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La vivante paix

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II

Allons, allons, c’était bien le traître le plus caché, le plus abrité qui vécût jamais.

Shakespeare.

— Allons, il faudra que je prenne peu à peu l’habitude de la pauvreté, songeait Laurence, le lendemain, en considérant le plateau d’argent que sa femme de chambre venait de poser sur la table et que, tout de suite, elle résolut de vendre.

Elle savoura son thé avec un plaisir mêlé de regrets, car, n’ayant aucune idée exacte de la valeur des choses, elle s’imaginait qu’il lui faudrait bientôt renoncer à ce breuvage, probablement trop dispendieux. La perspective de ce sacrifice n’ébranla pas sa fermeté. Pour s’exercer à l’ascétisme, elle ne but même que deux tasses au lieu de trois.

Son déjeuner fini, elle se leva et s’habilla en hâte, car elle attendait André qui vint la chercher de bonne heure pour la conduire chez son avocat : Me Minne.

Celui-ci, depuis la veille, avait obtenu de nouveaux renseignements sur la situation de M. Hecquin. Il apprit à Laurence que son passif dépassait six millions. L’actif semblait nul et les créanciers ne recevraient probablement aucun dédommagement.

— Il paraît évident, ajouta Me Minne, que M. Hecquin a pu gagner l’étranger, puisqu’il reste introuvable. De cela seulement, madame, vous pouvez vous réjouir. Car les fautes qu’il a commises relèvent de la cour d’assises et l’enverraient au bagne s’il venait à être arrêté.

Malgré cette assertion, Laurence s’abstint encore de condamner son mari, tant il lui semblait lâche d’accabler un être tombé dans un tel déshonneur. Elle murmura tristement :

— Mais enfin, maître, que s’est-il passé ? Expliquez-moi comment cet homme honnête, bon et droit, dont la vie jusqu’alors obéissait aux plus sévères principes, a pu, en quelques mois, devenir cet escroc sans scrupule, tromper, dépouiller ses clients, moi-même, et garder devant tous cet air tranquille qui ne laissait rien deviner ?

Me Minne considéra sa cliente avec une pitié un peu railleuse :

— Il n’y a qu’une chose, dit-il, vraiment inexplicable, fabuleuse, c’est que vous, votre frère et tant d’autres, vous ignoriez si absolument le passé de M. Hecquin, quand un jour m’a suffi pour le connaître.

Et l’avocat raconta une longue histoire. Elle commençait d’une façon toute simple. Fils d’un huissier de Nancy, M. Hecquin offrit dans sa jeunesse l’exemple de toutes les vertus. Rangé, économe, travailleur, il fit à Paris de sérieuses études de droit et entra comme représentant dans une grande maison d’assurances. Au cours d’une tournée d’inspection en province, il sut plaire à la fille unique d’un gros commerçant de Lille et l’épousa. La dot de sa femme, l’héritage de ses parents, qui moururent peu après son mariage, lui constituaient une fortune suffisante. Il quitta sa maison d’assurances, fonda un journal financier et se jeta dans la spéculation. Doué d’un esprit rusé, audacieux, mais borné, il n’avait en aucune façon le génie des affaires. Ses succès furent toujours éphémères et suivis de revers. Mais il eut l’adresse de se faire adorer de sa femme dont l’attachement le sauva. Les parents de cette malheureuse, ne pouvant la décider au divorce, et toujours désarmés par ses larmes, payèrent inlassablement les dettes de leur gendre, réparèrent ses fautes, jusqu’au jour où Mme Hecquin mourut de chagrin, en laissant à sa famille la charge d’élever son fils.

Ruiné, abandonné de ceux qui l’avaient soutenu jusqu’alors, M. Hecquin ne perdit pas courage. Par un coup de chance inouï, il réussit à capter la confiance de la baronne Tershau, veuve du richissime banquier juif. Il devint son intendant, reçut la direction de toutes ses affaires et, n’ayant à redouter aucun contrôle, puisa sans scrupule dans cette immense fortune pour satisfaire sa passion du jeu. Après dix ans d’aveuglement, la baronne, avertie par des délations de plus en plus nombreuses, de plus en plus précises, s’aperçut enfin que son précieux intendant lui avait volé plus d’un million. Désarmée par les supplications du misérable, elle n’eut pas le courage de le livrer à la justice et se contenta de le renvoyer. Le fils de M. Hecquin, qui venait de se marier, connut les causes de cette rupture. C’est alors qu’indigné de l’improbité de son père et redoutant une catastrophe plus irréparable, il voulut lui faire donner un conseil judiciaire. De là datait l’inimitié des deux hommes. M. Hecquin se défendit avec une telle adresse qu’il parvint à faire débouter son fils de sa demande et conserva toute sa liberté d’action. Peu après, il retrouva de nouvelles dupes. Il put fonder sa maison de banque, connut des périodes de succès éclatants, suivies de revers non moins complets. Trois ans auparavant, il traversait une terrible crise et, dans tous les milieux financiers, on le considérait comme un homme perdu, lorsqu’on apprit avec stupeur qu’il allait épouser une jeune fille appartenant à une famille parfaitement honorable, pourvue d’une fortune solide. Cette nouvelle remonta son crédit. Il reparut à la Bourse, mais ce ne fut qu’un an après son mariage qu’il se remit à tenter de grosses spéculations.

— Naturellement, s’écria Laurence, en interrompant Me Minne, cette rentrée en scène coïncide avec le moment où, après la mort de mon père, il m’arracha une procuration générale qui lui laissait la libre disposition de ma fortune.

Elle comprenait enfin pourquoi M. Hecquin l’avait recherchée, sans se laisser rebuter, ni par la défiance non dissimulée de son père, ni par son indifférence, ni par le contrat injurieux qu’on lui avait imposé. Elle s’expliquait aussi l’attitude de cet époux débonnaire, lorsqu’elle avait refusé et à jamais d’être sa femme. Pour accepter tant d’affronts et d’humiliations, il fallait que le plus lâche amour ou la plus sombre cupidité eût étouffé en lui tout orgueil, toute dignité même. Laurence, qui s’était étonnée parfois de cette patience surhumaine, faute de pouvoir soupçonner la duplicité de son mari, avait admis l’hypothèse du fol amour. Cette chimère lui parut tout à coup si fabuleuse, si burlesque, qu’elle ne put s’empêcher de rire. Me Minne et André se regardèrent, effarés de la voir accepter si gaîment sa tragique mésaventure.

— Allons, déclara-t-elle paisiblement sans remarquer leur surprise, je ne me croyais pas encore si parfaitement stupide et je me suis laissée vraiment jouer comme une enfant. Mais tant mieux, tout est bien ainsi.

La découverte qu’elle venait de faire lui causait en effet une véritable satisfaction. La conduite de M. Hecquin, ses forfaits prémédités, justifiaient enfin l’instinctive aversion qu’il lui inspirait et qu’elle s’était tant de fois reprochée. Le masque bienveillant que ce mystérieux personnage avait si longtemps porté devant elle venait de tomber, découvrant la face répulsive de l’hypocrite sans pitié ni remords. Mais du moins, maintenant, elle pouvait sans lâcheté le renier, séparer sa cause de la sienne. Quelle que fût à présent la destinée de cet homme, elle était envers lui libre de toute dette, affranchie de tout scrupule.

En rentrant chez elle, Laurence trouva une lettre qui portait le timbre de Paris et dont l’adresse, tracée par une main étrangère, ne lui rappelait rien. Comme elle l’ouvrait distraitement, elle reconnut avec stupeur sur les feuillets qui s’en échappèrent l’écriture régulière et serrée de M. Hecquin.

La lettre, datée de l’avant-veille, commençait par une formule de mélodrame :

« Quand vous recevrez ces lignes, tout sera fini pour moi, je paierai ma dette à la société ou si, comme je puis encore l’espérer, mon fils, pour sauver l’honneur de son nom, veut bien m’avancer quelque argent et favoriser ma fuite, je mangerai seul, à jamais, l’amer pain de l’exil. »

A cet exorde succédait un long plaidoyer dans lequel M. Hecquin rejetait pompeusement la responsabilité de ses fautes sur les hommes, sur les événements, sur la fatalité. Il implorait cependant en quelques phrases rapides le pardon de sa femme. Puis, cette formalité remplie, tout aussitôt, redressant la tête, il prenait un ton venimeux, accusateur et presque triomphant :

« Si quelque chose pouvait adoucir, écrivait-il, l’amertume de mes remords à votre endroit, c’est la certitude où je suis que, même si vous ne m’aviez pas épousé, vous n’auriez pu conserver votre fortune. Votre prodigalité, votre ignorance absolue de la valeur de l’argent vous eussent de toutes façons conduite à la ruine où vient de vous entraîner ma mauvaise chance. Peut-être puis-je espérer que ce désastre aura sur vous une influence heureuse, corrigera, il en est temps, votre effrayante légèreté. Vous comprendrez enfin que le but de la vie n’est point de lire des vers avec des jeunes gens, de fumer des cigarettes ou d’écrire toute la nuit vos rêveries de jeune névrosée. Cette existence scandaleuse et déréglée va finir. Vous reconnaîtrez peu à peu la nécessité de l’économie, le mérite du travail et peut-être, un jour, penserez-vous sans trop d’amertume au malheureux qui vous aura appris, durement il est vrai, la sagesse. »

Laurence, abasourdie, croyait rêver. C’était vraiment le monde renversé. Le voleur reprochait à sa victime ses dépenses. Le malfaiteur se posait en pontife, en apôtre de la vertu. Plus elle relisait cette lettre insolente, plus elle y discernait l’accent de la vengeance. Et soudain, elle comprit toute la vérité : M. Hecquin la haïssait.

Ah ! sans doute, elle avait été pour lui une dupe naïve et facile à tromper. Pourtant, contraint par prudence d’accepter le contrat imposé par le colonel Dacellier, il avait dû attendre plus d’un an, au milieu des plus vives angoisses, la fortune convoitée. Pour capter sa confiance, il s’était plié au plus patient esclavage, respectant toutes ses volontés, approuvant servilement tous ses caprices. Il ne pouvait lui pardonner ces longs retards, ces humiliations. Mais il la détestait surtout à cause de ses dépenses, à cause de cet argent si précieux qu’elle lui reprenait par lambeaux et employait à ses plaisirs. Que de fois, à la veille d’une échéance difficile, n’avait-il pas dû la maudire lorsque, lui montrant son tiroir vide, elle réclamait pour le lendemain une somme importante, s’étonnant qu’il la lui fît toujours attendre. Et la jeune femme se rappelait avec un frisson d’épouvante certains regards que parfois il attachait sur elle quand il lui remettait enfin une liasse de billets de banque, regards mornes, presque vitreux, qui s’efforçaient de ne rien exprimer, où couvaient cependant, elle s’en rendait compte à présent, une inexorable rancune et, peut-être, le désir aveugle du meurtre. Mais comme elle repassait ainsi, en frémissant d’une terreur rétrospective, sa vie commune avec ce monstre, on annonça Mme Heller.

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