La vivante paix
DEUXIÈME PARTIE
I
Vous vous êtes mépris sur moi jusqu’ici. Comme vous, je vis de pain, je sens le besoin, j’éprouve la souffrance et j’ai besoin d’amis.
Shakespeare.
Partie en Bretagne pour y passer l’été, Laurence s’attarda durant plus de six mois sur une petite plage voisine de Saint-Brieuc où la retinrent d’abord la beauté de l’automne et, plus tard, les tempêtes d’hiver. Elle ne s’ennuyait pas. Cyril, dès les premiers jours, lui avait envoyé des livres. Sur sa prière, il se chargea de lui fournir tous les ouvrages qu’elle désirait, et cet échange régulier les obligeant à s’écrire, lentement, insensiblement, dans la séparation et l’absence, ils devinrent amis.
Lorsque Laurence fut de retour à Paris, les de Clet entreprirent de l’arracher à sa pesante solitude. Ils lui témoignaient une affection empressée, un inlassable dévouement. La savaient-ils fatiguée ou souffrante, ils accouraient chez elle, s’efforçaient de la distraire. Si M. Hecquin s’absentait, ils exigeaient qu’elle vînt passer ses soirées chez eux, dans le vieil hôtel baroque et charmant qu’ils habitaient rue Notre-Dame-des-Champs. Ce voisinage facilitait leurs relations et leur intimité grandit vite. Cyril parlait quelquefois de l’amour, mais toujours avec une immense amertume, et Laurence devina qu’une grande passion déchirait sa vie. Sachant qu’il n’était pas heureux, elle n’éprouvait plus nulle défiance contre cet ami nouveau qui, bien que séduisant, fait pour tous les triomphes, lui ressemblait par la douleur. De son côté, Cyril s’attachait facilement à toute âme tourmentée, à tout grand caractère, et Laurence lui devenait chaque jour plus chère. Il ne pouvait lire un livre émouvant sans désirer le lui faire connaître ; il n’écrivait rien qu’il ne lui soumît aussitôt. Mais elle, plus réservée, ne parlait jamais d’elle-même, ni de ses mystérieux travaux. A force de supplications, d’instances, d’importunités, il obtint enfin qu’elle lui laissât lire ses vers. A sa grande surprise, il les trouva beaux. Comblée de joie par les éloges qu’il lui prodigua, heureuse de penser qu’elle écrirait désormais pour lui, Laurence décida de publier au plus tôt, à ses frais, un premier livre. Cyril revit avec elle son manuscrit. Comme elle avait sans cesse besoin de le consulter, il venait, au grand scandale de Juliane, la voir chaque jour à la fin de l’après-midi, et souvent, Laurence, envoyant prévenir Mme de Clet, le retenait à dîner. Il s’asseyait en face d’elle, occupait tout naturellement, semblait-il, la place du maître de maison, désertée par son titulaire légitime.
M. Hecquin, en effet, ne rentrait plus guère avant dix heures du soir. Il se disait débordé d’occupations, travaillait à son bureau longtemps encore après le départ de ses employés, expédiant sur le coin d’une table le repas que lui montait sa concierge. Laurence appréciait fort ce mari peu gênant qui, chaque soir, entrait dans son studio au coup de dix heures, exact comme le coucou saugrenu d’une horloge géante, l’embrassait sur le front, lui souhaitait une nuit paisible puis, avec un bâillement sonore, se retirait d’un pas automatique et disparaissait de sa vie.
Un soir, après le départ de Cyril, Laurence se mit au travail avec une ardeur inusitée. Elle écrivait fiévreusement, assise à sa table, entre une gerbe de mimosas et un bouquet de roses sur lesquels elle inclinait alternativement son visage. Parfois, elle se levait, allumait une cigarette, arpentait la pièce en relisant tout haut les vers qu’elle venait d’achever. Comme elle errait ainsi de sa table à la cheminée, cherchant une rime rebelle, son regard s’arrêta sur la pendule. Les deux aiguilles, rapprochées, confondues en une seule, marquaient minuit. Etonnée de cette heure tardive, elle se souvint tout à coup que son mari, ce soir-là, n’était point venu l’embrasser comme de coutume. Alors les chants passionnés, les rythmes bondissants qui sonnaient dans son âme se turent, elle n’entendit plus que le tic tac de la pendule. Oppressée par un pressentiment lugubre, Laurence s’élança dans l’antichambre. Le pardessus de M. Hecquin ne pendait pas, comme de coutume, au portemanteau ; les verrous et la chaîne de la porte d’entrée qu’il assujettissait chaque soir n’étaient pas fermés. La jeune femme courut vers la chambre de son mari et la trouva vide. Elle revint alors chez elle, cherchant une cause qui pût expliquer cette absence. Elle n’en trouvait qu’un seule vraiment plausible : la mort.
Depuis quelque temps, en effet, M. Hecquin se disait fatigué et Laurence avait souvent remarqué la pesanteur de sa démarche, la pâleur plombée de son teint. Elle se reprochait de n’avoir pas attaché plus d’importance à ces symptômes, ni exigé de son mari qu’il prît quelque repos. Elle l’imaginait terrassé par une attaque, gisant à demi couché sur le livre où il vérifiait des colonnes de chiffres. Peut-être, au dernier moment, avait-il appelé faiblement dans son bureau désert, sans que personne entendît sa plainte. Et, sans doute, il avait songé qu’à cette même heure sa femme, indifférente, lisait des vers avec Cyril. Ah ! toujours elle s’était montrée pour lui si froide, si dédaigneuse, que son souvenir n’avait pu, à l’instant suprême, lui apporter nulle douceur, nul réconfort. Désormais, il était trop tard pour qu’elle réparât ses torts envers cet homme qui, durant trois ans, avait vécu près d’elle, discret, bienveillant, sans que jamais elle réchauffât d’une parole affectueuse son cœur timide et méconnu.
Laurence, toute la nuit, s’adressa les pires reproches. A l’aube, son angoisse impuissante se changeant peu à peu en torpeur, épuisée de fatigue, elle s’endormit sur un fauteuil. Sa femme de chambre, en entrant comme de coutume, à sept heures et demie du matin, pour ouvrir les persiennes, la réveilla. Tout de suite, elle bondit au téléphone et demanda la communication avec la banque Hecquin. Les employés n’étaient point encore arrivés : ce fut la concierge qui répondit. L’inquiétude de la jeune femme parut la surprendre. La veille, M. Hecquin avait eu une journée fort agitée. Il n’était venu qu’un instant le matin donner ses ordres à ses employés. Puis il était parti précipitamment. A huit heures du soir, une auto l’avait ramené et attendu devant la porte, tandis qu’il montait à son bureau. Il en était redescendu quelques minutes après, portant une serviette et une valise. La concierge avait pensé qu’il partait en voyage. Cette explication semblait plausible. M. Hecquin parlait, en effet, depuis quelque temps, d’aller à Londres pour affaires. Mais Laurence s’étonnait qu’il ne l’eût pas prévenue de son départ et elle ne savait que penser. Dans son désarroi, elle sentit le besoin de confier à un être humain ses inquiétudes et courut chez son frère. Surpris de la voir arriver à une heure aussi matinale, Juliane et André s’amusèrent beaucoup de son anxiété. Ces gens sensés considéraient le malheur, l’accident, la mort même comme des faits assez rares, presque invraisemblables, auxquels nul ne devait croire que contraint par l’évidence. Ils refusèrent donc d’admettre que l’absence de M. Hecquin pût avoir une cause tragique. Néanmoins, André promit de passer dans la matinée boulevard Haussmann pour tâcher d’éclaircir le mystère qui tourmentait Laurence. Celle-ci rentra chez elle, un peu honteuse de ses vaines terreurs. Pour se détendre des fatigués de la nuit, elle prit un bain, s’étendit dans son lit, dormit un peu. Puis elle continua sa toilette, déjeuna. Elle lisait, étendue sur son divan, lorsque, vers trois heures de l’après-midi, André entra dans la pièce.
Il avait l’aspect d’un homme qui vient de fournir une course épuisante pour échapper à la poursuite d’ennemis acharnés. Son front ruisselait de sueur. Ses cheveux, d’ordinaire séparés en une raie symétrique, se hérissaient par mèches inégalés. Haletant, il marcha sur sa sœur, la saisit aux poignets, la fit lever et, la secouant avec violence, cherchant vainement à rattraper sa respiration, il bégaya :
— Combien as-tu confié à ton mari, dis… Quelle somme… à peu près… sur toute ta fortune ?… Allons, allons… réponds !…
— Je ne sais pas, je ne sais rien, balbutia Laurence abasourdie. Je ne m’occupais plus de mes affaires. Je lui avais donné une procuration pour ouvrir mon coffre et agir en mon nom.
Alors, André la repoussa si brutalement qu’elle faillit tomber :
— Bon ! bon ! ricana-t-il, nous sommes tous f…, tous ruinés ! Ma fortune et la tienne y passent. Hecquin est en fuite… Faillite… Banqueroute… Je n’ai plus rien… Ma femme !… Ma fille !…
Cet homme, habituellement si flegmatique, semblait à moitié fou. Il marchait dans la pièce d’un air égaré, avec des exclamations confuses, des gestes désordonnés. Parfois, il prenait sa tête à deux mains, comme pour comprimer les pensées qui s’y heurtaient douloureusement. Parfois, il tendait le poing furieusement vers un ennemi imaginaire ou éclatait d’un rire strident, terrible.
Laurence, au contraire, demeurait parfaitement calme. Elle n’éprouvait qu’une sensation d’immense étonnement devant ce nouveau désastre auquel, malgré ses efforts, elle ne comprenait rien encore. Il lui fallut déployer une infinie patience pour obtenir de son frère quelques explications précises. Enfin, il dit ce qu’il savait.
Arrivé le matin vers neuf heures boulevard Haussmann, il avait trouvé les bureaux de M. Hecquin occupés par la police qui posait les scellés, tandis que les employés, consternés, remettaient leurs pardessus, s’apprêtaient à se retirer. En questionnant les uns et les autres, André avait appris la banqueroute et la fuite de son beau-frère, accusé d’escroquerie. Tout de suite, il s’était rendu chez un avocat de ses amis. Les deux hommes, ensemble, avaient couru tout Paris pour obtenir des renseignements sur la situation de M. Hecquin. Elle était absolument désespérée. Il s’agissait pour lui d’une banqueroute frauduleuse, car il avait commis de graves abus de confiance en détournant les dépôts qui lui avaient été confiés. Le malheureux avait eu beau jeu à prétexter un surcroît de travail. A la vérité, si depuis plusieurs mois il rentrait si tard à son domicile, c’est qu’il menait la vie d’une bête traquée. Il ne faisait à la banque que des apparitions hâtives et, tout le jour, fuyait ses créanciers, cherchait en vain de l’argent. Enfin, la veille, deux plaintes, émanant de ses plus riches clients, avaient été déposées au parquet. S’il n’avait pu réussir dans la nuit à gagner l’étranger, il devait être arrêté dans les vingt-quatre heures et jeté en prison.
Dans son inexpérience complète des affaires, Laurence ne comprit qu’imparfaitement ce que son frère lui expliquait. Cette inculpation d’escroquerie contre son mari ne la faisait point douter de son intégrité. Elle le crut victime d’un malentendu et son cœur s’émut en songeant à cet homme qui, trop timide, trop triste pour oser lui avouer sa détresse, depuis des mois portait seul, sans aide, d’écrasants soucis.
— Ne puis-je empêcher ce désastre ? dit-elle. J’ai beau être mariée sous le régime de la séparation de biens, je n’en suis pas moins solidaire de ce malheureux. S’il n’a point dilapidé toute ma fortune, mon devoir est de la sacrifier pour désarmer ses créanciers, pour lui permettre de se relever peut-être.
André accueillit cette proposition avec enthousiasme.
— Tu as raison ! s’écria-t-il. Allons tout de suite à ton coffre pour voir ce qu’il te reste. Après tout, ton mari a dû respecter ta fortune, il t’aimait. Tu pourras peut-être, en fournissant une forte caution, obtenir le retrait des plaintes. Hecquin n’est pas un imbécile, il a de belles relations. Si on le laisse libre, si on lui vient en aide, il est capable en quelques mois de refaire sa fortune et la nôtre ; on a vu des choses plus extraordinaires.
Ce garçon, un moment abattu par le malheur, retrouvait déjà son optimisme habituel. Dans l’auto qui l’emmenait avec Laurence au Crédit universel, il s’abandonna à l’espérance, en escomptant la réussite du plan formé par sa sœur. Sa joie fut de courte durée. A la banque, Laurence ne put descendre à son coffre, sur lequel le parquet avait mis, le matin même, opposition. Elle apprit seulement, en faisant vérifier les bulletins d’entrée, que M. Hecquin avait demandé l’accès du coffre peu de jours auparavant.
— Bon, c’est bien, le coffre est vide, point n’est besoin d’y regarder, déclara André en sortant, la tête basse, du Crédit universel. Comment Hecquin, réduit aux abois, t’aurait-il laissé quelque chose ! Ayant volé tous ses clients, pourquoi t’aurait-il épargnée ?
— Volé ! Je pense qu’il n’a jamais volé personne, dit sévèrement Laurence, et je te prie de ne pas employer de pareils termes devant moi.
Car elle pardonnait sans effort à son mari et trouvait généreux de défendre, à l’heure de l’infortune, l’homme qu’elle n’avait pas aimé, mais dont elle portait le nom. Trop abattu pour lui répondre, André la reconduisit rue de Vaugirard. Il ne pouvait se résoudre à rentrer chez lui, tant l’effrayait la nécessité d’annoncer à Juliane le krach de la banque Hecquin et leur ruine. Assis en face de Laurence, qui réfléchissait tout en fumant force cigarettes, il s’attardait auprès d’elle, avec le vague espoir que le temps pourrait modifier sa situation et lui apporter un soulagement inattendu. Un coup de sonnette vint enfin l’arracher à sa torpeur et fut pour lui un événement passionnément intéressant. Il leva la tête, écouta les bruits qui venaient de l’antichambre. Peut-être s’attendait-il à voir M. Hecquin apparaître, triomphant, les bras chargés de titres et de billets de banque. Laurence tressaillit comme son frère, car l’heure approchait où Cyril avait coutume de lui faire sa visite quotidienne.
— André, demanda-t-elle à mi-voix, crois-tu que les de Clet soient ruinés, eux aussi, tout à fait ?
— Tout à fait ? comment le saurais-je ? Ils perdent de l’argent comme tout le monde, c’est certain.
Laurence détourna la tête. Un moment encore et Cyril s’avancerait vers elle, gai, souriant, aimable, et il faudrait que, détruisant sa joie du premier regard, elle lui apprît un événement qui le réduisait peut-être, lui et sa mère, à la plus complète misère. Le cœur de Laurence battait à se rompre, au moment où elle vit s’ouvrir la porte. Mais ce fut Juliane qui entra, gracieuse et sereine dans une toilette exquisément printanière.
André s’était levé avec une sourde exclamation et, tout tremblant, il reculait devant sa femme comme devant le spectre du remords. Laurence, au contraire, considérait sans aucune émotion sa belle-sœur. Elle la croyait vraiment invulnérable et il lui semblait évident que, même sous le coup du malheur, cette froide poupée ne saurait cesser de parader dans une attitude noble ou charmante.
Déjà, pourtant, Juliane remarquait le trouble de son mari. Elle lui posait mille questions, s’affolait visiblement. Brusquement, le masque de la mondaine tomba, laissant voir à nu l’âme faible, lâche, mesquine, incapable de supporter la douleur. Lorsqu’elle eut enfin compris, à travers les explications embarrassées d’André, qu’il s’agissait pour elle d’une ruine totale, elle s’abattit sur le divan, en proie à une épouvantable crise de nerfs. Elle se roulait sur les coussins avec des mouvements convulsifs, criait, sanglotait, déchirait les dentelles de son corsage. La correcte Juliane ne fut bientôt plus qu’une pauvre épave humaine qui gémissait, les cheveux épars, les vêtements en lambeaux, les yeux révulsés. Laurence, qui jamais n’avait assisté à pareil spectacle, ni soupçonné qu’on pût souffrir avec si peu de dignité, la crut vraiment malade ; elle étendit la main pour sonner sa femme de chambre et faire venir un docteur. Mais Juliane, qui paraissait à l’agonie, vit son geste. En un instant, elle fut debout et, saisissant le bras de sa belle-sœur :
— Non, non, n’appelez personne, bégaya-t-elle… Il ne faut pas qu’on sache. Grand Dieu !… Sauvons du moins les apparences.
Laurence faillit éclater de rire, tant cette présence d’esprit, succédant à un furieux délire, lui parut comique.
Juliane, cependant, n’était point calmée. Bientôt toute sa douleur se changea en colère contre son mari. Elle se mit à lui reprocher âprement leur ruine, s’étonnant qu’il n’eût point prévu la banqueroute de M. Hecquin.
André subissait tête basse ses accusations véhémentes. Laurence, cependant, tremblait de voir arriver Cyril. Et comme elle ne se souciait pas de le rendre témoin de ces scènes de famille, elle s’éclipsa pour donner ordre à sa femme de chambre de lui dire, s’il se présentait, qu’elle avait été forcée de sortir, mais qu’elle le priait de repasser après le dîner. Quand elle revint, Juliane et André se lamentaient toujours, prenaient à témoin l’univers qu’avant eux nul mortel n’avait subi pareille disgrâce. Tout en écoutant distraitement leurs divagations, Laurence évoquait son passé : la longue agonie, la mort tragique de son père. Auprès de ce qu’elle avait souffert alors, son malheur présent lui semblait aisément acceptable. Elle regardait avec un froid mépris ces deux êtres qui pleuraient si amèrement leur fortune perdue.
Si basse que fût leur douleur, ils souffraient cependant. Laurence, se reprochant sa dureté, finit par les prendre en pitié. Elle s’approcha de Juliane pour lui offrir quelques consolations. Mais la jeune femme, que le calme de sa belle-sœur humiliait, lui imposa silence dès les premiers mots.
— Epargnez-moi vos exhortations, dit-elle en essuyant ses larmes avec rage. Naturellement tout cela ne vous fait rien, à vous. Vous êtes une grande âme, une âme héroïque, n’est-ce pas ? Vous méprisez l’argent ? C’est facile à dire. Attendez la misère ! Nous verrons ce que deviendra ce beau courage. Folle que vous êtes ! Vous devriez pleurer des larmes de sang, car vous n’êtes pas seulement ruinée, mais déshonorée. Qui voudra jamais revenir dans cette maison tarée ? Tous vos amis vous tourneront le dos.
— Bah ! dit Laurence en haussant les épaules, je ne regretterai pas ceux qui agiront ainsi.
Et elle songea : « Cyril me restera toujours ! » Mais Juliane devina sa pensée et, découvrant le point vulnérable où elle pouvait la blesser :
— Comptez-vous sur les de Clet ? lui cria-t-elle. Malheureuse, ils sont ruinés sans doute et par votre mari ! Espérez-vous que l’amitié de Cyril résiste à cette épreuve ? Non, non, vous ne le reverrez jamais, soyez-en sûre. Il vous fuira d’autant plus qu’il est le cousin de M. Hecquin. Jadis, c’était un honneur ; maintenant, il s’empressera de renier, en rompant avec vous, un lien de parenté vraiment trop peu flatteur.
— Vous ne connaissez pas Cyril, murmura Laurence avec fierté.
Pourtant sa voix vacillait, pleine de larmes ; son regard mal assuré exprimait une détresse poignante. Le coup avait porté. Pour la première fois depuis le début de cette journée tragique, elle souffrait vraiment. Juliane, un moment, savoura sa vengeance. Mais toutes ces émotions précipitées, violentes, l’avaient exténuée. Elle partit bientôt, faible, dolente, soutenue par son mari, auquel elle avait consenti enfin à pardonner. Laurence alors sonna sa femme de chambre pour s’informer de Cyril. Il s’était présenté, un quart d’heure auparavant, mais il dînait en ville et ne pourrait revenir le soir comme elle l’en avait fait prier. La jeune femme désirait vivement qu’il n’apprît pas par d’autres que par elle, la fuite de M. Hecquin. Un instant elle voulut se rendre chez Mme de Clet et, en l’absence de son fils, lui révéler la vérité. Puis elle comprit que Cyril seul pourrait adoucir pour sa mère un coup si cruel. D’ailleurs, rien ne pressait. Elle pouvait, sans manquer à l’honneur, accorder quelques heures de grâce à ces deux êtres qui lui étaient si chers. Cette nuit, du moins, ils dormiraient tranquilles, heureux encore. Laurence songeait à eux avec une tendresse extrême, une infinie pitié. Sa propre infortune l’occupait peu. Mal préparée à la pauvreté, elle se reconnaissait à peu près incapable de gagner sa vie. Mais sa maison de Sedan lui restait. Elle savait qu’Ursule, instruite de sa gêne, ne consentirait plus à l’habiter. Cette demeure vaste et commode se louerait sans doute assez bien et son loyer suffirait à assurer sa vie. Elle ne pensait pas que la nécessité de réduire ses dépenses pût lui sembler pénible. Elle s’imagina dans une pièce étroite et triste, mal éclairée, mal chauffée, et il lui parut évident qu’elle pourrait y vivre résignée, heureuse encore, pourvu que Cyril vînt la voir quelquefois.