La vivante paix
IX
Le mariage ! le mariage !… même avec toutes sortes d’inconvénients, même avec les plus grands inconvénients, même sans amour, le mariage !
René Boylesve.
Laurence, cependant, tout en aimant Paris, désirait le quitter et voir cesser le supplice que son père endurait sans patience. Car il n’avait aucune place dans cette ville où nul soldat jamais ne le saluait plus lorsqu’il passait dans les rues, confondu parmi la foule, portant avec le sentiment d’un profond déshonneur le morne vêtement civil. Chaque jour, les longues promenades, imposées par le professeur Noveu, ramenaient infailliblement aux Invalides ou près de l’Ecole militaire ce chef inutile, rejeté de l’armée, mais qui ne pouvait vivre en dehors de son paradis perdu. Dans les premiers mois, l’ennui qui le dévorait le rendit sérieusement malade. Le colonel Arêle, avec son ingénieuse charité, vint au secours de cet être désemparé. Il le mit en rapport avec le directeur d’une jeune revue nationaliste. Paul Dacellier y publia chaque mois un long article de stratégie militaire où il étudiait les conditions probables de la future guerre, dénonçait l’insuffisance de notre artillerie, signalait le danger d’une invasion allemande par la Belgique. Le bonheur de servir encore par sa plume la cause qu’il aimait uniquement lui rendit quelque courage et, quand la fin de son congé approcha, Laurence s’étonna de le voir chaque jour mieux portant, plus gai, presque doux, transfiguré par l’espérance. Au moment où elle se réjouissait de cette résurrection, un événement inattendu la rejeta dans le malheur. Le ministère fut renversé. Le nouveau ministre de la Guerre appela auprès de lui, comme chef de cabinet, le colonel Douran. Or Dacellier, s’il rentrait dans le service actif, se mettait à la merci de son ennemi. Laurence eut de grands conciliabules avec Ursule et le colonel Arêle. Ils hésitèrent longtemps. Enfin, le danger leur parut si grand, qu’encore une fois ils eurent recours au professeur Noveu qui, sur leurs instances, imposa de nouveau à son malade six mois de repos absolu. Mais il lui promit vainement une guérison radicale pour prix de sa docilité ; le colonel se vit perdu. Le désespoir, agissant sur lui comme un poison foudroyant, réveilla sa maladie, et son cœur acharné, las d’une si longue lutte, consentit à la mort, la désira comme le seul remède qui pût guérir sa misère. Seul, son amour pour Laurence le retenait encore à la terre. Il s’inquiétait de la laisser sans autre appui qu’Ursule dont il appréciait le dévouement sans estimer beaucoup le caractère falot et faible. Par un préjugé assez commun, il croyait fermement que le monde est plein d’embûches pour une femme seule et qu’elle n’y saurait vivre respectée sans protecteur. André était trop insouciant pour veiller sérieusement sur sa sœur. La fortune que le colonel devait lui laisser, loin de le rassurer, l’effrayait plus encore. Saurait-elle gérer ses capitaux ? Ne se laisserait-elle pas, par bonté, par ignorance, conseiller par des incapables, dépouiller par des hommes d’affaires sans probité ? Il désira passionnément assurer son avenir, la voir, avant de mourir, mariée, heureuse, aimée. Il fit venir Juliane et la supplia de chercher au plus vite, parmi ses relations, un parti pour sa belle-sœur.
Laurence fut atterrée de ce nouveau caprice. Vainement Juliane lui représenta-t-elle que nul joug ne pouvait être plus pesant que celui de son père. La jeune fille le préférait à l’autorité de l’époux le plus bénévole. La tyrannie qui l’oppressait lui laissait malgré tout une certaine liberté. Sa chambre était un asile sûr où nul ne venait la troubler ; ses nuits lui appartenaient. Mariée, elle ne posséderait plus aucune retraite où son mari n’eût le droit d’entrer à toute heure. Il serait à ses côtés toujours, épiant ses pensées, envahissant sa vie, partageant son sommeil, son lit, sa chair. Il lui arracherait son dernier trésor : la solitude. Et, en échange de tant de sacrifices, il ne lui apporterait pas même l’amour. Elle se jura de conserver à tout prix son indépendance.
Sa volonté devait plier bientôt sous la loi de la nécessité. Les difficultés de sa vie s’accrurent, en effet, jusqu’à devenir insupportables. Jadis, elle avait des moments de répit. L’humeur de son père, variable comme le temps, s’apaisait parfois. On pouvait alors, par des ménagements infinis et une soumission passive, éviter de nouveaux orages. Maintenant c’étaient des emportements quotidiens, sans aucun motif, de continuelles fureurs. Il devenait impossible de satisfaire cet être exaspéré, dont la volonté changeait d’heure en heure, qui donnait un ordre, l’oubliait et, peu après, s’irritait jusqu’à la folie de se voir obéi. Lassés de ses violences, les domestiques, au bout d’un mois de service, demandaient leur congé. Ursule se trouvait souvent sans personnel. Elle suffisait à tout, accomplissait sa tâche écrasante sans révolte contre son despote.
L’attitude de Laurence était différente. La tyrannie du colonel s’exerçait d’ailleurs plus durement sur elle que sur tout autre. Elle était son plus cher souci, sa plus grande affection ; mais, par un effet bizarre de sa maladie, il ne s’occupait d’elle que pour la tourmenter. Il voulait qu’elle fût parfaitement élégante, qu’elle renouvelât souvent ses toilettes : dès qu’elle lui réclamait de l’argent, il fulminait contre sa prodigalité. Il voulait que sa vie fût gaie, agréable. Il la contraignait d’accepter les invitations de Juliane, priait André de l’accompagner au théâtre : lorsqu’elle rentrait, il l’accusait de songer à se distraire alors qu’il se mourait. Brisée par ces éclats continuels, Laurence passait des nuits dans les larmes et le colonel lui reprochait comme un crime sa pâleur et ses traits tirés.
La jeune fille avait beau plaindre ce malade et l’excuser, elle était trop vive, trop indomptable, pour supporter avec patience ses injustices. Elle se défendait âprement, le bravait, l’affligeait par des paroles blessantes dont elle ne mesurait pas toujours la portée. Un soir, après une discussion pénible, Paul Dacellier dut s’aliter, terrassé par une de ces crises nerveuses durant lesquelles sa raison s’égarait. Laurence se sentit responsable de cet accès. Dominée par ses remords, elle se précipita vers le sacrifice longtemps refusé qui lui semblait maintenant nécessaire. Dès le lendemain, elle courut chez sa belle-sœur :
— Je cède, Juliane, lui dit-elle. Je suis pour mon père une ennemie, un danger. Le devoir et la pitié me chassent de la maison ; je n’y ai plus de place. Cherchez un mari pour moi, n’importe qui. Je prendrai le premier venu.
Juliane aimait à s’occuper des autres, à les protéger, à tenir dans ses mains les fils de leurs destinées. Aussi accepta-t-elle avec la meilleure grâce du monde une mission qui allait lui permettre de déployer toute son adresse et son tact mondain. Elle ne pensait pas, d’ailleurs, rencontrer de sérieux obstacles. La dot de Laurence était belle. Sa mère lui avait laissé trois cent mille francs que son père devait doubler en la mariant. Cette fortune avait de quoi séduire bien des familles, et Juliane, avec des airs négligents, ne perdit aucune occasion d’en confier le chiffre à ses amies. Bientôt, il ne se passa plus de semaine où elle ne donnât, en faveur de sa belle-sœur, quelque réception soigneusement préparée. Laurence s’y trouvait entourée d’une foule de jeunes gens, pauvres pour la plupart, mais infiniment distingués et d’une éducation parfaite. Ils étaient taillés sur le même modèle, corrects, élégants, beaux parfois. Mais ces visages, réguliers et mornes, n’avaient pas pour la jeune fille plus de vie qu’une gravure de modes ou une photographie dont on n’a jamais vu l’original. Elle les oubliait tout de suite et ne pouvait les reconnaître ni les discerner les uns des autres. Tous ces pantins lui posaient, avec la même politesse, les mêmes questions insipides. Elle répondait à peine, car l’art qui consiste à soutenir une conversation à l’aide de phrases toutes faites lui était étranger.
A la fin de ces mortelles soirées, elle aimait à se réfugier auprès de Gaston Noret. Lui, au moins, était simple et dépourvu de toute pédanterie. Elle pouvait lui parler sans s’imposer aucune contrainte.
— Oh ! cher ami, s’écriait-elle, est-il pire supplice que de chercher à se marier, de s’exposer comme une marchandise dans une vitrine, et d’attendre un acheteur ? Avez-vous vu, ce soir, tout ce lot d’épouseurs possibles ? Comment pourrai-je aimer aucun d’entre eux !
— Hé ! pourquoi pas ? disait le bohème, qui l’observait avec une indulgence amusée. L’amour n’est que l’accord soudain, inexplicable, de deux chairs qui se reconnaissent, on ne sait pourquoi, faites l’une pour l’autre. Cet accord peut se produire en dehors de toute sympathie.
— Que dites-vous ? J’aimerais mon mari, au moment de la volupté seulement, et je le haïrais le reste du temps ?
— Mais non, innocente ! car, du jour où vous aurez été heureuse entre ses bras, vous l’aimerez complètement et toujours.
— Quoi ! En échange d’un instant de plaisir, je donnerais mon cœur et mon âme ? Dieu m’épargne une pareille honte ! protesta Laurence indignée.
Les paroles du peintre la troublèrent longtemps, car elle respectait profondément l’amour et elle s’affligeait de le déshonorer en acceptant un mariage qu’il n’embellirait pas. Heureusement, aucun prétendant ne se déclarait encore. Bien qu’elle demeurât silencieuse et glacée en leur présence, elle effrayait un peu ces corrects jeunes gens attirés par sa dot. Tous avaient un grand souci de leur dignité. Ils voulaient bien épouser une jeune fille pour sa fortune, mais ils entendaient la dominer, trouver en elle une femme passive, malléable, absolument nulle. Leur instinct les avertissait que Laurence ne réaliserait pas cet idéal.
Voyant qu’aucun de ses projets n’aboutissait, Juliane eut recours à M. Hecquin, son conseiller ordinaire.
— Laurence est très difficile à caser, dit-elle, lorsqu’il l’eut assurée de son dévouement. Elle n’a d’autre atout dans son jeu que sa fortune. Elle n’est pas jolie, son caractère est bizarre, exagéré, déconcertant. Je n’ai jamais pu la plier aux usages du monde, lui apprendre à recevoir, à tenir un salon. Elle n’a aucune conversation, peu de grâce, nulle amabilité. Et sa timidité, qui pourrait faire excuser ces défauts, a toutes les apparences de la hauteur.
— Je vous trouve sévère, répondit M. Hecquin en repliant ses longues jambes, dont il était toujours embarrassé. Indépendamment des considérations d’amitié qui devaient forcément m’influencer en faveur d’une personne qui vous touche de si près, indépendamment, dis-je, de toutes ces considérations, j’ai pu étudier en toute impartialité votre belle-sœur et je trouve que c’est vraiment une jeune fille fort avenante. Peut-être, dans le monde, est-elle un peu réservée et farouche, mais elle possède des qualités solides que j’ai devinées assez vite, bien que sa modestie les cache. Car il ne faut pas croire que nous autres, banquiers, toujours absorbés par nos affaires, nous n’ayons ni le temps, ni le goût d’observer autour de nous la société, les hommes et même les jeunes filles, ajouta-t-il avec un rire satisfait.
— Vraiment, répliqua Juliane, un peu surprise, dites-moi donc ce que vous admirez en Laurence.
— Vous m’avez raconté les difficultés de sa vie et ses chagrins, reprit M. Hecquin d’un air pénétré. N’est-ce point une chose touchante de voir avec quel courage elle les supporte, sans qu’un mot de plainte lui échappe ? J’admire aussi son intelligence, sa vie si peu frivole, toute d’étude et de pensée. Oui, elle a un esprit supérieur et même… voyons, je cherche l’expression exacte… viril, c’est bien cela, viril.
Ce chaleureux panégyrique, prononcé par un homme d’ordinaire fort circonspect, étonna beaucoup Juliane. Mais, huit jours plus tard, comme elle parlait encore de Laurence à son vieil ami, s’informant s’il avait découvert pour elle quelque phénix, le banquier se troubla, hésita, et murmura enfin d’une voix étouffée :
— Croyez-vous que j’aie la moindre chance de me faire agréer par votre belle-sœur ?
Puis, ayant prononcé cette phrase étonnante, il demeura immobile, les yeux baissés, la main sur le cœur, dans l’attitude classique de l’amoureux transi.
Si habituée que fût Juliane à dissimuler ses impressions, sa stupéfaction fut si grande qu’elle perdit absolument contenance.
— Mon Dieu ! balbutia-t-elle dans son embarras, je ne sais… je n’aurais jamais cru…
Et, ne pouvant terminer sa phrase que par une impolitesse, elle se tut en rougissant pitoyablement. M. Hecquin vint à son aide.
— Vous n’auriez jamais cru qu’à mon âge je puisse encore songer à me remarier, dit-il avec une humilité touchante et sans lever les yeux. Hélas ! plus je vieillis, plus ma solitude me semble dure à supporter. N’allez point imaginer que je cherche une femme pour me soigner dans mes vieux jours. Je ne suis plus jeune, mais mon tempérament reste vigoureux, ma santé excellente. Mon pauvre père est mort à quatre-vingts ans d’une attaque, sans avoir jamais été malade. Tout me porte à croire que je m’en irai comme lui, discrètement, sans causer de soucis à personne. Comprenez-moi donc : si je souhaite posséder une compagne, c’est pour la gâter et la chérir. Votre belle-sœur, je l’avoue, par ses malheurs et son courage, a gagné mon cœur. Je n’aspire qu’à lui donner la vie douce et facile qui lui a manqué jusqu’ici. Ses moindres désirs seront pour moi des ordres. Je ne la contrarierai jamais, je respecterai ses goûts, ses habitudes. Ah ! qu’il me serait doux d’avoir cet ange à mon foyer ! conclut-il en fixant sur le plafond un regard extatique.
— Peut-être le bonheur de Laurence est-il là, dit Juliane, ébranlée par ce discours ; mais en admettant, cher monsieur, que ma belle-sœur vous soit favorable, il me paraît à peu près impossible d’obtenir le consentement du colonel.
— Ah ! qu’à cela ne tienne ! s’écria le banquier avec ardeur. L’assentiment de Mlle Laurence me suffit. Je la prendrai sans dot. Je ne demande rien. Je suis assez riche pour deux.
« Mais c’est clair, il l’adore, songea Juliane, impressionnée par ce désintéressement. Voilà donc pourquoi il la trouvait si parfaite. C’est l’aveuglement de l’amour ! »
Cette découverte inouïe lui parut à la fois burlesque et attendrissante. Elle répondit, avec un sourire indulgent :
— Laissez-moi conduire cette affaire et fiez-vous à moi.
— Oh ! merci, s’écria M. Hecquin avec transport. Vous ne trouvez donc pas trop ridicule le vieil ami dont le cœur est resté jeune ? Parlez pour lui, dirigez-le et soyez assurée de sa reconnaissance. Vous disposez de toute ma vie, ajouta-t-il en lui baisant la main dans un grand geste pathétique.
Puis, redressant sa haute taille, l’air un peu abattu, mais toujours solennel, il se retira en poussant de profonds soupirs.