efforçait de la distraire, se remettait à lui parler gaiement, mais elle l’interrompit :
— Cyril, dit-elle passionnément, vous pouvez cesser de feindre devant moi.
Il lui tendit la main dans un geste d’irrésistible affection. Puis son visage se décomposa plus encore. Il inclina la tête, ferma les yeux. Et Laurence demeurait immobile, recueillie, portant avec un ineffable amour le poids de cette grande douleur.