La vivante paix
XI
J’ai été mis en oubli dans les cœurs comme un mort ; on m’a traité comme un vase brisé.
Ps. XXX, 12.
Dans son abandon, Laurence s’attachait à Mme de Clet chaque jour davantage. La différence d’âge qui les séparait ne leur permettait pas de se comprendre entièrement. Quoique frappées par la même épreuve, elles n’avaient pas la même façon de souffrir. Mme de Clet, qui ne s’était jamais éloignée de la religion, y trouvait tout naturellement sa force et sa consolation. Son âme simple et enthousiaste se jetait en Dieu avec une impétuosité toujours nouvelle. Sa foi était inébranlable, sa ferveur ne connaissait ni sécheresse, ni déclin. Laurence, toujours torturée par le doute, s’étonnait d’une ardeur si constante. Mais quand le désespoir la glaçait jusque dans la moelle des os, elle se réchauffait avec délices près de ce cœur toujours brûlant. C’était maintenant Mme de Clet qui la soutenait, la réconfortait, lui parlait d’espérance. Elle l’adorait, l’appelait sa fille chérie. Elle avait, pour lui témoigner son affection, des effusions qui bouleversaient la jeune femme.
— Je n’ai pas le droit de me plaindre, lui disait-elle souvent. Dieu est bon puisqu’il m’a donné en vous un tel trésor. Oh ! sans doute, j’ai hâte de rejoindre au ciel mon Cyril. Pourtant, vous m’enchaînez à la terre. Oui, pour vous, à cause de vous, je désire vivre quelques années encore.
Laurence s’émerveillait d’une telle tendresse. La pensée qu’une créature humaine l’aimait et avait besoin d’elle lui rendait la vie supportable encore. Chaque semaine, elle allait passer deux ou trois après-midi à Bourg-la-Reine. Mme de Clet lui racontait l’enfance de Cyril, lui redisait ses moindres paroles. Elles relisaient ensemble ses lettres. Son souvenir, qui prenait pour Laurence une acuité si douloureuse alors qu’elle était seule, lui était infiniment doux quand Mme de Clet l’évoquait avec elle. Ces longues conversations, ces réunions lui devenaient absolument nécessaires. Elle s’attristait souvent en songeant que sa vieille amie, vraisemblablement, mourrait avant elle, qu’il lui faudrait la perdre et la pleurer.
Le temps passait. Nul n’espérait plus revoir jamais la paix. Privée du revenu que lui rapportait sa maison de Sedan, Laurence se trouvait aux prises avec les plus grandes difficultés pécuniaires. Les Arêle, toujours généreux, lui servaient et venaient de lui assurer par testament une rente annuelle de trois mille francs. Son loyer, trop élevé, absorbait les deux tiers de cette somme. Et elle avait, tout en vivant avec économie, entamé fortement son petit capital. La guerre menaçant de durer toujours, il lui fallait trouver un moyen de se suffire avec ses minces ressources. Juliane parvint à résoudre ce problème, en apparence insoluble. Quoique dépourvue de toute bonté réelle, elle était naturellement obligeante. Laurence, d’ailleurs, à plusieurs reprises, lui avait prêté de l’argent qu’elle n’avait pu lui rendre. Cette dette et le respect inné de la solidarité familiale stimulèrent sa froide charité. Dans la maison qu’elle habitait, avenue d’Orléans, au rez-de-chaussée, un petit logement de garçon, composé de deux pièces agréables et claires et d’un cabinet de toilette, se trouvait libre. Cette bonbonnière se louait huit cents francs par an. Mais l’absence de toute cuisine semblait la rendre inhabitable pour une femme. Juliane leva cet obstacle, en proposant à sa belle-sœur de prendre ses repas chez elle, moyennant une pension extrêmement modique. Cette combinaison, qui devait mêler si intimement sa vie à celle de deux êtres qu’elle ne pouvait aimer, épouvanta Laurence. Elle se soumit pourtant à la nécessité et donna congé de son appartement.
De son côté, Mme de Clet cherchait à déménager. Elle avait pris en horreur sa grande maison de Bourg-la-Reine, où elle retrouvait partout de trop déchirants souvenirs. Le peu d’argent que Cyril lui avait laissé était épuisé. Trop pauvre pour conserver une bonne, elle ne pouvait habiter sans danger une demeure absolument isolée. Pour accroître un peu son revenu, elle se décida à vendre une grande partie des meubles anciens et rares qu’elle avait toujours conservés à travers tous les avatars de sa fortune. Des amis dévoués les lui achetèrent à l’avance et les payèrent un bon prix. Elle se reconstitua ainsi un certain capital dont les intérêts, joints aux loyers que lui rapportait son immeuble de Dijon, devaient la préserver du besoin.
— Je veux rentrer à Paris, disait-elle à Laurence, vivre tout près de vous et je serai heureuse.
Elles visitèrent ensemble des appartements. A l’avance, Mme de Clet se déclarait sans exigence. « Une cabane me suffira, affirmait-elle, si je puis vous voir facilement, ma chère Laurence. » Dès qu’elle entrait dans les logis étroits, que ses ressources lui permettaient seuls d’aborder, sa résignation se changeait en révolte. Elle ressortait précipitamment.
— Oh ! oh ! quelle affreuse cage, s’écriait-elle avec dégoût, j’y mourrais au bout de trois jours. Malgré ma pauvreté, il me faut, pour rester en bonne santé, de l’air, de l’espace, des pièces peu nombreuses mais grandes, un jardin. Cherchons hors de Paris, les environs immédiats sont bien desservis, je viendrai facilement vous voir.
Elles trouvèrent en banlieue des rez-de-chaussée avec jardin. Ils étaient extrêmement vastes et délabrés. Mme de Clet les visitait en frissonnant.
— Brr…, disait-elle, comme je sentirai doublement ma solitude dans ces grandes baraques !
Laurence excusait ces contradictions, comprenant qu’il est permis à tout être affligé de ne pas savoir ce qu’il veut. Elle cherchait avec patience une combinaison qui pût satisfaire entièrement Mme de Clet.
— Au fond, lui dit un jour celle-ci, ce qu’il m’aurait fallu, c’est la province ou la campagne. Tenez, j’ai reçu hier une lettre d’une ancienne amie qui a perdu comme moi son fils unique. Elle s’est retirée dans un couvent à Lourdes. Elle est complètement indépendante, mais non point seule. Les dames pensionnaires sont charmantes. Je pourrais avoir une grande chambre, exposée au midi, la jouissance d’un parc immense, une nourriture succulente, tout cela pour huit francs par jour. C’est presque incroyable. On dit qu’à Paris, bientôt, les restrictions vont devenir terribles. Là-bas, nulle privation à craindre : pas besoin de chauffage, le climat est divin. Le couvent possède des vaches, des poules. On a du lait à volonté, des œufs d’une fraîcheur exquise. Et quelle atmosphère religieuse, on est à la source des grâces, ajouta-t-elle, confondant dans un même enthousiasme ces divers avantages matériels et spirituels.
— Sans doute, approuva complaisamment Laurence, ce couvent eût été le rêve peut-être pour nous deux.
Mais sa pauvreté l’enchaînait au foyer de son frère et il était entendu que Mme de Clet ne pouvait la quitter. Elle s’étonnait un peu de voir celle-ci entretenir une correspondance suivie avec son amie de Lourdes et réclamer sans cesse de nouveaux renseignements. Elle la pressait d’arrêter avenue du Maine un appartement petit, mais qui lui semblait acceptable. Mme de Clet ajournait sans cesse sa décision. Un après-midi elle accueillit Laurence avec une tendresse plus vive encore que de coutume.
— Ah ! je vais vous faire de la peine, lui dit-elle tristement, mais sans aucun embarras. Pourtant vous m’approuverez, j’en suis sûre. Figurez-vous que j’ai reçu une lettre de Lourdes hier. On m’avertissait qu’il restait une seule belle chambre dans le couvent, qu’elle était demandée par trois personnes, que si je la voulais, il fallait l’arrêter immédiatement par dépêche. Que faire ? Vous êtes témoin que je ne trouve rien à Paris ni en banlieue. Laisser échapper cette chambre et tant d’avantages, c’était de la folie peut-être. J’aurais voulu courir chez vous, vous consulter, il était trop tard. J’ai passé toute ma nuit à prier, à pleurer, demandant à Dieu, à Cyril, de me guider. Le matin venu, je n’ai plus hésité, j’ai télégraphié pour arrêter la chambre, Ah ! si je ne vous avais pas, Laurence, je partirais joyeuse, sans rien regretter, mais c’est un affreux chagrin pour moi de vous quitter, même momentanément.
Laurence demeura un instant immobile, silencieuse et comme foudroyée.
— Momentanément, dit-elle enfin, répétant avec effort ce mot qui l’avait particulièrement frappée. Momentanément ? Vous voulez dire pour toujours ? C’est une séparation absolue, définitive.
— Je mourrais, si je croyais cela, s’écria Mme de Clet. Vous viendrez me voir chaque année, ou c’est moi qui viendrai.
La jeune femme la regardait avec stupeur. Elle savait que leurs ressources respectives ne leur permettraient jamais d’entreprendre de tels voyages. Elle trouva des arguments d’une indéniable évidence pour démontrer que toute réunion leur serait désormais impossible. Mais Mme de Clet refusa de se laisser convaincre. Elle sourit et leva les yeux au ciel d’un air inspiré.
— Dieu nous aidera, dit-elle ; il ne m’enverrait pas là-bas si vous ne deviez m’y rejoindre. Pour nous réunir, il fera naître des occasions inattendues, nous donnera l’argent nécessaire. Je le lui demanderai tellement qu’il m’exaucera, j’en suis sûre. Si je n’avais pas cette certitude, je ne partirais pas !
Elle ne mentait pas. C’était une âme parfaitement noble, incapable de perfidie, mais qui, volontiers, se nourrissait d’illusions, prenant ses désirs pour la réalité. Dominée par son enthousiasme pour Lourdes, elle supprimait avec la plus sincère mauvaise foi le seul obstacle qui l’eût empêchée de partir. Elle devinait obscurément qu’un climat agréable, un beau site, une atmosphère saine et paisible, un certain bien-être physique, l’absence de tout souci matériel, mieux que la plus solide amitié, rendent la vie supportable. Cependant, son instinct seul la poussait à choisir la meilleure part, à rechercher des avantages que sa raison dédaignait. Elle n’avait fait aucun calcul égoïste. Elle sacrifiait Laurence et ne le savait pas. Mais celle-ci, incapable de comprendre cette absolue candeur, se crut victime d’une monstrueuse hypocrisie.
— Hélas ! songeait-elle indignée, tant de protestations cachaient donc tant d’indifférence ? Elle ne pouvait vivre sans moi. Mon affection était son seul bonheur et mon cœur son asile. Pourtant elle m’abandonne. C’est une abominable trahison, la plus noire du monde.
Son chagrin fut si violent que, dès le lendemain, elle tomba malade. Elle dut rester toute une semaine au lit avec une forte fièvre. Mme de Clet vint la voir tous les jours. Un après-midi, la trouvant mieux, elle fondit en larmes :
— Oh ! Laurence, que j’ai souffert durant ces huit jours, dit-elle. Les mères, voyez-vous, s’inquiètent toujours follement pour leurs enfants. Je vous ai crue perdue !
« Elle m’aime, songea Laurence abasourdie. Je ne comprends rien à ces cœurs mortels. Elle m’aime, c’est indéniable, mais à sa manière. Tout le monde aime à sa manière qui n’est jamais la bonne. Sans doute j’ai dû parfois décevoir les autres autant qu’ils m’ont déçue. Il faut être indulgente. »
Elle témoignait toujours à Mme de Clet la même tendresse. Mais l’effort qu’elle devait faire pour lui cacher sa peine l’accablait de fatigue. Cette amitié, autrefois si consolante, devint son supplice. Il lui fallait dépenser tout ce qui lui restait d’énergie, de force d’âme dans ses visites à Bourg-la-Reine. Le reste du temps, elle passait ses journées dans son lit, se nourrissait à peine, n’ayant plus le courage de préparer ses repas. Sa santé s’altéra et sa faiblesse accrut encore sa sensibilité. Devant les autres, elle parvenait encore à se dominer. Seule, un bruit inattendu, une porte claquant brusquement, la moindre douleur physique, lorsque par hasard elle se heurtait à quelque meuble, lui arrachaient des larmes. La mort de Royale Egypte, qui s’éteignit un matin sans souffrance, lui fit une peine affreuse.
— Comme la vie est chose précaire ! se dit-elle. Après tout, il vaut mieux que Mme de Clet s’en aille. Je ne la verrai pas mourir.
Le départ de Mme de Clet pour Lourdes coïncida avec le déménagement de Laurence qui dut subir à la fois toutes les ruptures. Elle dit adieu à sa jeunesse, à son passé en quittant l’appartement où elle avait vécu près de Cyril, malheureuse et pourtant comblée, des heures qui restaient sa seule richesse. Il lui fallut passer sans transition, de cette atmosphère triste mais recueillie et pleine d’amour, dans un foyer sans chaleur ni tendresse. Les deux premiers repas pris chez son frère lui furent horriblement pénibles. Etrangère parmi ces gens satisfaits, elle écoutait avec un sentiment de glacial isolement les phrases pompeuses de Juliane, les plaisanteries d’André, les réflexions extraordinaires de leur fillette, enfant trop précoce, déjà mondaine et précieuse comme sa mère. Laurence passa une mauvaise nuit et, le lendemain, se leva de bonne heure pour aller conduire Mme de Clet à la gare.
On était au mois de février 1917. Depuis plusieurs semaines, chaque nuit la température descendait à dix-sept et dix-huit degrés au-dessous de zéro. Ce matin-là, le froid était plus pénétrant encore que de coutume. Un vent coupant et âpre neutralisait les efforts nonchalants du soleil pâle et tout empaqueté de brumes.
— Certes, je serai mieux à Lourdes par un hiver pareil, disait Mme de Clet, frissonnant sous son lourd manteau de voyage. Il y a entre les Pyrénées et Paris une grande différence de température, on me l’écrit encore ce matin. Là-bas, durant le jour, on se croirait en été ; les nuits seules sont froides. Mais, Laurence, loin de vous, j’aurai toujours le cœur glacé.
— On ne saurait tout avoir, répondit doucement Laurence.
Elle parlait sans aucune amertume. Elle désirait sincèrement que toute déception fût épargnée à Mme de Clet.
— Car maintenant, songeait-elle, quoi qu’il arrive, je ne pourrai plus rien pour elle. Cyril, ce n’est pas ma faute ! Vous me l’aviez laissée, j’aurais voulu lui être douce. C’est elle qui m’abandonne.
Arrivées à la gare, bien avant l’heure du départ, les deux femmes s’installèrent dans un compartiment vide. Mme de Clet avait pris dans ses mains les mains de Laurence et, d’une voix émue, elle lui disait les choses les plus tendres, les plus touchantes. La jeune femme, accablée, répondait à peine. Elle ne s’expliquait pas comment un être qui l’aimait si sincèrement pouvait volontairement la quitter pour toujours. A vrai dire, ce départ était en grande partie son œuvre. Elle n’avait rien fait pour l’empêcher, elle n’avait pas tenté de combattre les influences auxquelles Mme de Clet obéissait inconsciemment. La vie est une lutte acharnée où, pour ne point tomber dans le dernier malheur, il nous faut constamment nous défendre contre nos meilleurs amis mêmes, incapables qu’ils sont de deviner nos moindres chagrins. Ah ! si en cet instant, à cette heure pourtant tardive, Laurence avait avoué sa peine ; si, invoquant le nom de Cyril, elle avait supplié sa mère, disant : « Ne me quittez pas, de grâce, je n’ai plus que vous moi aussi, et je ne puis vivre à jamais seule au milieu d’étrangers ! » Si elle avait parlé, peut-être Mme de Clet, comprenant enfin le mal qu’elle lui faisait, fût-elle descendue du train pour la suivre, renonçant à ses projets. Les cœurs humains ne sont pas inexorables. Ils se sacrifient volontiers à ceux qui les implorent. Les faibles trouvent partout aide et protection. Mais ceux qui, trop fiers pour se plaindre, dissimulent leur souffrance secrète, ceux-là ne rencontrent, la plupart du temps, nul secours. Parce qu’ils sont forts, on les charge de toutes les croix et, se détournant d’eux, on les fuit, on les abandonne à leur courage.
Cependant, l’heure du départ approchait. Laurence descendit du train sur le quai. Penchée à la portière du wagon, Mme de Clet, tout en larmes, lui parlait :
— Soignez-vous bien pour moi, disait-elle, souvenez-vous que j’ai besoin de vous pour vivre. Oh ! quelque chose me dit que nous nous reverrons bientôt. Ecrivez-moi souvent. Je le ferai, moi, tous les jours. Au revoir, n’est-ce pas, au revoir !
Au moment où le train s’ébranlait, son regard, tout à coup, devint tellement semblable à celui de Cyril que Laurence couvrit ses yeux de sa main avec un gémissement. Une fois encore, son nom, prononcé par une voix connue, lui entra dans le cœur comme une flèche douce et empoisonnée. Puis brusquement les cris des employés, les sifflements aigus de la vapeur, le grincement des roues du train sur les rails formèrent autour d’elle la grande rumeur de l’adieu. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, la voie devant elle était vide. Sur le quai, les rares personnes venues pour accompagner quelque voyageur se hâtaient vers la sortie. Elle les suivit machinalement, chancelant comme un aveugle que son guide a quitté et qui, pour la première fois, cherche tout seul sa route au milieu des ténèbres.
Elle voulut rentrer chez elle à pied, cherchant instinctivement dans le mouvement et la marche un étourdissement salutaire. Il y avait ce matin-là beaucoup de monde par les rues, car, malgré le froid, ce temps sec invitait à la promenade. Laurence, au milieu de cette foule, sentait plus cruellement sa solitude et sa détresse. Elle regardait avec une attention extrême tous ces passants, s’étonnant de voir tant de visages si calmes, si indifférents, parfois même dilatés par le rire, quand chaque jour tant d’hommes mouraient au front, quand la vie était si tragique. Par moments, il lui semblait que ces inconnus la dévisageaient avec curiosité, remarquaient sa démarche chancelante, ses traits défaits, ses yeux hagards. Alors, elle se redressait, s’efforçait de prendre une attitude ferme, raidissant tous les muscles de son visage.
— Quelle contrainte, songeait-elle, et comme on est mal pour souffrir au milieu des hommes ! Même dans les temps de calamité publique, la douleur sera toujours pour eux un étonnement et un scandale. Tout être malheureux est retranché du monde, sa place est parmi les bêtes, dans le désert, dans la forêt !
La forêt ! Longtemps après qu’elle l’eut prononcé, ce mot retentissait encore dans son cœur. Dominant la rumeur de la rue, il bruissait, il frémissait, imitant à lui seul le murmure des arbres. Elle se souvint des années passées près d’eux, à Fontainebleau ; du serment qu’elle leur avait fait. Elle espéra en eux. Il lui semblait que seuls ils sauraient encore lui rendre un peu de paix. En cette heure où tout lui manquait, la forêt lui apparaissait comme son unique asile, car la nature ne peut ni trahir, ni mourir. Sa splendeur est sans déclin, sa douceur éternelle. Laurence, les yeux demi-fermés, ne voyant déjà plus que futaies, branches entrelacées, rochers noirs, marchait plus lentement, obsédée par le désir de la fuite et du voyage.
Soudain, au coin d’une rue, la devanture d’un bijoutier attira ses regards. Un instant, elle s’immobilisa, réfléchissant devant ces objets scintillants. Puis, s’étant dégantée, elle entra délibérément dans le magasin et, lorsqu’elle sortit, elle ne portait plus au doigt une bague en diamants et rubis que son père lui avait donnée, mais elle serrait dans son petit sac quelques billets de banque.
En arrivant au seuil de sa maison, elle croisa son frère qui rentrait :
— Eh bien ! dit-il en lui serrant la main, comment va ? Froidement ! Quelle bise ! Un rude temps pour ceux du front. On dit que quelques morts ont eu les pieds gelés cette nuit dans leurs tombes.
Il avait pris, depuis le début de la guerre, le goût des plaisanteries macabres. Laurence eut horreur de lui. Elle se détourna, disant :
— Je suis un peu souffrante, préviens ta femme. Je ne déjeunerai pas.
Lorsque Juliane, un peu plus tard, descendit pour prendre de ses nouvelles, elle achevait de préparer son sac de voyage et annonça à sa belle-sœur son départ pour Fontainebleau.
— Comment, s’écria Juliane suffoquée, vous partez, aujourd’hui, par ce froid… sans aucun motif ? Voyons, ma chère, c’est insensé ! Avez-vous tant d’argent pour le jeter ainsi par les fenêtres ? Et qui finira votre installation ?
Elle désignait d’un geste accusateur les objets qui, déballés hâtivement par les déménageurs, s’entassaient sur le parquet dans un désordre inextricable.
— Bah ! dit Laurence avec indifférence, j’ai toute ma vie pour ranger cela et je reviendrai dans deux jours. L’argent nécessaire, je l’ai trouvé. Il faut que je parte au plus tôt.
— Vous êtes attendue, sans doute ? interrogea Juliane ironiquement.
Laurence acquiesça d’un signe de tête.
— C’est vrai, dit-elle rêveusement. J’ai pris jadis avec les arbres un rendez-vous auquel je ne puis manquer.
Juliane éclata de rire.
— Avec les arbres ! Vous avez quelque chose d’urgent à leur dire ?
Laurence demeurait insensible à ces railleries. Elle murmura très bas, avec une expression douce et hagarde :
— En effet… oui… quelque chose d’urgent… je vais leur redemander mon âme.
Cette fois, Juliane, calmée brusquement, la crut folle. Elle prit le ton condescendant d’une grande sœur, gourmandant une enfant déraisonnable.
— Oui, je comprends, dit-elle. Mme de Clet est partie ce matin. Vous avez de la peine. Mais, ma pauvre petite, la vie nous envoie chaque jour une épreuve nouvelle qu’il convient de supporter stoïquement. L’accomplissement du devoir quotidien, si mesquin soit-il, est le meilleur remède aux pires chagrins. Tenez, nous allons ranger tout cela à nous deux. Ne pensez plus à vos chimères. Ce soir vous serez déjà mieux.
Laurence secoua la tête.
— Non, Juliane, c’est là-bas seulement que je puis guérir. Ne me grondez pas. Laissez-moi partir. Merci, vous êtes bonne. Oh ! vous l’avez toujours été pour moi.
Dans un geste de subit abandon, inclinant sa tête sur l’épaule de sa belle-sœur, elle l’embrassa. Et son visage était si triste que Juliane, émue malgré sa sécheresse, se retira sans dire un mot.