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La vivante paix

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I

Lionel était le cœur d’enfant le plus démesuré que l’on pût voir, aussi Galehaut, le vaillant Seigneur des Iles lointaines le surnomma-t-il : « Cœur sans frein… »

Lancelot du Lac.

— Il est temps de descendre, Laurence… Eh bien !… où est-elle ?…

Ayant poussé la porte d’une chambre où elle croyait trouver feu et lumière, Ursule Tampin, ne voyant que ténèbres, s’arrêta sur le seuil. Immobile, elle s’étonnait, scrutant du regard l’ombre épaisse où l’on discernait à la longue la faible clarté de quelques braises mourant dans le foyer, et deux points lumineux qui brillaient et disparaissaient à des intervalles inégaux, selon qu’une chatte familière ouvrait ou refermait ses yeux phosphorescents. La pièce chaude et certainement close exhalait une étrange odeur de plein air, de feuilles mortes et d’extrême automne. Ursule, ne pouvant s’expliquer ce parfum, ni la présence du chat coïncidant avec l’absence de Laurence, allait se retirer, lorsqu’un bruit singulier vint accroître encore sa surprise. On eût dit que non loin d’elle, dans l’obscurité, quelqu’un se dégageait lentement d’un taillis épais, écartant et froissant des branchages enchevêtrés. Une voix assourdie et comme ensommeillée demanda :

— Qu’y a-t-il ?

— Quoi, mon enfant, vous étiez là ? s’écria Ursule tout agitée ! Mais que faites-vous dans cette nuit ? On ne vous a donc pas monté votre lampe ? Ne pouviez-vous sonner et la réclamer ? Les domestiques oublient tout quand je ne suis pas derrière eux, et je ne puis les surveiller sans cesse, vous devez le comprendre.

La voix, maintenant plus distincte, mais toujours lente et sans intonation, reprit distraitement :

— Ma lampe est là, ma bonne Ursule. Je n’ai pas voulu l’allumer. J’aime à rêver ainsi dans l’obscurité, cela me repose. Mais je m’étais presque endormie. Quelle heure est-il ?

— Bientôt sept heures, Laurence, je venais vous en avertir.

— Ah ! mon Dieu !

Cette fois, nulle torpeur n’alanguissait la voix sonore et vive. Des pas précipités coururent dans la pièce, dont le vieux plancher craquait. Bientôt une flamme menue et dansante apparut dans l’ombre. Elle grandit lentement, filtrant, en les colorant d’un reflet pourpré, à travers les doigts longs et frêles qui tenaient le verre de la lampe, et projetant enfin sa douce clarté sur le visage de Laurence. Celle-ci, éblouie, fermait les yeux. Ses lourds cheveux, à demi dénoués, retombaient d’un côté sur son épaule. Çà et là, quelques feuilles mortes restaient attachées aux plis de son corsage.

Déjà Ursule Tampin s’exclamait :

— Bonté divine ! ma chérie, comme vous voilà faite ! entièrement décoiffée ! et votre robe, là, voyez, je ne me trompe pas… pleine de boue ! Il faut vous changer, vite, vite !

— Non, je n’ai plus le temps et puis cela m’ennuie, déclara la jeune fille avec impatience.

— Que dira votre père, gémit Ursule désolée, s’il constate que vous êtes sortie, quand vous toussez encore et malgré sa défense formelle ! Vous ne pouvez paraître au dîner, devant lui, dans ce costume avec ces taches qui révèlent votre équipée : c’est de la folie, de la pure folie !

— Vous avez l’âme d’un lièvre, Ursule, reprit Laurence d’un ton bref et dédaigneux, vous tremblez toujours. Donnez-moi simplement un coup de brosse. La boue a dû sécher depuis deux heures, et mon père ne s’avisera pas, je pense, de regarder bien attentivement le bas de ma robe.

Ursule Tampin obéit en soupirant. Elle s’agenouilla devant sa jeune cousine et reprit peu à peu sa sérénité en voyant les taches jaunâtres qui mouchetaient le drap de la robe disparaître sous la brosse qu’elle maniait avec dextérité. Debout, le buste légèrement incliné, Laurence surveillait l’opération qu’elle interrompit bientôt :

— C’est parfait, merci, Ursule !

Maintenant, elle gagnait le fond de la chambre, pénétrait dans son cabinet de toilette, allumait une lampe qui jetait dans l’étroite pièce une éblouissante lumière. Elle enleva une à une les épingles qui retenaient avec peine ses cheveux écroulés. Ils se déroulaient, mais restaient séparés en mèches inégales. Laurence, rejetant la tête en arrière, secoua dans un mouvement violent leur masse mordorée. Puis sans leur donner d’autres soins, car le temps pressait, elle refit sa coiffure. Elle agissait vite et sans coquetterie, évitant, autant qu’elle le pouvait, de se regarder dans la haute glace suspendue devant elle, car elle n’avait aucune complaisance pour son visage qu’elle savait sans beauté.

Pendant ce temps, Ursule s’agitait, ranimait le feu presque mort, recueillait les livres dispersés dans la chambre et les replaçait en piles symétriques sur la table, déjà couverte de papiers épars qu’elle regarda d’un air réprobateur, sans oser pourtant y toucher. Sa ronde l’ayant amenée au pied du divan que Laurence venait de quitter, elle s’arrêta scandalisée. Des branchages amoncelés, d’épais feuillages jaunes et roux le recouvraient entièrement. Brisés, froissés, foulés par le poids du corps qui s’y était étendu, ils retombaient jusqu’à terre, et décoraient le mur d’une façon fantasque.

— Allons, bon, qu’est-ce encore que toutes ces saletés ? murmura la vieille fille en joignant les mains.

— Ces saletés ? riposta Laurence, en passant à travers la porte du cabinet sa tête ébouriffée, pouvez-vous parler ainsi ? C’est la dernière parure de la forêt. Ces feuilles mortes ont une si belle couleur que je voudrais pouvoir en rapporter une masse énorme pour en joncher toute cette pièce et m’en faire un tapis. Ce serait magnifique, Ursule !

— Vous croyez, mon enfant ? dit la pauvre fille perplexe, partagée entre ses instincts ordonnés et le respect qu’elle éprouvait pour les fantaisies les plus saugrenues de sa jeune cousine.

Après avoir rangé quelques objets encore, elle rejoignit Laurence dans son cabinet de toilette. Elle semblait préoccupée et, au bout d’un moment, elle dit avec timidité :

— Vous n’avez rencontré personne, ma chérie, durant votre promenade ?

La jeune fille haussa légèrement les épaules :

— Mais non, Ursule. Les gens de Fontainebleau sont bien trop bêtes pour aller dans les bois par un temps pareil. Ils se croient obligés au printemps de prendre contact avec la nature, parce qu’ils ont entendu dire que le printemps est beau. Ils vont aussi une ou deux fois, en octobre, admirer les fastes célèbres de l’automne. Mais nous sommes presque en hiver, et ils ne savent pas que sous la brume humide qui monte de la terre, en novembre, la forêt est plus belle que par le plus clair jour de mai. Ils ont peur de la boue, du brouillard, de la pluie. Dieu bénisse leur sottise, car à cette saison, les arbres, les sentiers sont bien à moi, rassurez-vous.

— Vous êtes tellement déraisonnable, reprit Ursule en soupirant, que je tremble toujours. Votre père serait furieux s’il apprenait jamais que vous vagabondez dans la forêt, toute seule jusqu’à la nuit. C’est si imprudent, si extraordinaire…

Mais Laurence l’interrompait déjà, de ce ton impérieux et bref qu’elle tenait de son père et qui glaçait d’effroi sa vieille parente.

— Imprudent ? nullement puisque j’ai Consul avec moi ; d’ailleurs c’est mon seul plaisir, Ursule, et je n’y renoncerai pas, quoi que vous en disiez. Si je me cache de mon père, c’est pour ne point l’irriter sans raison. Le jour où quelque « mauvaise langue » trouvera spirituel de l’avertir que sa fille erre dans les bois avec son chien, au crépuscule, eh bien ! ce n’est pas vous qui répondrez pour moi, soyez tranquille : j’accepte toute la responsabilité de mes actes.

— Qui… oui, je le sais bien, objecta tristement Ursule. Mais Paul me blâmera de n’avoir pas sur vous l’autorité de la mère dont je tiens la place.

— Laissons cela, dit Laurence plus doucement, tandis que ses traits se détendaient dans une expression désarmée, presque enfantine, qui surprenait sur ce visage, habituellement ferme et hautain.

Elle acheva de consolider sa coiffure, changea la collerette blanche, un peu chiffonnée, qui seule rehaussait la sobriété sombre de son costume. Puis, jetant un dernier coup d’œil sur la glace, elle dit :

— Je suis prête, venez vite.

Elles éteignirent les lumières. Dès qu’elles eurent ouvert la porte de la chambre, Royale Egypte, la chatte noire, qui depuis un moment suivait des yeux tous leurs mouvements et semblait attendre avec impatience qu’on lui rendît la liberté, bondit au dehors. Elles la suivirent à travers les corridors immenses et mal éclairés. Laurence, dans sa hâte, courait presque. Ursule la rassura :

— Nous avons le temps, ma chérie, votre père n’est pas encore rentré.

En effet, elles trouvèrent la salle à manger déserte et s’assirent toutes deux près de la cheminée devant laquelle dormait majestueusement le chien-loup Consul Romanus.

Laurence présentait au brasier son visage pâle, car elle espérait que la forte chaleur lui prêterait pour un moment quelques couleurs factices. L’attente ne fut pas longue. On entendit bientôt le bruit que faisait la grande porte de la maison en se refermant. L’instant d’après des pas fermes et bien rythmés retentirent dans l’antichambre, et le colonel Dacellier parut au seuil de la pièce.

Laurence et lui se ressemblaient de façon frappante. Ils étaient tous deux de petite taille, nerveux, minces, d’aspect débile et volontaire. Mais tandis qu’on admirait tout de suite la figure irrégulière et caractéristique du colonel, on retrouvait sans plaisir chez sa fille les mêmes traits heurtés, le même nez légèrement écrasé, aux larges narines ardentes, la même bouche gonflée qui, non voilée par la moustache, apparaissait douloureuse et nue, trop saillante dans la maigreur des joues. Ils avaient tous deux des yeux d’un bleu profond, brûlants et sombres, une physionomie mobile, toujours bouleversée par un excès de passion, par une sorte de colère mal contenue. Mais l’intense expression qui seyait au masque mâle de Dacellier, semblait seulement étrange et presque choquante sur un visage de jeune fille.

S’étant levée, Laurence alla à la rencontre de son père, lui souhaita le bonsoir et lui tendit son front. Paul Dacellier l’embrassa, puis, la prenant aux épaules, il l’examina attentivement et dit avec impatience :

— Vous avez bien mauvaise mine, ce soir encore, Laurence : comment vous sentez-vous ? Avez-vous toujours mal à la gorge ?

— Non, c’est fini, tout à fait fini.

— Vous n’êtes pas sortie cet après-midi, j’espère ?

— Vous m’aviez défendu de le faire, répondit Laurence évasivement, car elle n’aimait pas mentir.

Le colonel n’en demanda pas davantage. Il était autoritaire, mais peu défiant, et n’imaginait pas qu’on pût seulement songer à enfreindre ses ordres. Ayant serré la main d’Ursule et caressé distraitement Consul, il prit place à table et le dîner commença.

Aucun des trois convives ne parlait, car Paul Dacellier semblait soucieux et les deux femmes respectaient son silence. Ursule Tampin, anxieuse, surveillait le service. Chaque repas était pour elle un supplice, car la moindre négligence, le plus léger oubli suffisaient à jeter son terrible cousin dans de folles colères. Elle eut un véritable battement de cœur, lorsqu’il ouvrit son œuf à la coque, qu’il ne trouvait jamais assez frais, ni cuit à point. Cependant, il ne fit ce jour-là aucune réflexion. Ursule commençait à respirer, lorsque brusquement elle vit le visage de Paul Dacellier se contracter et s’enflammer. Avant qu’elle eût pu deviner ce qui causait l’irritation du colonel, il se tourna vers l’ordonnance qui remplissait l’office de valet de chambre, et de cette voix retentissante que donne à tous les officiers l’habitude du commandement, il s’écria :

— Garçon stupide, avez-vous bientôt fini d’agiter l’air autour de moi en courant comme un dératé ? J’ai l’impression de dîner en plein vent, et quel vacarme ! quelle façon de marcher ! on n’entend que vous, vos pas ébranlent le plancher !

Figé à sa place, les bras encombrés d’assiettes, rouge jusqu’à la racine des cheveux, la bouche ouverte, les yeux dilatés, le coupable semblait changé en pierre. Pourtant, sur un signe d’Ursule, il se remit un peu. A reculons, il rentra dans l’ombre propice qui couvrait le fond de la salle, déposa sa charge sur le dressoir et de nouveau revint vers la lumière pour offrir du pain au colonel. Cette fois, il ne marchait plus, il dansait. Dressé sur la pointe des pieds, il effleurait à peine le parquet. Arrondissant ses coudes, il les élevait gauchement, comme s’il espérait voir ses bras se transformer en ailes et l’emporter au-dessus du sol. Laurence faillit éclater de rire. Ursule trembla, n’osant regarder son cousin. Par bonheur celui-ci ne remarqua rien, il venait de déplier son journal et oubliait son entourage. Le dîner se poursuivit sans nouvel incident.

Vers la fin du repas, Paul Dacellier interrompit sa lecture et, s’adressant à sa fille, il dit, de sa voix brève, où vibrait tout à coup une amère ironie :

— Il ne faut pas cependant que j’oublie de vous annoncer une nouvelle : votre frère se marie.

Laurence releva la tête :

— Ah ! dit-elle avec une indifférence qui fit sourire son père.

Mais le bon visage effaré d’Ursule Tampin s’illuminait :

— Vraiment ? s’écria-t-elle ravie. C’est une chose décidée ? Quel bonheur ! André a vingt-cinq ans, n’est-ce pas ? C’est un bon âge. Vous devez être bien content.

Elle s’arrêta soudain, déconcertée par le regard glacial du colonel, et elle balbutia timidement :

— Je pense… j’espère que ce mariage a votre assentiment ?

— Mais oui, ma chère, reprit Paul Dacellier, du même ton railleur et sec. Tout s’est passé très correctement. Sur la prière de mon fils j’ai écrit à la tante de la jeune fille pour demander sa main. Elle est orpheline, grande fortune, un beau parti. Tout cela me touche fort peu. Les fiançailles ont eu lieu hier et André m’annonce aujourd’hui que la date du mariage est fixée au 8 février. Voici la lettre de votre frère, Laurence, et la photographie de votre future belle-sœur, ajouta-t-il en retirant de son portefeuille une enveloppe qu’il jeta sur la table.

Laurence examina curieusement le portrait d’une jeune femme grande, mince, aux traits réguliers, qui, debout, la tête inclinée, respirait une rose, dans une pose un peu affectée, mais gracieuse.

— Elle est jolie, dit-elle au bout d’un instant en passant la photographie à Ursule.

— Oh ! charmante, charmante ! déclara la vieille fille avec admiration ; comme elle est bien coiffée ! Elle est brune, je pense. Quel âge a-t-elle exactement ?

— Vingt-deux ans, répondit le colonel. Elle s’appelle Juliane Drevain. Juliane ! Je ne connais pas de nom qui me soit plus antipathique !

… Vous voyez, ajouta-t-il, lorsque sa fille eut pris connaissance de la lettre d’André, vous voyez que votre frère compte sur vous pour être sa demoiselle d’honneur et qu’il nous invite tous trois fort chaleureusement à son mariage. Je resterai chez moi. Vous vous chargerez donc, vous et Ursule, de représenter la famille. Il faudra dès demain vous occuper de vos toilettes.

— Certainement, dit Ursule avec déférence.

Mais le visage de Laurence exprima tout à coup la plus vive contrariété.

— Je vous en prie, s’écria-t-elle, en s’adressant à son père avec véhémence, dispensez-moi d’une telle corvée. Si vous vous abstenez d’assister à ce mariage, je puis comme vous, ce me semble, décliner l’invitation de mon frère.

Le colonel, tressaillant d’impatience, la regarda sévèrement.

— Vous savez bien, Laurence, riposta-t-il vivement, ce qu’André est pour moi. J’ai juré à sa mère de lui pardonner. S’il était malheureux, si je pouvais lui être utile, vous me verriez aller à lui. Mais je ne pense pas que la présence d’un père qu’il a si profondément offensé et dont il est toujours séparé lui soit fort nécessaire.

— Non, pas plus que la mienne, repartit Laurence. Il ne se soucie guère de nous, j’en suis sûre, et de moi pas plus que de vous. Je ne vois pas pourquoi vous m’imposeriez d’aller à ce mariage.

— Parce que je le trouve convenable et que j’en ai décidé ainsi, répondit le colonel d’un ton cassant. Il est inutile de discuter !

Et, jugeant l’incident clos, il commença de déguster un sorbet au kirsch, chef-d’œuvre culinaire d’Ursule. Laurence se contint un instant, hésitant devant la lutte qu’elle allait engager. Mais l’impétuosité de son caractère l’emporta sur sa crainte.

— Eh bien ! non, décidément, je n’irai pas, dit-elle soudain, sans oser cependant regarder son père.

La foudre tombant aux pieds d’Ursule ne l’eût pas effrayée davantage. Son visage imprécis et pâle, qui semblait fait de nuages, de brumes ou de fumées, parut sur le point de se désagréger par lambeaux dans les airs. Elle saisit la main de sa jeune cousine et murmura d’une voix suppliante :

— Laurence, voyons, Laurence !

Déjà le colonel sursautait, et, tournant vers sa fille un visage indigné, il balbutia :

— Vous dites ?

— Je dis que, dès demain, j’écrirai à André pour le prier de chercher une autre demoiselle d’honneur, reprit Laurence en bravant la colère de son père. Je n’irai pas à ce mariage, je n’irai pas, je ne veux pas.

— Et depuis quand osez-vous dire je veux, je ne veux pas quand j’ai parlé ! s’écria le colonel avec éclat. Allez-vous maintenant imiter votre frère et me refuser l’obéissance qui m’est due ? Faudra-t-il que je voie mes deux enfants, l’un après l’autre, rejeter mon autorité et multiplier leurs offenses ?

— Ne me comparez pas à André, je vous prie, répliqua Laurence en s’animant. Je regrette de vous déplaire, mais pourquoi ne tenez-vous aucun compte de mes répugnances ? Vous savez bien que j’ai horreur des cérémonies, horreur du monde.

— Et c’est justement ce que je ne puis admettre, reprit le colonel. Une telle sauvagerie chez une jeune fille est inexplicable et nul ne comprend pourquoi vous vivez ainsi en ermite sans jamais voir personne.

— Je ne fais en cela que suivre votre exemple, objecta Laurence avec arrogance.

Mais tout de suite elle baissa les yeux sous le regard de son père.

— Est-ce un blâme ? demanda-t-il amèrement, voulez-vous dire que je suis responsable de votre réclusion ? Bien que cela fût pour moi un supplice, ne vous ai-je pas conduite au bal durant tout un hiver, et si je refuse maintenant toute invitation, n’est-ce pas sur vos prières et parce que vous m’avez déclaré que les veilles vous fatiguaient ?

— Je le reconnais, je ne vous accuse pas, je ne vous reproche rien, affirma Laurence, reculant devant une vérité trop cruelle ; je voulais dire simplement qu’étant votre fille, il n’est pas étonnant que j’aie les mêmes goûts que vous.

— Ce qui est naturel à mon âge ne l’est pas au vôtre et je ne vous ai jamais conseillé de m’imiter. Moi, j’ai fini mon temps, mais vous êtes toute jeune encore et vous n’avez aucun motif pour vous retirer ainsi du monde.

— Ne suis-je pas libre d’organiser comme il me plaît ma vie ? dit Laurence excédée ; telle qu’elle est, elle me convient et je ne me plains pas, je ne demande rien.

— Vous trouvez-vous vraiment si heureuse ? reprit le colonel en haussant les épaules, et ne voyez-vous pas le mal que vous me faites avec votre pâleur, vos yeux cernés, votre expression triste ? Je vous le dis, ce qui vous tue c’est votre solitude et je ne supporterai pas que vous viviez dans une telle retraite, toujours enfermée dans votre chambre, passant des journées entières plongée dans vos sales bouquins que je finirai pas jeter à la rue.

— Oh ! ce serait le comble ! s’écria Laurence avec une violence qu’elle regretta tout aussitôt en voyant le visage de son père se décomposer.

Le colonel asséna sur la table un coup de poing furieux qui fit vibrer les verres.

— Le comble de quoi ? rugit-il d’une voix tonnante. Que veulent dire ces paroles ambiguës et pleines de rancune ? Vous n’avez rien à me reprocher, entendez-vous, rien à reprendre dans ma conduite envers vous. Il faut que vous ayez perdu la tête pour oublier ainsi le respect que vous me devez ! Que s’est-il donc passé dans ma propre maison ? Qui a pu monter ainsi ma fille contre moi ? Est-ce vous, Ursule ?

La vieille fille qui, depuis le commencement de la discussion, ne cessait de trembler et cherchait vainement à intervenir, blêmit sous cette accusation.

— Moi ? balbutia-t-elle éplorée. Oh ! Paul, pouvez-vous le croire ? Cette enfant n’a pas voulu vous offenser, j’en suis sûre. Calmez-vous, je vous en supplie, je la raisonnerai.

— Eh bien ! faites-le donc si vous le voulez dès maintenant, dit le colonel en se levant et en jetant sa serviette sur la table, car pour moi, je deviendrais fou, s’il me fallait discuter plus longtemps avec cette insensée.

— Mais, Paul, vous n’avez pas fini de dîner. Il y a du raisin encore, du beau raisin muscat que vous aimez, il y a du raisin, restez, supplia Ursule désolée.

Le colonel, qui ne l’écoutait pas, quittait déjà la salle. Alors la vieille fille, regardant tristement Laurence, osa lui adresser une timide remontrance :

— Ma chérie, ma pauvre chérie, dit-elle avec douceur, vous n’êtes pas raisonnable.

La jeune fille l’interrompit tout de suite :

— Taisez-vous, Ursule, je ne suis pas en état de vous entendre.

A son tour, elle se leva, porta à ses lèvres, non sans en répandre la moitié, un verre d’eau qu’elle vida d’un trait.

— Ah ! quelle vie, quelle dure vie ! gémit-elle, tandis que ses yeux sombres se remplissaient de larmes.

Et bousculant sa chaise, elle sortit en courant, laissant Ursule Tampin seule devant la table où le valet de chambre, qui venait de rentrer, posait une coupe de cristal pleine de raisins lourds aux reflets bleus et rouges.

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