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La vivante paix

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III

Un homme qui nous est fidèle dans l’adversité est plus doux à voir que, sur la mer, la sérénité du ciel aux marins.

Euripide.

Les natures basses et vulgaires ne savent pas supporter le malheur avec simplicité. Instinctivement, la visiteuse avait adopté l’attitude d’une mauvaise actrice, jouant le dernier acte d’une tragédie. Elle s’avançait d’un pas chancelant, en s’appuyant à tous les meubles. Sa main gauche était posée pathétiquement sur son cœur. Sa main droite brandissait un journal déployé qu’elle tendit à Laurence. Celle-ci y lut d’un regard le court entrefilet qui annonçait la banqueroute frauduleuse et la fuite de son mari. Sa première pensée fut pour Cyril. Elle le plaignait et tremblait qu’il ne lui en voulût de son silence involontaire, maintenant qu’il savait tout, et non par elle. Mme Heller n’eut point pitié de sa consternation.

— Gardez ce journal, malheureuse, s’écria-t-elle avec éclat en s’effondrant dans un fauteuil, gardez-le et souvenez-vous que j’y ai trouvé mon arrêt de mort. Ah ! Dieu ! Je l’ai ouvert tout à l’heure dans le métro, sans défiance. Quel coup de massue ! J’ai failli tomber foudroyée. Faites-moi apporter un grog, si les caves de votre époux ne sont pas vides comme sa caisse. Plus vite !

Elle n’eût pas donné un ordre à un chien sur un ton plus impérieux, plus offensant. Pourtant, Laurence obéit sans mot dire et sonna sa femme de chambre. Elle ne comprenait pas bien pourquoi Mme Heller la traitait si durement, mais elle sentait que cette femme était devenue sa mortelle ennemie et, abattue par ce nouveau chagrin, elle acceptait l’injure, l’affront comme le seul pain qui lui fût désormais accordé. Lætitia, cependant, continuant sa comédie, soupirait à fendre l’âme, feignait de se trouver mal. Puis, ayant dégusté d’un air mourant le grog qu’elle avait demandé, elle reprit des forces. Son regard éteint redevint dur et menaçant.

— Et maintenant, ma petite, dit-elle en se rapprochant de Laurence comme pour épier de plus près sa physionomie, vous allez me dire où est votre honorable époux.

— Je l’ignore, madame, répondit Laurence avec calme, bien que son cœur battît à l’étouffer. Voilà tout ce que je sais de lui.

Elle tendit à son interlocutrice la lettre qu’elle venait de recevoir. Mme Heller s’en saisit avidement et la lut, d’abord avec un air de surprise, puis avec un méchant sourire.

— Cette lettre a été concertée entre votre mari et vous, dit-elle d’un ton sentencieux, c’est trop clair ! Elle vous permet de vous poser en victime et vous sert de sauvegarde. Mais je ne me laisserai pas prendre à ce grossier subterfuge. Comment croire que M. Hecquin ait pu vous tromper, vous rouler, comme il s’en vante ? Comment admettre que vous n’ayez rien deviné, au moins durant les derniers jours ? Acculé à un tel désastre, il devait, dans l’intimité, trahir ses préoccupations. Un mari ne peut rien cacher à sa femme, surtout quand il est vieux et qu’elle est jeune.

— Vraiment, je n’ai rien remarqué, rien compris, affirma doucement Laurence. Ses affaires ne m’intéressaient pas, et lui moins encore. Mon mari, dites-vous. Oh ! il l’était si peu !

Et elle dévoila naïvement à sa visiteuse tout le mystère de sa vie conjugale. Mme Heller, dès les premiers mots, l’interrompit :

— Non, vraiment, dit-elle, non, mon cher petit !

Elle continuait d’employer par habitude les termes caressants dont elle se servait d’ordinaire mais qui, prononcés sur un ton de raillerie féroce, avaient la dureté d’un soufflet :

— Non, je vous en prie ! Quand vous écrirez un roman, vous pourrez présenter à vos lecteurs un ménage vivant en frère et sœur. Vous aurez du succès parmi les jeunes filles. Mais n’essayez pas de me faire avaler à moi une pareille fable. Oh ! grand Dieu ! je connais l’homme, je sais ce qu’est la vie, je sais ce qu’est l’amour, je sais ce qu’est le mariage !

Il n’y avait rien à dire à cette femme, si convaincue de son infaillibilité. Laurence, d’ailleurs, comprenait à quel point son indifférence absolue pour son mari et toute l’histoire de leur vie commune, si profondément séparée, devaient paraître incroyables. Pourtant, il fallait bien s’en tenir à la vérité, affirmer que jamais elle n’avait posé une question à M. Hecquin sur ses affaires, qu’il s’était enfui de chez elle avant qu’elle eût rien soupçonné. Mme Heller en l’écoutant frémissait de rage. Elle lui fit subir un long et cruel interrogatoire, la pressant de questions, lui tendant mille pièges pour la forcer à se contredire. Enfin, ne pouvant obtenir d’elle l’aveu qu’elle sollicitait, elle se leva avec fracas, renversant son siège. Sa colère, longtemps contenue, éclata, terrible.

— Savez-vous combien je perds ? vociférait-elle. Quatre cent mille francs, le prix de mon hôtel ! M. Hecquin me donnait d’excellents conseils et, peu à peu, tous mes capitaux ont passé dans ses mains. Le mois dernier encore, je lui ai remis cinquante mille francs. Vous connaissiez alors certainement l’état de ses affaires, mais vous ne m’avez pas avertie, et pour cause. On sait ce qui se passe en des cas pareils. La femme, étant prévenue la première, passe la première à la caisse. Elle pleure, crie, menace. Le mari, pour qu’elle ne le dénonce pas, donne tout l’argent dont il peut disposer ; chaque jour elle lui arrache un nouveau remboursement, aux dépens même de ses meilleurs amis. Allons, avouez que j’ai deviné juste. Avouez donc ! Oh ! vous me rembourserez, je saurai bien vous y contraindre !

Laurence écoutait sans colère cette furie. Détournant les yeux de ce visage crispé dans la grimace de la haine, elle évoquait la brillante figure qui avait captivé sa jeunesse. Par respect pour son ancien amour, elle négligeait de se défendre. Surprise de pouvoir conserver tant de calme sous de telles insultes, elle s’y crut insensible. Ce fut seulement quand Mme Heller l’eut quittée qu’elle sentit sa blessure. La trahison de M. Hecquin, quoique plus criminelle, lui avait fait moins de mal, ayant changé sa vie sans atteindre son cœur. Mais bien qu’elle fût fort détachée de sa chère Lætitia, Laurence conservait à son égard une secrète faiblesse et s’en croyait aimée. La conduite de cette ancienne amie la laissait inconsolable. Elle se retira dans sa chambre et, bien qu’il fût à peine six heures, s’apprêta à se mettre au lit. Elle se sentait horriblement délaissée et comme condamnée à l’opprobre, au mépris du monde entier. Nulle amitié, sans doute, si forte qu’elle parût, n’était à l’épreuve d’une perte d’argent. Ce malheur avilissait, affolait toutes les âmes, les entraînait à commettre les pires lâchetés. Le vrai coupable absent, il fallait que ses créanciers trouvassent une victime qui pût répondre pour lui, souffrir pour lui, être humiliée jusqu’à la mort. C’était là maintenant le rôle de Laurence. Affaiblie par les déceptions de la journée, elle n’osait plus espérer trouver grâce devant personne. Après M. Hecquin, après Mme Heller, d’autres amis, les meilleurs peut-être, la trahiraient. Elle évitait de prononcer le nom qui lui sonnait dans le cœur avec la persistance d’un glas. Mais, comme elle s’efforçait de l’oublier, sa femme de chambre vint lui dire que Cyril insistait pour qu’elle voulût bien le recevoir.

Cette nouvelle fut pour Laurence le coup de grâce. Elle ne trouva plus dans son âme une parcelle de courage pour supporter encore les tortures d’une entrevue avec Cyril. Cédant à un mouvement de lâcheté panique, elle chercha tout d’abord un prétexte qui lui permît de remettre au lendemain toute explication. Mais puisque tôt ou tard il lui faudrait subir cette douleur inévitable, nul repos ne lui serait accordé tant qu’elle ne l’aurait pas soufferte. Mieux valait en finir au plus vite, perdre dans un même jour tous ses amis. Elle reprit les vêtements qu’elle avait quittés, et s’efforça de rattacher ses cheveux dénoués. Elle dut cinq ou six fois recommencer sa coiffure. A tout instant, le cœur lui manquait en songeant à celui qui l’attendait. Elle savait bien qu’il lui épargnerait les insultes directes dont Mme Heller l’avait accablée. Mais déjà il l’avait jugée et probablement condamnée. Il venait pour savoir si elle était vraiment ruinée, ce qu’on pouvait attendre d’elle. Il lui parlerait poliment, mais avec une défiance prudente. Il l’étudierait d’un regard chargé de soupçons. A cette pensée, elle se sentait saisie d’une douleur sans nom. Enfin, elle eut raison de sa faiblesse et rien ne trahissait son angoisse et sa peur lorsqu’elle entra au salon avec une expression de dignité calme et de sévérité glaciale. Sachant pourtant combien sa fermeté restait précaire, elle regarda seulement Cyril à l’épaule, évitant son visage. Mais tout de suite il courut à sa rencontre et lui saisit les mains :

— Oh ! Laurence ! ma pauvre Laurence, s’écria-t-il d’une voix qui tremblait d’émotion.

Et, se penchant sur elle, il l’embrassa.

Laurence ne s’était préparée qu’aux plus durs affronts. La douceur de cet accueil, succédant à la certitude d’un universel abandon, lui enleva tout son courage. Elle plia sous cette joie inattendue. Ses larmes débordèrent : elle s’abattit sur son divan, la tête dans ses mains. Cyril, penché sur elle, lui parlait avec un accent d’ineffable pitié. Le sens de ses paroles lui échappait, mais sa voix lui coulait sur le cœur comme une eau divinement fraîche. Bientôt, elle cessa de pleurer, saisie par le désir de revoir son visage. Lorsqu’elle l’eût contemplé un moment, elle se calma, demeura immobile, oubliant sa peine dans un muet enchantement, car nulle expression de colère, de rancune ou de défiance n’assombrissait cette physionomie altérée, mais toujours noble et tendre. Le regard que le jeune homme attachait sur elle était bien celui d’un ami.

— Oh ! Cyril, gémit-elle, ce n’est pas ma faute. Je ne savais pas… Je n’ai rien soupçonné… jamais… jamais. Avant-hier, lorsque mon mari m’a quittée, j’ignorais tout encore, cela, je vous le jure.

Il l’interrompit avec une sorte de colère.

— Allons, vous êtes folle ! Ai-je besoin de ce serment ? Naturellement, les affaires de M. Hecquin vous étaient aussi étrangères que l’astronomie. Vous viviez près de lui, mais à cent lieues de lui. Jamais ménage ne fut plus séparé que le vôtre. Je comprends ce qui s’est passé et je n’ai que faire de vos explications.

— Ne me trompez pas, dit Laurence amèrement. Si vous devez me condamner un jour, que ce soit tout de suite. Je dois vous l’avouer : d’autres m’ont accusée et m’accuseront encore des pires infamies. Déjà, je passe pour avoir été la complice de mon mari. Oh ! j’ai été durement jugée par une femme qui était cependant ma plus ancienne amie !

— Mais entre nous, Laurence, il n’y a pas de trahison ni de malentendu possible, reprit Cyril. Je vous connais comme je connais mon âme, et cela dès le premier jour où je vous ai vue. Au contraire, cet homme… mon cousin… est toujours resté pour moi impénétrable, indéchiffrable. Qu’était-il ? Même à présent, je ne le comprends pas.

Comme Laurence, dans les premiers moments, Cyril n’osait pas juger M. Hecquin. Il croyait lui devoir quelque reconnaissance. En effet, sur un capital de vingt mille francs, somme dérisoire pour un spéculateur de cette envergure, le banquier versait depuis des années, à son jeune cousin, des intérêts prodigieux. Grâce à lui, le jeune homme, affranchi de tout souci pécuniaire, avait pu suivre librement sa vocation littéraire. Il pensait que cet homme, égaré jusqu’au crime par la passion du jeu, l’avait aimé pourtant et lui voulait du bien. Laurence ne pouvait partager ses illusions. Elle comprenait aisément l’intérêt qui poussait son mari à s’acquérir la reconnaissance des de Clet. Dans l’odieuse comédie qu’il jouait, il leur réservait à leur insu un rôle de premier plan. Leur nom respecté, leur honorabilité connue lui servaient de sauvegarde. Lorsqu’il cherchait à attirer dans ses filets quelque nouvelle dupe, il se targuait à propos d’une parenté flatteuse. Et ceux qu’inquiétaient ses discours obscurs accordaient leur confiance au cousin de la comtesse de Clet. Laurence expliqua longuement à Cyril le caractère de M. Hecquin. Elle lui dévoila son passé, lui raconta sa vie, ses forfaits. Le jeune homme écoutait, stupéfait. Elle dut, pour le convaincre, lui montrer l’impudente lettre qu’elle avait reçue du misérable. Il put à peine en achever la lecture. La perfidie que révélait chaque ligne du texte lui arrachait des exclamations d’horreur. Il jeta enfin sur la table les papiers que sa main convulsive avait failli mille fois mettre en pièces.

— Oh ! Laurence ! je rêve, n’est-ce pas, s’écria-t-il, il n’a pas pu vous haïr à ce point ! Sa conduite envers vous dépasse toute imagination. De grâce, oubliez cela tout de suite, c’est trop horrible !

Pressant les mains de la jeune femme, il la regardait d’un air suppliant et semblait presque lui demander pardon de tout le mal qu’un autre lui avait fait sans qu’il pût l’empêcher. Elle sourit doucement :

— Je n’y pense déjà plus, dit-elle. Une telle trahison eût été terrible pour moi si j’avais aimé cet homme. Autrement, peu importe. Les douleurs de l’amour trompé sont les seules qui me paraissent redoutables.

— Il y en a d’autres pourtant, murmura Cyril, vous ne savez pas encore ce qu’est la ruine, vous ne connaissez pas les maux quotidiens, si mesquins et pourtant si cruels qu’elle nous contraint de subir. Cette ignorance est le seul bien qui vous reste, mais non point pour longtemps.

Il semblait infiniment triste, et Laurence ne pouvait détacher les yeux de ce visage, où, dans le crépuscule qui tombait, la douleur croissait lentement comme une lumière spirituelle, plus vive, plus belle que celle du jour.

— Cyril, souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle avec un respect timide. Tout cela pour vous est-il irréparable ?

Il était trop simple, trop candide pour songer à dissimuler ses tourments :

— Voyez-vous, dit-il, on voudrait pouvoir mépriser une perte d’argent, pour moi c’est un profond malheur et qui va changer toute ma vie. Il ne nous reste qu’une maison à Dijon et une ferme en Bourgogne, à peu près sans valeur. Si j’étais seul, j’accepterais sans révolte la gêne, la misère même, mais la pensée de maman me déchire. Toujours, lorsque j’étais enfant, je l’ai vue, harcelée de soucis d’argent, travailler, lutter pour moi, sans aucun repos. J’aurais voulu qu’après une telle jeunesse elle eût du moins une vieillesse heureuse ! Oh ! je m’arrangerai pour qu’elle n’ait à souffrir de rien. Par exemple, il faudra me consacrer corps et âme au journalisme, ou peut-être chercher en dehors des lettres une situation lucrative.

— Cyril, vous n’y pensez pas !

Laurence s’était levée toute droite dans son émotion et, retombant aussitôt à sa place, elle s’écria désespérément :

— Ce n’est pas possible, Cyril, ce serait un crime ! Vous ne pouvez pas briser ainsi votre carrière, vous détourner de votre voie, employer à de basses besognes les dons qui sont en vous. Vous n’avez pas le droit, Dieu vous ayant créé poète, de devenir un marchand ou un fonctionnaire !

Il sourit avec mélancolie.

— Je ne le ferai, croyez-le, qu’à la dernière extrémité ; mais voyez-vous, Laurence, il y a des obligations ici-bas auxquelles on ne peut pas se dérober et qu’il faut peut-être bénir malgré tout.

Son visage exprimait une sorte de ferveur. Ce que cet être, si jeune encore et si ardent, aimait sans le savoir, peut-être, plus que tout au monde, ce n’était point la mystérieuse amie dont il était cependant toujours occupé, ni son œuvre, ni ses livres pourtant chers, c’était seulement le devoir, si repoussant qu’il fût. C’est pourquoi sa vie était déjà une vie sacrifiée. C’est pourquoi ceux qui l’aimaient devaient abandonner toute espérance de le voir heureux. Laurence comprit nettement toutes ces choses et des larmes ruisselèrent sur ses joues. Cyril abaissa tout à coup son regard sur elle. Il eut une exclamation étouffée lorsqu’il la vit pleurer et il prit sa main dans la sienne. Alors elle sanglota plus fort.

— Je ne puis supporter cela…, gémit-elle, je ne puis supporter de vous voir souffrir et briser votre vie, Cyril…, je vous…

Elle s’arrêta. Le mot qui lui venait aux lèvres, c’était : « Je vous adore ! » Elle en savoura, étonnée, la douceur ; mais elle ne le prononça pas et son timide cœur, étonné d’avoir si brutalement, si vite, avoué son secret, se referma jalousement sur ce cri passionné. Laurence l’oublia tout de suite et n’écouta plus que Cyril qui lui parlait, penché sur elle, s’efforçant de la calmer.

— Est-ce que vous allez pleurer ainsi sur moi longtemps ? disait-il sur un ton de raillerie légère qui restait tendre. C’est fort touchant, ma pauvre amie, mais absolument insensé, et vous ne pouvez vous faire aucune idée de ma confusion.

Il tenait toujours sa main dans la sienne. Peu à peu, elle cessa de pleurer. La tête renversée sur le dossier de son fauteuil, les paupières closes, elle demeurait immobile, ne pensant plus à rien. Elle se sentait faible et calme comme après une crise de nerfs ou un long évanouissement. Mais, lorsque Cyril l’eut quittée et qu’elle retourna dans sa chambre, ce fut avec l’impression étrange qu’en quelques heures le monde, la vie avaient entièrement changé pour elle. Et, comme cherchant à s’expliquer ce mystère, elle y rêvait, assise sur le bras d’un fauteuil, en nattant distraitement ses cheveux dénoués, elle entendit de nouveau retentir dans son âme les mots d’adoration fervente qu’elle avait failli formuler en présence de Cyril. Tout d’abord, ils lui parurent absurdes et fous ; elle voulut en sourire, mais ses larmes recommencèrent à couler. Son visage, ses bras, tout son corps s’empourprèrent et devinrent brûlants comme à la chaleur trop proche d’une fournaise. Elle fit quelques pas en chancelant à travers la chambre. Et tout à coup, avec la violence d’un flot de sang jaillissant d’une artère rompue, un nom s’échappa de son cœur, un nom seulement qu’elle répéta plusieurs fois tout haut : « Cyril ! »

Alors elle comprit enfin la place que cet ami si cher occupait dans sa vie. O lumière subite, ô découverte étonnante, elle l’aimait, non point d’un amour jeune et fraîchement éclos, mais, au contraire, très ancien déjà. Elle l’aimait peut-être depuis cet instant où, après la mort de son père, il s’était penché avec une émotion si vive sur son âme brisée. Elle s’expliquait enfin pourquoi, après une telle douleur, elle s’était relevée et lentement rattachée à l’existence. C’est lui qui l’avait arrachée aux affres du regret et de la solitude. C’est parce qu’il se tenait auprès d’elle qu’elle avait de nouveau trouvé belle et charmante la terre déserte. C’est à cause de lui qu’elle avait pu rire encore, être jeune, aimer ce qu’il aimait. Depuis quelques années, elle ne vivait que pour lui.

Elle revint s’étendre sur son lit, ferma les yeux, demeura sans mouvement, retenant sa respiration, la main appuyée sur son cœur qui semblait vivre seul dans son corps immobile. Et ce cœur taciturne ayant dit son secret, maintenant déchaîné, sans pudeur, sans effroi, chantait son chant triomphal. Cette nuit-là, Laurence ne dormit pas, tant sa joie était vive. Car maintenant s’apaisait en elle la soif dévorante qui consume un être noble, tant qu’il n’a pu donner son âme. Maintenant elle avait trouvé ce grand amour auquel, à travers toute trahison et toute déception, elle n’avait jamais cessé de croire, cet amour souverain, plein d’honneur, sans tache, beau comme la lumière, durable comme la vérité. Ah ! qu’importait qu’il fût triste et sans espérance. Les tourments certains qu’il lui apportait n’épouvantaient pas son courage. Aux pieds de ce maître admirable, elle n’avait plus qu’à se tenir, docile, offerte et prête à tout souffrir. Il la guiderait certainement vers quelque clarté divine.

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