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La vivante paix

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VIII

Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris…

V. Hugo.

Bien qu’elle fût profondément fidèle à tout ce qu’elle avait aimé, Laurence ne songeait plus à Fontainebleau, ni à sa chère forêt, un dimanche où, sortant à cinq heures du concert Lamoureux, elle roulait en taxi à travers les rues trépidantes.

Elle avait en effet subi d’un cœur docile le charme malsain de Paris, et rien ne distinguait cette enfant, hier encore à demi sauvage, des correctes mondaines qui la croisaient dans le brouhaha constant des voitures. Elle était vêtue, avec une recherche toute nouvelle, d’une robe en voile de soie gris et d’un manteau de velours noir garni de chinchilla. Une légère couche de fard avivait la pâleur de son teint, l’intensité de son regard. Un bouquet de violettes de Parme se fanait dans ses mains. Sur ses genoux reposait un sac en perles d’acier qui renfermait une boîte à poudre, une glace d’or, un flacon de sels, mille autres choses dont elle ne se servait guère, mais dont l’inutilité l’enchantait. Elle avait pris le goût du luxe, des fleurs, des parfums, des bibelots futiles, et se croyait frivole.

Pourtant son caractère n’avait pas changé, ni ses habitudes. Elle était seule aujourd’hui dans sa voiture comme elle l’était autrefois dans la forêt. Si elle aimait cette heure où Paris n’est qu’un tourbillon de lumière et de bruit, si, penchée à la portière, elle regardait avec des yeux ravis les feux chatoyants des lampadaires et des boutiques, et la foule qui se pressait sur les trottoirs, pourtant elle savait que toute cette pompe n’était que néant, vide et vanité. Bientôt, ce tumulte excita sa tristesse. Elle eut soif de recueillement et souhaita de se retrouver dans sa chambre, au milieu de ses livres. Mais elle devait, avant de rentrer, prendre des nouvelles de sa belle-sœur, arrivée au dernier terme de sa grossesse.

Juliane supportait assez bien ses tortures. Le matin même elle avait reçu Laurence, et comme celle-ci la plaignait de tant souffrir, elle avait dit, reprenant haleine entre deux douleurs :

— Que voulez-vous, ma chère petite, il faut bien aimer ce supplice, c’est la rançon sublime de la maternité.

« Bizarre créature ! Elle fera des phrases jusque dans son agonie », songeait Laurence, égayée par ce souvenir.

Malgré le mépris profond que Paul Dacellier éprouvait toujours pour son fils, les rapports des deux ménages étaient plus cordiaux qu’on n’eût pu s’y attendre et tout le mérite de cette réconciliation apparente revenait, sans conteste, à Juliane. Nulle sympathie réelle ne l’entraînait vers sa belle-famille, mais sa parfaite éducation ne lui permettait pas de consulter ses inclinations ni ses goûts personnels dans ses rapports avec ses semblables. Le code de la politesse réglait la vie de cette mondaine comme les commandements de Dieu règlent celle du chrétien. Paul Dacellier et Laurence étaient devenus ses plus proches parents ; à ce titre, elle leur devait et leur prodiguait plus d’égards, de soins, d’attentions, de visites qu’à ses meilleurs amis. Elle obtint aisément d’André, mari soumis et débonnaire, qu’il s’abstînt désormais de contredire son père. Elle témoignait à ce grand solitaire une déférence empressée, approuvait chaleureusement ses avis, accueillait en souriant ses rebuffades, savait désarmer sa mauvaise humeur par des paroles habiles, des louanges discrètes. Laurence, appréciant le tact de la jeune femme, la croyait par moments vraiment bonne et s’efforçait de l’aimer. Sachant que la mère de Juliane était morte en couches, elle s’inquiéta sincèrement à la pensée d’un accident toujours possible, et elle se sentait émue en sonnant à la porte de son frère.

La femme de chambre qui vint lui ouvrir la salua d’un joyeux : « Tout va bien ! », et s’enfuit aussitôt, réclamée par d’autres devoirs. Le moment critique approchait. L’appartement était en désarroi. Les portes ne cessaient de s’ouvrir et de se refermer. Les domestiques couraient de tous côtés, se heurtaient avec des rires étouffés, des exclamations confuses. Laurence, ne pouvant obtenir d’eux aucun renseignement précis, gagna le petit salon où Mlle Drevain, cérémonieuse et poudrée comme de coutume, attendait dans un calme olympien et charmait les ennuis de sa solitude en agitant avec grâce ses belles mains.

— L’enfant ne tardera pas beaucoup, je pense, dit-elle, en accueillant Laurence. Tout s’est passé normalement, mais la pauvre Juliane a bien souffert. Chère petite, quel courage ! Ecoutez, pas un cri !

Juliane avait, en effet, trop de fois fait devant témoins l’éloge de sa force d’âme pour ne pas se trouver contrainte d’en donner aujourd’hui une preuve éclatante. L’orgueil la soutenait dans ses souffrances et, bien que sa chambre touchât le petit salon, on n’entendait à travers les murs qu’une plainte étouffée, sourde et continue. Pourtant, il vint un moment où la jeune femme oublia le rôle qu’elle jouait perpétuellement sur la scène du monde. La douleur trop vive lui arracha un cri perçant qui grandit, s’enfla, devint une véritable clameur, puis décrut, s’éteignit. Tout de suite lui succéda un autre cri, faible, navrant et ridicule, le vagissement de l’enfant.

Laurence avait pâli. Cette plainte tragique la remuait profondément et son cœur débordait de compassion pour le petit être qui, à peine arraché à la paix du néant, semblait déjà la regretter. Pourtant, elle était la seule à s’affliger. L’appartement retentissait d’un brouhaha confus et joyeux. La femme de chambre, rouge, animée, exultante, ouvrit la porte du petit salon :

— C’est une fille, cria-t-elle à tue-tête, une grosse pouponne, un amour !

Puis elle s’enfuit, riant comme une folle.

— Ma chère enfant, permettez que je vous embrasse, dit Mlle Drevain, radieuse et solennelle, en pressant Laurence contre son cœur.

Dans sa joie, elle embrassa même un jeune peintre, Gaston Noret, qui venait d’entrer précédant André, son ami.

— Chère mademoiselle Drevain, voilà le père, l’heureux père ! Vive l’heureux père ! s’exclama le bohème en agitant son chapeau comme une palme.

— La paix, bon vieux, la paix ! Ne me rends pas trop ridicule, s’écria André en riant, car il eût rougi de laisser deviner son émotion réelle et sa fierté secrète.

— Vous eussiez sans doute préféré un garçon ? interrogea Mlle Drevain, surprise de ce flegme apparent. Les pères, en général, désirent tous que leur premier-né soit un fils.

— Mon Dieu, chère tante, fils ou fille, cela m’est tout à fait indifférent. Je n’ai pas le sens de la paternité très développé, je l’avoue.

— Vous êtes encore trop jeune, en effet, et vous ne savez pas combien il est doux de vieillir entouré de ces petits êtres dont les caresses réchauffent notre cœur, soupira sans vergogne la noble demoiselle que son parfait égoïsme avait seul éloignée du mariage et qui, se trouvant chargée de sa nièce, l’avait mise en pension jusqu’à sa dix-huitième année.

A son tour, Laurence serra la main de son frère et, peu habile à déguiser ses impressions, lui dit mélancoliquement :

— Je n’ose te féliciter. C’est terrible au fond de donner la vie à un être dont on ne peut, quoi qu’on fasse, assurer le bonheur.

André reçut avec sérénité ce compliment de condoléances. Depuis longtemps, il croyait fermement que sa sœur était folle et ses bizarreries ne l’étonnaient plus. Seul, Gaston Noret s’indigna de ce pessimisme.

— Donner la vie ! s’écria-t-il, mais c’est un présent magnifique ! J’espère bien que le nombre de mes enfants est déjà considérable et je m’en réjouis pour l’humanité de demain.

— Quelle horreur ! gémit Mlle Drevain, avec un gloussement de poule effarouchée.

Elle protestait pour la forme, car le cynisme du jeune peintre enchantait cette prude. Laurence était sincèrement scandalisée.

— Le plus étrange, c’est que vous êtes convaincu de ce que vous dites, murmura-t-elle, en fixant sur Gaston Noret son regard scrutateur qui s’emplissait d’un vague effroi.

Lui la considérait avec une pitié railleuse et sympathique. Il la rencontrait chaque semaine chez Juliane, et cette nature sombre, mais si profondément originale, l’intéressait. Si différents qu’ils fussent l’un de l’autre, ils avaient tous deux un esprit vif et fantasque qui leur permettait de prendre un égal plaisir aux discussions qu’ils engageaient à tout propos. Une fois encore, ils s’apprêtaient à se combattre lorsque la sage-femme en entrant vint détourner leur attention. Elle portait un petit être nu qui geignait et agitait gauchement ses membres rouges.

— Pouah ! criait André, repoussant le bébé qu’on voulait lui mettre dans les bras, pouah ! quel petit monstre ! Etes-vous sûrs que ce soit un enfant ?

— Voulez-vous vous taire, mauvais père ! Oh ! l’amour ! mi, mi, mi, susurrait Mlle Drevain avec les mines d’une fillette appelant son petit chat.

— Elle sera belle, je m’y connais, proféra le peintre d’un ton sentencieux.

— Oh ! mais elle ressemble à Juliane, dit Laurence amusée ; voyez, c’est son nez, sa bouche, une Juliane minuscule !

Tous approuvaient avec des exclamations bruyantes cette étonnante constatation, quand la femme de chambre présenta à André une carte de visite sur laquelle il jeta les yeux distraitement.

— Bon, c’est M. Hecquin. Chère tante, Laurence, voudriez-vous le recevoir et le prier de m’attendre un instant, car je voudrais bien enfin embrasser ma femme, dit-il, en levant vers la garde un regard suppliant.

Elle accorda d’un signe de tête l’autorisation demandée et sortit avec lui, tandis que Mlle Drevain, reprenant sa majesté, passait au salon. Laurence et Gaston Noret la suivirent avec empressement, car les discours amphigouriques de M. Hecquin, sa politesse pompeuse et surannée les divertissaient fort. Laurence plaignait cependant le correct banquier, le sachant seul au monde. Il était veuf, brouillé avec son fils unique qui s’était, disait-il, mal conduit envers lui et dont il déplorait souvent l’ingratitude. Lié depuis dix ans avec Mlle Drevain, qu’il avait rencontrée aux eaux, il l’aidait à gérer sa fortune, lui indiquait des placements avantageux et faisait valoir habilement les capitaux d’André Dacellier. Juliane appréciait beaucoup ce vieil ami, rompu aux affaires, qui, touché de sa sympathie, était devenu le commensal attitré de sa maison.

— C’est mon véritable foyer, avait-il dit à Laurence avec émotion.

Debout sur ses jambes démesurées, M. Hecquin, ganté de paille, son haut de forme à la main, attendait au milieu du salon dans l’attitude d’un portrait officiel. Il inclina sa haute taille devant Mlle Drevain et Laurence, serra la main de Gaston Noret, puis s’écroula dans un fauteuil. Assis, il parut tout petit, sans rien perdre pourtant de sa dignité vénérable. Son visage, surmonté d’un grand crâne chauve luisant comme un parquet ciré, avait une expression sévère dès qu’il baissait les yeux, ce qu’il faisait souvent. Mais son regard bleu, un peu fixe et qui n’annonçait pas une vive intelligence, ne manquait pas de douceur et son sourire était béat et bienveillant.

— Comment va notre bonne Juliane ? N’est-elle point trop affectée de l’intervention de cet événement ? demanda-t-il à Mlle Drevain, en employant ces formules nobles et vagues qui rendaient sa conversation si piquante pour Laurence et Gaston Noret.

— La chère enfant a fait preuve d’un merveilleux courage. Et quand vous êtes arrivé, nous étions en train d’admirer la petite Monique, un gros et ravissant bébé.

— Oh ! ravissant, objecta Laurence, je ne la trouve pas très jolie, bien qu’elle ait les traits de sa mère, et c’est même étonnant qu’une enfant puisse être laide, en ressemblant si fort à une personne très belle.

— Le cas auquel vous faites allusion n’est point à la vérité extraordinaire ; j’ai fait parfois au cours de ma longue carrière la même remarque, repartit M. Hecquin avec sa loquacité habituelle. Au reste, ces ressemblances fugitives qui s’effacent bien souvent avec les années ne signifient rien, je puis en donner une preuve frappante. Mon beau-frère, ou pour parler plus exactement, ma belle-sœur, lorsqu’elle mit au monde sa fille aînée, en 1876 ou 77, je crois, car cette naissance, si mes souvenirs sont précis, précéda de quelques mois celle de mon fils, ma belle-sœur, dis-je, fut frappée de la ressemblance de cette enfant avec sa propre mère qui fut une des plus belles personnes que j’aie connues. Elle s’en réjouit, car elle croyait fermement qu’il n’est point de qualités plus désirables pour une femme que la beauté. C’est une opinion qui annonce de la frivolité et que je ne partage pas. En d’autres termes, je prétends que la grâce, un caractère aimable, une grande bonté d’âme parent le sexe faible mieux que la vraie beauté. L’enfant à laquelle je fais allusion, ou pour parler plus exactement ma nièce, fut réellement éblouissante durant son jeune âge. Mais, en grandissant, c’est une chose très remarquable, elle accusa une ressemblance de plus en plus frappante avec son père, qui n’était point, tant s’en faut, un Adonis. Ma nièce, ravissante enfant, fut une femme hommasse et sans charmes et, après avoir offert tous les traits de sa grand’mère maternelle, devint le vivant portrait de son père. J’ose donc affirmer qu’il ne faut point se presser de dire qu’une enfant sera belle ou laide, ni qu’elle ressemble à personne.

— Sans doute, dit poliment Laurence, en échangeant avec Gaston Noret un regard amusé.

Ravi de son approbation, le banquier s’apprêtait à lui faire part de quelques autres observations aussi judicieuses. Mais André entrait, apportant d’heureuses nouvelles : Juliane semblait tout à fait remise, elle allait essayer de dormir et envoyait ses compliments à ceux qu’elle savait réunis. M. Hecquin fut particulièrement touché de ce souvenir. Tous les visages étaient radieux. C’est alors que Gaston Noret, qui devait être le parrain de l’enfant, dont Laurence avait accepté d’être la marraine, s’éclipsa d’un air mystérieux. Cinq minutes après, il revenait, berçant dans ses bras une bouteille de champagne. La femme de chambre le suivait avec un plateau chargé de coupes.

— De par mes droits de parrain, s’écria le bohème élevant triomphalement son fardeau, de par mes droits de parrain, je prie l’honorable société de bien vouloir boire avec moi à la santé de la nouvelle rose qui vient d’éclore dans le beau jardin du monde.

— Mais, mon cher Noret, remarqua Mlle Drevain, vous anticipez sur les événements, ce n’est qu’au baptême qu’on sable le champagne.

— Mademoiselle, repartit le peintre en coupant avec dextérité les fils de fer assujettis au col de la bouteille, je ne suis qu’un païen. Il me plaît de fêter l’entrée de cette enfant dans la bonne vie matérielle où déjà elle commence à jouir du sommeil, de la satisfaction de ses besoins, du doux lait nourrissant, plutôt que son entrée dans la vie de la grâce à laquelle on meurt si vite. D’ailleurs, nous recommencerons au baptême, il ne faut perdre ici-bas aucune occasion de se réjouir. Hourrah !

Le bouchon venait de sauter avec une détonation joyeuse et le liquide doré écuma dans les coupes.

— La parole est à la marraine, reprit solennellement Gaston Noret. Allons, Laurence. Nous supposons que vous avez le pouvoir des fées. Veuillez agir comme elles et douer notre filleule des vertus qui vous plaisent ou que vous possédez.

— Grand Dieu ! je lui souhaite avant tout de ne pas me ressembler, dit Laurence avec quelque mélancolie.

— Vraiment, mademoiselle, c’est trop de modestie, protesta galamment M. Hecquin ; nous serions enchantés d’admirer plus tard chez cette enfant les qualités qui vous honorent et que nous respectons en vous.

Laurence inclina la tête, en riant de cette politesse qui resta d’ailleurs sans écho.

— Hé ! quoi, vous ne trouvez plus rien à dire, reprit Gaston Noret, en lui jetant un regard de mépris. O marraine peu libérale ! Je prendrai donc votre place si vous le permettez. Par la vertu de ce champagne, j’accorde à ma filleule le don le plus précieux qui soit au monde, n’en déplaise à M. Hecquin : la beauté ! Je lui octroie en outre la gaieté.

— Avec la fantaisie, ajouta Laurence, la fantaisie est à la gaieté ce que la couleur et le parfum sont à la rose, le rythme à la poésie.

— Accordé ! En outre, je voudrais voir se développer chez notre jeune Monique ces penchants naturels que le vulgaire appelle vices, et moi qualités inestimables : la gourmandise, qui se réjouit des festins ; la paresse, qui nous fait apprécier la sieste, le repos, et nous préserve de l’ennui ; la luxure…

— Assez ! s’exclamèrent en même temps Mlle Drevain et Hecquin.

— Me voilà bien, gémit André avec un désespoir comique. La honte est entrée dans ma maison, avec cette enfant pourvue de tous les vices.

— Par respect pour ce père vénérable, dont l’intelligence est obscurcie par les préjugés de l’âge, je termine, conclut Gaston Noret, en priant simplement les dieux d’être propices à cette enfant et en buvant à sa santé…

Les coupes tintèrent en s’entre-choquant. Laurence eut bientôt vidé la sienne que Gaston Noret remplit de nouveau avec empressement.

— Eh bien ! demanda le peintre, ce vin n’est-il pas bon, cette heure douce et joyeuse ? Direz-vous encore que la vie est mauvaise, que c’est un triste cadeau à faire ?

— Je le dis, je le crois, je le jure et l’atteste, riposta Laurence gaiement. Mais comme j’aime la vérité, je conviens que ce vin est chose agréable.

— Rendez-lui donc un juste hommage en le buvant sans retenue. Il vous fera oublier vos soucis, si vous en avez.

— D’innombrables.

— Lesquels ?

— Celui-ci, celui-là, cet autre ! Quand ce ne serait que la santé de mon père, dit-elle en s’attristant.

— C’est bien ce que je pensais, s’écria le peintre, vous prenez tout du mauvais côté. Pourquoi ne pas espérer qu’il guérira, c’est votre devoir, et, d’ailleurs, si le colonel est souffrant, André est bien portant, Juliane aussi, moi aussi. Pourquoi ne pas vous enivrer du spectacle de notre bonne santé ?

Laurence haussa légèrement les épaules et Gaston Noret reprit d’un ton convaincu :

— Au fond, vous êtes une égoïste. Je ne vous le reproche pas, d’ailleurs, car je le suis aussi, mais d’une façon plus sensée. Ainsi, par exemple, je ne m’afflige nullement de voir quelqu’un malade ou malheureux. Mais je me réjouis pleinement du bonheur ou de la bonne santé de mes semblables.

— Ah ! nous ne saurions nous entendre. Vous serez toujours fou pour moi et moi, à vos yeux, toujours folle.

Et comme ce verbiage commençait à l’ennuyer, elle se leva et prit congé.

Lorsqu’un peu plus tard, elle entra chez son père, pour lui souhaiter le bonsoir, il l’accueillit par un reproche.

— Quelle heure tardive pour rentrer ! Le concert est fini depuis longtemps, je pense. Où étiez-vous ?

— Mais, dit-elle, surprise, vous le savez bien, chez Juliane, et je venais vous annoncer la naissance du bébé.

— Diantre ! je n’y pensais plus ! Est-ce un fils ?

— Non, une fille.

— Bon, dit le colonel, dévorant sa déception, c’est aussi bien. Quelle satisfaction aurait pu me donner un garçon élevé par André ? Aucune. La petite ne sera pas mieux ; mais sur elle, du moins, je n’aurai fondé nulle espérance.

La bonne Ursule fut la seule à fêter dans son âme et sans oser le dire la naissance de la petite Monique.

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