La vivante paix
XII
O douleur !Douleur ! Hélas ! misère, misère ! toujours, pour toujours !Schelley.
Bien qu’apaisée, Laurence dormit cette nuit-là d’un sommeil pénible, troublé par de continuels cauchemars. Elle dormait encore à neuf heures du matin et, en rêve, cherchait à secourir son père que déchiraient sous ses yeux des bêtes furieuses. L’extrême acuité de sa souffrance ne parvenait pas à dissiper sa torpeur ; ses yeux ne se rouvraient par instants que pour se refermer aussitôt. Comme un naufragé qui se débat au milieu des vagues, et tantôt remonte à la surface, et tantôt sombre sous la masse de l’eau, son âme luttait en vain contre le songe atroce qui la ressaisissait sans cesse. Enfin les larmes qui ruisselaient sur ses joues la réveillèrent. Elle étendit la main et sonna, selon sa coutume, pour demander son déjeuner. Nul ne répondit à son appel. Au bout d’un moment, étonnée de ne pas voir paraître sa femme de chambre, elle s’assit sur son lit, regarda sa montre, et, comme elle prêtait l’oreille, elle entendit un bruit lointain de conversation. Des voix, dont elle ne pouvait distinguer le nombre, s’élevaient, se répondaient l’une à l’autre, dans un bourdonnement continu, coupé de brusques silences ou d’exclamations confuses. Ce murmure, assourdi par les portes closes, ne tarda pas à l’inquiéter. Elle trembla, comme à l’approche d’un danger encore imprécis, courut à sa fenêtre, ouvrit les rideaux, cherchant le prompt secours de la lumière. Un beau rayon de soleil pur et calme entra dans sa chambre, chassant devant lui tous les fantômes de la nuit. Sa terreur lui parut étrange, presque comique. Comment avait-elle pu s’effrayer d’un bruit de voix ? C’étaient, certainement, ses domestiques qui, la croyant encore endormie, bavardaient dans quelque pièce, oubliant leur service. Elle passa un peignoir et sortit de sa chambre pour les rappeler à l’ordre.
Quand elle fut dans le corridor, elle perçut plus nettement le murmure qui l’avait inquiétée. Plusieurs personnes parlaient avec animation, mais ces voix lointaines n’avaient rien de joyeux. Laurence discernait, dans ce chuchotement sourd et entrecoupé, l’accent de la consternation. Puis, tout à coup, un bruit sinistre de sanglots lui parvint, confirmant ses appréhensions les plus sombres. Elle avait maintenant la certitude que le malheur était entré dans sa maison. Tremblante, hagarde, elle courait vers lui. Arrivée près de la portière qui seule la séparait de l’antichambre, elle s’arrêta pour écouter. Une voix vacillante, méconnaissable, trempée de larmes, disait à ce moment :
— Du sang ! mais oui… il y en avait partout !… Oh ! mon Dieu !… une mare de sang !…
Laurence souleva le lourd rideau de velours. Sa femme de chambre et sa cuisinière étaient là, debout, entourant une autre personne qui pleurait lamentablement, courbée en deux. Dans cette forme gémissante, Laurence reconnut une toute jeune bonne, entrée depuis huit jours seulement chez son père. Les trois servantes, en apercevant leur maîtresse, poussèrent un cri aigu. Elles reculaient éperdues, comme à l’aspect d’un spectre, les mains levées, en répétant :
— Ah ! madame !… madame !…
Puis elles se turent. La femme de chambre du colonel se remit à pleurer, et ses sanglots retentissaient seuls dans l’horrible silence. Laurence marcha vers elle, la saisit par le bras, si brutalement qu’elle faillit la renverser. Son regard fixe l’interrogeait impérieusement. L’enfant, meurtrie par l’étreinte, et trop bouleversée pour ménager personne, avoua d’un seul coup toute la vérité :
— Ah ! mon Dieu !… dit-elle à travers ses sanglots, ah ! mon Dieu ! le pauvre monsieur !… nous l’avons retrouvé… au matin… dans son cabinet de toilette… étendu dans son sang, la gorge ouverte… Il avait encore dans les mains… son rasoir… Il était déjà froid ! Plus rien à faire… Pourtant… j’ai couru chercher le docteur… Nous l’avons bandé…
Elle eût parlé longtemps encore, avec ce plaisir inconscient qu’éprouvent les gens du peuple, même les plus sensibles, à raconter en détail une catastrophe dont ils ont été les premiers témoins. Mais elle vit Laurence chanceler comme un arbre qui va s’abattre et se tut, étendant les bras pour la recevoir. Son geste fut inutile. L’évanouissement ne vint pas au secours de ce pauvre être à la torture. Car la douleur n’est dangereuse que pour les heureux, pour ceux qui n’ont jamais pleuré, pour les faibles que foudroie son premier contact. Ce malheur, si grand qu’il fût, n’était point, pour Laurence, inattendu. Bien des fois déjà son imagination, ses rêves, sa tendresse inquiète, l’avaient avertie qu’il viendrait. Bien souvent, elle avait par avance vécu cette heure funèbre. Debout, immobile, elle appela vainement à son aide l’oubli, la folie, la mort, une douce grâce de Dieu. Nulle consolation céleste ne lui fut accordée. Nulle voix ne s’éleva pour démentir l’affreuse nouvelle. Et comme elle espérait encore quelque secours, elle crut voir, elle vit nettement, de ses pauvres yeux hallucinés, la figure blême de son père au milieu d’un halo de sang. Ce fut une souffrance physique, suraiguë, comme celle de la chair broyée dans des tenailles. Elle poussa un cri discordant et s’enfuit en courant du côté de sa chambre.
Elle courait, elle fuyait cette douleur incorporée à ses os et qu’elle emportait partout avec elle. Elle avait des gestes désordonnés, comme un être dont les vêtements ont pris feu, dont la chair déjà brûle et qui se tord au milieu des flammes. Les servantes vainement s’empressaient autour d’elle, avec une compassion sincère. Repoussant leurs soins dérisoires, et sans interrompre sa marche, elle cherchait à rassembler ses vêtements. Sa femme de chambre qui la suivait, l’habilla presque au vol. Dès qu’elle fut prête, elle s’élança dehors, la tête baissée, pressant son manchon sur sa bouche, étouffant dans la fourrure profonde les gémissements qui lui montaient du cœur aux lèvres.
En entrant dans l’appartement du colonel, elle reçut dans ses bras une forme pitoyable :
— Ma chérie !… ce n’est pas ma faute, bégayait Ursule en sanglotant. Oh ! toutes les nuits… j’entendais à travers la cloison ses moindres mouvements… Dès qu’il souffrait, je m’éveillais. Et… cette nuit… Oh, mon Dieu !… J’ai pu dormir… dormir, tandis qu’il mourait…
Le contact de cette douleur si poignante et si vraie attendrit Laurence, lui arracha enfin un flot de larmes salutaires.
— Pauvre Ursule ! murmura-t-elle, n’ayez pas de remords… Nul ne pouvait le sauver de lui-même, car je l’ai tenté !… Et voyez…
Toutes deux, s’appuyant l’une à l’autre, pleuraient leur défaite et l’inutilité de leur amour. Et en pleurant, elles s’embrassaient. Ces effusions adoucissaient un peu leur commune souffrance. Puis, elles se dirigèrent vers la chambre du colonel. Laurence chancelait et tremblait de tous ses membres. Son imagination lui représentait encore l’horrible spectacle évoqué par la femme de chambre. Mais, depuis sept heures du matin, Ursule avait eu le temps de faire la toilette du mort. Dans la chambre aux rideaux fermés qu’éclairaient seulement deux bougies placées près du lit, il reposait sur les oreillers blancs, les mains jointes, un crucifix sur la poitrine. Des bandages épais recouvraient sa blessure. Une expression de calme extraordinaire et de suave humilité flottait sur ce visage, si inquiet, si sombre dans les jours de la vie. Les traits, jadis constamment bouleversés, étaient maintenant détendus comme par un vague sourire. Les paupières semblaient fermées par le recueillement sur un regard de lumière et d’amour. Peut-être, dans la clarté fulgurante de la dernière heure, l’âme avait-elle vu le ciel ouvert et s’était-elle envolée, radieuse, imprimant par pitié, sur sa forme terrestre, le signe de la paix pour rassurer ceux qui l’avaient aimée. Laurence s’émerveillait devant cette figure si douce. La pensée que son père, après un si long martyre était peut-être heureux, ranimait son cœur déchiré. Ursule subissait les mêmes impressions consolantes. Elles s’avouèrent d’un regard leur tremblante espérance. Et toutes deux agenouillées près du lit, souriaient à travers leurs larmes en répétant :
— Comme il est beau ! comme il est calme !
L’arrivée de Juliane et d’André les arracha bientôt à leur triste extase. Laurence ne put dominer un mouvement de recul lorsque son frère l’embrassa d’un air gêné, en prononçant quelques paroles vaguement compatissantes. En présence de la douleur qu’il niait, de la mort qu’il eût voulu pouvoir nier aussi, ce grand indifférent, effaré, désemparé, se figeait dans une attitude conventionnelle. Sa figure portait mal le masque de consternation qu’il y avait appliqué à la hâte. Dans cette chambre mortuaire, il avait l’aspect choquant et bizarre d’un être brusquement arraché à son milieu, jeté dans un monde nouveau dont il ne connaît pas les usages, où il évolue avec une circonspection maladroite. Déjà, fatigué de cette contrainte, il songeait au jour très prochain où il lui serait permis d’oublier.
Juliane, au contraire, semblait au désespoir. Elle pleurait, elle pleurait si fort, qu’un moment Laurence en fut touchée, s’étonna de lui trouver plus de cœur et de sensibilité qu’elle ne l’eût supposé. Mais la crainte de la réprobation du monde tourmentait seule la jeune femme. Un suicide dans sa famille n’était point chose avouable, elle se sentait humiliée et déshonorée.
— Oh ! chère, sanglotait-elle naïvement, en attirant sa belle-sœur dans le salon contigu à la chambre du colonel, oh ! chère, quel affreux malheur ! Avez-vous songé à recommander aux bonnes de ne point trop parler, de ne pas prononcer le mot de suicide ? Il faut éviter à tout prix que cela se sache.
Laurence lui tourna le dos, sans même lui répondre. Alors elle rassembla autour d’elle les domestiques, les remercia de leur dévouement, s’appliqua à leur démontrer, contre toute évidence, que la mort du colonel était due à un accident.
Ce fut elle qui remarqua la première l’absence de M. Hecquin. Nul, en effet, n’avait songé à le prévenir. Ursule s’était reposée de ce soin sur Laurence. Celle-ci, dans le bouleversement de sa douleur, avait plus que jamais oublié l’existence de son mari. Juliane, scandalisée de cette infraction au code de la politesse et des convenances familiales, se hâta d’envoyer André boulevard Haussmann. M. Hecquin ne se fit pas attendre. Il accourut, imposant et gourmé comme un maître des cérémonies. En entrant dans la chambre du mort, il fit avec ostentation un grand signe de croix. Ses longues jambes fléchirent, comme sous l’impulsion d’un ressort. Il s’agenouilla, se recueillit un instant. Puis, apercevant sa femme, prostrée au pied du lit, il alla vers elle, l’embrassa et murmura d’une voix étouffée, dont les intonations restaient savantes :
— Il était votre père, mon enfant, je l’aimais, par voie de conséquences, inéluctablement.
Il embrassa également Ursule et Juliane. Après quoi, satisfait de lui, certain d’avoir parfaitement accompli son devoir, il s’absorba dans ses pensées. Nul ne pouvait deviner, en étudiant sa figure rigide, s’il méditait tristement sur la mort ou si, déjà, oubliant le spectacle qu’il avait sous les yeux, il débrouillait en esprit quelque affaire compliquée, ou cherchait à prévoir les prochains cours de la Bourse.
A midi enfin, M. Hecquin, Juliane et André, épuisés de tant d’émotions, descendirent dans un restaurant voisin. Peu après, arriva le colonel Arêle, prévenu par dépêche. Sa présence fut pour Laurence une consolation. Lui du moins ne cherchait pas à adopter une attitude, et nul ne pouvait suspecter la sincérité de sa douleur. Ami incomparable, il avait perdu son ami ; chrétien, il tremblait sur le sort d’une âme qu’il savait si mal préparée à paraître devant son juge. Pour la première fois, ce grand résigné parut perdre tout courage lorsqu’il apprit que Dacellier s’était donné la mort. Il plia, il chancela sous cette croix trop lourde. Son regard clair et doux s’obscurcit, sa tête s’abaissa sur sa poitrine. Ses mains se joignirent dans un geste de détresse, refusant ce malheur sans remède et sans consolation. Touchée d’un chagrin si poignant, Laurence répéta alors à son vieil ami son dernier entretien avec son père, et la promesse qu’elle lui avait arrachée. Il l’écoutait attentivement et, peu à peu, retrouvait l’espérance.
— Dieu soit béni ! dit-il enfin en regardant avec tendresse le visage du mort, nous qui le connaissions, nous savons que lui, l’honneur même, ne pouvait renier un serment. Sa volonté ni sa raison n’ont eu aucune part à l’acte qu’il a commis, sans doute, dans un moment d’égarement, dans un de ces accès où il n’était plus maître de lui. L’Eglise ne lui refusera pas la sépulture religieuse, le crime du suicide ne pèse pas sur son âme.
— Ah ! gémit Ursule avec ferveur, ni ce crime, ni aucune faute. Il a trop durement souffert pour n’être pas dès maintenant pardonné.
Le colonel Arêle, plus éclairé, plus strict, hocha la tête en soupirant.
— Il convient de beaucoup prier, dit-il simplement.
Et, se tournant vers Laurence, il ajouta, avec un accent d’irrésistible supplication :
— Ne voulez-vous point le faire avec moi, chère enfant ?
Elle refusa d’un signe doux et inflexible. Jamais la religion ne lui avait paru moins consolante, plus amère. Elle était convaincue, comme son vieil ami, de l’irresponsabilité absolue de son père au moment du suicide. Mais, tout de même, il était mort sans sacrement, sans réconciliation, après des années de révolte. Selon le dogme catholique, son âme, sauvée peut-être au dernier moment par un acte d’amour, ne pouvait cependant entrer au ciel sans une longue expiation. Cette loi si dure épouvantait la jeune femme. Elle préférait croire qu’un Dieu sans exigence accueillait au delà de la mort les esprits délivrés sans leur demander aucun compte, et qu’il suffisait, pour avoir droit à toute une éternité bienheureuse, d’avoir vécu et cruellement souffert. Pourtant, elle ne vit pas sans émotion le colonel Arêle, s’agenouiller auprès du lit de son ami, avec une expression d’ineffable recueillement. Bientôt, attirée comme par un charme tout-puissant, elle prit place à ses côtés, s’appuya contre son épaule. Il l’entoura de ses bras. Et, tandis qu’il priait, subjuguée par une paix plus forte que sa douleur même, elle se reposait doucement contre ce cœur fidèle.