La vivante paix
VI
Pas un d’entre eux ne fait le bien, pas un seul.
Ps. XIII.
Douran, cependant, n’oubliait pas. Dans les premiers transports de sa colère, cédant à des instincts simples et primitifs, il avait un moment souhaité de tuer son adversaire. Maintenant, il se rendait compte que cette mort n’eût point assouvi sa haine. Une vengeance plus raffinée, plus complète, s’offrait à lui. Le sort lui avait livré plus que la vie : l’honneur même de son ennemi. Il pouvait faire de cet être, si fier et jusqu’alors inattaquable, un objet de pitié et de dérision. Sa défaite apparente était une victoire, sa blessure même le servait, lui donnait l’attitude et l’autorité d’une victime. Orgueilleux jusqu’à la folie, Douran supportait difficilement le mépris de ses semblables. Il souffrait encore de la désapprobation unanime qu’avaient soulevée ses propos imprudents, lors de sa discussion avec Paul Dacellier. Quelle revanche, s’il pouvait convaincre ses auditeurs qu’ils avaient applaudi les paroles d’un fou, les utopies d’un cerveau en délire !
Au premier ami qui vint le voir, il raconta sous le sceau du secret toutes les péripéties du duel, affectant la plus grande pitié pour son adversaire.
— Par Dieu, mon cher, ne parlez à personne de cet accident si pénible, dit-il en terminant. Ce pauvre Dacellier ! cela pourrait lui nuire. Il m’a fait peur, je l’avoue, son aspect était effrayant. Heller, fort compétent sans doute en ces matières, nous a déclaré qu’il s’agissait seulement d’une insolation. Au mois d’avril… à dix heures du matin !… n’importe, je veux bien, je ne demande pas mieux, mais au fond, vous savez !…
Il frappa plusieurs fois son front de son index dans un geste éloquent. Son interlocuteur le comprit aisément. Il promit de se taire. Mais, dès le lendemain, une dizaine de personnes bien renseignées allaient colporter de salon en salon une nouvelle sensationnelle : Dacellier avait eu sur le terrain un accès de folie furieuse, et son internement dans une maison de santé devenait une nécessité.
Douran avait à Fontainebleau beaucoup d’obligés, de séides, aveuglément attachés à sa fortune. Ils affluèrent chez lui. Adoptant servilement l’attitude de leur protecteur, ils affectaient de plaindre Dacellier : « C’était un officier de grande valeur, un homme loyal auquel on pardonnait volontiers sa rudesse. Comment expliquer cet accès de folie ? Jusqu’alors il avait paru fort sain d’esprit. »
Douran hochait la tête. Oui, sans doute. Pourquoi cependant vivait-il si seul et sans amis ? Pourquoi sa fille imitait-elle si jalousement sa réserve ? Nul n’avait jamais pénétré dans l’intimité de cette maison mystérieuse. Les domestiques n’y séjournaient pas longtemps, s’en échappaient comme d’un enfer, terrifiés par l’extraordinaire violence du maître. Quiconque causait avec lui remarquait vite, au reste, l’exaltation de ses idées, son irritabilité anormale. Il ne pouvait souffrir la contradiction. C’est pourquoi il l’avait provoqué, lui, Douran, d’une façon si brutale et si inattendue.
Alors le bon apôtre s’excusait. Il avouait qu’il connaissait depuis longtemps le déséquilibre mental de Dacellier. Il avait eu grand tort de ne pas lui céder. Pourquoi discuter avec un malade qui ne savait répondre aux arguments les plus sensés que par des injures inqualifiables ?
Ces propos recueillis, répétés, commentés par des courtisans dociles, émurent l’opinion publique en faveur de Douran. Il passa pour la victime innocente d’un fou dangereux. Dacellier, qui le détestait depuis longtemps, l’avait insulté lâchement sans aucun motif sérieux. Bientôt on affirma que ce forcené, violant toutes les lois du duel, sans attendre aucun signal, avait déchargé entièrement son pistolet sur son adversaire, en avançant sur lui jusqu’à le toucher. Douran lui-même et les quatre témoins de la rencontre démentaient énergiquement cette version. Nul ne voulut les écouter. On admira leur magnanimité. Ils altéraient la vérité par esprit de corps, par pitié pour un camarade malheureux qu’un mot de leur bouche pouvait déshonorer. Mais leur compassion n’était-elle point criminelle ? Voici que Dacellier avait repris son service, on le voyait passer calme et correct dans les rues. Un nouvel accès de folie n’était-il pas à craindre ? Qui en serait maintenant la victime ? Ne vaudrait-il pas mieux destituer et enfermer cet homme considéré à juste titre comme un danger public ?
Tandis que la calomnie, la haine préparaient ainsi sa ruine, le colonel demeurait tranquille, dans une ignorance absolue et pleine de sécurité. S’il eût connu, au reste, les manœuvres de son ennemi, il n’eût point daigné se défendre. Ce grand cœur chimérique était inaccessible à la crainte et se croyait invulnérable, parce qu’il se savait sans reproche.
Pas plus que son père, Laurence ne pouvait discerner les premiers symptômes de l’orage qui grondait au dehors, si loin de sa retraite. Après avoir traversé les pires angoisses, elle subissait la réaction bienheureuse qui suit la cessation brusque d’une souffrance aiguë. Cette délivrance coïncidait avec l’épanouissement du printemps. Toute sa jeunesse se jetait impétueusement vers la joie, pardonnait à la vie, s’agenouillait en extase devant la beauté du monde.
Un matin de mai, elle descendit au jardin pour y cueillir les premiers lilas. Debout auprès du bosquet où ils s’épanouissaient dans une exubérance radieuse, elle choisissait, parmi leurs thyrses, les plus violets. Parfois, pour atteindre une branche trop haute, elle sautait en l’air légèrement. Consul aussitôt, piqué d’émulation, l’imitait, plein de zèle, en jappant frénétiquement. Elle riait de ses bonds prodigieux et, avec une allégresse enfantine, l’excitait contre la fleur inaccessible. Il était onze heures du matin. Paul Dacellier ne rentrait jamais de son école avant midi. Ursule était partie la veille pour Paris, chargée d’une foule d’achats importants. Laurence, sans contrainte, sans inquiétude, goûtait pleinement sa liberté. Une surprise heureuse vint accroître sa joie, des pas crièrent sur le gravier. Elle se retourna et vit venir à elle sa femme de chambre, précédant un visiteur inattendu, le lieutenant-colonel Arêle.
C’était l’unique ami de Paul Dacellier et son compatriote. Nés tous deux à Sedan, ils avaient, enfants, joué aux mêmes jeux, connu les mêmes visages, exploré le même pays, grandi dans le même décor, avant d’être unis plus intimement encore par un commun amour de la patrie et par des études semblables. Sorti de Polytechnique en même temps que Dacellier, Arêle, mathématicien et technicien remarquable, mais desservi par son cléricalisme, avait toute sa vie végété dans des postes obscurs. Il dirigeait à cette époque la poudrerie de Morgins, à une heure de Paris, et comptait y rester jusqu’à sa retraite, ayant peu d’espoir de passer jamais général. Mais il acceptait sans révolte cette injustice. Arêle avait trois fils. Les deux aînés, depuis dix ans, avaient quitté le monde pour entrer en religion chez les Jésuites ; le troisième était officier d’infanterie. A plusieurs reprises, Laurence, invitée avec son père chez le colonel, avait étudié de près sa vie toute pure. Levé à cinq heures du matin, il assistait chaque jour à la première messe où il communiait ; puis, aussitôt après, il visitait ses pauvres, s’informait de leurs besoins, leur distribuait ses aumônes. Mme Arêle, délicate de santé, ne quittait guère sa chambre que pour se rendre à l’église. Elle ne renonçait pas pour cela à exercer la charité. Et c’était tout le jour autour de sa chaise longue un défilé constant d’affligés qui venaient réclamer ses conseils, son aide, ses consolations, et dont elle savait toujours alléger la misère. Ces deux êtres vivaient dans une union parfaite, ayant le même but, les mêmes convictions, la même foi. Ils faisaient le bien sans ostentation, avec un empressement aimable, une simplicité radieuse. Laurence ne songeait jamais à la paix de cet intérieur sans un étonnement désolé, une nostalgie poignante. Paul Dacellier, qui savait comme elle admirer tout ce qui est grand, vénérait Arêle. Arêle avait pour lui cet admirable amour chrétien qui surpasse tout autre amour parce qu’il s’adresse uniquement à l’âme, n’admet aucune séparation, aucune rupture, aucun oubli, franchit indifférent l’abîme de la mort et ne voit dans l’amitié la plus belle que le commencement et l’ébauche d’une éternelle amitié. Ce croyant, enivré des pures délices de la religion, comprenait mieux que personne la douleur de ceux qui n’ont point trouvé la vérité. L’incrédulité de son ami le navrait. Il le plaignait si profondément qu’il eût presque consenti à perdre sa foi pour la lui donner ; et, dans ses prières, il ne cessait de solliciter le secours de la grâce pour ce pauvre cœur si triste et si troublé.
Bien que le colonel Arêle ne fût jamais venu à l’improviste à Fontainebleau, son arrivée n’éveilla chez Laurence ni soupçons, ni inquiétude. Tous les événements de la vie avaient ce matin-là pour elle les couleurs roses et bleues du jour.
Elle embrassa gaiement son vieil ami et, pendant qu’il la félicitait de sa bonne mine, elle le considérait avec une complaisance attendrie. Elle le trouvait charmant, malgré sa laideur. Grand, très fort, les épaules larges, l’encolure courte et massive, le teint coloré, les traits lourds, il plaisait cependant par son sourire plein de bonté, par la limpidité de son regard bleu, candide comme celui d’un enfant. L’âme toute pure resplendissait à travers la rude enveloppe. On sentait que la vie avait passé sur cet homme sans lui imprimer aucune flétrissure. Il gardait, en dépit de l’âge, une jeunesse étrange, la jeunesse éternelle de l’être que les passions n’ont jamais souillé.
Pourtant, il n’avait pas ce matin sa sérénité coutumière. Tandis que Laurence l’entraînait dans la grande allée qui tournait autour du jardin rond, il écoutait en silence son joyeux bavardage, évitant de la regarder. Car il était venu dans cette maison comme un messager de malheur. En l’absence d’Ursule, il allait être obligé d’annoncer, à cette enfant qu’il aimait, de pénibles nouvelles, et il hésitait, navré du mal qu’il allait faire.
Laurence ne remarquait pas le trouble de son vieil ami. Elle lui désignait au passage les fleurs fraîchement écloses, lui faisait admirer la parure du jardin. Bientôt, elle parla de son père, de la terrible crise dont il avait souffert après le duel avec Douran. Ce souvenir, même aujourd’hui, lui semblait doux, lui permettait de mieux goûter sa sécurité présente. Serrant contre sa poitrine les lilas qu’elle venait de cueillir et qui, chauffés par le soleil, mais humides encore de rosée, avaient la fraîche tiédeur d’un corps vivant, elle répétait avec un accent de délivrance :
— Enfin, c’est fini tout cela. Quel bonheur !
Le temps passait. Dacellier pouvait rentrer d’un instant à l’autre. Le colonel Arêle se décida :
— Non, mon enfant, dit-il avec une infinie pitié, non, hélas ! ce n’est pas fini.
Elle comprit tout de suite, laissa tomber les fleurs qu’elle tenait et se dépouilla en même temps de toute sa joie. Elle ferma les yeux pour ne plus voir l’odieuse lumière qui l’avait séduite et trompée. Le colonel devina que, pour cette nature violente, l’attente du malheur était plus pénible que le malheur lui-même. Il se hâta d’expliquer le motif de sa visite et le danger qui menaçait son ami.
Douran, en effet, avait réussi plus vite et plus complètement qu’il ne l’espérait dans son œuvre, ayant trouvé partout des alliés inattendus, prêts à servir sa rancune. Son adversaire, en effet, comme toutes les natures excessives, n’inspirait que des sentiments extrêmes, respect fanatique ou exécration. Dans les affaires de son service, il parvenait à dominer par amour du devoir l’irritabilité de son caractère. Il était sévère, mais équitable, sachant discerner du premier regard toute aptitude définie, toute supériorité, toute grandeur. Pourtant sa parole franche et rude lui avait suscité d’innombrables ennemis. Et tandis qu’il décourageait par sa froideur distante les dévouements, il avivait sans cesse les haines dont il était l’objet. Plusieurs officiers placés sous ses ordres, légers, paresseux, incapables et comme tels souvent en butte à ses duretés, ne souffraient qu’avec peine sa domination et le détestaient mortellement. Leurs éternelles récriminations prirent soudain une importance considérable. On leur donna raison. L’inflexible justice du chef, conscient de sa responsabilité, fut appelée rigueur d’insensé ; sa fermeté, despotisme inacceptable. Ses ordres parurent incohérents, stupides. Des plaintes parvinrent au ministère de la Guerre. Douran, très lié avec plusieurs députés influents, les appuyait, répétait inlassablement qu’on ne pouvait laisser un commandement important à un homme dont les accès de folie, constatés par plusieurs témoins, mettaient journellement en péril la vie de ses semblables. Son insistance avait obtenu gain de cause. Le colonel Arêle venait d’apprendre que la destitution de Dacellier n’était plus qu’une question de jours.
Bien que son vieil ami n’eût point voulu lui dire toute la vérité, Laurence devina facilement que son père passait pour fou. Elle comprit pourquoi, bien qu’il fût guéri depuis un mois, Lucie Jaffin persistait à lui demander de ses nouvelles. Elle se rappela mille paroles empoisonnées dont le sens lui avait échappé. Et elle se mit à trembler de tous ses membres, secouée par le déchaînement d’une indignation furieuse.
— Ah ! les lâches ! sanglotait-elle, les lâches ! Qu’est-ce que mon père leur a fait ? Un être si droit, si noble ! Comme il souffrait d’avoir blessé Douran, comme il s’est inquiété de lui ! Et pourtant… oh ! mon Dieu, je voudrais, moi, qu’il l’eût tué. Mais un homme qui vit à l’écart de tout, avec un rêve sublime dans le cœur, c’est un fou, un malfaiteur, un danger pour la société ! Il faut le déshonorer, briser sa carrière, paralyser à jamais son activité. De telles injustices sont possibles ! Je ne le savais pas ! non, je ne le savais pas encore !
Le colonel Arêle laissa passer cet ouragan.
— Hélas ! mon enfant, murmura-t-il, l’injustice du monde est sans bornes et je comprends qu’elle vous révolte. Si nous voulons la supporter, il faut songer à la grande victime. Ah ! si c’était notre frère, notre père qui fût traîné aujourd’hui devant nous, au milieu des huées, jusqu’au calvaire, quel ne serait pas notre désespoir ! Jésus était plus que notre père et notre frère, plus noble, meilleur que la plus intègre des créatures, pourtant nous l’avons tous trahi et crucifié. Voilà la grande injustice, voilà le grand forfait.
Au plus fort de sa révolte, Laurence fut irrésistiblement touchée par ces paroles prononcées avec tant d’émotion. Elle admira ce pur chrétien dont elle ne pouvait suspecter la bonté, mais qui, maintenant toujours son âme en extase au pied de la croix, considérait la douleur avec un si tranquille amour. Un instant elle voulut l’imiter, tenta de formuler dans son cœur une prière. Elle n’avait point l’habitude de la discipline catholique, et cet élan vers la paix s’acheva dans un nouvel accès de désespoir.
— Je ne peux pas accepter, gémit-elle. Je sais bien que mon père ne pourra supporter cela. Son école !… il l’aime plus que sa vie, nul poste ne lui a jamais été plus cher. S’il en est chassé de cette façon brutale, ignominieuse, il en mourra, il se tuera peut-être.
Arêle tressaillit, atteint cette fois jusqu’au fond du cœur. Connaissant la nature violente et sombre de Dacellier, il le savait capable d’accomplir cet acte désespéré qui les eût séparés pour toujours. Alors il exposa brièvement à Laurence le plan qu’il avait formé pour sauver son ami. En faisant agir toutes les influences dont il pouvait disposer, il espérait neutraliser quelque temps encore les intrigues de Douran et retarder son triomphe. Mais il fallait que Dacellier, prévenant la mesure de rigueur qui devait le frapper, demandât, le plus tôt possible, un congé d’un an et quittât Fontainebleau. Le scandale qu’avait causé son accident s’oublierait peu à peu. Plus tard, il reprendrait un commandement dans une garnison nouvelle où la haine de ses ennemis ne le poursuivait pas. Le plus difficile était d’obtenir que ce chef, si passionnément épris de son métier, se résignât temporairement à l’inaction. Seul, le professeur Noveu possédait assez d’influence sur son malade pour pouvoir exiger de lui un tel sacrifice. S’il imposait à Dacellier un repos momentané, le colonel qui se soignait par devoir, par amour pour sa patrie qu’il voulait servir le plus longtemps possible, se soumettrait, sans doute. Laurence adopta tout de suite ce plan si sage. En l’absence d’Ursule, elle promit d’écrire dans l’après-midi au professeur pour lui expliquer le service qu’on attendait de lui et le supplier de sauver, par un mensonge nécessaire, l’honneur et peut-être la vie de son malade. Le colonel Arêle emporterait la lettre et la remettrait en mains propres au docteur. Ils achevaient de se concerter lorsque midi sonna. Laurence s’enfuit pour rafraîchir dans l’eau son visage altéré par les larmes.
Durant le déjeuner, elle ne put prendre aucune nourriture. Son père cependant ne s’en aperçut pas. Il ne songeait pas à l’observer, tout heureux de revoir le seul ami qu’il possédât sur terre, le seul être avec lequel il pût causer de tout ce qu’il aimait. Arêle lui communiqua une lettre de son fils cadet, où le jeune officier, qui venait d’être envoyé au Maroc, racontait son premier combat. Ces pages, toutes vibrantes de patriotisme et d’ardeur guerrière, enthousiasmèrent Dacellier.
— Ah ! le gaillard ! s’exclamait-il, parcourant encore du regard la lettre qu’il venait de lire à haute voix, quelle fougue, quel entrain, quelle bravoure jeune et simple ! Ah ! si seulement André lui ressemblait… Peu importe ! Que ce soit ton fils, Arêle, ou le mien, c’est toujours un fils de France. La génération nouvelle n’est donc pas si corrompue, si efféminée qu’on veut bien nous le dire. Il y a encore des êtres qui ne craignent ni le danger, ni la souffrance et qui savent vivre sans foyer, sans femme, sans luxe, sans plaisirs, libres de toutes chaînes. Bon sang ! ceux-là n’ont pas voulu faire du commerce, ni s’enrichir en vendant du beurre ou du savon. Ils ont f… le camp, loin, bien loin, ces sages, afin de nous conquérir des territoires nouveaux, et des richesses dont ils ne profiteront jamais. Ce sont ces enfants, ces héros qui reviendront un jour lutter sur nos vieux champs de bataille et qui nous rendront la victoire.
Il exultait et Laurence regardait avec un amour infini ce visage habituellement si sombre, mais transfiguré aujourd’hui par une espérance radieuse. Elle eût donné sa vie pour prolonger cette joie précaire et pourtant elle souhaitait de la voir finir, tant la sécurité absolue de son père lui semblait dangereuse. Sa consternation s’accrut lorsque Dacellier, influencé par les impressions heureuses qui venaient de ravir son âme, affirma qu’il se trouvait depuis quelque temps mieux portant et parla de sa guérison comme d’une chose à peu près acquise. La jeune fille, effrayée de cet optimisme, se demandait avec angoisse combien il lui faudrait de jours pour décider son père à aller à Paris consulter le docteur Noveu. Satisfait de l’amélioration de sa santé, il pouvait retarder indéfiniment cette démarche si nécessaire. Arêle, tout en causant, devinait l’angoisse de Laurence. Il voulut essayer de lui venir en aide, se plaignit affectueusement de voir si peu son ami. Et voici que celui-ci répondit le plus simplement du monde :
— Nous pourrons prendre rendez-vous à Paris pour la semaine prochaine, car je compte aller consulter Noveu jeudi. Je ne l’ai pas revu depuis cette insolation qui m’a rendu si malade, et bien que je sois tout à fait remis, je veux avoir son avis sur cet accident qui me paraît tenir à d’autres causes qu’à la chaleur d’une matinée d’avril. Donc, si tu veux, jeudi, nous déjeunerons ensemble.
Etourdie de ce dénouement si prompt, Laurence eut un soupir de délivrance. L’avenir lui parut moins noir qu’elle ne l’avait imaginé, puisque déjà son père avait fixé de lui-même la date du voyage auquel elle ne savait comment le décider. Elle vit dans cet incident favorable une preuve que la Providence ne l’abandonnerait pas et reprit confiance.
Cette accalmie cessa lorsque, remontée dans sa chambre, elle prépara sa lettre au professeur Noveu. Elle croyait écrire l’arrêt qui condamnait son père à mort. Chaque mot lui arrachait de nouvelles larmes. Elle achevait cette tâche cruelle lorsque le colonel Arêle vint lui faire ses adieux. Il relut sa lettre, l’approuva, la glissa dans son portefeuille.
— Je la remettrai dès demain au docteur Noveu, dit-il. Courage mon enfant, notre plan est bon.
— Peut-être, murmura-t-elle amèrement, et pourtant il doit briser ce cœur que nous voulons sauver. Ah ! colonel, que c’est dur, jamais de repos dans ma vie, chaque jour un nouveau coup, une nouvelle douleur, toujours souffrir et toujours voir souffrir !
Elle fixait sur son vieil ami des yeux secs où brûlait une douleur enragée, sans espoir, dont la violence épouvanta ce doux chrétien. Mais il possédait en lui cette force, cette paix suprême qui peut calmer jusqu’aux vents déchaînés, jusqu’à la mer furieuse.
— Sachez-le pourtant, ma pauvre petite, dit-il avec une autorité souveraine, il n’y a qu’un malheur ici-bas : c’est la privation de Dieu !
Il venait de toucher avec un instinct sûr une plaie secrète et profonde dont Laurence, sans le savoir, souffrait depuis longtemps. Elle tressaillit sous ce coup qui lui révélait sa blessure et comprit pour la première fois la cause réelle de son infortune. Si son foyer lui semblait si désert, si triste, c’était bien en effet parce que Dieu n’y avait pas de place. Appuyé sur la croix, son père eût trouvé un remède à toutes ses douleurs. C’est en vain qu’elle cherchait pour lui des secours humains, sa tendresse même restait vaine et stérile. Mais elle l’eût guéri si, possédant la foi du colonel Arêle, elle eût pu la donner à ce grand affligé. Toute son âme, brusquement, éclairée, humiliée jusqu’à la mort, reconnut son infirmité. Elle se jeta dans les bras de son vieil ami et murmura vaincue, avouant sa détresse :
— Aidez-moi, colonel, priez pour moi ! priez pour lui !