La vivante paix
X
— J’ai fait un vœu.
— Quel vœu ?
— Que nul ne me touche.
Paul Claudel.
Il était bien rare qu’à l’heure où la nuit fait place au matin, Laurence ne reposât point, profondément endormie, et elle n’avait vu le point du jour que deux ou trois fois dans sa vie. Pourtant l’aurore la surprit debout et tout habillée, dans une chambre d’hôtel, à Bruxelles, le lendemain de son mariage avec M. Hecquin.
Trois mois auparavant, en recevant l’étrange proposition que Juliane s’était chargée de lui transmettre, le colonel avait manifesté la plus violente indignation et déclaré qu’il n’autoriserait jamais l’union monstrueuse de sa fille avec un vieillard. Sa résistance s’était usée sous l’action du temps et de la maladie. Obsédé par la pensée de sa mort prochaine, influencé malgré lui par son fils et par sa belle-fille, il s’était enfin laissé arracher le consentement que Laurence sollicitait avec insistance.
Celle-ci, après le premier moment de surprise, n’avait pas tardé à découvrir les avantages d’un tel mariage. Si burlesque qu’il lui parût, il la révoltait moins que les autres projets d’alliance ébauchés par Juliane. En effet, M. Hecquin, trois fois millionnaire, ne pouvait, en demandant sa main, obéir à un motif intéressé. Il lui offrait, en même temps que l’indépendance et le repos, une affection douce et profonde. En outre, cet homme, habitué à vivre seul, devait se contenter de peu. Il ne la forcerait pas à s’occuper de son ménage. Ayant sa situation faite, il n’exigerait pas qu’elle servît son ambition par des visites et des réceptions fréquentes. L’âge de son humble adorateur acheva de l’enchanter. Avec l’inexpérience et la naïveté des femmes très jeunes, elle s’imagina qu’à cinquante-cinq ans, un homme ne pouvait plus avoir ni passion, ni désir. A travers les discours amphigouriques du banquier, elle crut comprendre qu’il s’engageait à ne jamais être son mari que de nom. Dès lors, sa décision fut prise.
Ses illusions insensées venaient d’être détruites. Ce matin-là, tandis qu’elle marchait continuellement de la fenêtre à son lit non défait, elle revivait le moment où la veille, après s’être retiré, M. Hecquin était revenu dans sa chambre et, profitant de sa surprise, de sa consternation, l’avait prise entre ses bras. Elle sentait encore sur le coin de sa lèvre la brûlure d’un baiser déshonorant : sa chair se révoltait encore comme à l’instant où elle s’était échappée de l’odieuse étreinte pour s’élancer vers la fenêtre et l’ouvrir toute grande. Avait-elle dit, comme une héroïne de mélodrame : « N’avancez pas, ou je me jette par la fenêtre ? » S’était-elle bornée au geste menaçant ? Elle ne s’en souvenait plus. Elle ne savait pas combien de temps cette scène avait duré, ni à quel moment M. Hecquin, piteux et ridicule, s’était retiré sans rien dire.
— Il est bien possible que j’aie tous les torts, se disait-elle, — et cette pensée accroissait encore sa colère. — Il faut être vraiment folle pour prêter à un homme le désintéressement dont j’ai paré M. Hecquin. J’ai cru bonnement qu’il serait satisfait de se dévouer à moi et ne me demanderait jamais rien en échange. Pourtant, s’il n’avait eu que le désir d’échapper à la solitude, de trouver une affection platonique pour charmer ses vieux jours, il aurait pu épouser une femme de son âge, Mlle Drevain, par exemple, oui, c’était indiqué. S’il m’a préférée, c’est parce que j’étais jeune. Mais quoi ! si j’ai renoncé pour toujours aux plus nobles enivrements de l’amour, est-ce pour en accepter les bassesses et les ignominies ? Non, jamais. Je déteste cet homme ! Je rentrerai à la maison. Pauvre père ! quel mal je vais lui faire. Il me reprochera d’avoir brisé ma vie, la sienne par un mariage honteux, accepté un jour, rompu le lendemain. Que pourrai-je dire pour ma défense ? Je n’aurai plus une heure de repos, désormais !
Un instant elle défaillit, épouvantée devant l’avenir qui l’attendait.
— Si je ne disais rien ? pensait-elle. Peut-être M. Hecquin renoncera-t-il à m’imposer un joug qui, visiblement, me répugne. Pourtant, si je me tais, il peut croire que mon silence est une excuse. Allons, pas de compromis, pas de lâcheté. Il faut parler, agir, dénouer au plus tôt une situation odieuse.
A huit heures, elle sonna pour demander son déjeuner. Peu après, M. Hecquin frappa à sa porte. Il entra, correct, poli, lui sourit sans amertume et s’informa de la façon dont elle avait passé la nuit. Peut-être avait-il conservé quelque illusion, quelque espérance ; mais Laurence se hâta de les lui arracher.
— Non, je n’ai pas dormi, je ne me suis pas couchée, dit-elle avec une précipitation brutale. Il me fallait réfléchir à beaucoup de choses. Voici ce que j’ai décidé : je prendrai le train tout à l’heure pour rentrer dans ma famille, car notre mariage ne repose que sur un atroce malentendu. Je ne pensais trouver en vous qu’un ami. Vous me l’aviez affirmé à plusieurs reprises. Oh ! j’ai peut-être eu tort de prendre vos paroles au pied de la lettre, je dois vous paraître bien folle. Les jeunes filles sont naïves et moi plus que les autres, je m’en aperçois aujourd’hui. Tout cela est très fâcheux, j’en conviens, mais je vous prie de m’épargner vos reproches, je souffre plus que vous.
Sa fureur grandissait. Sa voix se fit plus cassante.
— Oui, reprit-elle, moi seule porterai le ridicule et la honte de cette affaire. Voilà ma vie brisée en pleine jeunesse, pour toujours, et mon père me recevra durement, j’en suis sûre, et personne ne m’excusera. Pour vous, cette rupture est sans conséquences. A votre âge, vous ne serez pas tenté, je pense, de recommencer pareille expérience.
M. Hecquin demeurait impassible. Il écoutait dans une attitude songeuse et désintéressée. Toute sa physionomie restait fermée, mystérieuse et neutre. Il ne rougissait pas. Aucun muscle ne bougeait dans son visage. Ses yeux étaient baissés. Les regards flamboyants de Laurence venaient se briser inutilement contre ce visage rigide aux paupières closes. Elle avait l’impression de parler à un bloc de pierre. Et lorsqu’elle se tut enfin, épuisée, lorsque l’ivresse de la colère ne la soutint plus, elle se mit à trembler de tous ses membres.
M. Hecquin réfléchissait profondément.
— Mon enfant, dit-il enfin d’une voix posée, il me semble évident que pour juger sainement les choses de la vie il faut tout d’abord être en possession de son sang-froid. Or, vous avez pour le moment entièrement perdu le vôtre et je suis loin de vous en faire un crime. Mais moi je suis habitué à me maîtriser dans les circonstances les plus pénibles. Grâce à un effort de volonté, devenu purement mécanique par suite d’un long exercice, je ne perds jamais mon calme. Je puis donc affirmer, sans crainte d’être démenti, que j’ai toutes les qualités nécessaires pour juger le problème qui se présente plus lucidement que vous. Il se trouve que le contrat intervenu entre nous est entaché de nullité, par suite d’une clause interprétée différemment par les deux parties contractantes. Est-ce à dire que nous devons le rompre avec éclat ? Je ne le pense pas. Il me semble que nous pouvons, avec un peu de bonne volonté, nous entendre à l’amiable. J’ai eu le tort d’oublier mon âge et le vôtre : je me reconnais coupable et j’implore de vous l’oubli d’une minute d’égarement. Vous êtes trop généreuse pour me garder rancune. Ces questions sont trop délicates pour que nous les traitions autrement que par allusion. J’espère que vous me comprenez. Je me résume : je ne réclame plus de vous que votre estime, votre confiance ; je vous offre en échange un dévouement loyal, une affection désintéressée ; en un mot, je m’engage sur l’honneur à n’être jamais pour vous qu’un ami. Tout est-il bien ainsi et me pardonnez-vous ?
Laurence ne songea point à s’étonner de cette magnanimité surhumaine. Ce dénouement imprévu et si simple l’étourdit, l’engourdit à la façon d’une piqûre de morphine. Toutes les difficultés qui la tourmentaient se trouvaient aplanies, elle n’avait plus besoin de fuir ni d’affronter la colère de son père. Son cœur, tout à l’heure si agité, s’apaisait, s’abîmait dans une quiétude indolente que nul soupçon ne troublait. Elle serra de bonne grâce la main que son mari lui tendait, le laissa sceller d’un baiser paternel leur réconciliation. Mais elle n’eut pas une parole d’excuse pour cet homme admirable. Elle n’éprouva aucun remords de sa conduite envers lui. Laurence était facilement dure et injuste pour ceux qui ne lui ressemblaient pas. M. Hecquin étant vieux et placide, elle le crut incapable de souffrir d’une offense et se trouva très généreuse parce qu’elle lui avait pardonné.
Pourtant, lorsque après quinze jours de voyage elle revint à Paris, ce fut avec une conviction sincère qu’elle fit à son père l’éloge du banquier, vantant sa complaisance et la bénignité de son caractère. Elle se déclara contente de son sort. Le colonel, ravi de la revoir, parut au comble de la félicité. Il s’apprêtait, d’ailleurs, à se mettre en route pour Uriage, afin d’y faire une cure ordonnée par le professeur Noveu. Laurence, elle, ne se souciait pas de repartir, bien que l’arrière-saison s’annonçât comme admirable. Elle s’occupa d’aménager l’appartement qu’elle avait choisi rue de Vaugirard, rangea ses livres, s’efforça d’amadouer Royale Egypte qu’exaspéraient ces changements constants de résidence. Sa vie maintenant lui semblait douce et acceptable. La tranquillité toute nouvelle dont elle jouissait lui permettait de fournir un travail sérieux et suivi qui l’absorbait, l’arrachait à ses inquiétudes habituelles. Tout le jour, cloîtrée dans une grande pièce claire qui donnait sur le Luxembourg et dont elle avait fait son studio, elle écrivait des vers mystérieux qu’elle ne montrait à personne. Ces chants inutiles apaisaient son âme mieux que des larmes ou que les exhortations d’un ami. Elle trouvait en eux et dans ses lectures son pain quotidien, sa force, sa pauvre et magnifique joie. M. Hecquin n’insista pas pour qu’elle prît un jour de réception. Il la dispensa des visites et des présentations obligatoires, en la faisant passer, parmi ses relations, pour malade. Pourtant, la voyant toujours lire et écrire, il lui proposa de la mettre en rapport avec son jeune cousin, le poète Cyril de Clet, dont le nom commençait à percer dans les revues d’avant-garde et qu’il lui avait présenté le jour de leur mariage.
— Je crois qu’il serait pour vous d’un commerce agréable, lui dit-il. Il désire beaucoup vous connaître, car je lui ai parlé de vous, de votre culture qui, je me plais à le constater, est peu ordinaire pour une femme. C’est un esprit supérieur et admirablement doué. Je vous apporterai ses livres.
Il remit le lendemain à Laurence les deux recueils de vers publiés par Cyril. La jeune femme les ouvrit sans empressement, car elle aimait peu la poésie moderne. Tout de suite, cependant, le premier livre l’étonna. Une jeunesse impétueuse, enivrée d’elle-même et de toutes choses, perpétuellement soulevée par le délire lyrique, y chantait la beauté du monde. Le second livre, au contraire, était d’une étrange amertume. Il semblait qu’autour du poète, plein d’illusions et d’espérance, la terre se fût, en deux années, couverte de ruines. Déjà l’amour ne lui souriait plus que d’un sourire funèbre. La volupté s’était enfuie. Et sa joie, sa douleur avaient le même accent rude, violent, presque barbare. Laurence retrouvait dans ces vers l’écho de son propre cœur. Elle les lut, les relut bien des fois, mais ne témoigna aucun désir de connaître leur auteur. M. Hecquin n’insista pas pour le lui présenter.
Jamais époux ne montra plus de déférence pour les goûts, le caractère et les habitudes de sa moitié. Cette complaisance n’était pas sans mérite. L’incapacité absolue de Laurence comme maîtresse de maison, le gaspillage domestique qu’autorisait sa nonchalance, affectaient vivement cet homme économe, ordonné, méthodique. Dès le début de son mariage, la jeune femme se refusa catégoriquement à tenir un compte de ses dépenses. Elle se bornait à serrer dans un tiroir l’argent que son mari touchait pour elle ou lui donnait. Puis, lorsque sa caisse était vide, elle en avertissait M. Hecquin et le priait de la remplir. Ces demandes surprenaient toujours désagréablement le banquier. Trop timide pour oser faire aucune observation, il se bornait à regarder sa femme d’un air morne et consterné qui laissait deviner sa réprobation secrète.
— Eh bien ! quoi ? interrogeait Laurence, impatientée, mes dépenses sont-elles excessives, dépassent-elles nos revenus ? Dites-le. S’il le faut je n’achèterai plus rien.
— A quoi pensez-vous, ripostait vivement M. Hecquin. Grâce à Dieu, notre fortune est assez grande pour subvenir à toutes vos fantaisies. Je vous apporterai demain l’argent qui vous est nécessaire.
Car, dès que Laurence élevait la voix ou fronçait les sourcils, il pliait devant elle avec servilité. Il semblait craindre plus que la mort de lui déplaire, sans pourtant lui témoigner aucune affection. Leurs rapports cérémonieux étaient ceux de deux voyageurs que le hasard réunit un moment à une table d’hôte et qui, devant se quitter bientôt, échangent seulement des paroles de politesse banale. Après un mois de mariage, M. Hecquin, toujours pressé, et débordé d’occupations, ne rentra plus déjeuner chez lui, car la rue de Vaugirard se trouvait trop éloignée de ses bureaux, boulevard Haussmann. Il revenait le soir à huit heures, dînait avec sa femme et, le repas fini, épuisé de sa journée, se couchait aussitôt. Laurence se demandait parfois quelle place elle tenait dans cette vie que les affaires absorbaient toute, et ne pouvait comprendre pourquoi le banquier l’avait épousée. Un dimanche matin, cependant, en lui souhaitant le bonjour, il retint sa main dans les siennes, la baisa galamment.
— Savez-vous, mon enfant, s’écria-t-il d’un air ému, que ce jour est celui de mon anniversaire ? A cette date j’ai coutume chaque année de me recueillir et d’examiner ma vie. Elle ne m’a longtemps inspiré que des réflexions pénibles, presque désespérées. Il n’en est plus de même aujourd’hui ; et je tiens à vous dire combien je me félicite de l’heureux événement qui a fait enfin cesser ma solitude et mis dans mon existence l’intérêt de votre jeunesse.
— Ah ! le pauvre homme. Il est content à peu de frais, songea Laurence, touchée néanmoins de cette déclaration inattendue.
Elle s’efforça pendant quelques jours d’être plus aimable ; mais elle n’éprouvait pour son mari ni tendresse ni estime.
— J’ai donc un cœur de pierre ? se disait-elle tout étonnée. Je devrais admirer sa bonté, sa délicatesse, lui être reconnaissante de la liberté qu’il me laisse. Mais vraiment, il n’est rien pour moi. Il m’est aussi indifférent qu’au premier jour et plus encore.
En effet, il lui fallait faire un effort pour penser à lui. Elle le regardait sans le voir, l’écoutait sans l’entendre. Bien souvent, le soir, lorsqu’il entrait chez elle, en pantoufles, en veston d’intérieur, elle se levait, sincèrement surprise, ne pouvant s’expliquer sa présence et ayant complètement oublié qu’il était son mari.