La vivante paix
IV
Ce qui me frappe le plus chez beaucoup d’êtres que je vois, c’est l’absence de vie, l’absence de douleur, et l’absence de joie. Ils sont vraiment morts.
Geneviève Hennet de Goutel.
Les jours suivants, la maison Dacellier fut tranquille. Des complications politiques inquiétaient l’opinion ; on parlait d’une guerre prochaine. Le colonel, enivré par cet espoir, était d’humeur radieuse. Laurence, qu’il oubliait de tourmenter, s’absorbait dans le souvenir de Mme Heller et s’accusait d’injustice envers cette amie si chère.
— Il est vrai, songeait-elle, que son âme est sèche et sa vanité monstrueuse. Elle est jalouse de sa fille et cela me semble bas, mais n’y a-t-il pas derrière cette jalousie une grande et naturelle douleur ? Oh ! pauvre Lætitia, elle est belle, mais non plus pour longtemps. Dans quelques années, elle la perdra cette beauté qui est sa puissance, son génie, sa richesse. Sa fille, de jour en jour, s’épanouit, tandis qu’elle va vers son déclin ; bientôt il faudra qu’elle lui cède sa royauté, sa place, ses honneurs. Elle souffre… pourtant je lui refuse toute pitié. N’aurais-je pas dû, au lieu d’admirer si haut la grâce d’Edith, lui dire combien aisément elle l’éclipse encore ? Je me suis plu à raviver sa blessure, à l’humilier cruellement, moi qui prétends l’aimer !
L’intensité de ses remords accrut sa passion. Elle parut s’évader du monde où elle vivait. Son regard vague et songeur ne se posait plus volontiers sur aucun objet proche, cherchait toujours le ciel, le vide ou l’horizon. Quand le vent soufflait en rafale, elle descendait au jardin pour recevoir avec ivresse le choc des grandes brises farouches. Puis elle remontait dans sa chambre, s’asseyait à sa table et, masquant d’une main son visage où la joie couvait comme un feu sombre, durant des heures, absorbée, pensive, les yeux mi-clos, elle écrivait des vers. Toutes les fois qu’une émotion vive avait bouleversé son cœur, elle éprouvait le besoin de donner à ses pensées une forme lyrique. Elle ne croyait pas avoir de talent, ni obéir à une vocation déterminée, mais elle se sentait heureuse lorsque l’inspiration, avec une insurmontable violence, s’emparait d’elle, l’obligeait à chanter. Ces transports duraient peu, la moindre contrariété suffisait à les calmer.
Une nouvelle désagréable mit bientôt fin à son délire. André, par lettre, annonça sa visite à Fontainebleau pour le dimanche suivant. Il venait présenter aux siens sa fiancée. Mlle Drevain, tante et tutrice de Juliane, devait accompagner le jeune couple.
Laurence avait horreur du monde et des nouveaux visages. La pensée qu’il lui faudrait être aimable avec sa future belle-sœur, et se torturer l’esprit durant toute une journée pour alimenter une conversation fastidieuse, l’accablait à l’avance de fatigue et d’ennui.
De même que sa fille, mais pour des motifs plus graves, le colonel appréhendait la visite annoncée, car il ne retrouvait jamais André sans éprouver une impression pénible. Tout autre père eût été fier pourtant de ce fils qui, laissé libre de bonne heure, avait évité les abîmes où les passions entraînent tant d’adolescents. Telle était la raison de ce jeune homme rangé que, l’année précédente, ayant, dans une liaison passagère avec une actrice, ébréché quelque peu la fortune qui lui venait de sa mère, il s’empressait de la rétablir par un mariage honorable et brillant. Sa vie, à la fois sérieuse et frivole, était parfaitement bien organisée. Doué d’un goût très sûr, d’une intelligence prompte et curieuse, il faisait dans plusieurs journaux de la critique d’art. Robuste, bien portant, patineur émérite, redoutable champion de tennis, il dirigeait en même temps une petite revue sportive, et toujours sa volonté patiente demeurait tendue vers un but unique : la conquête du bonheur.
Le colonel appréciait peu cette sagesse. Semblable à ces fervents chrétiens qui, rapportant tout à Dieu, cherchant toujours sa gloire, aiment en Lui leurs chers enfants, il n’avait désiré un fils que pour le donner à la France. Lorsque, pour la première fois, il le tint entre ses bras, il le consacra dans son cœur à la patrie. Par lui, il rêva de fonder toute une race d’officiers qui, de génération en génération, perpétueraient son dévouement, sa fidélité. Ainsi, lorsque sonnerait l’heure de la revanche, s’il était couché dans la tombe, du moins son âme servirait encore la grande cause sacrée et la France trouverait toujours, prêt au sacrifice, à défaut de lui, un de ses descendants. André, par sa révolte imprévue, avait anéanti ces beaux espoirs, et le colonel ne s’était jamais consolé d’une telle déception. Ce fils, si charmant, si distingué qu’il fût, restait pour lui l’œuvre avortée dont l’artiste sévère, mais impuissant, vaincu, se détourne plein d’amertume.
Seule, la bonne Ursule attendait les trois visiteurs avec la plus joyeuse impatience. Sociable, naïve, indulgente jusqu’à la chimère, elle prêtait à Juliane, sans la connaître, toutes les qualités. Elle croyait fermement que cette irrésistible personne deviendrait tout de suite pour Laurence une amie, une sœur d’élection. Ayant caressé ce beau rêve toute une semaine, la vieille fille fut vivement déçue lorsque, le dimanche, elle vit Laurence entrer au salon avec un visage glacé et tendre la main à sa future belle-sœur, en la saluant d’un : « Bonjour mademoiselle », jeté d’un ton sec et presque insolent.
Mais déjà Juliane l’embrassait cordialement et s’écriait d’une voix aimable où ne vibrait pourtant ni sincérité, ni affection :
— Oh ! Laurence, ne m’appelez pas mademoiselle ! Je suis, voyez-vous, si contente d’avoir enfin une petite sœur ! Laissez-moi vous nommer ainsi, dès à présent !
Laurence ne trouva pas un mot pour répondre à ces paroles gracieuses. Son visage trop sincère exprima un malaise flagrant, tandis qu’elle considérait curieusement l’affable visiteuse, s’étonnant de la trouver à la fois si jolie et si ordinaire. Juliane était belle, en effet, mais rien dans sa beauté classique n’excitait la surprise, ni l’intérêt. Ses yeux posaient sur toutes choses un regard bienveillant et courtois. Une souple politesse entr’ouvrait sans cesse ses lèvres fraîches dans un sourire mondain. Sa chevelure noire et lustrée, relevée en une coiffure symétrique, semblait peinte, et son visage avait une expression d’ardeur banale qui laissait deviner la froideur de son âme. Pourtant, son élégance, sa grâce réelle surprirent agréablement le colonel, plus accessible que sa fille à la séduction féminine. Vaincu à la fois par un scrupule secret et par l’insistance irrésistible de cette enjôleuse, il promit assez facilement d’assister à son mariage. A la grande joie de Laurence, il déclina pour elle toute invitation, alléguant sa santé délicate.
Depuis huit jours, Ursule avait patiemment préparé ce revirement. Mais le succès complet de son machiavélisme la pénétra de confusion. Elle rougit pitoyablement sous le regard triomphant que lui jeta sa jeune cousine. Heureusement, Paul Dacellier ne remarqua pas son embarras, car, au même moment, la femme de chambre vint annoncer le déjeuner, et il se leva pour offrir son bras à Mlle Drevain.
Créée comme sa nièce pour les salons et les pompes du monde, celle-ci n’était que sourire, compliments et cérémonies. Deux énormes solitaires oscillaient le long de ses joues poudrées, ses mains étaient chargées de bagues, sa robe noire constellée de jais et de paillettes. Elle brillait et scintillait des pieds à la tête, et de sa bouche coulait sans cesse un flot de paroles aimables dont ses interlocuteurs, quelle que fût leur bonne volonté, ne pouvaient conserver le moindre souvenir.
La politesse un peu altière du colonel l’avait dès l’abord enchantée. Durant le déjeuner, elle déploya pour lui toutes ses coquetteries, toutes ses grâces surannées, l’accapara, l’étourdit de son bavardage insipide. Il l’écoutait complaisamment, s’occupait d’elle, essayait d’oublier la présence d’André. Le jeune homme l’y aidait de son mieux, observait un silence prudent. Parmi la société vaine et légère qu’il fréquentait à Paris, on l’admirait pour son esprit caustique, ses théories paradoxales ; mais, devant son père, cœur naïf et ardent dont il connaissait l’intransigeance, ce grand railleur, gêné, paralysé, contenait sa verve moqueuse, gardait une attitude neutre, circonspecte. Une fois cependant, il oublia ses résolutions. Ce fut au moment où Juliane, croyant se montrer fort originale, disait gracieusement à son futur beau-père :
— Moi, colonel, si j’avais eu le bonheur d’appartenir au sexe fort, j’aurais voulu être officier. Trois types d’hommes me semblent entre tous admirables : le prêtre, le poète, le soldat !
André, qui l’écoutait en souriant, et qui, charmé de sa beauté, goûtait peu cependant ses phrases convenues, ses opinions impersonnelles, jeta d’un ton ironique :
— Vous oubliez, ma chère, le joueur de tennis. Lui aussi est grand par son courage, il ne craint pas les balles.
Juliane et sa tante, ravies de cette plaisanterie, s’apprêtaient à en rire, mais elles remarquèrent la grimace significative du colonel et, bien inspirées par leur exquise politesse, elles se contentèrent de hocher la tête avec l’indulgent sourire qu’on accorde aux boutades d’un enfant incorrigible. André, rappelé à l’ordre par un regard de sa fiancée, n’osa plus parler qu’à l’indulgente Ursule.
Placée à côté de Juliane, objet de toutes ses attentions, Laurence entretenait avec peine une conversation difficile. A toutes les questions que lui posait gentiment sa future belle-sœur, elle était obligée de répondre négativement. Il lui fallut bien avouer qu’elle n’avait pas d’amies, ne cultivait aucun art d’agrément, détestait les bals, les fêtes, les visites. Son embarras redoubla lorsque Juliane, apprenant qu’elle lisait beaucoup, vanta bien haut quelques romanciers modernes dont l’insipide platitude exaspérait Laurence. Pour rien au monde elle n’eût voulu révéler à sa froide interlocutrice son amour fervent pour les tragiques grecs, pour Homère ou Shakespeare. Sommée de citer ses auteurs favoris, elle nomma seulement Hugo, Chateaubriand, Balzac, Stendhal. Juliane ne cacha pas son mépris pour ces génies qu’elle croyait surannés. Aucun d’eux ne valait à ses yeux les conférenciers à la mode, dont elle énumérait les noms avec extase. Plus l’entretien se prolongeait, plus Laurence sentait grandir en elle cette impression d’isolement qui, douce et naturelle sur une route déserte, dans une chambre vide, devient anormale et pénible dans un salon, au milieu du monde.
A la fin du repas, la conversation, en redevenant générale, la délivra de toute contrainte. Rendue aux douceurs du silence, elle observait curieusement les fiancés, cherchant à deviner s’ils avaient l’un pour l’autre un réel et profond amour, car les passions humaines l’intéressaient toujours. Mais pas un instant la figure régulière et spirituelle de son frère, le froid visage de Juliane ne reflétèrent ces émotions ardentes qui bouleversent les traits des vrais amants. Très à l’aise dans leur rôle gênant de fiancés, ils se regardaient avec une tranquille complaisance. Leur attitude était celle de deux associés liés par un contrat avantageux. Sur le point d’unir leur jeunesse, leur beauté, leurs fortunes égales, contents l’un de l’autre, ils savouraient paisiblement un bonheur établi sur de solides bases et trop bien garanti pour leur manquer jamais.
Lorsque, à la fin de la journée, Laurence, excédée, le front barré par la migraine, se retrouva seule avec la bonne Ursule qui, toujours indulgente, lui vantait la bonne grâce des jeunes fiancés, elle l’interrompit :
— Ne me parlez plus d’eux, ils me font horreur, et le mariage plus encore. Pouah ! l’écœurante chose. Je ne me marierai certainement jamais, ou alors il faudrait que je fusse bien follement amoureuse.
— Cela viendra, dit Ursule avec confiance.
Une expression de tristesse intense, d’effroi presque tragique passa dans le regard de Laurence.
— Ne le souhaitez pas ! dit-elle vivement. L’amour serait pour moi dangereux et terrible. Je n’aimerai pas faiblement, ni médiocrement. Celui que je choisirai, je serai à lui pour toujours et nulle douleur ne m’en détachera. Mais je suis ambitieuse et difficile. Si j’aimais quelqu’un, Ursule, il faudrait que ce fût la merveille du monde, et cet être miraculeux ne pourrait pas m’aimer, ajouta-t-elle amèrement.
— Pourquoi ? interrogea Ursule étonnée.
Elle admirait aveuglément sa jeune cousine et n’imaginait pas qu’on pût méconnaître ses perfections. Laurence, plus lucide, ne nourrissait aucune illusion. Privée de cette beauté physique, de ce charme extérieur qui, seuls, captivent le capricieux amour, elle plaisait peu et ne l’ignorait pas, mais elle ne se plaignait jamais de cette douleur.
C’est peut-être parce qu’elle ne croyait pas pouvoir inspirer ni éprouver une passion sérieuse qu’elle s’était attachée si fortement à Mme Heller. Bien que vaine, égoïste, imparfaite, cette femme restait le seul intérêt, l’ornement de sa vie. Elle s’affligea donc fort de la perdre de vue durant quelque temps. A cette époque de l’année, la saison mondaine commençait. Les visites, les dîners, les grandes réceptions absorbaient la belle Lætitia. Laurence ne retrouvait plus Edith qu’une fois par semaine, le mardi matin, à l’institution Racine, où elle suivait encore des cours de littérature. Le reste du temps, Lucie Jaffin la tenait fidèlement au courant des faits et gestes de ses amies. Laurence, qui la rencontrait partout, active, affairée, image vivante de l’information, colportant d’un bout à l’autre de la ville des potins malveillants, avait, par elle, le compte rendu de tous les bals donnés dans la société militaire. Mme Heller, de jour en jour plus jeune et plus charmante, y oubliait entièrement son rôle maternel, éclipsait toutes les femmes, accaparait tous les hommages. Le comte de Sérannes, également assidu près d’elle et près d’Edith, scandalisait les honnêtes gens par sa conduite énigmatique. Lucie Jaffin prétendait qu’il était l’amant de la mère, mais finirait par épouser la fille, et elle voilait avec horreur sa laide face, à la pensée de ce ménage à trois.
Brusquement, sans raison apparente, Mme Heller prit l’habitude de venir très souvent le soir, vers six heures, demander des livres à Laurence. Celle-ci, qui connaissait les goûts de son amie, achetait tous les romans qui pouvaient lui plaire. Son choix fait, la belle Lætitia s’asseyait près du feu, s’avouait triste et découragée, se plaignait âprement de la médiocrité de sa fortune. Une expression de haine défigurait son lumineux visage lorsqu’elle parlait de son mari. Oubliant qu’elle l’avait jadis épousé par amour, elle ne lui pardonnait pas l’existence médiocre qu’elle traînait, depuis vingt ans, de garnison en garnison. Maintenant, sa jeunesse allait finir. Sa beauté, sa puissance de séduction ne lui auraient servi de rien. Elle n’aurait même pas, pour charmer son déclin, les compensations agréables que procure l’argent. Bien souvent, en évoquant l’avenir morne et mesquin qui l’attendait, cette femme, plus faible qu’une enfant gâtée, fondait en larmes. Son chagrin, si puéril, si vil qu’il fût, remuait Laurence. Elle cherchait sans cesse le moyen d’y porter remède. Agenouillée près de Mme Heller sanglotante, elle soupirait avec une ferveur désolée :
— Dites-moi, que puis-je faire pour vous, je voudrais tant vous être utile.
Convaincue de son dévouement, de sa fidélité, Mme Heller lui dit un soir en la quittant, le plus simplement du monde :
— A propos, chérie, quand vous verrez demain Edith au cours, laissez-lui croire que j’ai passé toute ma journée, vous entendez bien, toute ma journée chez vous. C’est entendu, n’est-ce pas ? ne me trahissez pas, vous êtes un amour !
Elle s’enfuit, légère, inconsciente, laissant Laurence en désarroi. Que Mme Heller, si belle, probablement très passionnée, eût un amant lui semblait excusable. Mais la certitude que son amie, en venant la voir si souvent, avait un but intéressé lui causait un vif chagrin. Et les mensonges, la complicité qu’exigeait d’elle la jeune femme blessaient son âme, assoiffée seulement de nobles sacrifices. Ne voulant ni trahir Lætitia, ni tromper Edith, elle prétexta le lendemain une violente migraine et n’alla pas à l’institution Racine.
Mme Heller, dont la vie n’avait été qu’une perpétuelle intrigue, ne devinait aucunement les scrupules de Laurence. Elle revint souvent la voir et toujours, en la quittant, lui adressa la même recommandation. Laurence recevait maintenant sans plaisir ces visites naguère passionnément attendues. Elle évitait soigneusement Edith et n’assistait plus au cours de littérature. Mais, pour éviter toute explication avec Ursule, elle sortait cependant le mardi matin à l’heure habituelle, passait sa matinée dans la forêt, ou à l’église lorsqu’il pleuvait trop.
Puis, de nouveau, Mme Heller parut l’oublier, cessa complètement de venir la voir. Laurence se réjouit tout d’abord de cette absence qui, en se prolongeant, finit par l’inquiéter démesurément, car une lettre qu’elle écrivit à Edith resta sans réponse. Pour avoir des nouvelles de son amie, elle retourna enfin à l’institution Racine.
La place qu’Edith occupait d’ordinaire à ses côtés resta vide ce matin-là. Laurence surveilla vainement la porte d’entrée. Elle finit par se pencher vers sa voisine et lui demanda à voix basse :
— Savez-vous si Edith est malade ? Ne viendra-t-elle point aujourd’hui ?
Cette question si simple parut troubler étrangement sa compagne. Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux et murmura d’un air pudique et scandalisé :
— Non, naturellement, cela vaut mieux pour tout le monde.
Laurence demeura stupide d’étonnement et, durant une heure, médita cette réponse bizarre sans réussir à en pénétrer le sens. Triste, le cœur plein d’angoisse, elle n’entendait pas la voix du professeur qui bourdonnait doucement dans le silence de la salle, et sur son cahier de notes, sa main tremblante griffonnait seulement le nom de Lætitia.
Dès que le cours eut pris fin, surmontant son aversion pour Lucie Jaffin, elle la chercha du regard, résolue à l’interroger. Bientôt, elle la vit accourir, cordiale et souriante.
— Enfin, vous voilà revenue, s’écria la doucereuse fille en serrant la main de Laurence. Vous nous manquiez beaucoup et personne ne s’expliquait votre absence. Pourquoi cet air triste ? Ah ! mon Dieu, je comprends ; vous êtes toute désemparée sans votre inséparable Edith. Pauvre petite ! Il est naturel qu’elle se tienne à l’écart, sa situation est si pénible, si fausse. Pourtant tout le monde la plaint, moi la première, vous pourrez le lui dire.
— Mais pourquoi ? qu’a-t-elle ? que se passe-t-il ? interrogea Laurence.
— Ah ! vous ne savez pas ?
Le petit œil noir de Lucie Jaffin pétilla d’une affreuse joie. Entraînant sa compagne à l’écart, elle prit plaisir à prolonger durant quelques minutes une attente qu’elle savait cruelle. Enfin, elle parla, assourdissant discrètement sa voix aigre :
— Oui, disait-elle, c’est un grand malheur pour Edith qui n’est pas responsable. Mme Heller est partie la semaine dernière avec M. de Sérannes. Cela devait finir ainsi. Sa situation n’était plus possible à Fontainebleau. Elle s’était vraiment trop compromise. Presque tous les jours, le cab de M. de Sérannes l’attendait à l’entrée de la forêt, la conduisait à Avon, la ramenait le soir vers six heures. On l’a rencontrée plusieurs fois descendant de cet équipage. Déjà quelques femmes d’officiers supérieurs ne la saluaient plus, avaient juré de la jeter à la porte de leur salon. Mme Heller s’est bien gardée de s’exposer à cet affront. Sentant venir l’orage, elle a décampé, abandonnant son mari et sa fille qui ne soupçonnaient rien, les malheureux ! Il paraît qu’elle n’a rien emporté, pas un bijou, pas une robe, seulement un petit sac à main. Mais, bah ! son amant est assez riche pour la dédommager. La fine mouche a fait une belle affaire.
— Lætitia, ma chérie, ma vie, ma belle rose, c’est fini maintenant, je ne vous verrai plus, songeait Laurence au désespoir.
Et l’effort qu’elle faisait pour retenir ses larmes était si grand qu’elle en tremblait. Lucie Jaffin se délectait avidement de sa douleur.
— Mais, vraiment, est-il possible que vous ignoriez tout cela ? insinua-t-elle doucement. Vous étiez si intime avec Mme Heller, vous la voyiez si fréquemment. Ne vous a-t-elle jamais confié, ni laissé deviner son secret ?
Laurence n’entendit même pas cette question perfide. Absorbée dans son chagrin, le regard vague, oubliant l’être malveillant qui l’épiait, elle soupira :
— Je l’aimais tant ! je l’aimais tant !
Lucie Jaffin se fit plus suave encore.
— Oui, ma chère, oui, ma chère. Oh ! naturellement, je vous plains ! Pourtant Mme Heller n’était pas une amie pour vous. On s’étonnait même que le colonel vous permît de la fréquenter. Si vous m’aviez écoutée, je vous avais bien dit que cette femme était une rien du tout.
Mais sa compagne, qu’elle croyait abattue, incapable de se défendre, tourna soudain vers elle un visage terrible.
— Je vous défends, entendez-vous, d’insulter Mme Heller en ma présence, s’écria Laurence avec colère, car je ne rougis aucunement de mon affection pour elle. Je n’ai honte que d’une seule chose, c’est d’avoir écouté trop longtemps un être aussi méprisable que vous !
Lucie Jaffin, lâche et servile autant que méchante, baissa la tête sous cet affront. Elle n’oubliait point que son père dépendait du colonel Dacellier et respectait en sa compagne la fille du chef. Atterrée, confondue, elle balbutia pitoyablement des excuses. Laurence, inflexible, la repoussa et, glissant à travers les groupes des élèves attardées, elle sortit du cours.
Dehors, sa colère s’apaisa, son chagrin la reprit. Elle fit presque en courant le trajet qui la séparait de sa maison.
Ursule, qui la croisa sur le palier du premier étage, s’immobilisa stupéfaite à l’aspect de son visage :
— Grand Dieu ! mon enfant. Qu’avez-vous ? qu’est-il arrivé ?
— Je ne la verrai plus, balbutia Laurence pour toute réponse.
Elle passa, gagna sa chambre. Ursule, qui l’avait suivie, dut l’aider à se déshabiller, car ses mains convulsives et tremblantes, errantes aux plis des vêtements, ne pouvaient rien saisir. Son regard égaré semblait chercher dans le vide un visage absent et ses lèvres laissaient sans cesse échapper la même plainte :
— Je ne la verrai plus, je ne la verrai plus !
— Mais qui donc, ma pauvre chérie ? interrogea Ursule anxieuse et désolée.
Laurence, par un grand effort de volonté, se domina, car elle ne pouvait souffrir qu’un regard humain, si compatissant qu’il fût, observât sa faiblesse :
— Il paraît que Mme Heller est partie, dit-elle en reprenant un calme apparent, oui, partie définitivement. Je l’aimais beaucoup, plus que vous ne le supposiez, Ursule, et le vide qu’elle me laisse est immense. Dites à mon père que je suis malade, je ne descendrai pas déjeuner. Que personne ne me dérange, j’ai besoin d’être seule. Fermez les rideaux, le jour me fait mal. C’est bien, maintenant, allez-vous-en, je vous en prie.
Ursule l’embrassa sans mot dire. Plus que jamais l’humble fille, si calme, si incapable de toute passion, admira et plaignit le cœur sans mesure de sa jeune cousine. Docile, elle se retira tristement. Laurence demeura prostrée dans sa chambre obscure où tout le jour elle pleura son amie perdue.