La vivante paix
V
Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux hommes.
Musset.
Quand un cœur ardent et crédule a longtemps adoré une belle idole, c’est pour lui une affreuse douleur de la voir tomber en poussière, de reconnaître qu’il a placé sur un piédestal un être indigne. Devant le désespoir d’Edith qui pleurait à la fois sa mère et son premier amour, Laurence ne jugea point que la beauté de Lætitia pût excuser sa conduite. Elle s’étonna d’avoir admiré cette femme dont l’insensibilité monstrueuse lui fit horreur. Déçue par l’amitié, elle se jura de ne plus aimer personne. Mais en même temps elle se donnait la tâche de consoler Edith, passait des heures auprès de cette victime que toutes les jeunes filles de Fontainebleau fuyaient, et elle ne s’apercevait pas que, dans son âme blessée, une affection nouvelle, moins passionnée peut-être, mais sérieuse et profonde, remplaçait l’ancienne affection trahie.
La personnalité d’Edith, longtemps annihilée, absorbée par celle de sa mère, s’affirmait, se développait rapidement. Elle avait toujours eu des sentiments élevés, une délicatesse instinctive. Le double travail de la solitude et du malheur l’avait en quelque sorte mûrie et transformée. Elle n’était plus l’enfant indécise qui jugeait toutes choses par les yeux de sa mère, mais une femme capable de penser, de souffrir, de s’intéresser aux questions qui passionnaient Laurence. Elles pouvaient maintenant parler ensemble des passions, de la cruauté de la vie, de la beauté du sacrifice, ou du courage. Elles avaient toujours quelque chose à se dire et les heures qu’elles passaient réunies leur semblaient trop courtes. La maison des Heller, triste et paisible, était d’ailleurs pour Laurence un asile où elle oubliait les orages qui, sans cesse, désolaient sa propre demeure. L’humeur toujours irritable de Paul Dacellier devenait chaque année, entre le jour de l’an et Pâques, particulièrement farouche. C’était en effet l’époque où les réceptions officielles se multipliaient. Sa situation l’obligeait à donner plusieurs dîners, à sortir presque chaque soir. Il supportait difficilement ce contact perpétuel avec le monde et le spectacle de la médiocrité humaine. Vainement cherchait-il dans ces salons, plus mornes pour lui qu’une geôle, un interlocuteur capable de comprendre une grande pensée. Les automates auxquels il s’adressait étaient cependant ses frères d’armes ; comme lui ils étaient investis d’une mission sacrée, mais ils n’en comprenaient pas la noblesse. Satisfaits du présent, ils accomplissaient comme des employés honnêtes leurs besognes quotidiennes, sans être tourmentés d’aucun rêve héroïque. Beaucoup aimaient sincèrement leur patrie, mais d’un amour paisible, modéré, presque conjugal. Ils ne souffraient point de ses fautes, son amoindrissement les laissait résignés. Ils étaient prêts certainement, si l’honneur l’exigeait, à mourir pour elle, pourtant ils préféraient leur vie à sa gloire. Un jour Paul Dacellier, s’attardant au fumoir avec quelques officiers et les entendant évoquer, sans émotion, l’invasion de 70, avoua son désir ardent d’une revanche éclatante et prochaine. Sa ferveur fit tout d’abord sourire ceux qui l’écoutaient, puis sembla les scandaliser.
— Vraiment, mon cher, je ne vous comprends pas, s’écria tout à coup le colonel Douran d’une voix railleuse. Avez-vous vraiment soif de sang ? La guerre, quelle qu’en soit l’issue, me semble chose horrible, et la haïr est un devoir, même pour nous autres militaires. Nous saurons, s’il le faut, y jouer notre rôle sans défaillance, mais nous n’avons pas le droit de la désirer, non, c’est aussi monstrueux que de voir un pompier désirer l’incendie qu’il est chargé d’éteindre.
Cette comparaison pitoyable fut unanimement applaudie et Paul Dacellier, ce soir-là, rentra chez lui désespéré.
Il ne pouvait, au reste, sans une vive souffrance se trouver en contact avec le colonel Douran qui, plus jeune que lui de quelques années, avait été, en 1895, sous ses ordres à Lille. Douran, alors capitaine, scandalisait la ville par les désordres de sa conduite et son luxe suspect. Il tirait sans scrupules, du jeu, des femmes, des plus viles intrigues, ses moyens d’existence. Puissamment protégé, très influent dans les milieux politiques, il se croyait le maître de ses supérieurs, rejetait toute discipline, négligeait entièrement son service. Dacellier ne put souffrir son insolence. Il lui infligea, après plusieurs punitions très rudes, un blâme public que le misérable ne lui pardonna pas. Séparés durant des années, ils se retrouvèrent à Fontainebleau. Douran qui, grâce à son esprit d’intrigue, avait bénéficié d’un avancement rapide, était maintenant par le grade l’égal de son ancien chef dont il prenait plaisir à bafouer les sentiments secrets. Toutes ses paroles étaient comme de la boue jetée sur les pures figures qui, constamment, assistaient Paul Dacellier. La patrie, le devoir, l’honneur inclinaient alors un visage terni vers leur triste dévot et celui-ci souffrait comme un homme qui voit mourir tout ce qu’il aime. Pourtant, il supportait généralement en silence cette torture, dédaignant les attaques d’un adversaire indigne.
Un soir, durant un dîner d’officiers, il perdit patience. Douran, placé à ses côtés, cherchait comme toujours à le blesser dans ses opinions les plus chères. Envisageant l’éventualité d’une guerre prochaine, il affirmait qu’elle se terminerait inévitablement par la victoire de l’Allemagne. La France devait perdre toute espérance d’écraser sa rivale. Efféminée, corrompue, divisée, elle subissait le sort de la Grèce et de Rome et, après avoir dominé le monde, entrait en décadence. Elle pouvait encore exercer sur l’Europe une suprématie intellectuelle et pacifique, mais son rôle militaire était fini, elle n’était plus capable de porter une épée. Dacellier, contenant sa colère, écoutait en silence ces paroles décourageantes, tout en observant les jeunes officiers qui l’entouraient. Sur le visage de beaucoup d’entre eux, il remarqua une expression d’abattement résigné. Ce n’était pas la première fois qu’ils entendaient émettre de telles théories. Ils les croyaient vraies, indéniables. Ils avaient pris leur parti d’appartenir à un peuple vaincu, ils avaient accepté la défaite de leur pays et c’était là, Dacellier le savait, la cause unique de l’abaissement de la France. Elle gardait intacte, ses qualités guerrières, sa générosité, sa fougue. Il eût suffi, pour qu’elle redevînt puissante et glorieuse, que ses enfants eussent foi en elle. Le colonel voulut essayer d’en convaincre ses collègues : il tenta de rendre l’orgueil nécessaire à ces cœurs humiliés. Sa parole émue, ferme, ardente, vibrante d’amour, était comme une torche brûlante dont les multiples étincelles enflammaient peu à peu toutes les âmes. Les conversations particulières avaient cessé et les plus vieux chefs, comme les plus jeunes lieutenants, écoutaient cette voix passionnée qui, en leur expliquant la nature du mal dont la patrie mourait, leur indiquait le moyen de la faire revivre.
Douran cependant avait accepté la lutte. Il combattait pied à pied son adversaire. Non, ce n’était point sans raison que la France doutait d’elle-même. C’était lui rendre un mauvais service que de l’exciter à la présomption en lui prêtant des qualités qu’elle ne possédait plus. Tout homme sensé devait préférer la vérité, si humiliante qu’elle fût, aux plus flatteuses illusions. Il citait des chiffres, des faits, vantait l’organisation parfaite de l’Allemagne et son formidable outillage. Le seul accroissement de sa population suffisait à lui garantir l’hégémonie du monde. Contre cette géante, le gouvernement français se trouvait désarmé. La politique conciliante qu’il suivait depuis des années, blâmée par les énergumènes du chauvinisme, apparaissait aux gens raisonnables comme un chef-d’œuvre de sagesse et d’habileté ; car c’était seulement en limitant ses armements, en évitant de porter ombrage à sa redoutable ennemie, que la France pourrait continuer à vivre.
Ces conclusions causèrent une impression de malaise et de stupeur pénible à ceux-là mêmes que les arguments précis de Douran avaient impressionnés.
— Mais, objecta froidement Dacellier, baissant les yeux pour cacher les flammes qui s’allumaient dans son regard, avez-vous bien prévu, colonel, les dernières conséquences de vos théories ? Plus la puissance de l’Allemagne s’accroît, plus elle a besoin d’expansion. Si, nous voyant trembler ainsi devant elle, après l’Alsace et la Lorraine elle veut s’annexer la Champagne ?
Douran comprit que Dacellier l’entraînait sur un terrain dangereux. Reculer n’était plus possible. Il dit avec un regard de défi :
— Notre diplomatie saura, je l’espère, limiter de telles exigences. Souhaitons qu’elle soit à la hauteur de sa tâche.
— Que peut-elle ? insista Dacellier. Offrir à la place de la richesse convoitée une richesse moindre, une colonie pour une province ?
— Peut-être. Tout vaut mieux qu’une guerre ruineuse qui nous effacerait de la carte du monde. Le malade qui accepte une amputation douloureuse pour ne pas mourir fait preuve de sagesse.
L’auditoire protesta contre ces paroles par un long murmure. Paul Dacellier ne put dominer son indignation.
— Vous êtes officier, colonel, s’écria-t-il, vous portez l’uniforme de défenseur de la France ; pourtant, par vos pensées et vos paroles, vous la trahissez à toute heure. Votre épée, vous devriez la briser ; en cas de danger elle ferait mauvaise besogne, puisqu’il n’y a que lâcheté et défection dans votre cœur.
Dès le lendemain, il regretta sa vivacité, car il réprouvait le duel et n’admettait pas que les frères d’une même race cherchassent à s’entre-tuer. Contraint cependant d’accepter les conséquences de son emportement, il prit pour témoins le commandant Heller et un vieil officier en retraite.
Si pressés que fussent les deux adversaires d’en finir avec cette affaire, le duel, pour des causes diverses, ne put être fixé qu’au lundi suivant. On était au mercredi. Durant cette longue attente, Dacellier, qu’obsédait la crainte de tuer Douran, fut plus que jamais injuste pour son entourage, particulièrement pour Laurence qu’affolèrent ses ordres contradictoires et ses continuels reproches.
Le lundi matin, en s’habillant, il pensa pour la première fois qu’il pouvait être tué dans cette rencontre. C’était à ses yeux un malheur bien moindre que de porter toute sa vie le poids d’un meurtre. Pourtant, un regret poignant lui étreignit le cœur en songeant qu’il ne verrait pas la guerre vengeresse et victorieuse qu’il avait attendue toute sa vie. Il s’attendrit aussi sur sa fille. La veille encore, au cours d’une vive discussion, il l’avait très durement traitée. Elle fut donc fort étonnée de le voir entrer dans sa chambre, s’approcher de son lit avec un visage doux et triste. Il la pria humblement d’oublier tout ce qu’il lui avait dit dans sa colère et l’embrassa à plusieurs reprises sans pouvoir lui dissimuler son émotion. Elle reçut froidement ces caresses inattendues, car elle ne pouvait deviner qu’il s’agissait peut-être d’un adieu.
— Oublier, ce n’est pas si facile, dit-elle à Ursule, dès que son père fut parti. Pense-t-il, par quelques paroles d’excuse, effacer tout le mal qu’il me fait chaque jour et depuis si longtemps ?
— Ne le jugez pas, supplia l’indulgente Ursule. Vous savez bien qu’il n’est pas responsable. J’aurais voulu qu’il ne sortît pas ce matin. Avez-vous remarqué comme il était pâle ? Je crains qu’il ne soit malade.
— Bon, cela m’est égal ! s’écria Laurence, dominée par sa rancune, je ne vais pas m’inquiéter pour lui, soyez-en sûre. Non, non, je n’ai pas assez de pitié dans le cœur pour plaindre un homme si dur !
Combien, dans quelques heures, elle devait regretter ses paroles !
Paul Dacellier et ses témoins arrivèrent les premiers au carrefour des Héronnières, près duquel devait avoir lieu le duel. Pour la première fois depuis des mois, le soleil, par ce beau matin d’avril, ne rencontrait aucun obstacle sur sa route, aucun nuage, et montait triomphalement dans un ciel absolument vide. L’atmosphère était douce comme celle de juin, avec quelque chose de plus allègre. Comme une petite fille qui s’est vêtue d’une robe longue pour jouer à la dame, mais dont le rire enfantin, la voix aigrelette trahit la ruse, le printemps avait pris l’aspect du plein été, sans perdre cependant la grâce folâtre, la fraîcheur piquante qui l’apparentent à l’extrême jeunesse.
Douran tira le premier. Dacellier entendit la balle sifflante passer à sa gauche, mais sans le blesser comme il l’avait espéré. Sa main se crispa sur son pistolet. Et tout à coup un vide absolu se fit dans son cerveau. Il cessa de penser. Ses yeux, éblouis par l’éclat du jour, fixaient l’horizon bleu, les arbres encore dépouillés, mais ruisselants de soleil, tout ce fond lumineux sur lequel se détachait, insignifiante, puérile, la mince silhouette de son adversaire. Il se rappelait vaguement qu’il lui faudrait tirer sur cet homme au commandement du témoin qui réglait le combat. Mais la gravité de cet acte lui échappait complètement. Le signal donné, il visa avec autant d’indifférence que s’il se fût agi d’une cible insensible. La détonation de son arme se perdit, assourdie, dans l’espace, sans troubler sa sérénité radieuse. Certainement, ce n’était là qu’un jeu d’enfant, inoffensif. Pourtant Douran chancela. Une tache de sang parut et s’agrandit sur sa chemise claire.
Déjà le docteur, les témoins s’empressaient autour du blessé. Son bras pendait inerte. La balle, frappant à l’épaule, venait de lui briser la clavicule. Un pansement sommaire fut fait. Douran, très pâle, furieux de sa mauvaise chance, mordait sa lèvre et s’efforçait de dissimuler son dépit. Tout à coup ses traits se détendirent, un sourire féroce éclaira son visage, il ne put retenir une exclamation qui vibra comme un cri de triomphe :
— Oh ! oh ! mais voyez donc, docteur, voyez donc Dacellier, lui aussi, ce me semble, a besoin de vos soins !
Alors seulement ceux qui l’entouraient remarquèrent l’étrange attitude de Paul Dacellier. Il s’avançait vers eux, lentement, les yeux obstinément fixés sur l’herbe où il paraissait suivre une trace invisible pour tout autre que lui. Sa démarche était chancelante comme celle d’un homme ivre. Parfois, il se jetait de côté comme pour éviter de poser le pied sur cette chose mystérieuse qui le fascinait. Quand il fut tout près du groupe qui le considérait avec stupeur, il leva la tête. Son visage était blême, figé dans une expression d’horreur indicible ; il bégaya des paroles confuses où le mot « sang » revenait sans cesse comme un refrain tragique. Et il montrait du doigt l’herbe verte où luisaient seulement la rosée et les premières violettes.
— Ah ! le pauvre ! il n’a jamais eu la tête bien solide, cela devait finir ainsi, murmura Douran, affectant la plus vive émotion.
Le commandant Heller comprit aussitôt le parti que le misérable pouvait tirer d’un incident si regrettable. Il riposta vivement, s’adressant au docteur, sans lui laisser le temps d’émettre un avis :
— Ce n’est rien, absolument rien, n’est-ce pas, docteur ? Il s’agit seulement d’une insolation. Dacellier était en plein soleil, la tête nue, et ces premières chaleurs, succédant aux rigueurs de l’hiver, sont dangereuses.
Le jeune médecin, discret et timide, n’osa discuter ce diagnostic assez fantaisiste. Il répéta, docile :
— Oui, oui, certainement, c’est une insolation sans gravité !
Dacellier se laissa conduire vers la voiture qui stationnait à cent mètres de là. Le commandant Heller l’y fit monter. Affectant une sécurité parfaite, il congédia le docteur, le renvoya près de Douran. Il se débarrassa aussi de son collègue qui, pour laisser plus de place au malade, s’installa sur le siège à côté du cocher.
La voiture reprit lentement le chemin de la ville. Très calme, Dacellier délirait doucement. Dans son égarement même, la France restait l’unique objet de sa pensée, sa préoccupation constante. Il semblait croire que la guerre était proche, s’inquiétait de la mobilisation imminente et demandait sans cesse avec angoisse si Douran serait en état de rejoindre son régiment. Heller lui répondait avec patience, le rassurait comme un enfant. Son cœur se serrait en songeant à Laurence, car il l’aimait, sachant quel secours sa fille avait trouvé près d’elle.
Il n’eut pas la consolation de pouvoir adoucir le coup qui devait la frapper. Elle le reçut en plein cœur, sans préparation, car, tentée par la beauté de cette matinée radieuse, elle sortait de sa demeure avec son chien Consul, au moment même où Paul Dacellier descendait de voiture, chancelant et soutenu par ses deux témoins.
Ah ! combien son aspect était étrange et pitoyable ! Quelle déchéance, quel avilissement dans son attitude ! Son corps, selon les impulsions qu’il recevait, ployait tout d’une pièce, en avant ou en arrière, comme un pantin cassé. Son veston, rajusté à la hâte, bâillait sur sa chemise claire. Il avait sur son visage le même désordre que dans sa tenue, d’ordinaire si correcte. La grimace convulsive de la bouche dérangeait l’harmonie des traits, et les yeux vagues, errants, n’exprimaient plus rien qu’une inquiétude confuse, une stupeur hagarde.
Dès qu’il aperçut son maître, Consul, selon son habitude, lui sauta joyeusement aux épaules en aboyant à pleine voix. On l’écarta. Il revint à la charge, s’amusant de ce qu’il prenait pour un jeu. Le malade, se jetant de côté avec une vive répulsion, essayait de fuir ses caresses et tremblait comme un enfant devant la bête affectueuse qu’il ne connaissait plus.
Vainement, le commandant Heller s’efforça-t-il de rassurer Laurence qui, plus blanche que le mur contre lequel elle s’appuyait, contemplait cette scène dans une silencieuse agonie. Elle ne comprenait pas le sens de ses explications et s’effrayait seulement de la pitié qu’elle lisait dans ses yeux.
Ursule, prévenue à son tour, accourut bientôt, bouleversée, tout en larmes. Mais les préoccupations matérielles qui, en toutes circonstances, retombaient toujours sur elle, la ressaisirent très vite, l’obligèrent à surmonter son émotion. Elle envoya la femme de chambre chercher le docteur Briol, médecin ordinaire de la famille, puis elle prépara le lit de Dacellier qui se laissa déshabiller et coucher docilement. Laurence, s’étant assise au chevet de son père, regardait avec une épuisante attention ce visage où elle cherchait en vain une lueur d’intelligence et de raison. Elle prenait les mains du malade, se penchait vers lui, l’appelait. Il ne l’entendait pas, et, constamment, dans une plainte monotone, répétait les mêmes paroles où se trahissaient son remords et sa douleur :
— Versé le sang !… un Français… le sang de France…
Durant trois jours, il demeura dans cet état de calme égarement. Sa température était normale, son appétit régulier. Mais il délirait du matin au soir et ne reconnaissait personne. Le professeur Noveu, le grand spécialiste de la neurasthénie, qui soignait Dacellier depuis quatre ans, expliqua plus tard assez facilement cette crise causée par l’appréhension dont le malade avait souffert en attendant le dénouement de sa querelle avec Douran. Mais, durant les premiers temps, Briol, livré à ses propres lumières, s’exagéra la gravité du mal. Ses réticences, son embarras, son pessimisme évident convainquirent Laurence que son père avait perdu la raison pour toujours. Ursule, qu’effrayait son désespoir, l’éloignait autant que possible de la chambre du colonel. Elle revenait cent fois par jour, étouffant le bruit de ses pas, rôder devant la porte close. Sa vie n’était plus qu’une inquiétude de tous les instants, une anxieuse et navrante attente.
Enfin, le matin du quatrième jour, Ursule lui apprit que son père était mieux portant et qu’il la demandait. Le malade, en effet, dès qu’il la vit, l’appela par son nom. Elle eut devant cette résurrection soudaine une crise de larmes dont il s’émut beaucoup. Il se fit apporter un journal, remarqua que trois jours s’étaient écoulés depuis le duel et s’étonna de n’avoir aucun souvenir de ces trois jours. Ursule lui débita la fable qu’elle tenait prête. Il avait eu sur le terrain une insolation suivie d’un accès de fièvre accablant qui le tenait depuis soixante-douze heures dans un assoupissement continuel.
Vers onze heures, le commandant Heller vint prendre des nouvelles. Paul Dacellier voulut le recevoir, lui parla de Douran et apprit avec joie que son état n’inspirait aucune inquiétude, et que sa blessure était en voie de guérison. Alors il parut tout à fait tranquille. Comme le temps était beau, on le descendit au jardin où il déjeuna sous les arbres avec Ursule et Laurence. Trois jours après, il reprit son service et sa vie ordinaire.