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La vivante paix

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XI

Et, maintes fois, j’ai été presque amoureuse de la mort pacifiante.

Keats.

Paul Dacellier était revenu d’Uriage assez bien portant. Cette amélioration dura peu et, dès le début de l’hiver, sa santé déclina avec une rapidité foudroyante. En quelques semaines, il prit l’aspect d’un vieillard. Sa faiblesse était telle qu’il pouvait à peine se tenir debout. L’après-midi, lorsque le temps le permettait, Ursule l’emmenait au Luxembourg. Soutenu par elle, appuyé sur une canne, il faisait quelques pas dans les allées. Le sentiment de sa déchéance physique, les regards de pitié que lui jetaient les passants lui étaient si pénibles qu’il refusa bientôt de sortir. Jamais la vie ne lui avait paru si longue. Il demeurait tout le jour prostré dans son fauteuil, oisif, inerte, à demi somnolent, jusqu’à l’heure où commençaient pour lui les épouvantes de la nuit. Dès que l’ombre tombait, il devenait dangereux de le laisser seul. C’est le moment que Laurence choisissait pour lui faire sa visite quotidienne.

Dacellier aimait toujours sa fille, il eût souffert de ne plus la voir. Mais sa présence ne lui apportait aucune consolation. Vainement cherchait-elle, lorsqu’elle arrivait, un sourire, un rayon de joie sur ce visage qui semblait celui d’un condamné au sortir des tortures de la question. Le colonel l’accueillait toujours avec le même regard d’anxiété morne. Elle s’asseyait à ses côtés, lui lisait un journal, sans savoir s’il l’écoutait. Ce devoir accompli, elle échangeait avec Ursule des propos décousus, incohérents, qui trahissaient leur inquiétude. Le bruit de leurs voix semblait agréable au malade. Lorsqu’elles se taisaient, le croyant endormi, il leur faisait signe de continuer leur conversation. Mais il n’y prenait aucune part. Le sens de leurs paroles lui échappait. Et Laurence, effrayée de sa pâleur et de son immobilité, saisissait par moments sa main brûlante pour s’assurer qu’il vivait encore.

Chaque soir, l’aspect de son père la frappait plus cruellement. Chaque soir, en le quittant, elle tremblait de ne plus le retrouver, elle croyait toujours l’embrasser pour la dernière fois, car il lui semblait que seules les angoisses de l’agonie, l’approche de la mort, pouvaient décomposer à ce point une figure humaine. Sauf Ursule, nul ne comprenait la pitié impuissante, désespérée, dont Laurence souffrait jusqu’à l’affolement. Juliane et André n’étaient plus reçus par le colonel qui ne voulait voir que sa fille. Ils ne pouvaient deviner les progrès de sa maladie. M. Hecquin, voyant un jour sa femme revenir de la rue Vaneau fort tard et toute bouleversée, parut étonné.

— Ma chère enfant, lui dit-il avec condescendance, tout me porte à croire que votre inquiétude est excessive, pour ne pas dire déraisonnable. Votre père n’est pas bien portant, c’est certain, et je comprends que cela vous attriste. Mais je parlais encore de lui tout à l’heure avec André. Il pense comme moi que son état n’a rien d’alarmant et que le colonel retrouverait vite la santé, pour peu qu’il ait la volonté de guérir.

— Il faudrait pour cela que sa volonté ne fût pas malade, riposta Laurence avec emportement. D’ailleurs, quelle valeur a l’opinion d’André, je vous prie ? Ce garçon bien portant est trop égoïste pour s’inquiéter de personne ici-bas, et surtout de son père qu’il n’a jamais ni compris, ni aimé.

— Ah ! vraiment, je ne savais pas, murmura M. Hecquin, battant prudemment en retraite.

Bien qu’il conservât son optimisme, il n’essaya plus de raisonner Laurence. Elle avait beau, le soir, apparaître au dîner les yeux rouges, le visage défait : il ne voulait plus voir son anxiété, ni sa douleur. Paisible, satisfait, il mangeait avec appétit, parlait de la pluie, du beau temps, des derniers événements politiques. Il ne semblait pas remarquer le silence de Laurence, ni même les regards indignés que, par moments, elle attachait sur lui.

Cependant, le second congé du colonel allait prendre fin. Sa fille et les Arêle le pressaient d’en réclamer un autre, illimité. Mais il n’avait plus aucun espoir de guérir. Un jour, sans consulter personne, il envoya sa démission au ministère de la Guerre, rompant le dernier lien qui l’attachât encore au monde.

Ce soir-là, M. Hecquin, en rentrant, trouva sa femme étendue sur un divan, la tête dans ses bras. Elle leva vers lui un visage ruisselant de larmes. Il ne parut aucunement ému ni étonné de ce désespoir. Depuis quelques mois, elle pleurait si souvent !

— Mon enfant, lui dit-il, avec son flegme accoutumé, pardonnez-moi de vous troubler. Je n’ai pas à vous demander les causes de votre présent chagrin, encore moins chercherai-je à examiner avec vous si ce chagrin est justifié. Je craindrais de vous irriter. Mais je tenais simplement à vous dire que j’ai vu aujourd’hui votre belle-sœur Juliane et qu’elle m’a chargé de vous souhaiter le bonjour.

S’étant acquitté de cette commission intempestive, M. Hecquin se retira, laissant Laurence stupéfaite et indignée.

— Non, songeait-elle exaspérée, cet homme abuse, je ne saurais lui pardonner d’être à ce point grotesque. Ses façons cérémonieuses, ses déclarations ridicules cachent une insensibilité monstrueuse, je m’en aperçois aujourd’hui. O père ! où retrouverai-je, si tu me quittes, un cœur aussi grand que le tien ? Toi, au moins, tu n’aurais jamais vu couler mes larmes avec cette tranquillité. Peut-être me les aurais-tu reprochées, car ton amour est parfois cruel, mais c’est un admirable amour. Comme je préfère ta violence à la placidité de ce banquier ! Que m’importe qu’il soit de caractère facile. J’aurai toujours froid près de lui, je me sentirai toujours seule.

Bientôt elle prit l’habitude de dîner rue Vaneau. Le banquier, tout d’abord, prit son mal en patience. A la longue, il fut scandalisé de trouver sa maison toujours vide. Il hasarda une timide remontrance.

— Ma place n’est pas ici quand mon père se meurt, lui répondit Laurence.

M. Hecquin se tut. Dès le lendemain, il se réfugia chez Juliane qui, chaque soir, lui offrit l’hospitalité. Elle flattait sa gourmandise par des repas fins et succulents, le soignait, l’encensait, écoutait complaisamment ses doléances, approuvait ses griefs. Et l’époux humilié ne se lassait pas de blâmer avec elle les bizarreries de Laurence, l’exagération de son caractère, la violence de ses inquiétudes.

Malheureusement la jeune femme ne se trompait pas. Son affection était plus clairvoyante que la froide raison de ces gens tranquilles. Le colonel se mourait ; mais sa lente agonie pouvait se prolonger. Son état, si grave qu’il fût, demeurait stationnaire. Il semblait qu’un miracle seul lui permît encore de vivre, miracle déconcertant qui perpétuait sa souffrance sans la guérir, liait encore étroitement l’un à l’autre l’âme aiguillonnée du désir furieux de la mort, le corps débile et à demi détruit.

Un soir, Laurence, en entrant chez son père, s’étonna de ne plus trouver Consul couché à sa place ordinaire devant le feu. Le bon chien, depuis quelque temps, devenait aveugle, mais jamais son affection pour son maître n’avait été plus touchante. Il pleurait lamentablement dès qu’on l’éloignait du colonel, ne consentait à manger que près de lui. Etendu la nuit au pied de son lit, le jour contre son fauteuil, il ne le quittait plus. Lorsque le malade était plus souffrant, l’animal, agité, malheureux, se relevait à tout instant pour le caresser, témoignait une inquiétude étrange et presque humaine.

Dacellier surprit le regard de sa fille, cherchant son compagnon fidèle.

— Non, dit-il tristement, Consul n’est plus là, je l’ai fait abattre ce matin.

— Oh ! s’écria Laurence, sincèrement affligée, oh ! pauvre chien, pourquoi ?

— Allez-vous prétendre que j’ai été cruel ? dit le colonel avec un morne sourire. Je l’aimais autant que vous, mieux que vous. Mais encore quelques jours, il allait être tout à fait aveugle, le vétérinaire m’avait prévenu. A quoi bon le laisser souffrir ? Il est doux de pouvoir sauver de la douleur un être animé, fût-il ver de terre ou insecte. Et la mort est un bon remède.

Il se tut durant un moment assez court ; car il y avait des heures où sa détresse lui montait aux lèvres, où son cœur, trop comprimé par le sceau du silence, éclatait comme une plaie mal fermée sous l’effort du sang.

— Ah ! reprit-il d’une voix basse comme s’il se parlait à lui-même, ah ! s’il y a un Dieu, il faut convenir qu’il est impitoyable. Nous sommes devant lui comme ce pauvre chien était hier devant moi, aussi désarmés, aussi faibles. Abattus par la douleur à laquelle nous ne comprenons rien, nous implorons celui qui peut tout de nous délivrer. Hélas ! il ne tue que les heureux, laissant vivre les misérables. Il n’est jamais las de nous voir souffrir, et le plus étrange, c’est que les humains n’ont pas plus que lui pitié de leurs frères. Leurs lois permettent bien d’abréger la vie d’une bête qui souffre, non celle d’un homme. Si malheureux, si malade qu’il soit, le magistrat défend qu’on l’achève ; le médecin, ne pouvant le guérir, emploie toute sa science à le retenir sur la terre. On lui refuse le poison, l’arme qui hâterait sa délivrance.

Laurence couvrit son visage de ses mains avec un gémissement sourd. Voilà donc les pensées que son père remuait tout le jour. L’obsession du suicide était en lui. Il repoussait encore l’abominable tentation. Mais déjà sa volonté chancelait. Déjà il revendiquait la mort comme un droit. Et, certes, nulle loi humaine, nul amour humain n’avaient assez de force pour contenir, pour relever cette âme folle et désespérée. Il eût fallu le frein de la religion, les consolations, les espérances éternelles, l’amour d’un Dieu.

Laurence ne pouvait rendre à ce malheureux la foi qu’elle avait achevé de perdre depuis son arrivée à Paris. Elle voyait pour la première fois, avec une indicible épouvante, le dénuement absolu, l’inimaginable misère de cet être qu’elle adorait, et n’avait rien à lui donner. Toute sa tendresse, toute sa pitié ne lui suggérèrent pas une parole capable d’apaiser cette révolte. Elle éclata en sanglots déchirants.

Le colonel tressaillit comme un homme éveillé par un coup de tonnerre. Son cœur n’était point glacé, ni insensible. La flamme de l’amour paternel y brûlait encore. Ce malade si faible retrouva des forces pour consoler sa fille. Penché sur elle, il caressait de ses doigts diaphanes ce front où perlait une sueur d’angoisse.

— Eh bien ! murmurait-il, est-ce moi qui vous ai fait mal, pauvre enfant ?

— Ah ! s’écria-t-elle, en tordant ses mains désespérément, de grâce, ne dites pas que tout est fini pour vous, ne dites pas que vous voulez mourir !

— Je ne le dirai pas si cela vous afflige, reprit doucement le colonel, et pourtant que fais-je maintenant sur la terre, à quoi suis-je bon, pauvre soldat sans armée, chef sans insigne et sans honneur ? Je n’avais d’autre fonction ici-bas que de servir la France. Servir, Laurence ! ce seul bonheur, ce seul devoir m’eût éternellement suffi. Mais voici que mes forces m’ont trahi, que mon intelligence est morte. Je n’ai plus nulle raison de vivre.

— Et moi, sanglota-t-elle, ne pouvez-vous vivre pour moi ?

Il fut touché de cette prière. Jamais ce pauvre être défiant et sombre ne s’était cru si tendrement chéri.

Le voyant attendri, Laurence lui saisit les mains et, avec un accent d’irrésistible supplication, l’implora.

— Promettez-moi que vous ne chercherez pas la mort.

— Chut ! chut ! ne parlez pas de cela, balbutia-t-il, tout ému. J’ai été cruel pour vous, il faut me pardonner : ma raison, mon âme me quittent parfois et je reste sans défense, livré à d’étranges démons.

— Père, insista-t-elle encore tout bas en l’embrassant, père, promettez-moi que vous ne vous tuerez pas.

Il la regarda longuement, comme pour dissiper toute incertitude. Et dans ses yeux, elle lut une résignation parfaite, un profond amour.

— Oui, Laurence, je vous le jure, dit-il avec gravité. S’il me fallait, pour assurer votre bonheur, vivre éternellement, j’y consentirais, soyez-en sûre. Il n’est aucun sacrifice, aucun effort de courage que je ne puisse accomplir pour vous, mon enfant.

Durant toute la soirée, il réussit en effet à surmonter sa tristesse habituelle et parut transformé. Ses yeux cherchaient sans cesse le regard de sa fille. Lorsqu’elle parlait, il l’écoutait attentivement, lui répondait avec tendresse. Parfois il souriait même. Ursule, stupéfaite et ravie, admirait ce prodige. Le visage de Laurence resplendissait de joie. Le miracle qui venait de s’opérer si aisément la rassurait pour l’avenir. Puisque ses larmes, ses prières avaient encore sur son père une telle influence, elle l’arracherait à la douleur, à la maladie même, elle le guérirait, lui rendrait un semblant de bonheur.

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