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La vivante paix

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VII

Mais l’avenir est inconnu. Il se tient devant l’homme, semblable à l’épais brouillard d’automne qui s’élève des marais. Les oiseaux le traversent éperdument sans se reconnaître. La colombe sans voir l’épervier, l’épervier sans voir la colombe, et pas un d’eux ne sait s’il est près ou loin de sa fin.

N. Gogol.

Le lendemain, Juliane devait partir par le train de nuit pour Les Sables-d’Olonne où sa tante, Mlle Drevain, l’emmenait chaque année passer quelques semaines. Laurence sortit vers six heures afin d’aller, selon la règle, faire ses adieux à sa belle-sœur et lui souhaiter un heureux voyage. On était à la fin de juillet. L’été se montrait, cette année, fort capricieux. Le soleil se cachait sous une couche épaisse de nuages, le vent était vif, aigre et froid. Les rues avaient leur aspect ordinaire. Ni les passants qui circulaient sans hâte, ni, dans le tramway, les rares personnes qui, à ses côtés, lisaient les journaux du soir, n’attirèrent l’attention de Laurence, absorbée dans sa tristesse. Les choses extérieures l’intéressaient peu. Son propre avenir seul la préoccupait. Depuis la veille, elle se sentait à nouveau menacée dans son amour. Elle connaissait assez Cyril pour savoir qu’assagi, désireux de se convertir, de rentrer dans l’ordre, il chercherait immanquablement dans le mariage un refuge contre les entraînements toujours possibles de la passion. Elle songea tout à coup que, devant Dieu comme devant les hommes, elle était libre. Son union avec M. Hecquin, non consommée, pouvait être rompue, même en cour de Rome. Rien ne s’opposait à ce qu’elle fût un jour l’épouse, la compagne, l’amie auprès de laquelle Cyril, las de toute aventure, voudrait vieillir. Cette pensée lui fit horreur, car l’affection tranquille et sage de ce cœur apaisé était, pour son âme exigeante, un don trop dérisoire. D’ailleurs, il fallait à Cyril une femme dont la fortune fût suffisante pour l’affranchir des soucis pécuniaires qui paralysaient son génie. Alors, il reprendrait le goût du travail, il édifierait à loisir une œuvre noble et forte qu’il oublierait parfois dans les joies du foyer. Comme tant d’hommes avant lui, il trouverait dans les voies communes, à défaut du bonheur, l’équilibre et la paix. Laurence, qui désirait pour lui ce calme destin, craignait cependant de le perdre entièrement. Car, dans cette vie ainsi changée, quelle serait sa place ?

C’est une grande folie pour toute créature que de s’inquiéter à l’avance d’un malheur qui peut lui être épargné. A chaque jour suffit sa peine, et celle qui s’approche est si grande, qu’auprès d’elle les autres paraîtront bénignes et délectables. Ce jour, semblable à beaucoup d’autres, apporte à la terre une épreuve qui le rendra pour toujours inoubliable. Derrière ces nuages lourds et bas, l’ange de la mort plane au-dessus du monde. Encore un moment, et Laurence entendra le morne bruit de ses ailes pesantes.

En arrivant chez sa belle-sœur, elle fut fort surprise de la trouver occupée à défaire ses malles. Jamais Juliane n’avait eu l’air plus important. Elle embrassa longuement Laurence et, lui montrant d’un geste dramatique ses caisses béantes, ses préparatifs abandonnés :

— J’ajourne mon départ, dit-elle avec emphase. L’heure est grave. Ma place est près de mon mari et nul ne peut plus songer qu’aux destinées de la France.

Puis, remarquant la stupeur de Laurence :

— Hé ! quoi, reprit-elle, vous n’avez pas lu les journaux ?

Trois ou quatre feuilles du soir s’étalaient sur la table. Laurence en saisit une et tout de suite deux lignes écrites en gros caractères lui sautèrent aux yeux : « L’ultimatum de l’Autriche à la Serbie menace d’entraîner une guerre européenne. » Elle hocha la tête, incrédule. Elle ne comprenait pas comment l’assassinat d’un prince autrichien pouvait contraindre son pays à prendre les armes. Et il lui semblait sage de n’attacher aucune importance à ces complications politiques qui se reproduisaient périodiquement depuis tant d’années, pour se résoudre toujours de façon pacifique.

— Ne vous y trompez pas, ma chère, nous courons à l’abîme. Cette fois la guerre est imminente, inévitable, déclara Juliane avec une écrasante autorité.

Elle s’assit sur le coin d’une chaise, dans une attitude rigide et disgracieuse, comme une femme au cœur fort qui, lorsque la nécessité l’exige, renonce vite à toute coquetterie, à toute mollesse.

— Depuis le mois de janvier, reprit-elle, j’avais entendu dire par beaucoup d’amis clairvoyants et bien informés que l’année ne s’achèverait pas sans nous apporter une guerre. En cachette d’André, dont la situation s’est améliorée, j’ai mis ces derniers temps quelque argent de côté : les événements ne me prendront pas au dépourvu.

Après avoir loué sa prudence, elle vanta son héroïsme. Elle parla du départ de son mari et se déclara prête à supporter fermement cette douleur, afin de relever par son exemple le courage de toutes ses amies, de toutes les femmes françaises. Ayant acquis ses diplômes d’infirmière, elle comptait, aussitôt que la guerre serait déclarée, s’engager dans un hôpital. Caressant tendrement sa fille qui jouait à ses pieds, elle regretta que ses devoirs envers cette enfant ne lui permissent pas de solliciter un poste dans les ambulances du front. Sans relâche, les grands mots de « patrie, honneur, dévouement, sacrifice » sonnaient dans sa bouche. Le rôle d’héroïne qu’elle s’apprêtait à jouer l’enivrait visiblement. Laurence ne songea pas à sourire de ce burlesque orgueil. Il lui semblait que, lentement, par une invisible blessure, tout le sang de son cœur s’écoulait goutte à goutte. Hagarde, les yeux éteints, joignant les mains pour ne pas trembler, serrant ses lèvres décolorées pour ne pas claquer des dents, elle défaillait en face du seul malheur qu’elle n’eût jamais prévu : la mort de Cyril.

Vers six heures, André rentra, tranquille et gai comme de coutume. Lorsque sa femme lui parla de la guerre, il éclata de rire. Il s’étonna qu’elle voulût différer son départ. Tous deux discutèrent longtemps. Juliane débitait de grandes phrases toutes faites. André ripostait par mille boutades et saillies plus spirituelles que convaincantes. Laurence les écoutait. Leurs arguments lui paraissaient également faux et vides. Entre l’optimisme entêté de son frère et le pessimisme enthousiaste et voulu de Juliane, elle ne savait que penser.

Une nouvelle semaine commença. Minute par minute, heure par heure, les jours passèrent, si sombres, si chargés d’angoisse, qu’ils semblaient avoir chacun la valeur d’une année. Nul événement décisif, nulle parole définitive ne venait mettre fin à l’attente formidable du monde. Laurence cessa tout travail, délaissa ses livres. D’heure en heure, elle achetait les journaux qui paraissaient, les lisait d’un bout à l’autre. Le reste du temps, elle errait dans les rues, où tout l’effrayait. Si elle apercevait au coin d’une avenue, au seuil d’une gare, quelques soldats rassemblés, elle croyait voir un régiment entier partant déjà pour l’Est. La trompe d’une auto passant à grande allure, la simple cloche d’une église prenaient pour ses oreilles les sonorités terribles du tocsin ou d’une fanfare guerrière. Malade, à demi folle, elle ne pouvait prendre aucun aliment, ne se soutenait plus qu’avec du thé et du café, dormait à peine. Pourtant son corps, galvanisé par la douleur, ne ressentait nulle fatigue. Elle allait, elle marchait tout le jour, image vivante de l’inquiétude errante. Elle visitait ses amis, cherchant vainement auprès d’eux quelque réconfort. Son frère seul s’entêtait dans son optimisme. Il pressait sa femme de partir en vacances. Juliane, plus lucide, s’y refusait obstinément, et Mlle Drevain, éperdue, tremblant pour sa fortune et sa vie, annonçait à qui voulait l’entendre la ruine de l’Europe et la fin du monde.

Le vendredi, Laurence se rendit à Versailles. Elle pensait trouver auprès des Arêle quelque consolation. Peut-être, dans les ténèbres où elle se débattait, ces fermes chrétiens discernaient-ils une petite lueur, une dernière chance. Peut-être allaient-ils la rassurer. Elle l’espérait, mais le colonel, cloué dans son fauteuil par une violente attaque de goutte, ne se dissimulait aucunement la gravité de l’heure. Tout de suite, après l’avoir embrassée, il lui dit avec un triste sourire :

— Eh bien ! chère enfant, la voilà donc venue cette guerre que votre père a tant désirée. Dieu sauve la France ! Je ne suis plus qu’un vieil homme inutile. Je ne pourrai reprendre du service comme je l’aurais voulu. Mes trois fils tiendront ma place. Ce sont de braves enfants.

Des larmes roulaient dans ses yeux clairs. Son cœur paternel souffrait. Mais cette souffrance même accroissait sa douceur et sa charité. Inspiré par une pitié divine, cet être si sage lut soudain dans le cœur de Laurence. Remarquant l’effrayante altération de son visage, il devina son secret. Si sensible qu’elle fût, ce n’était pas la seule pensée de la douleur des autres qui pouvait la plonger dans une telle détresse. Il fallait qu’elle fût frappée dans son affection la plus chère.

— Courage, enfant, lui dit-il avec tendresse. Ce monde, prêt à tomber en ruines, heureusement n’est point le seul. Un autre existe où toutes les peines seront changées en joie. L’essentiel est de faire son devoir, d’accepter, d’offrir tout ce qu’on a, de se confier en la divine justice qui, un jour, nous rendra tout ce qu’elle nous arrache. Ceux que nous aimons sont au Créateur avant d’être à nous. J’ai offert mes trois fils. Que la volonté de Dieu soit faite.

En sortant de chez les Arêle, Laurence acheta un journal du soir, et le parcourut sans y trouver de nouvelles plus graves. Mais, parmi la foule qui stationnait à la gare, des rumeurs alarmantes circulaient, assombrissant tous les visages. Laurence, glissant de groupe en groupe, recueillait des renseignements, inexacts peut-être, mais significatifs. On se répétait que tel régiment de cavalerie avait quitté Versailles la veille pour rejoindre, dans l’Est, les troupes de couverture. On affirmait que tel industriel allemand était parti secrètement, rappelé dans son pays par l’ordre de mobilisation. Dans le train, ouvriers et bourgeois s’entretenaient familièrement. Les distances sociales s’abolissaient déjà. Ils n’étaient plus que les défenseurs d’une même terre, les hommes d’une même classe, marqués pour un même destin. Ils parlaient de leur prochain départ avec une gaieté simple, un souriant courage : « Moi je dois rejoindre le premier jour de la mobilisation, moi le second, moi le cinquième. » Acceptant la guerre comme un fait accompli, tranquillement ils supputaient les chances de victoire. Ils évitaient d’évoquer le foyer qu’ils allaient quitter, les êtres chers auxquels ils allaient dire adieu. Mais ils n’osaient pas regarder les épouses, les mères qui, silencieusement, pleuraient en les écoutant.

A Chaville, au moment où le train, après s’être arrêté, s’ébranlait de nouveau, une des portières du wagon encombré s’ouvrit avec force, livrant passage à un colonel d’artillerie, jeune encore, bien pris dans son uniforme, svelte de corps, beau de visage. Ce fut comme l’apparition subite d’un drapeau déployé dans le vent ou d’une épée flamboyante brandie en plein soleil. Les regards aussitôt se fixèrent sur lui. Un long murmure, une sorte d’acclamation sourde et passionnée monta de toutes les poitrines vers cette image vivante de la patrie. A sa vue, les hommes se dressèrent, se raidirent dans leurs vêtements civils, portant leur main à leur casquette, à leur chapeau et, devant ce chef dont ils se sentaient déjà les soldats, ébauchèrent un salut militaire qu’il leur rendit en pâlissant. Par ce geste instinctif, unanime, à la fois si simple et si éloquent, ils offraient d’un élan leur vie et leur jeunesse à la France menacée. Gagnées par leur générosité contagieuse, les femmes, à leur tour, essuyant leurs larmes, joignant les doigts, avec une sorte de dévotion, semblaient, elles aussi, offrir une immolation plus profonde. En cet instant, il n’y avait dans les plus humbles cœurs qu’héroïsme brûlant, charité merveilleuse. Nul être qui restât solitaire, nulle souffrance qui ne fût comprise de tous, honorée, bénie. Et, bouleversée par ce spectacle, Laurence concevait combien, au milieu des pires épreuves, la vie resterait belle et magnifique si toujours les hommes savaient, oubliant leurs soucis mesquins, leurs vils intérêts, s’aimer les uns les autres, créer autour d’eux cette atmosphère si noble, si fervente, où l’âme la plus triste, en ce jour désolé, se sentait presque heureuse de tant souffrir.

Un télégramme attendait Laurence chez elle. Cyril lui annonçait sa visite pour le lendemain, marquant ainsi l’heure des adieux.

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