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La vivante paix

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XIII

Lors aussi s’évanouira la peur démesurée, et l’amour désordonné mourra.

Imitation, 3, XXXVII.

L’ombre était maintenant complètement tombée. Nulle étoile, ni le plus mince rayon de lune ne perçaient les épais nuages. Seule, la persistante blancheur de la neige luisait faiblement dans l’obscurité morne. Le vent commençait à s’élever, avec une rumeur pareille à celle de la mer montante. Les ténèbres qui délivrent la nature comme l’être humain des contraintes imposées par le jour, invitaient toute douleur à délirer, et la forêt, sortant de sa stupeur, ouvrant enfin ses mille bouches, se plaignait longuement sur le cœur de la nuit.

La tête appuyée à son bras, comme un enfant qui dort, Laurence gisait sur le sentier, entre deux rangées d’arbres noirs, gardiens inexorables auxquels elle n’échapperait plus qu’en échappant à la vie. Par moments, elle regardait, au-dessus de leurs cimes mouvantes, le vide du ciel sans étoiles, cet espace inconnu, où bientôt s’allumeraient pour elle les lumières éclatantes, invisibles encore à son œil de chair. Mais, le plus souvent, sa paupière restait close. Elle ne souffrait pas. Le froid l’engourdissait lentement, d’une manière presque insensible. Son corps, épuisé par la marche et la faim, cédait à la mort sans révolte, avec une sorte de volupté. Pourtant, elle demeurait absolument lucide. Comme un voyageur, prêt à partir, loin, par delà les mers, fait une dernière fois le tour de sa maison, saluant ses souvenirs heureux ou tristes et rassemblant ce qu’il doit emporter, ainsi son âme parcourait le cercle de sa vie, cherchant parmi bien des ruines, une perle sans prix : cette vérité, cette sagesse qu’acquiert ici-bas, à force de peine, toute créature, la seule chose qui lui reste à son dernier jour et soit une richesse au seuil de la tombe.

En ce monde, où tout est mystère, l’homme n’a point d’autre guide que l’homme, son semblable, duquel lui vient toute douleur et toute science. Chaque être qu’il rencontre, noble ou abject, ami ou ennemi est un signe de Dieu, un point de repère, écueil ou phare, placé sur la route obscure qui va du provisoire à l’éternel. C’est pourquoi, à cette heure dernière, Laurence, les yeux fermés, s’efforçait d’évoquer, non point les circonstances de sa vie, mais, un à un, les personnages, héros ou comparses, qui, avec elle, en avaient joué le grand drame.

Lentement, des profondeurs de son passé, elle vit surgir une foule de figures familières qui s’avançaient, par groupes, et qu’elle examinait avec une attention extrême, comme les pages d’un livre obscur et sacré, cent fois relu, mais encore imparfaitement compris.

D’abord parurent des fantômes hostiles : Lucie Jaffin, Douran, Hecquin, Mme Heller, tous ceux qui l’avaient persécutée, déçue, trahie, lui révélant la laideur du monde.

Puis vinrent des figures falotes : Juliane, André, Gaston Noret, tous ces médiocres, sans vertu, ni méchanceté, sans grandeur, ni bassesse, pauvres êtres dont un grain de sable comblait le cœur étroit, dont le bonheur mesquin dégoûtait du bonheur.

Mais bientôt, parmi cette foule confuse qui passait et repassait dans sa mémoire, Laurence distingua des visages plus chers. Silencieusement, avec un geste de bénédiction, les ombres de ceux qu’elle avait aimés l’entourèrent. Ombres pathétiques, qui toutes avaient subi un cruel martyre : Ursule, pauvre âme, consumée de charité, immolée au bonheur d’un seul être qu’elle n’avait pu sauver ; Paul Dacellier, cœur sans repos, dévoré par le feu d’un inextinguible désir non réalisé ; les Arêle, si doux, si purs, et pourtant si durement éprouvés, vivants encore, mais déjà morts avec leurs fils perdus.

Pourquoi Laurence, à cette heure plus encore qu’autrefois, éprouvait-elle, pour ces infortunés, l’admiration fervente, complète, un peu jalouse qui, d’ordinaire, s’adresse aux seuls heureux ? D’où venait que leurs vies manquées lui paraissaient plus enviables qu’aucune autre, leur voie rude préférable aux plus faciles chemins ? Ces vaincus de la vie gardaient pour elle un aspect triomphant, l’assurance et le calme des victorieux. Manifestement, ils possédaient une sagesse supérieure à celle du monde. Une force était en eux, une lumière qu’elle avait devinée, reconnue toute jeune. Ils lui avaient appris que nul n’est grand ici-bas que par la foi, la douleur ou l’amour.

— Cela, je le savais, songeait-elle, évoquant une ombre plus chère encore, mais sans vous, Cyril, j’aurais pu l’oublier, m’égarer pour toujours. Vous avez été mon père et ma mère, mon guide, ma force, mon ami. Chacune de vos paroles illuminait pour moi le monde et les plus ténébreux mystères. Par vous, j’ai vécu votre vie et la mienne, vous ayant donné mon âme. Vous m’avez détachée de tout et de vous-même, cruellement parfois, pour me livrer à Dieu. Par vous, j’ai connu la privation suprême, le désir sans repos et la soif et la faim. A travers les affres, les miracles de l’amour humain, vous m’avez conduite à l’amour infini.

Elle atteignait le but de son voyage, l’instant où nul guide humain n’est plus nécessaire, où la créature expirante, soumise à l’action directe de la grâce, doit sans intermédiaire chercher son créateur. Laurence prit congé des figures qui l’avaient visitée, leur adressant à toutes, amies ou ennemies, un sourire de tendresse ou de pardon. Elles s’éteignirent une à une, la laissant seule dans l’ombre. Mais cette ombre était comme un voile épais posé sur un divin visage. Une approche invisible remplissait déjà cette solitude. Laurence était comme une femme dans les ténèbres, enfermée sans le savoir, avec son bien-aimé, et avant qu’il lui parle, avant qu’il la touche, elle a deviné sa présence, elle a crié son nom.

— Dieu, Dieu, mon Dieu ! gémit-elle.

En même temps, il lui sembla qu’un glaive fulgurant pénétrait en elle, venait frapper dans les dernières profondeurs de son cœur un point que la douleur humaine n’avait encore jamais blessé. Et les larmes qui lui échappèrent lui parurent les premières qu’elle eût jamais versées, tant leur saveur était à la fois âcre et douce. Elle voulut, dans un geste familier, porter la main à ses paupières humides. Mais déjà elle ne pouvait plus faire aucun mouvement. Le froid paralysait ses membres. La neige durcie enserrait étroitement son corps, le soudait à la terre maternelle. Dans cette chair anéantie que dévorait la mort, l’âme seule vivait d’une vie puissante. Comblée par une présence ineffable, elle chantait passionnément.

— Seigneur, c’est donc vous, disait-elle, qu’ai-je à présent besoin d’explications ? Puis-je nier l’existence du feu dont je sens sur moi la brûlure ? C’est vous, être infini, mystérieux, inexplicable, que rien en moi ne comprend, que tout en moi, au premier signe, salue et reconnaît, silence plus éloquent que toute parole, face cachée plus belle qu’aucune figure vivante. Les formes, les visages humains qui vous révélaient à moi vous cachaient en même temps. Maintenant qu’ils se sont évanouis, je vous vois, je vous trouve enfin ; amour sans déclin, amour éternel, vous que j’ai à la fois constamment fui et cherché.

Comme une jeune fille, amenée en présence du roi dont elle va devenir l’épouse, apercevant pour la première fois son auguste visage, frémit et se désespère parce qu’elle n’est point assez belle, ainsi Laurence, le cœur pénétré d’une humilité déchirante, repassant toute son existence, évoquant son reniement, sa longue révolte, sa résistance au seul amour, pleurait ses dernières larmes que le vent gelait sur sa face. Mais comme elle s’affligeait d’être pauvre de toute vertu, de tout mérite, soudain, avec une ineffable joie, elle se souvint d’avoir beaucoup souffert. Aussitôt l’énigme de sa vie lui fut expliquée. Sa destinée, pleine de tempêtes et de tragédies sombres, lui apparut comme une voie unie et droite qui conduisait à la lumière.

— Bénie sois-tu, dit-elle, ô parfaite infortune, car je comprends enfin l’œuvre éclatante que tu accomplissais en moi. Tu me fus accordée par grâce, afin que je n’arrive pas les mains vides devant mon juge. Du moins, à défaut d’autres présents, je puis vous les offrir, Seigneur, toutes ces douleurs que j’ai parfois maudites, ne sachant pas qu’elles étaient ma richesse, ma sauvegarde, ma force ! Recevez-moi à cause d’elles, car elles m’ont préservée des souillures du bonheur et lentement purifiée pour vous. Acceptez donc, ainsi qu’un holocauste, non voulu, précieux pourtant, ma jeunesse désolée, ma constante solitude, la trahison de tous ceux en qui j’ai eu foi, la mort de ceux que j’ai aimés. Acceptez mon amour pour Cyril, le long désir toujours trompé, l’attente toujours vaine, la grande rupture de mon cœur au jour des adieux. Acceptez enfin, ô mon Dieu, avec tout le passé, le présent, ces quelques minutes qui me séparent encore de vous. Souvenez-vous, Bonté suprême, que j’ai cru en vous indomptablement à cette heure où vous m’aviez livrée à toutes les puissances des ténèbres. Je vous offre mon abandon, ma misère complète, cette épouvante où j’entre sans aucune assistance.

Cyril, cependant, ne l’avait pas quittée. Comme elle formulait cette plainte, elle le revit encore. Il semblait tendre les mains vers elle dans un geste de pitié secourable. Elle le contempla tendrement et lui dit adieu.

— Ecarte-toi, supplia-t-elle, afin que pendant cette minute, la dernière qui me soit accordée pour souffrir et pour mériter, j’endure toute la douleur possible. Ecarte-toi, laisse-moi mourir seule.

La chère ombre docilement s’évanouit. Laurence acheva sa prière :

— Mais ce dernier bien qui me restait encore, cette image trop adorée, Seigneur, je veux vous la sacrifier aussi, vous offrant jusqu’au souvenir de Cyril, car je sais que pour vous plaire, il faut être absolument nue et pauvre. O Dieu ! roi des déshérités, amant de ceux qui n’ont plus rien, vous qui pour me conquérir m’avez tout repris et tout arraché, vous, dont j’ai subi toute ma vie la jalousie et la violence, consumez en moi mon dernier amour, afin que je sois devant vous comme un gouffre vide, un abîme béant qui souffre et qui désire !

Quand elle se fut ainsi dépouillée de tout, reniant ses affections humaines afin de les retrouver purifiées, son cœur entra dans la paix. Autour d’elle, l’air retentissait de bruits confus, craquements, sifflements aigus, lugubres plaintes. Sur le fond immobile de l’ombre, les hêtres et les chênes, fantômes menaçants ou plaintifs, se tordaient furieusement sous l’effort des rafales. Plus abandonnée qu’une bête sauvage, Laurence gisait dans cette horreur, dans cet effroi, avec, pour dernier lit, la terre, pour témoins, les arbres délirants, pour prières, la grande lamentation du vent. Pourtant, ayant rouvert les yeux, elle regardait avec tendresse la neige qui devait être son linceul, la forêt qui, l’ayant perdue par ses ruses, assistait implacable à son agonie. Il n’était pas jusqu’à la bise glacée sous laquelle frémissait encore sa chair misérable qu’elle n’essayât de bénir. Elle à qui le plus beau soleil avait été amer et le printemps ennemi, elle pardonnait à cette nuit pleine de terreurs qui la tuait cruellement.


Mais adieu, toi que nous avons suivie jusqu’à cette heure où ta vie s’achève, où Dieu t’a saisie dans sa main, où tu reposes, assouvie et comblée, plus jeune qu’au jour de ta naissance, ta longue peine réparée par un instant d’amour. Déjà ton âme, dont la mort lentement rompt les liens, à demi sortie du monde, entrevoit la lumière, savoure la plénitude de la foi. Ton extase demeure pour nous impénétrable. La douleur seule nous a confié tous ses secrets. Nous pouvons chanter l’inquiétude humaine, l’espérance trompée, la passion vaine, les tourments de l’attente et du désir. La joie, qui est chose divine, dont parfois l’aile nous effleure, nous a toujours caché son visage exultant. Nous qui vivons, nous qui souffrons, nous qui luttons dans les ténèbres, nous qu’un souffle d’air trouble et change, que saurions-nous dire de l’esprit sauvé auquel nul ne ravira plus la vérité conquise, la victoire obtenue ? Nous ne comprenons point ce qu’est la délivrance, moins encore la certitude ou la stabilité ; et, pour la paix, nous avons entendu parler d’elle, mais nous ne connaissons que son nom.

Paris. — Imp. Paul Dupont (Cl.). — 6.4.24

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