La vivante paix
II
Tu as renoncé au monde, tu as pris pour amis intimes les montagnes et les forêts afin d’apaiser ton âme.
Kamo Tchomi.
Ce n’était pas la première fois que des scènes semblables éclataient dans cet intérieur troublé. De tout temps, Paul Dacellier avait exercé sur son entourage une autorité despotique que nul n’osait braver. Ses exigences, sa violence glaçaient autour de lui tous les cœurs, et ceux qui vivaient dans sa dépendance ne pouvaient pas connaître le repos. Lui-même n’avait jamais été heureux, et les chagrins qu’il n’avouait pas excusaient quelque peu sa sombre humeur. En effet, avant toutes choses, ce soldat convaincu aimait la France avec fanatisme ; il souffrait de la voir chaque jour plus désarmée, plus annihilée devant l’Allemagne triomphante ; les passions politiques qui divisaient, en l’affaiblissant, son pays, le développement de l’antimilitarisme navraient ce grand patriote. Enfant encore en 70, il avait ressenti vivement la honte insupportable de la défaite. La capitulation de Sedan, sa ville natale, avait orienté toutes ses pensées vers un but unique. Possédé par le seul désir de préparer la revanche, de mourir un soir de victoire en reprenant quelque hameau d’Alsace, il était entré dans la carrière des armes avec l’enthousiasme mystique du chrétien qui se donne à Dieu. Le sort devait trahir son unique ambition. Créé pour l’action, l’héroïsme, la guerre, il s’usait tristement dans des fonctions médiocres. Ces grandes déceptions, et une maladie nerveuse dont il était atteint, accroissaient d’année en année l’irritabilité naturelle de son caractère. Il adorait sa femme, charmante et frêle créature que tuait lentement son maladroit amour. Il chérissait aussi ses deux enfants. Pourtant, presque inconsciemment, il les tyrannisait, empoisonnait leur vie, décourageait leur tendresse et, prompt à oublier ses torts, s’étonnait amèrement de la terreur qu’il inspirait.
André, de bonne heure, échappa à son influence. Ce garçon sec, insouciant, têtu, que dirigeait l’esprit de contradiction, prit tout naturellement en horreur les opinions qu’il entendait défendre autour de lui. A dix-huit ans il était antimilitariste, internationaliste. Il osa l’avouer devant Paul Dacellier et, à la suite d’une scène violente, quitta la maison paternelle. Il y revint quelques semaines plus tard pour assister aux derniers moments de sa mère qui, gravement atteinte d’une maladie de cœur, ne put supporter le chagrin que lui causa son départ. Elle mourut, en implorant son pardon. Le colonel, désarmé par cette prière, abdiqua toute autorité sur son fils, l’envoya achever ses études à Paris et lui laissa désormais une entière liberté. Demeuré seul avec Laurence, alors âgée de quatorze ans, il appela auprès d’elle Ursule Tampin, sa cousine germaine, qui, restée orpheline toute jeune et recueillie par ses parents, avait été élevée près de lui. L’humble fille, dont le cœur lui appartenait tout entier, fut heureuse qu’il eût besoin de son dévouement. Elle vint avec empressement s’installer pour toujours dans ce foyer dévasté où sa présence ramena un peu d’ordre et de paix. Son rôle n’y fut pas toujours aisé. Malgré la reconnaissance infinie qu’il éprouvait pour elle, le colonel, emporté par son caractère irascible, l’accablait souvent de reproches injustifiés. Laurence, toujours insurgée contre les volontés de Paul Dacellier, la désespérait par son indépendance. Il lui fallait sans cesse intervenir entre le père et la fille et s’exposer à leur courroux pour les réconcilier. Mais Ursule remplissait sa tâche avec une inlassable patience, car elle chérissait ces deux êtres farouches et leur pardonnait tout.
Une fois encore, après l’orage qu’avait soulevé l’innocente invitation d’André, elle résolut d’agir en médiatrice, et le lendemain, selon sa coutume, entra dans la chambre de sa cousine à neuf heures du matin. La jeune fille, qui venait de se réveiller, méditait, tenant à la main une tasse de thé qu’elle oubliait de boire. Ses paupières gonflées portaient la trace des larmes qu’elle avait versées durant la nuit. Ses joues, d’une pâleur terreuse, restaient marbrées de taches violettes. Elle fixait sur le clair soleil qui entrait par les fenêtres un regard vindicatif, comme si cette lumière était pour elle une injure imprévue, un affront insupportable.
Ursule l’embrassa tendrement sans oser lui parler et demeura près du lit, embarrassée, ne sachant comment provoquer l’explication qu’elle désirait.
Installée déjà sur le couvre-pied, où chaque matin elle reprenait la même place, Royale Egypte attendait, pour se livrer au sommeil, qu’on lui servit le lait tiède et crémeux qui constituait son premier régal. Assise toute raide dans le demi-cercle de sa queue repliée, elle considérait sa maîtresse avec cette écrasante dignité qui n’appartient qu’aux chats, et comme Laurence tardait à satisfaire son désir, la bête impatientée s’étira, et, brusquement, plissant son nez, crachant de colère, lui gifla la main d’une patte convulsive.
Rappelée à l’ordre de cette impérieuse façon, la jeune fille s’empressa de servir sa favorite.
— Royale Egypte, ma chère, dit-elle, exprimant dans un triste badinage toute l’amertume de son âme, vous avez un détestable caractère, mais cela ne m’empêche pas de vous aimer, car vos fureurs comiques sont bien inoffensives. Vous n’êtes qu’une bête muette et vous ne pouvez pas faire grand mal avec vos dures petites pattes. Les hommes, mon beau chat, ont une arme bien plus dangereuse que vos griffes, une arme aiguë, empoisonnée, contre laquelle il n’est pas de défense possible, c’est la parole. On m’a déchiré le cœur avec des paroles et d’injustes reproches, mais nul ne s’en soucie, nul n’a pitié de moi.
— Ma chérie, ne dites pas cela, car rien n’est plus faux, s’écria Ursule, navrée. Si vous suiviez mes conseils, si vous étiez plus raisonnable, votre vie serait plus tranquille et presque heureuse. Ne pouviez-vous vous abstenir de braver votre père ouvertement comme vous l’avez fait hier ?
— Faut-il donc immoler toujours mes goûts, obéir et plier toujours ? Grand merci, je n’ai point une nature d’esclave, riposta la jeune fille. Si j’ai refusé d’aller au mariage d’André, ce n’est point par caprice, mais vraiment, qu’irais-je faire là-bas ? Parader, défiler, subir le contact de gens inconnus, leur parler, leur sourire ; c’est une épreuve au-dessus de mes forces. Oh ! le monde est pour moi comme une cuve d’huile bouillante où j’endure les tourments de la damnation ; ses fêtes, ses plaisirs me donnent le désir de pleurer, de mourir. Je le redoute plus que tout ici-bas.
— Et c’est bien naturel, si vraiment vous y souffrez comme dans une cuve d’huile bouillante, reprit Ursule, que cette image vigoureuse avait beaucoup frappée. Mais comment faire ? Votre père, j’en suis sûre, ne veut que votre bien. Il vous permettrait certainement de décliner l’invitation d’André s’il savait combien les voyages et les cérémonies vous fatiguent.
— Seriez-vous prête à lui dire que je tomberai malade s’il me contraint d’assister à ce mariage ? interrogea Laurence avec un regard caressant et plein d’espérance.
Un instant Ursule hésita, car son âme était scrupuleuse et elle aimait la vérité, mais elle aimait Laurence plus tendrement encore.
— Je tâcherai d’arranger tout cela, dit-elle avec un touchant embarras, seulement, ma chérie, il faudra que vous m’aidiez, que vous cédiez en apparence à votre père. Dites-lui ce matin quelques mots d’excuses. Il oubliera sa colère en voyant votre soumission et sa volonté deviendra moins ardente. Alors, peu à peu, en parlant de votre santé, je l’amènerai à vous défendre ce qu’il vous avait ordonné.
— Bon ! je ferai tout ce que vous voudrez, s’écria Laurence en battant des mains. Vous étés un abîme de ruses, embrassez-moi vite !
Le visage incolore d’Ursule Tampin, ce visage où tout était gris, même la bouche, prit alors tout l’éclat qu’il pouvait avoir et qui égalait à peine celui de la lune en plein jour. En même temps ses pâles yeux, où se lisaient si aisément les pensées de son âme candide, exprimèrent le plus tendre ravissement. Charmée d’avoir consolé son enfant chérie, elle la serra longuement dans ses bras. Puis, ayant entendu sonner dix heures, elle s’enfuit précipitamment, car sa vie n’était pas faite de loisirs. Toute la matinée elle courut, infatigable, de la cuisine à la lingerie, du second étage au rez-de-chaussée, donnant des ordres, surveillant les domestiques, réparant leurs négligences et s’efforçant d’assurer à son intraitable cousin un service impeccable. Malgré sa vigilance, le déjeuner fut une tempête. Le colonel rentra en retard, annonça qu’il était pressé, bouscula l’ordonnance, se plaignit bien haut de sa lenteur, trouva tous les plats détestables et le menu stupidement conçu. Devant cette humeur furieuse, Laurence hésitait à remplir sa promesse. Pourtant, à la fin du repas, quand on eut servi le café, elle rassembla son courage et, comme son père lui passait le sucrier sans la regarder, elle dit avec effort en rougissant d’humiliation :
— Je regrette ce qui s’est passé hier. Je reconnais que j’ai eu tort.
Ces paroles, que le colonel attendait, lui parurent trop naturelles pour désarmer sa rancune.
— Bon, dit-il sèchement. Songez maintenant à commander votre toilette et tâchez qu’elle soit convenable. Vous me ferez le plaisir de renoncer pour une fois aux couleurs sombres que vous affectionnez. Je ne veux pas vous voir porter toujours du noir ou du gris, sachez-le.
— Je vous apporterai les échantillons et vous choisirez vous-même, répondit la jeune fille, admirant dans son cœur sa patience héroïque.
Mais le colonel ne récompensa pas cet effort de vertu.
— La peste soit de vous ! Me prenez-vous pour une couturière ? Vais-je passer mon temps à m’occuper de vos chiffons ? gronda-t-il, en haussant les épaules.
Et, consultant sa montre, il acheva sa tasse de café et quitta la pièce. Un instant après il refermait derrière lui la porte de la maison.
— Eh bien ! dit Laurence en levant vers sa cousine un visage enflammé, vous voyez le beau résultat de ma soumission et de mes platitudes. Oh ! tout cela me rendra folle, j’ai besoin de m’enfuir, d’oublier cet enfer. Je sors, Ursule, ne m’attendez pas pour goûter. Je passerai l’après-midi chez les Heller.
Ursule approuva ce projet. Elle était toujours heureuse de voir Laurence rechercher la compagnie d’Edith et de Mme Heller, car, bien qu’elle habitât Fontainebleau depuis six ans, la jeune fille n’y possédait pas d’autres amies. Sans le savoir, le colonel l’avait condamnée à cette solitude qu’il déplorait et lui reprochait cruellement. Sa réputation dans la ville était mauvaise. Le monde ne lui pardonnait pas sa hauteur dédaigneuse, sa misanthropie manifeste. Dès les premiers jours de son arrivée, on le jugea durement parce qu’il ne recherchait personne et se suffisait à lui-même. Et lorsque ses domestiques, dans leurs bavardages, le représentèrent sous les traits d’un être lunatique, foncièrement méchant, à demi fou, la société accepta sans contrôle cette image dénaturée. Pourtant les mêmes personnes qui accablaient Paul Dacellier de leur réprobation se montrèrent tout d’abord fort bien disposées en faveur de sa fille. Ces bonnes âmes l’eussent volontiers accueillie, choyée, consolée, à la condition qu’elle leur fournît, en jouant un rôle de victime, des armes contre son tyran, car il est délicieux de trouver dans l’exercice de la charité un nouveau prétexte de médisance, de pouvoir condamner et calomnier son semblable au nom de la pitié, au nom de la justice. Laurence ne fut pas la dupe de ces hypocrisies. En dépit de ses révoltes, elle aimait et admirait son père et n’eût pu supporter de l’entendre blâmer. Loin de consentir à se plaindre de lui, elle le défendit par son silence, repoussa fièrement les avances qui lui furent faites et la fausse compassion qu’on lui offrait. Contrainte d’assister parfois à quelques réunions officielles, elle évita soigneusement de se lier avec les jeunes filles de son âge, car elle ne voulait introduire personne dans son intimité et livrer ainsi à la malveillance publique les amers secrets de sa vie. Les Heller surent respecter sa réserve ombrageuse. Toujours bien accueillie dans leur maison, elle pouvait se dispenser d’inviter Edith sans que celle-ci parût s’en étonner. Laurence l’aimait doublement pour cette discrétion.
Lorsqu’elle sortit, à deux heures de l’après-midi, le ciel était si limpide et son cœur encore si troublé qu’elle voulut, avant de se rendre chez ses amies, faire une courte promenade. Sa maison, la dernière de la rue de France, était située presque à l’entrée du bois. Quelques minutes de marche la conduisaient en pleine solitude, parmi les arbres. Toujours elle courait vers eux dans ses heures difficiles. C’était leur voisinage qui lui rendait Fontainebleau si cher. Accoutumée dès l’enfance à l’existence nomade des filles d’officier, n’ayant jamais eu de demeure permanente, errante et partout étrangère, elle avait choisi pour l’aimer à l’égal de son pays natal cette petite ville perdue dans la forêt comme une île dans la mer et sur laquelle passait constamment le souffle purifiant de la nature. Elle y avait fait son nid avec joie. Elle y avait enraciné sa vie, elle rêvait d’y rester toujours. La violence de son désir semblait avoir contraint les circonstances à l’exaucer, car Paul Dacellier, envoyé à Fontainebleau comme lieutenant-colonel, avait eu la chance, dix-huit mois auparavant, de passer colonel sans changer de garnison, ayant été nommé commandant en second et directeur des études à l’Ecole d’application.
Suivie de son chien Consul, Laurence se dirigeait vers la forêt, repassant dans sa pensée ses ennuis présents. Pourtant c’était toujours avec une sorte d’ivresse qu’elle considérait l’horreur de sa vie. Il était rare que la douleur prît chez elle la forme de l’accablement, car son âme, accoutumée à l’exaltation de la solitude dans le malheur ou dans la joie, chantait toujours. La certitude que son courage et sa jeunesse pouvaient faire face à toutes les épreuves, braver tous les orages, la comblait d’un immense orgueil et elle éprouvait devant la désolation absolue de son existence un étrange sentiment de puissance et de liberté.
— Chers arbres ! comme je suis forte, presque aussi forte que vous, songeait-elle, en saluant avec un regard de tendre défi les premiers géants ses amis.
Et, dépassant le carrefour de la Fourche, elle quitta la route pour s’engager, par de petits chemins capricieux, au cœur des futaies familières.
Le sol où stagnaient les feuilles pourrissantes, pareilles à des flaques de vin ou de sang, portait encore la trace des orgies de l’automne. Mais les bois n’avaient plus l’aspect d’un palais aux chaudes tentures, d’un splendide sérail ouvert aux fêtes des saisons. La volupté, l’amour n’y rôdaient plus en chantant leurs chansons perverses. L’hiver au beau visage intègre, purifiant ce temple un instant profané, lui rendait sa grandeur religieuse. Sans parure, dépouillée, la forêt semblait envahie, trouée, submergée par le ciel, et de tous côtés ses vastes perspectives s’achevaient en plein azur.
Ralentissant sa marche, Laurence oublia bientôt sa colère pour participer au recueillement des arbres tranquilles. Ils l’incitaient à la méditation, ranimaient sa foi chancelante. En dépit de l’éducation chrétienne qui lui avait été donnée, le doute était de bonne heure entré dans son âme. A l’âge où on lui enseignait le catéchisme, remarquant que son père ne s’approchait jamais des sacrements, elle cherchait à s’expliquer ce fait déconcertant : la religion n’était donc point si claire, si évidente, puisque cet homme intègre et droit la rejetait ? Déjà, pour l’enfant attentive, il y avait une brèche ouverte dans ce beau palais de la foi où sa mère essayait de l’emprisonner. Laissée libre et sans direction par l’indulgence excessive d’Ursule autant que par la sévérité distraite du colonel, elle connut trop tôt par ses lectures, que nul ne surveillait, la multiplicité des religions et des philosophies qui, l’une après l’autre, la séduisirent. Si, dominée par sa sensibilité, par ses penchants mystiques, par un besoin inné d’adoration, elle restait encore fortement attachée au catholicisme et continuait d’en observer par habitude les pratiques essentielles, sa ferveur, sa piété capricieuse se ranimaient surtout au contact de la nature. Mieux que l’humble paix des églises, le calme auguste de la forêt éveillait en elle des sensations d’éternité. Maintenant, de toute sa révolte, il ne lui restait plus qu’un sentiment d’amer dégoût pour le monde et la terre. Une prière anxieuse s’exhala de son âme, brusquement envahie par le désir de Dieu. Les mains jointes, les yeux levés vers le soleil, elle souhaita de n’aimer plus rien que l’infini sans forme et sans visage. Mais, comme pour railler ce vœu, pourtant sincère, l’image de Mme Heller lui apparut soudain et, avec un irrésistible sourire, lui masqua le ciel, éclipsa la beauté sereine de l’éther.
Et la jeune fille adora cette image qui depuis des années illuminait sa vie.
Quatre ans auparavant, l’arrivée du commandant Heller à Fontainebleau avait soulevé dans la ville une agitation fiévreuse et généralement hostile que Laurence ignora d’abord, car les bruits du monde ne pénétraient guère dans sa retraite.
Pourtant, un matin, elle trouva l’institution Racine où elle achevait ses études tout en effervescence. Arrivées de bonne heure, les élèves groupées près des portes ou des fenêtres, causaient, en attendant leur directrice, avec une animation singulière et semblaient se confier de passionnants secrets. Parfois l’une d’elles prononçait d’une voix pointue le nom de Mme Heller, et toutes les autres, aussitôt, hochaient la tête avec les airs vertueux et offensés que prennent les vieilles dévotes pour déplorer la corruption du siècle où elles vivent, quel qu’il soit. Filles d’officier pour la plupart, ces adolescentes, nourries des préjugés de leurs parents, répétaient, sans en bien comprendre l’importance, leurs propos malveillants et déchiraient avec une ivresse précoce la réputation de la nouvelle venue.
Laurence était peu liée avec ses compagnes et ne prenait jamais part à leurs conversations, mais elle n’avait pu décourager l’obséquieuse amabilité de Lucie Jaffin dont le père, capitaine, servait sous les ordres de Paul Dacellier.
Tout de suite celle-ci, accourant à sa rencontre, l’accapara, l’étourdit d’un flot de paroles. C’était une mince fillette au teint verdâtre, aux longues mains crochues, aux grâces d’araignée. La ligne de ses cheveux noirs, tirés jusqu’au sang, encadrait pauvrement un visage en lame de couteau, découvrant deux oreilles proéminentes toujours aux écoutes. Ses petits yeux perçants semblaient épier constamment quelque mal caché, ses narines flairer quelque scandale, et sa bouche ne distillait que perfidies.
— Savez-vous la nouvelle ? dit-elle avec son venimeux sourire. Nous aurons bientôt pour compagne dans notre classe Edith Heller : triste acquisition pour le cours Racine ! C’est, je pense, une petite dévergondée, bon sang ne peut mentir. Connaissez-vous sa mère, la trouvez-vous vraiment si belle ?
— Je ne l’ai jamais vue, avoua Laurence sans la moindre curiosité.
Lucie Jaffin, enchantée de son ignorance, s’empressa de lui apprendre tout ce qu’elle savait de Mme Heller.
On la disait fille naturelle d’une chanteuse de café concert. Toute jeune, elle posait pour le nu dans les ateliers de sculpture, lorsque le commandant Heller, alors capitaine, et de vingt ans plus âgé qu’elle, l’avait rencontrée, aimée, épousée, le pauvre homme ! La coquette abusait sans remords de son pouvoir sur ce mari crédule et follement épris qu’elle déshonorait impunément. On ne connaissait pas de fortune au commandant, en dehors de ses appointements. Il avait loué à Fontainebleau une maison modeste. Une jeune bonne et son ordonnance composaient tout son personnel. Pourtant Mme Heller avait, dit-on, trente-cinq robes, des bijoux si beaux qu’elle n’osait les porter, et tout son linge était en crêpe de Chine orné de vraie dentelle. Un scandale retentissant l’avait chassée d’Alger, sa dernière garnison, où, six mois auparavant, le jeune lieutenant Cé, un enfant encore, beau, riche, plein d’avenir, affolé par ses coquetteries, s’était tué pour elle.
De toute cette légende inventée par l’envie, Laurence ne retint que ce dernier détail. Durant le cours, ses distractions, ses réponses incohérentes frappèrent d’étonnement le professeur. Son rêve l’emportait bien loin de la pièce sévère où retentissaient les voix grêles de ses compagnes. Elle ne voyait plus devant elle la vitre que battait la pluie, mais la mer scintillante, les fleurs, le soleil d’Alger. Dans ce décor radieux elle s’efforçait d’évoquer la beauté de Mme Heller, la passion du jeune lieutenant Cé, sa fidélité, sa patience, ses triomphes passagers, ses joies bientôt détruites, son grand désir toujours déçu, ses soupçons, sa jalousie, son désespoir.
Comme tous les êtres très jeunes, Laurence avait pitié des malheurs de l’amour plus que de toute autre misère, mais ils soulevaient dans son âme des transports d’enthousiasme, mêlés d’une secrète envie. Elle avait passé des heures ineffables à imaginer la douleur de la duchesse de Langeais, pleurant à la porte de son amant et l’attendant en vain avant de se jeter au cloître. Le drame qu’elle venait de reconstruire et de revivre, plus poignant parce qu’il n’appartenait pas au roman, lui apportait, avec une émotion plus grave, le même enivrement.
Déjà Mme Heller la captivait, lui inspirait une sympathie inexplicable. Sans doute, elle avait dû beaucoup pleurer la mort dont elle était la cause, sans doute un inextinguible remords rongeait maintenant nuit et jour son cœur jadis heureux. Quoi qu’il en soit, cruelle, perverse, inconsciente, ou victime désolée d’une grâce qu’elle maudissait, elle portait autour de son front l’auréole d’un passé romanesque, orageux et trouble. Et Laurence, sans la connaître, adorait à l’avance sa dangereuse beauté.
La semaine suivante, Edith Heller entra à l’institution Racine. Sa timidité, sa douceur craintive ne désarmèrent pas les préventions de ses compagnes, qui l’accueillirent avec la plus froide réserve. Indignée de cette attitude, Laurence accabla de prévenances la nouvelle venue et gagna d’un seul coup son cœur tendre et meurtri.
Le cours fini, elle s’attarda volontairement dans la salle d’attente où toutes les jeunes filles remettaient leurs chapeaux, tandis que leurs mères s’empressaient autour de la directrice. Son ardent espoir ne fut pas déçu, et Mme Heller apparut bientôt au seuil de la porte d’entrée. Sans l’avoir jamais vue, Laurence la reconnut. Nulle autre ne pouvait avoir cette allure langoureuse et cette élégance voyante. Elle avançait lentement parmi les groupes pressés des élèves. L’ombre de son chapeau fantasque ne voilait qu’à demi l’éclat de ses yeux magnifiques. Elle aperçut de loin Edith, lui sourit, et tout son visage brilla comme un diamant qu’on fait jouer sous la lumière.
Laurence, éblouie, subjuguée par ce sourire, fit signe à sa femme de chambre de l’attendre encore, et feignit de chercher ses gants pour rester plus longtemps dans la salle. Mme Heller avançait toujours, saluant au passage quelques femmes d’officiers. Celles-ci s’inclinaient comme de raides épis qu’un vent détesté courbe malgré eux. Puis, redressant bien haut la tête, assujettissant leurs voilettes, serrant leurs parapluies, revêches, hautaines, fières de leur vertueuse laideur, elles entraînaient précipitamment vers la porte leurs filles effarées, comme si elles craignaient que le seul contact d’une belle pécheresse corrompît à jamais ces pures enfants. Laurence surprit quelques réflexions malveillantes chuchotées à mi-voix. Ses yeux brillèrent de colère, son cœur bondit comme celui du chevalier qui entend insulter sa dame, car déjà elle aimait Mme Heller plus que sa vie.
La plupart des jeunes filles élevées sévèrement loin du monde ont connu ces grandes amitiés romanesques qui chez elles précèdent le véritable amour. L’atmosphère restreinte et close où elles vivent n’étouffe pas leur sensibilité. A quinze ans, les affections de leur famille ne leur suffisent plus : une flamme bizarre et sans objet s’allume en elles. Leur cœur s’éveille, mais leurs sens restent profondément endormis. Tourmentées du désir d’aimer, elles ignorent généralement à cet âge les réalités de l’amour. Si elles sont curieuses et précoces, si quelques lectures imprudentes leur ont révélé trop tôt les mystères de la volupté, cette révélation ne leur inspire que répulsion. Leur expérience théorique n’altère nullement leur pureté. Et comme la chair ne parle pas en elles, elles s’attachent à une amie belle, brillante ou infiniment douce, à une religieuse qui les comprend et les dirige avec bonté, parfois à une inconnue, à une cantatrice qu’elles ont entendue un soir et ne reverront jamais.
De telles passions semblent souvent déconcertantes, parce que seule l’illusion la plus folle les fait naître et les entretient. Elles ont une violence terrible et s’éteignent en un instant. Mais elles sont généreuses, belles, dignes de respect, parce que le cœur qui les conçoit est sans défiance, sans calcul, se donne tout entier, ne demande rien, se réjouit seulement de brûler. C’est l’admirable, le saint, l’incomparable amour de l’enfant.
Pendant plusieurs semaines, Laurence vécut dans un état de fièvre et d’égarement continuels. Elle ne lisait plus, ne mangeait plus, dormait à peine. Tous les jours, elle trouvait un nouveau prétexte pour entraîner Ursule au parc, ou battre d’un bout à l’autre la rue Grande, s’arrêtant dans les magasins les plus fréquentés, chez les pâtissiers à la mode, partout où elle espérait rencontrer Mme Heller. Pour Edith, elle montrait une amabilité empressée, se plaçait à ses côtés, lui rendait mille services. Un jour, elle osa lui parler de sa mère avec enthousiasme et dès lors leur intimité grandit vite. Enfin Laurence eut le bonheur d’être invitée chez sa nouvelle amie. Mme Heller vint présider le goûter des deux jeunes filles. L’atmosphère renfermée de la province était insupportable à cette femme légère. Plongée dans un ennui mortel, elle reçut Laurence avec plaisir et celle-ci lui plut, la flatta par son admiration et sa dévote extase. Tout hommage, si insignifiant qu’il fût, charmait cette orgueilleuse. Faute de mieux, par habitude, elle déploya l’arsenal de ses coquetteries en faveur d’une enfant trop éprise et trop simple pour deviner ses artifices. Son accueil caressant, ses grâces enivrèrent Laurence. Elle admira la bonté de Mme Heller, lui prêta toutes les vertus et crut avoir enfin trouvé l’amie parfaite que désirent avec tant d’ardeur toutes les jeunes filles solitaires.
En pénétrant dans son intimité, elle ne tarda pas à découvrir la frivolité de cette nature vaine et froide, mais ces déceptions mêmes fortifièrent son attachement. La douleur, l’immolation sont les seuls buts de l’amour pur. Tout être véritablement épris rêve de donner son sang, son bonheur, sa vie pour celui qu’il aime. Laurence surpassa tous ces sacrifices. Elle abdiqua pour son amie jusqu’à son idéal sévère. Elle dépensa dans un perpétuel effort d’indulgence toute l’abnégation de son âme, car il n’est point de plus grand holocauste que celui du pardon.
Pourtant nulle affection, si désintéressée qu’elle soit, ne peut subsister si toute joie lui manque. Par sa beauté merveilleuse, Mme Heller satisfit chez Laurence, en même temps que l’appétit du sacrifice, ce désir du bonheur qui se mêle à toute passion sérieuse. Devant son radieux visage, la jeune fille oubliait vite ses désillusions, s’abîmait dans l’extase de la contemplation. Mais la figure réelle et vivante de Lætitia Heller lui était moins chère que son seul souvenir et peut-être n’avait-elle jamais goûté de félicité plus parfaite qu’auprès de l’image irréelle et muette qu’elle se plaisait à évoquer dans le silence de la forêt.