← Retour

La vivante paix

16px
100%

IX

Quel que soit le malheur qui nous arrive, la plupart du temps nous l’endurons et nous attendons qu’il finisse.

Samuel Butler.

Le surlendemain, Laurence se rendit à Bourg-la-Reine. Cyril était parti le matin même. L’heure des adieux pour sa mère durait encore. Elle la prolongeait, l’éternisait, l’évoquait sans cesse en pleurant. De nombreux amis l’entouraient qui, tous, la plaignaient sincèrement. Mais plus que leurs paroles et leurs consolations, l’émouvaient le visage altéré de Laurence, son silence, sa consternation. Cyril lui avait trop tendrement recommandé la jeune femme pour qu’elle ne devinât pas, la voyant si triste, son amour secret. Déjà un lien aussi fort que celui du sang unissait l’une à l’autre ces deux abandonnées. Sans avoir besoin de s’expliquer, elles savaient qu’elles allaient désormais souffrir, attendre ensemble, sans que rien jamais pût les séparer. Quand tous les visiteurs se furent retirés, Laurence s’attarda longtemps dans le salon où la présence de Cyril semblait flotter encore. La société de Mme de Clet lui était douce. Elle avait le regard de son fils, la même nature ouverte, chaleureuse, quoique plus superficielle. Son cœur était moins sombre, moins meurtri que celui du poète. Alors qu’il s’était soumis au malheur docilement, complètement, sans imaginer que le sort pût lui faire grâce, elle gardait une espérance acharnée. Cyril reviendrait, elle en était sûre. Elle allait tant prier pour lui ! Son amour agissant, de loin le défendrait. Quelques mois d’inquiétudes, de craintes, et ce cauchemar prendrait fin, faisant place à l’ivresse du retour et de la réunion. Peu à peu, Laurence se laissait pénétrer par la même certitude. Tous les hommes, en effet, ne pouvaient être tués. Peut-être qu’au-dessus de ce cataclysme, une justice indéfectible subsisterait. Peut-être Dieu rappellerait-il à lui seulement les inutiles, les lâches, purgeant la terre et laissant vivre les meilleurs, les plus grands, les mieux aimés : Cyril.

Le sixième jour de la mobilisation, André Dacellier partit, sans enthousiasme excessif, mais pourtant sans répugnance. Depuis longtemps, sous l’influence de sa femme, si correcte, si « bien pensante », son antimilitarisme entêté de jeune homme, heureux de s’insurger contre les idées de son père, s’était changé en neutralité insouciante, absence méprisante de toute opinion politique. Entraîné malgré lui par l’élan magnifique d’un peuple entier, las d’un long asservissement, il admit sans effort la nécessité de combattre, de vaincre l’Allemagne, pour assurer à jamais la paix du monde. Contraint d’abandonner son foyer, ses travaux, de rompre avec toutes ses habitudes, il trouva, dans sa légèreté, la force que d’autres, plus nobles, puisaient dans l’amour du devoir et du sacrifice. Il appartenait à la race trop nombreuse des êtres qui, exempts de passion, incapables de s’attacher sérieusement à rien, s’accommodent aisément de tout. Puisqu’il devait faire la guerre, il s’y intéressait comme à son métier de journaliste. Au reste, dans cette catastrophe, aveugle et borné toujours, il ne voyait nulle part la douleur. On l’eût fait sourire en lui parlant des cœurs brisés par la séparation. Il quittait sans émoi sa femme et sa fille. Pas un instant il ne songea qu’il pourrait ne pas revenir. Laurence méprisa ce courage qui prenait sa source dans un optimisme chimérique, dans l’égoïsme et la frivolité de l’âme.

A son tour, Gaston Noret vint lui faire ses adieux. Il était extrêmement gai et trouvait la vie magnifique. La guerre l’amusait comme une aventure pittoresque, imprévue, folle. Il brûlait du désir de combattre. Pas plus qu’André, il ne se croyait menacé dans sa vie. Narguant le danger, il se confiait joyeusement à sa bonne étoile, à la chance qui, jamais, jusqu’alors, ne l’avait trahi.

Juliane, dès que son mari fut parti, se fit engager comme infirmière-major dans un hôpital de Paris. Son activité nouvelle, le sentiment de son importance, les grandes phrases qu’elle débitait sur le sacrifice et la patrie compensaient, pour cette créature vaniteuse, l’absence et les dangers d’André. Mlle Drevain, un peu rassurée, s’occupait activement d’entasser chez elle des provisions de toutes sortes en prévision d’un siège ou d’une disette. Edith Albertaud avait eu la chance de garder son mari, placé à la tête d’un hôpital militaire. Absorbée par ses nombreux devoirs, heureuse de voir son foyer préservé, elle ne songeait pas à la douleur des autres.

Lorsqu’elle quittait Mme de Clet, Laurence ne se plaisait que dans la société des Arêle. Ceux-là, vraiment, savaient souffrir. Si dans cette grande épreuve, ils ne proféraient pas une plainte, leur sérénité n’avait pas pour cause l’indifférence. Déjà leurs deux fils aînés, les jésuites, étaient rentrés en France. Le plus jeune revenait du Maroc avec son régiment. Ils allaient trembler jour et nuit pour ces trois existences. Si sainte que fût Mme Arêle, elle n’en restait pas moins la plus tendre, la plus craintive des mères. Sans cesse, elle s’inquiétait, ne songeait qu’aux soldats. Les yeux fixés sur le ciel maintenant rayonnant et implacable, elle disait à Laurence en soupirant : « Pauvres enfants, comme ils doivent être fatigués, marchant en plein soleil sur les routes brûlantes. Et cette nuit, avez-vous entendu l’orage, la pluie diluvienne ? Ils ont été trempés, ils ont eu froid peut-être ! » Laurence, pour qui toutes les variations atmosphériques prenaient les proportions d’une tragédie et qui, sans cesse, implorait les éléments, le soleil, la pluie, la foudre de ne point faire mal à son bien-aimé, Laurence s’associait de toute son âme à cette anxiété maternelle. Elle fut heureuse d’offrir à ses vieux amis une immense consolation en leur annonçant son retour à la foi. Leurs visages resplendirent de joie lorsqu’ils apprirent qu’elle avait communié. Ils l’embrassèrent avec des larmes, louant Dieu, bénissant l’épreuve même qui les frappait. Elle leur avoua que Cyril avait été l’instrument de sa conversion et les supplia de prier pour lui. Ils comprirent son amour. Ce furent eux alors qui s’efforcèrent de la rassurer, de l’aider à porter cette croix trop lourde sous laquelle ils la voyaient plier. Ils furent aussi heureux qu’elle lorsque Cyril écrivit qu’il restait à Chaumont, où il devrait probablement subir une longue période d’entraînement avant d’être envoyé au front.

La guerre commençait. Après quelques succès éphémères, remportés par nos troupes en Alsace, la bataille s’engagea bientôt, formidable, en Belgique, et notre armée, vaincue, recula. Cette défaite de Charleroi fut pour Laurence un coup terrible. Nos premières victoires ne l’avaient émue que dans sa piété filiale, lui faisant regretter que son père ne fût plus là, à l’heure où se réalisait son rêve, où il eût goûté la plénitude du bonheur ; mais elle comprit soudain ce qu’est l’amour de la patrie, lorsqu’elle sentit la France, ouverte sans défense, devant l’envahisseur. Il lui semblait maintenant que c’était son cœur même que les Allemands foulaient aux pieds avec notre sol. Ils entraient chez nous, vainqueurs. Bien que les journaux n’avouassent pas encore la vérité, ni l’étendue de nos désastres, on devinait leur avance progressive. Dans le silence épouvanté du monde, on entendait le bruit de leur marche lourde. Et, un matin, parut le sinistre communiqué officiel annonçant que notre armée, dans son recul, avait atteint la Somme. Dès lors, de jour en jour, les nouvelles se firent plus précises, plus mauvaises. Les Allemands ne semblaient rencontrer aucun obstacle. Nos villes du Nord et de l’Est tombaient, l’une après l’autre, sans résistance. Ils avançaient, ils avançaient, ils étaient victorieux toujours, ils avaient dépassé Reims, dépassé Saint-Quentin, ils atteignaient Compiègne. Demain, ils seraient sous les murs de Paris. La ville, dans ce grand danger, restait affreusement calme. Mais une foule silencieuse et consternée se pressait dans les banques, devant les commissariats de police, s’écrasait aux abords des gares. Peu à peu, les quartiers les plus animés se vidaient. Les magasins étaient déserts, les appartements se fermaient. On sentait partout, l’angoisse, la panique, l’affolement sombre de la défaite. Jamais Laurence n’avait trouvé Paris plus beau qu’en ces jours de deuil. Il semblait vivre maintenant ainsi qu’un être humain. On croyait presque entendre monter de ses pierres un murmure continu, une plainte. Ses jardins mornes, ses avenues, ses places, ses monuments prirent soudain un aspect pathétique, devinrent émouvants comme un visage, comme la face d’un père insulté qui, rassemblant autour de lui ses enfants, les conjure de venger son offense. Bien souvent, Laurence, accoudée sur les quais près du Louvre, regardant la courbe gracieuse de la Seine, ses rives nobles et charmantes, et, au loin, Notre-Dame, adorait, dans ce paysage insensible, l’image de la patrie. Lorsque Cyril, comme elle éperdu de douleur, écrivait, se plaignant de son inaction, exprimant le désir d’être au plus tôt engagé dans la lutte, elle l’approuvait de toute son âme, acceptant qu’il partît, acceptant de trembler pour lui, avide à présent de souffrir sans répit.

Cyril, cependant, avait ordonné à sa mère de quitter Paris. Laurence, qui ne voulait pas se séparer d’elle, la suivit à Orléans où une amie de Mme de Clet leur offrit un local provisoire. L’attente continua. Mais, peu à peu, comme avertis par un secret pressentiment, les cœurs se rassuraient, s’abandonnaient à l’espérance. Les journaux demeuraient vagues et circonspects. Soudain les nouvelles officieuses et imprécises, qui circulent toujours en des temps troublés, devinrent merveilleuses. On se répétait que les Allemands n’avançaient plus. On affirmait que l’aile droite de von Kluck avait été tournée, son armée détruite, son état-major fait prisonnier. Enfin, un matin, le communiqué officiel annonça la victoire de la Marne et la déroute allemande. Ce fut un jour de joie inouïe, joie grave et contenue, mais qui éclatait sur tous les visages et faisait se jeter les uns vers les autres, avec une effusion subite, des gens qui se connaissaient à peine, habitants du même hôtel, réfugiés d’une même ville, d’une même province.

Laurence crut s’éveiller d’un long cauchemar. Elle respirait avec ivresse l’air allègre de la victoire et ne craignait plus rien. Elle savait Cyril à l’abri. Nos soldats avançaient. Peut-être allaient-ils, en quelques jours, délivrer la France, entrer à leur tour en Allemagne. La paix pouvait suivre ces éclatants triomphes. Tous les espoirs semblaient permis. Le lendemain, une nouvelle affreuse vint assombrir le cœur de la jeune femme. Le colonel Arêle, par dépêche, lui apprit la mort de son fils, le jeune lieutenant qui, sous les ordres de Maunoury, avait été tué sur l’Ourcq.

Laurence quitta aussitôt Orléans. Elle aimait trop tendrement les Arêle pour consentir à demeurer loin d’eux lorsqu’ils souffraient. Avant qu’elle les eût rejoints, un nouveau malheur les frappa. Ils apprirent le décès de leur second fils. Enrôlé parmi les brancardiers, il avait été blessé mortellement, par un éclat d’obus, au moment où il relevait un blessé sur le champ de bataille. Si forte que fût leur âme, ils défaillaient sous ce double coup, sous ces deux glaives enfoncés dans la même blessure. Mme Arêle, déjà affaiblie par une longue maladie, n’était plus que l’ombre d’elle-même, l’image de la douleur inconsolable. Le colonel semblait un chêne foudroyé. Voûté, vieilli, méconnaissable, les cheveux tout blancs, il ne trouvait plus de paroles pour bénir sa souffrance. Seul son regard bleu, si candide et si triste, attestait sa résignation. L’infortune de ces deux vieillards navra Laurence. Sans doute, leurs fils étaient morts noblement, en accomplissant le devoir auquel ils s’étaient consacrés : le prêtre dans un acte de charité, l’officier en pleine victoire, après s’être couvert de gloire dans l’attaque des positions ennemies. Déjà ce père, cette mère désolés pouvaient chercher au ciel leurs deux héros, mais tout de même, ils étaient seuls. Ils avaient mis leur espoir dans leur plus jeune fils, unique lien qui les rattachât encore à la terre. Lui seul, en se mariant plus tard, aurait pu leur donner une famille, des enfants. Sa mort achevait de les dépouiller. Ils avaient tout offert, tout sacrifié, tout perdu. Ils vieilliraient sans aucune consolation humaine, privés des affections les plus légitimes. Et Laurence se révoltait devant une telle détresse.

— Ah ! colonel, disait-elle en sanglotant, c’est trop, c’est trop injuste. Pourquoi, lorsque tant d’êtres misérables et vils sont épargnés, vos deux fils, si nobles, si parfaits, si purs, ont-ils été repris ? Pourquoi une si lourde croix vous est-elle envoyée, à vous dont la vie fut sans tache et que Dieu devrait tant chérir ?

Alors il se souvint qu’elle aussi tremblait pour son amour, qu’elle pouvait demain, dans quelques jours, voir sa vie détruite par la mort de Cyril. Il comprit la nécessité d’être pour elle un exemple. Ce devoir lui rendit quelque force, tarit ses larmes. Il répondit avec douceur :

— Mon enfant, ce serait trop simple d’aimer Dieu, si cela devait, non seulement nous acquérir la récompense éternelle, mais encore le bonheur ici-bas. C’est dans le sacrifice et l’arrachement du cœur que notre foi a quelque prix. Je remercie le Seigneur puisqu’il me permet de lui prouver ma fidélité, et je le bénis, surtout s’il me frappe à la place de ceux que le malheur écarterait de ses autels.

En prononçant ces paroles, il posa la main sur le front de Laurence dans un geste de protection ; car déjà, dans sa charité, il offrait sa douleur pour elle et pour Cyril. Mais elle se disait tout bas : « S’il n’a pu sauver ses fils, pourra-t-il sauver mon ami ? A quoi bon espérer ? Puisque les prières des plus saints ne sont pas exaucées, que vaudront les miennes ? » Et, plus que jamais, elle tremblait en songeant à son bien-aimé.

L’hiver commençait. Les grandes espérances soulevées par la victoire de la Marne ne s’étaient pas réalisées. Le mauvais temps arrêta bientôt les opérations. Les deux armées se terrèrent dans les tranchées, s’immobilisèrent dans une lutte terne et sans événements. Alors prit fin le bel élan qui, magnifiant toutes les âmes, les avait précipitées vers le sacrifice. Le temps eut raison de ce courage humain, si faible, si aisément abattu lorsqu’il n’est pas soutenu par une conscience intègre, dirigé par une volonté exceptionnelle. De nouveau, pour la foule immense des médiocres, la vie, le repos, la jouissance reprirent leurs attraits, un instant méprisés. Les moins nobles cœurs firent défection. André Dacellier, qui s’était battu bravement sur l’Yser, fut blessé au bras en novembre. Après un court séjour dans un hôpital de Rennes, il revint à Paris, en congé de convalescence. Ce congé se prolongea, s’éternisa. Juliane, en effet, tout en conservant sa belle attitude et son héroïsme affecté, commençait à ne plus voir dans les dangers de sa patrie que son intérêt personnel. Ses économies étaient presque entièrement épuisées et la jeune femme, qui n’avait pas prévu une guerre si longue, s’effrayait des privations qu’il lui faudrait subir, si son mari, continuant à se battre, ne pouvait plus gagner d’argent. Elle usa des puissantes influences dont elle disposait pour le faire mettre à l’abri. Bientôt, André annonça à tous ses amis que ses chefs le trouvaient de constitution trop faible pour affronter un hiver dans les tranchées. Peu après, il fut versé dans l’armée auxiliaire et placé au contrôle postal des dépêches. Ce poste de tout repos, qui le laissait à Paris, lui permit de reprendre sa profession de journaliste.

En décembre, Gaston Noret revint à son tour pour soigner une bronchite. Ce garçon, fort et bien portant, se déclarait poitrinaire. Il avait fait toute la retraite de Charleroi, connu la pire misère. L’expérience lui semblait suffisante. Sa curiosité était satisfaite. La vie morne et désolée des tranchées lui inspirait une profonde horreur. Il eut l’habileté de se faire réformer. Beaucoup d’hommes, appartenant à toutes les classes de la société, artistes, bourgeois, ouvriers, fortement protégés ou servis seulement par la chance, suivaient ces exemples et s’embusquaient sans honte. Mais Cyril, avec beaucoup d’autres, demeurait ferme et ne trahissait pas. A la fin de janvier, il quitta Chaumont et fut envoyé sur le front. Cet être, si sensible à la douleur humaine, vécut en face de la mort, parmi les cadavres abandonnés, les blessés expirants. Ce spectacle et l’humidité des tranchées éprouvèrent si fortement sa santé qu’il dut, à plusieurs reprises, séjourner à l’hôpital. Mais il se déclarait bien portant et luttait avec acharnement contre cette faiblesse dont quelques-uns se prévalaient pour se mettre à l’abri. Il refusa un congé de convalescence qui lui fut proposé. Les prières de sa mère ne purent le fléchir. Il l’aimait, moins cependant que la France humiliée, moins que les soldats, ses frères d’armes, dont il voulait partager jusqu’au bout la misère. Une charité plus forte que ses affections les plus légitimes le retenait parmi ces malheureux, et sa foi, chaque jour plus vive, le soutenait d’une façon évidente, miraculeuse.

Laurence s’étonnait un peu que Cyril, si vite, ait pu trouver la paix, alors qu’elle la cherchait toujours. Mais seuls les prédestinés avancent rapidement dans les voies mystiques. Pour les natures ordinaires, les conversions sont lentes, pénibles. Ce n’est pas sans de grands efforts qu’une âme, longtemps égarée, se rapproche de Dieu. Il lui fait payer chèrement son reniement et sa révolte. Après l’avoir appelée, il se cache et se tait. Elle interroge et rien ne lui répond. Son ardeur, ses supplications se brisent sur le vide et l’énorme silence. Laurence avait dépensé toutes ses forces dans l’amour humain, il ne lui restait plus assez de courage pour supporter le martyre de la conversion. Affaiblie par ses angoisses et sa folle passion, elle trouvait chaque jour plus obscur le grand drame où s’usait sa vie. Elle pensait seulement qu’un jour son ami revenu lui expliquerait toutes choses, et elle continuait de prier, pour lui plaire et pour le sauver.

L’hiver passa sans autres événements que des attaques partielles et sans résultats. Paris était morne, tranquille, endormi comme une ville provinciale. Peu à peu chacun reprenait ses occupations, ses quotidiennes habitudes. Si beaucoup d’hommes étaient absents, ils écrivaient régulièrement. Leurs femmes, leurs mères se laissaient lentement gagner par une sécurité trompeuse. La guerre continuait, mais ceux qui, restant à l’arrière, ne la voyaient pas, l’oubliaient. Nul ne s’inquiétait plus des combats que nos soldats continuaient à livrer chaque jour sur quelque point du front et qui semblaient à tous mesquins et sans danger. On finissait par croire que les obus, les balles tombaient dans l’eau, ne blessaient que la terre, s’évaporaient sans causer aucun mal. Les cœurs humains, si tendres, si tristes qu’ils soient, ne peuvent vivre dans une constante appréhension. Laurence elle-même n’échappa pas entièrement à cette loi commune. Ses anxiétés furent affreuses dans les premiers jours où elle sut Cyril exposé. Elle ne cessait de trembler pour lui. A toute heure, à toute minute, elle se demandait avec épouvante : « Vit-il encore ? N’est-ce point en ce moment qu’il est frappé ? » Puis, son imagination fatiguée se lassa de lui représenter sans cesse l’horreur des tranchées, la mort de celui qu’elle aimait. Son âme réclama un peu de repos et de joie, accueillit avec une sorte d’ivresse les consolations de la religion. Maintenant, elle écoutait avidement les Arêle lorsqu’ils lui parlaient des miracles opérés par la toute-puissance de la prière. Sa ferveur s’accrut. Elle s’attacha passionnément à l’espérance. Le fait que Cyril, pendant huit mois, ne prit part à aucune attaque lui parut manifestement providentiel. Elle se persuada que Dieu, exauçant ses prières, le tiendrait toujours à l’écart des grandes batailles. Mais que devint-elle, lorsqu’au mois de septembre commença l’offensive de Champagne et que Cyril fut bientôt au plus fort de la mêlée ? Il se battait nuit et jour, presque sans relâche. Ses lettres parvenaient encore, brèves et pleines d’une horrible tristesse. Son régiment était décimé, ses amis le quittaient un à un, fauchés par la mort, blessés ou prisonniers. Il les pleurait amèrement. Son cœur brûlait du désir d’imiter ces héros qu’il voyait chaque jour tomber auprès de lui. Il devait s’exposer beaucoup, car il fut, à deux reprises, cité à l’ordre du jour. Cependant Laurence, au milieu de ses angoisses, sentait redoubler sa confiance, puisque, malgré tant de périls, Cyril vivait. La mort l’environnait en vain. La protection divine était évidente. Parce qu’il avait offert sa vie généreusement, Dieu la refusait, le sauvait malgré lui, le couvrait de son aile. Une lettre du poète acheva de rassurer la jeune femme : « Ayez confiance, écrivait-il. J’ai vu la mort de près. Je viens d’y échapper par miracle. Continuez à prier pour moi. » Laurence se jeta à genoux. Son cœur débordait de joie et de reconnaissance. Elle ne craignait plus rien. Comme elle se relevait, un coup de sonnette retentit à sa porte. Elle reçut des mains d’un petit télégraphiste un pneumatique et reconnut l’écriture de Mme de Clet. Sans doute, celle-ci, qui l’attendait le même jour à Bourg-la-Reine, décommandait le rendez-vous pris la veille. Laurence ouvrit l’enveloppe et, sur le mince papier, elle lut quelques mots seulement, écrits en caractères tremblés, désordonnés, presque illisibles : « Cyril tué. Venez, oh ! venez vite ! »

Chargement de la publicité...