La vivante paix
XII
Et, l’esprit égaré, il s’en alla, emportant son supplice et son cœur furieux.
Homère.
Partie à l’aventure, Laurence dut attendre pendant trois heures à la gare de Lyon avant de trouver un train qui se forma péniblement, partit avec un retard considérable, et, non content de s’arrêter à chaque station, stoppa plusieurs fois en pleine campagne, flânant et se traînant, comme s’il n’avait aucun but, aucun espoir d’arriver jamais nulle part. La jeune femme n’atteignit Fontainebleau qu’à neuf heures du soir, et là, seuls l’accueillirent, au sortir de la gare, la nuit triste et le rude hiver.
Une voiture mal suspendue, grinçante, cahotante, traînée par un cheval défaillant, l’emmena à travers les rues noires vers le centre de la ville. Appuyée sur les durs coussins qui sentaient le moisi et la pourriture, Laurence se réjouissait d’avoir froid. Elle ne pensait à rien, ne souffrait plus. Son corps grelottant, sa chair misérable, désiraient comme le bonheur suprême un asile, un feu, la douceur d’une chambre claire et chaude.
Mais l’hôtel où elle descendit ne lui offrit pas, dès l’abord, le bien-être matériel qu’elle espérait goûter. On croyait, en y entrant, passer d’une rue éventée à une rue plus froide encore. Le charbon manquait, cette année-là, dans toute la France et le calorifère n’était pas allumé. Dans ces murs délabrés de maison provinciale, stagnait un air plus âpre encore que celui du dehors. Une servante, emmitouflée de châles épais, conduisit la voyageuse dans une chambre morne où Laurence but sans plaisir un thé tiède, grignota quelques gâteaux qui semblaient vieux de plusieurs siècles. Puis, tout de suite, elle se déshabilla, se glissa dans des draps humides et s’endormit d’un sommeil de plomb.
Lorsqu’elle se réveilla le lendemain matin, elle aperçut, derrière ses volets clos, une clarté étrange qui n’était pas celle du soleil. La femme de chambre, en lui apportant son déjeuner, lui apprit que la neige était tombée durant la nuit et, ouvrant les persiennes, découvrit un pan de toit étincelant sous un ciel sombre. Puis elle entassa dans la cheminée une pyramide de bûches minces et alluma un feu ardent dont toute la chambre fut égayée. Laurence, pour avoir moins froid, quitta son lit, s’enveloppa de son manteau, s’installa au coin de l’âtre, contemplant, avec le sourire ébloui d’une enfant malheureuse, la belle flamme dansante. Elle but à petites gorgées, lentement, son thé du matin. Quand elle fut réchauffée, réconfortée, elle s’approcha de la fenêtre et souleva le rideau.
En face d’elle, la neige s’allongeait comme un tapis sur les toits, ceignait d’un cordon diamanté les balustrades des croisées, parait somptueusement la laideur ordinaire des maisons. En bas, sur la chaussée, sur les trottoirs, passaient sans interruption des camions militaires, une foule bariolée d’officiers, d’infirmières, de soldats aux uniformes variés. Malgré cette animation inusitée, sous ce voile éblouissant, Laurence reconnaissait parfaitement la rue Grande, la vieille rue provinciale, étroite, encaissée entre des façades inégales et de noirs magasins. Devant ce décor familier où rien n’avait changé, elle mesurait mieux l’immense transformation opérée en elle et qui n’était pas l’œuvre unique du temps. Pour l’accabler et la vieillir ainsi, il avait fallu la douleur de l’amour, la seule qui flétrisse une âme féminine, la marque pour toujours, car les autres peines, si vives qu’elles soient, n’altèrent pas la jeunesse. Huit ans auparavant, en quittant Fontainebleau, Laurence gardait encore, en dépit des épreuves subies, un courage intact, une ardeur frémissante, la possibilité d’être heureuse. Elle ne connaissait pas Cyril. Elle espérait en lui sans l’avoir jamais vu. Et, en un instant, il lui était devenu plus nécessaire que tout au monde. Il avait décuplé pour elle la valeur des années, lui apportant chaque jour des émotions nouvelles, des chagrins inoubliables. Il était descendu dans sa mémoire plus profondément qu’aucun souvenir, remplaçant tout ce qu’elle avait aimé. C’est parce qu’il l’avait quittée qu’elle était seule, errante, et partout étrangère. Appuyée sur lui, ou certaine qu’il était encore sur la terre, elle eût goûté quelque douceur à chercher dans la ville les traces de son passé. Mais, puisqu’il n’était plus là pour la consoler de tout, pourrait-elle supporter ce sombre pèlerinage, évoquer tant de deuils, sans lui irréparables ? Que retrouverait-elle dans sa course inutile à travers des ruines ? Seulement les ombres de son père et d’Ursule, une maison dont le seuil lui était interdit ; seulement des indifférents, incapables de comprendre son malheur, des ennemis qui s’en réjouiraient ; peut-être Lucie Jaffin, l’œil au guet, toujours prête à se réjouir de la douleur des autres. Laurence frissonnait en songeant à cet affreux visage. Elle avait peur des vivants, peur des fantômes, peur de tout ce qui pouvait ranimer la douleur qu’elle supportait si mal et qu’apaiserait, croyait-elle, miraculeusement la forêt.
Elle décida de ne pas sortir encore, s’habilla lentement, puis, s’étant agenouillée, fit sa prière. Mais les formules habituelles avaient fui sa mémoire et seul lui montait aux lèvres un verset connu, un grand cri de détresse : « Mon Dieu, jetez vos regards sur moi ; prenez pitié de moi, car je suis seul et pauvre ! »
L’heure du déjeuner la surprit, inerte, rêvant devant son feu. Elle descendit et s’installa près d’un poêle en faïence qui chauffait imparfaitement la grande salle à manger. L’odeur des mets lui était agréable, jusqu’au moment où, s’étant servie avec plaisir, elle portait à sa bouche la nourriture tout d’abord désirée. Alors une nausée subite la faisait défaillir ; elle repoussait son assiette avec dégoût, attendait impatiemment le plat suivant pour éprouver encore la même répulsion. Autour d’elle, rapprochés du feu le plus possible, une vingtaine de convives déjeunaient. C’étaient, pour la plupart, des militaires de tous grades. Quelques-uns s’isolaient avec une femme, épouse, mère, sœur ou maîtresse, à des tables particulières. Les autres, groupés à la table d’hôte, riaient très haut, parlaient fort. Parfois ils prononçaient gaiement des noms tragiques : Charleroi, Verdun, Les Eparges. Ils avaient tous été au front, couru de grands dangers, reçu de graves blessures. Pourtant ils étaient sains et saufs. Laurence, songeant à Cyril mort, regardait avec une amère jalousie ces vivants. Elle prit à la fin du repas deux tasses de café, puis, ranimée par ce brûlant breuvage, elle sortit de l’hôtel et, tout droit, par la rue Grande et le boulevard de Paris, gagna la forêt.
Elle ne l’avait jamais vue sous cet aspect polaire, car, durant les hivers peu rigoureux où elle habitait Fontainebleau, la neige n’était jamais tombée que pour fondre presque aussitôt. Aujourd’hui, sa nappe étincelante, légère mais durcie par la gelée, recouvrait la terre. Son éclat éclipsait aisément celui du ciel terne et toute la clarté du jour semblait venir du sol, de ce blanc tapis scintillant qui s’étendait à l’infini.
Autrefois, quand elle avait vingt ans, Laurence se fût vite familiarisée avec le blanc désert où elle venait d’entrer. Elle eût partagé sans effort le recueillement ascétique des arbres, semblables à des moines sous leurs blancs capuchons. Désarmée par ses adorations ferventes, la grande magicienne, qui avait changé la forêt, eût, d’un coup de baguette, aboli dans sa mémoire le souvenir, endormi son âme jeune et libre encore, prompte à subir toute influence. Maintenant, nulle autre beauté que celle d’un visage ne devait plus la subjuguer. La douleur l’entourait comme une muraille. Les fantômes de ses amis perdus la gardaient, l’isolaient, la retranchaient du monde, lui voilaient la splendeur des choses extérieures. Nulle communion ne pouvait s’établir entre la nature, pétrifiée par l’hiver, et ce cœur fermé par le sceau de l’amour.
Sans comprendre les causes de cette mésintelligence, elle accusait les bois hostiles qui semblaient s’ouvrir à regret devant elle, tandis que, refaisant instinctivement sa dernière promenade, elle montait par la route du Bouquet-du-Roi vers la Cathédrale :
— Ne me reconnaissez-vous point, disait-elle, beaux arbres, mes confidents ? N’aurez-vous point pour moi un geste d’accueil ou de pitié, me refuserez-vous tout asile ? En si peu de temps, ingrats, m’avez-vous oubliée ? Ou bien, durs et bornés, n’avez-vous, ainsi que les hommes, qu’insultes et dédains pour les naufragés de la vie ? Vous les victorieux, vous les triomphateurs qui, toujours debout, résistez aux vents, aux orages, à l’hiver, ne cédant qu’à la foudre, chers arbres, n’ayez pas horreur de moi, à cause de mes larmes, car ce n’est pas une mince douleur qui a pu détruire mon courage, jadis formé par vous. J’ai été dépouillée de tout : rien ne m’a été laissé de tous les biens qui m’étaient nécessaires. Un moment je me suis trouvée riche, presque heureuse. Je m’appuyais sur des vivants tendres et forts. Je les retenais d’une étreinte puissante et que je croyais éternelle, mais ils m’ont été arrachés. Mon père, Ursule, Cyril ! Tous perdus ! Une amie cependant m’était restée, une seule ! C’était trop encore. Elle m’a abandonnée. O forêt ! selon mon serment, n’ayant plus rien, je viens à toi. Reçois-moi, berce-moi sur ton sein maternel. Donne-moi la force et la paix. Dis-moi pourquoi j’ai tant souffert.
Et une réponse lui parvint, précise et simple : « Parce que tu as donné tout ton cœur à la créature périssable, cherchant en elle tes seules délices, alors que l’amour humain n’aboutit qu’à la trahison. »
Dans le grand silence qui pesait sur la forêt, cette sentence retentit longtemps, comme si, successivement, chaque arbre, s’éveillant d’un profond sommeil, se plaisait à la répéter. Et Laurence méditait cette explication qui lui révélait enfin complètement l’horreur de la vie. Oui, c’était vrai, l’amour humain, maudit et condamné, se trouvait réduit à tromper sans cesse, à se briser contre l’infranchissable solitude où languit, malheureux et inaccessible, tout être mortel. Elle-même, si acharnée, si fidèle en ses affections, n’avait-elle pas dû, l’un après l’autre, abandonner ceux qu’elle aimait ? En dépit de ses efforts, elle n’avait pu sauver son père de la douleur, ni le défendre contre la folie. Ursule était morte loin d’elle et, peu à peu, reprise par la force de la jeunesse, elle les avait oubliés pour Cyril. A lui, du moins, elle s’était crue liée indissolublement. Elle défiait l’espace et le temps de les séparer jamais. Elle aurait juré que sa vie dépendait de la sienne, qu’aucune douleur ne pouvait le frapper sans retentir aussitôt dans son cœur. Pourtant, au moment où la mitraille le renversait mourant sur un champ de bataille, nul pressentiment ne l’avait avertie. Elle demeurait tranquille, tandis que, sur un lit d’hôpital, soldat inutile et brisé dont on se détournait déjà, il avait prononcé son nom avec des larmes. Cette heure, qui pour lui était la dernière, l’heure tragique, suprême, pleine de visions et de fantômes, pour elle avait été simple, douce, pareille aux autres. Peut-être regardait-elle en souriant la lumière d’un beau jour, à l’instant même où il sombrait dans la nuit éternelle. Sans qu’elle l’assistât d’une prière, d’un cri de pitié, il avait subi les grandes épouvantes de l’agonie. Lui, son idole et son amour, il était, comme tous les hommes avant lui, entré seul dans la mort.
Et soudain une autre pensée l’accabla :
— Si moi, qui n’avais que Cyril au monde et qui toujours étais en peine de lui, je n’ai pu deviner ses souffrances, savoir qu’il me quittait, être avec lui toujours, au moins par la pensée, comment lui, du haut du ciel, pourrait-il encore me suivre, me rester fidèle ? N’est-il pas séparé de moi par des abîmes de joie ? Tandis que j’erre, perdue, dans ces déserts de neige, n’est-il pas au centre du feu, retranché dans la paix incommunicable ? Peut-il se souvenir de mon visage devant la face de Dieu ? Non, il m’oublie. Il m’a trahie avec les astres et les anges.
Alors, elle précipita sa marche. Elle allait, elle courait presque, portant en elle, ainsi qu’un aiguillon furieux, son amour indigné. Son cœur n’exhalait que reproches, blasphèmes, accusations. Séparée de tout et de Cyril même, elle songeait avec un indicible désespoir à cette âme exultante au ciel.
Elle parvint enfin au carrefour des Cépées. Là, quittant la grande route, elle s’enfonça sous les piliers de la Cathédrale. Ce lieu jadis si beau, si riant, quand le vent de septembre chantait sous ses hautes nefs, était maintenant méconnaissable. Le ciel bas, couleur d’encre, pesait sur les arbres qui, raidis dans un gigantesque effort, semblaient soutenir avec peine ses nuées croulantes. L’horizon menaçant fermait de draperies mortuaires ce temple sinistre où, sur la blancheur crue de la neige, ressortaient, avec un relief funèbre, les troncs humides et sombres des hêtres. Dans cet étrange paysage, tout était blanc ou noir et rien n’avait gardé les couleurs de la vie. Laurence se crut parvenue au dernier cercle de l’enfer. Elle avançait avec l’espoir de revoir enfin la terre brune et familière, une feuille, peut-être un pan de ciel bleu. Mais devant elle, à l’infini, s’entr’ouvraient les mêmes étendues glacées. Partout le ciel était fermé, la terre maudite. Partout elle se sentait poursuivie, cernée par la solitude.
Soudain, dans l’effort qu’elle fit pour franchir un talus glissant, quelque chose se déplaça sous son corsage avec le bruit léger d’un papier qu’on froisse. La lettre de Cyril reposait toujours sur sa poitrine. Elle n’avait pas tout perdu ! Ce dernier trésor lui restait encore.
— Vais-je l’ouvrir ? songeait-elle. Vais-je épuiser d’un seul coup ma dernière richesse ? Pourquoi différer plus longtemps ? N’ai-je pas atteint le point culminant du malheur ? Si rien ne me vient en aide, j’ai peur de ne pas pouvoir vivre, fût-ce une heure. Je ne puis tarder davantage.
Elle descendait à ce moment un sentier, étroit et raide, qui menait dans une partie de la forêt où les futaies étaient moins élevées. Dans un carrefour gisait le tronc d’un arbre abattu. Laurence balaya de la main la neige qui le couvrait et s’y assit. Ce repos lui fut doux. Elle tira de son corsage la lettre de Cyril, l’ouvrit et lut :
« Mon régiment est au repos pour quelques jours. Je profite d’un instant de calme pour vous écrire, car j’ai comme un pressentiment que ma vie me sera bientôt demandée et votre sort me cause la plus déchirante inquiétude. Laurence, pauvre enfant, que deviendrez-vous si je meurs ? Je sais que vous vivrez, — vous me l’avez promis, — mais probablement dans un absolu désespoir. Il faut qu’au moins quelques paroles de moi vous parviennent encore. Je suis extrêmement changé, et vous n’avez pas changé avec moi. Vous êtes toujours dans les tourments et l’ombre épaisse, moi je suis parvenu à la sérénité. Mon cœur, si longtemps inquiet, si longtemps déchiré, s’est enfin apaisé, parce que j’ai trouvé la vérité, l’ineffable amour, parce que Dieu est toujours avec moi. Dieu, Laurence ! Comme ce nom seul est doux, suffisant. Je voudrais qu’il vous ravisse, ainsi qu’il me ravit. Je voudrais vous léguer ma foi, partager avec vous le trésor de ma paix, car je me sens responsable de votre âme qui s’est si passionnément donnée à moi. Je tremble que la douleur de ma mort ne vous éloigne de Dieu au lieu de vous en rapprocher. Laissez-moi vous éclairer, vous guider, vous montrer une erreur dont vous ne soupçonnez aucunement la gravité : vous m’aimez d’un amour démesuré, infini, dont je ne suis pas digne. Tout ce qui en vous désire la beauté sans ombre, l’amour sans déclin, le parfait, l’éternel, se trompe en s’adressant à moi. Vous me prenez pour la lumière et je ne suis qu’un reflet de l’auguste soleil, une étincelle de l’incorruptible flamme. Je ne suis, comme tout être et toute chose, qu’un ouvrage et un signe de Dieu. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence, passez outre. Allez à Lui ; c’est Lui que vous aimez en moi sans le savoir.
« Je vous connais, vous êtes si folle que vous m’accuserez peut-être d’insensibilité, disant : « Il a refusé mon âme ! » Comprenez-moi. Aller à Dieu, ce n’est pas rompre tous les liens qui nous attachent aux créatures, mais les renouer plutôt d’une manière plus forte, plus durable. Je ne vous demande pas de m’oublier, bien au contraire. Je pense que votre place doit être à mes côtés, toujours unie à moi, et, comme autrefois sur la terre dans des livres périssables, lisant avec moi dans le livre éternel. Je n’imagine pas qu’au ciel même nous puissions être pleinement heureux, si nous n’y devions retrouver, pour les mieux aimer, nos amis les plus chers. Je pars le premier. Pourtant, là où je vais, je vous aiderai encore. Quels que soient parfois votre abandon, votre détresse, même si je me tais quand vous m’appellerez, ne doutez pas de moi. Sachez que je suis avec vous, que je vous attends et que je désire ardemment votre âme. Le mal que je vous ai fait, je veux vous en demander pardon à jamais. La douleur que je vous ai apportée, je veux la consoler durant l’éternité. Il n’y aura pas de repos absolu pour moi ; tant que vous ne m’aurez pas rejoint, tant que je ne verrai pas sourire dans la lumière votre visage heureux. »
Le ciel s’était obscurci plus encore et la neige commençait à tomber abondamment. Laurence ne s’en apercevait pas. Courbée en deux, le front dans ses mains, elle relisait la précieuse lettre qui, comme par miracle, répondait à ses questions, dissipait ses doutes, rassurait pour toujours son amour anxieux. Quand elle la sut par cœur, elle se leva. Tout haut, lentement, distinctement, comme pour prendre à témoin le ciel et la terre de son triomphe, elle dit : « Il m’aime encore ! »
Ces simples mots, comme une formule magique, la réconcilièrent avec l’univers. La forêt, tout à l’heure hostile, lui apparut comme un lieu enchanté, Elle venait d’ailleurs de changer encore. La neige, qui tombait à flots, raccourcissait les perspectives, fondait et brouillait les lignes du sévère paysage. Ses flocons légers flottaient, erraient longuement dans l’air avant de toucher le sol ou de se poser sur un arbre. Ils couvraient les plus minces branches d’une frondaison étincelante et délicate. Laurence se crut dans un verger, au printemps, quand le vent d’orage arrache aux arbres et jette de tous côtés des tourbillons de pétales. A travers cette blancheur mouvante, elle avançait, non plus comme un être maudit qui cherche en tremblant un asile incertain, mais comme une enfant bien-aimée au milieu du jardin paternel où tout a fleuri pour elle.
— Il m’aime encore, songeait-elle, mieux qu’autrefois, pour toujours. Il m’aime. Oui ! je dois en croire sa parole et cette certitude en moi, plus douce qu’aucun serment. Pourquoi souffrir et regretter les jours passés ? La vie, médiocre et malfaisante, tissait autour de nous sa trame d’erreurs et de malentendus. Les mots humains sans cesse nous trahissaient, nous imposaient leurs réticences. A tous moments, il me quittait. Mais la mort, au lieu de séparer, rapproche. En le perdant, je l’ai trouvé.
Longtemps, elle marcha ainsi, exhalant vers Cyril ce cri passionné qui, sans cesse, retentissait en elle. Enfin, elle s’arrêta, comme pour attendre une réponse, et quelques termes de la lettre lui revinrent à la mémoire, pareils à un refus doux et inexorable : « Vous m’aimez d’un amour démesuré dont je ne suis pas digne. Ne vous arrêtez pas à moi, Laurence, passez outre. Allez à Dieu, c’est Lui que vous aimez en moi sans le savoir. »
Elle réfléchissait, étonnée, un peu triste.
— Dieu, dites-vous, songeait-elle. Eh quoi ! Cyril, vous n’étiez pas l’amour ? Dieu, dites-vous ! C’est bien. Je sais qu’en dehors de Lui rien n’existe, qu’il est le but de tout désir, que sans lui le cœur le plus riche connaît la privation. Mais je l’ai appelé en vain, et j’ai eu peur de son silence, peur de son nom formidable. Hélas ! pour aller vers Lui, dites, quelle est la route ? Celle de la douleur sans doute, puisque tout s’obtient par la douleur et la patience, l’être infini comme l’être humain. O Cyril, je ne vous ai conquis que par un long martyre. Je vous ai tant attendu, tant cherché, ami cher ! Je ne refuserai pas de le chercher et de l’attendre, Lui, mon Dieu !
Maintenant, l’extase où elle avait été plongée se dissipait. Après avoir touché le ciel, elle se retrouvait sur la terre avec la certitude d’un long exil. De nouveau, le poids de la vie l’accablait. Elle comprenait que, pour gagner la récompense éternelle, il lui faudrait beaucoup souffrir encore. Son premier devoir était de retourner parmi les hommes, d’abord à Fontainebleau, puis à Paris pour y subir son destin, pour reprendre la croix qu’elle avait rejetée et qu’elle acceptait de nouveau humblement. Alors, ayant fini sa course errante, trouvé ce qu’elle cherchait : son courage et son âme, elle regarda autour d’elle, essaya de s’orienter.
Ce n’était pas une tâche aisée. Elle se trouvait dans cette partie de la forêt qui s’étend entre Barbison et Franchard et que sillonnent des sentiers pareils, réunis symétriquement, de place en place, par des carrefours semblables. Là, même en été, quand le soleil par sa position offre un point de repère, le promeneur doit consulter sa carte pour ne point s’égarer. Les écriteaux ne peuvent renseigner que ceux auxquels les moindres chemins sont depuis longtemps familiers. Mais Laurence qui, dans les environs directs de Fontainebleau, eût retrouvé sa route au milieu des ténèbres, connaissait moins bien cet endroit, déjà lointain, que l’absence et la neige achevaient de lui rendre étranger. Pourtant, gagnant le carrefour le plus proche, qui était celui de Bois d’Hyver, elle en fit le tour en consultant les écriteaux. Le premier, fendu par quelque bourrasque, n’était plus qu’un tronçon inutile. Elle déchiffra les autres un à un, lisant : « Route des Ventes Alexandre », « Carrefour du Chêne des Marais », « Route du Bois d’Hyver », « Carrefour des Monts Girard ». Ces noms ne lui rappelaient rien. Elle s’efforça de rassembler ses souvenirs ; mais son esprit, tourné passionnément vers les choses éternelles, éprouvait une extrême difficulté à s’intéresser aux réalités terrestres. A quoi bon, d’ailleurs, chercher un raccourci pour rentrer dans la ville ? N’était-il pas plus simple de reprendre les chemins qu’elle avait suivis ? Si capricieux qu’eût été son itinéraire, n’avait-elle pas, pour la guider, un signe sûr : la trace de ses pas que la neige, en tombant, n’avait pas encore effacée entièrement ?
Il était douteux cependant qu’elle pût refaire une marche de cinq à six kilomètres à travers la neige épaissie où elle n’avançait plus qu’avec de pénibles efforts. Après deux jours passés presque sans nourriture, cette longue course dans la forêt glaciale la laissait épuisée. Maintenant que ni le désespoir, ni l’indignation ne la soutenaient plus, elle éprouvait une immense fatigue et s’avouait qu’elle avait faim et froid. L’humidité de son manteau mouillé pénétrait ses vêtements, gagnait son corps transi. Ses chaussures trop légères, trempées, déformées et durcies par la neige, blessaient ses pieds douloureux. Elle n’avait pas fait cinquante pas dans la direction du retour, qu’elle s’arrêtait défaillante, s’appuyant à un jeune arbre comme à l’épaule d’un ami.
Sur les bois, pesait un silence ineffable. Sans aucun bruit, la neige continuait à tomber, si douce, si douce, et pourtant si dangereuse. Sur tout ce qui se trouvait soumis à son empire, elle opérait tranquillement ses maléfices ordinaires, étouffant dans la nature tout vestige de vie, dans l’âme humaine toute énergie, toute volonté. Comment songer encore à la nécessité de l’action ou de la lutte, dans ce paysage irréel où tout semblait mirage, ombre vaine, illusions, prestiges du sommeil ? Le ciel restait caché, la terre invisible. Les arbres, à travers le tourbillon blanc qui les environnait, étaient pareils à des colonnes de fumée. Fantôme parmi ces fantômes, Laurence s’attardait, pensant que ce repos lui serait salutaire, qu’il serait toujours temps de reprendre sa route. Elle ne songeait pas que l’heure s’avançait, que les journées de février sont courtes, que chaque minute, en s’écoulant, mettait en péril sa vie.
Si profonde était sa rêverie, si grande sa distraction, qu’elle ne s’étonna pas d’entendre, dans ce désert, s’élever une voix humaine, un chant qui tout d’abord lointain se rapprochait, se précisait, et par lequel elle se laissait bercer. Il lui fallut faire un effort de réflexion pour comprendre que c’était une chose étrange, inespérée, extraordinaire, réelle cependant, car ses sens ne l’abusaient pas. Il s’agissait bien d’une voix humaine, d’une voix masculine, jeune et retentissante, qui chantait une chanson de marche. Laurence aperçut bientôt, assez loin sur la gauche, à travers la neige, une silhouette encore indistincte que les arbres cachaient par moments, mais qui reparaissait bientôt et seule marchait, remuait, vivait dans la forêt morte. L’inconnu, un garde forestier, avançait rapidement, réglant ses pas sur le rythme de sa chanson. Il tenait à la main un gourdin qu’il faisait tournoyer autour de lui et dont il frappait parfois un arbre qui résonnait sourdement sous le coup.
Laurence se dit que la présence de cet homme était pour elle une grande chance. Il connaissait les bois. Il allait lui indiquer sa route. Il l’accompagnerait, l’aidant à marcher si sa faiblesse était trop grande. Franchard ne devait pas être très éloigné. Il la conduirait jusqu’à la maison forestière où elle trouverait un abri pour la nuit, un lit, un peu de nourriture, du feu. Malgré sa fatigue, elle ne désirait pas ces biens si enviables et elle regardait avec indifférence approcher son sauveur.
Bientôt, il parvint à un carrefour où le sentier qu’il suivait croisait celui où s’attardait Laurence. Il eût pu, en tournant la tête, l’apercevoir. L’abandonnée avait prévu ce geste qui lui semblait si naturel et que pourtant il ne fit pas. Rien, en effet, ne l’avertissait qu’une créature humaine souffrait si près de lui. Talonné par le froid, par l’heure tardive, il traversa le rond-point obliquement sans s’arrêter et s’engagea dans un chemin qui montait sur la droite. Pour attirer son attention, il eût fallu que Laurence courût vers lui sans attendre, l’appelât d’un cri assez fort pour dominer sa chanson. Mais elle était parvenue à cet état d’épuisement où l’être le plus énergique ne peut plus rien pour lui-même. Il faut alors, pour le sauver, qu’on le secoure de force. C’est l’état du soldat malade, blessé, fourbu par vingt combats et qui peut tout juste mourir à la place qui lui fut assignée, mais non point se porter en avant, ni même fuir. Laurence voulut appeler : ses lèvres n’émirent qu’un gémissement faible. Elle voulut marcher : il lui sembla qu’elle était prisonnière de l’arbre qui la soutenait. Elle demeurait captive, engourdie, retenue de tous côtés à son appui par les liens d’une enlaçante tristesse. Déjà le garde s’éloignait. Dominée par une invincible torpeur, elle vit sa silhouette diminuer, disparaître à travers les arbres. Sans faire aucun mouvement, aucune tentative pour la saisir, elle laissa passer la chance offerte, et cette chance était la dernière.
En effet, maints signes annonçaient la fin du jour. L’après-midi sans éclat, semblable à un long crépuscule, avait jusqu’au dernier moment dissimulé l’approche de la nuit. Maintenant, de minute en minute, l’horizon se rétrécissait. La neige, tout à l’heure si blanche, si éblouissante, prenait une pâleur terne et grise. Soudain Laurence comprit, qu’égarée ainsi dans la forêt où la nuit allait la surprendre, par ce froid implacable, elle était en danger de mort. La peur, comme un coup de fouet, ranima sa volonté défaillante, dissipa l’inconcevable enchantement qui la retenait captive. Elle bondit, s’élança sur les traces du garde, dont elle venait d’entendre encore, vaguement, très loin, la voix affaiblie. Elle gravit le sentier qu’il avait suivi, courant péniblement dans la neige qui lui montait presque jusqu’aux genoux. Elle appela. Son cri désespéré se perdit dans l’air sans écho, dans l’énorme silence. Elle parvint enfin en haut de la côte, espérant follement y découvrir une maison, une silhouette humaine et n’y trouva rien que des arbres, le sentier qui se continuait, barré par l’ombre. Elle appela une fois encore, de toutes ses forces, de toute sa vie. Rien ne lui répondit. Le garde était déjà très loin sans doute. Quelle folie d’avoir perdu à le poursuivre un temps précieux ! Dix minutes de marche encore dans cette direction, elle eût trouvé la grande route, un peu plus loin Franchard. Mais elle ne le savait pas. Craignant de s’égarer plus encore, elle redescendit le sentier, chercha de nouveau au carrefour les traces de ses pas. La neige les avait en partie recouvertes. L’ombre achevait de les rendre indistinctes. Ce signe ne pourrait la guider longtemps. Mais sans plus calculer, prenant un sentier au hasard, espérant quelque secours impossible, elle allait, elle courait, fuyant cette nuit envahissante qui, de toutes parts, l’enlaçait comme un filet qui se resserre. Ses pieds blessés saignaient ; chaque pas lui causait des douleurs inouïes. D’affreux vertiges, par moments, troublaient sa vue, la faisaient dévier du sentier parmi les arbres où s’embarrassait sa marche. La neige ne tombait plus, mais le froid, se faisant plus âpre, la mordait au visage comme une bête. Elle ne pensait plus à rien, elle marchait et fuyait. L’instinct de la jeunesse et de la vie, seul, agissait en elle, luttait furieusement contre sa propre chair, sa fatigue, sa faiblesse, contre la nature ennemie, la mort. Une première fois, ses forces la trahirent. Elle tomba. Le blanc tapis qui pliait mollement sous son corps lui parut doux ainsi qu’un lit de repos. Un sursaut de terreur la remit debout. Elle fit quelques pas encore. Tout à coup, il lui sembla que les arbres remuaient, se mettaient à tourner autour d’elle une sorte de ronde, d’abord lente, puis vertigineuse. Pour essayer de rompre ce cercle infernal, elle se jetait de côté et d’autre, à droite, à gauche, en avant, en arrière. Ce fut là son dernier effort. Et elle s’abattit sur la neige, pauvre proie longtemps traquée, qu’avaient enfin saisie, pour l’immoler, la forêt, l’hiver et la nuit.