La vivante paix
IV
— Qu’est cette chose que l’on dit des hommes, aimer ?
— La chose la plus douce, ô ma fille, et la même chose à la fois pleine de peines.
Euripide.
Si cruel qu’il soit de sa nature, l’amour, lorsqu’il commence à régner dans une âme, a toujours quelque douceur. Il fut tout d’abord pour Laurence un asile et un bouclier. Sans le secours inattendu qu’il lui prêta, peut-être n’eût-elle jamais pu supporter le déprimant et quotidien supplice auquel elle fut soumise. En effet, M. Hecquin maintenant était à l’abri des poursuites, les journaux déjà s’occupaient d’autres scandales. Mais les créanciers ne se résignaient pas à ce silence, à cet oubli. Ils éprouvaient un besoin affolé d’agir, d’apprendre chaque jour une nouvelle quelconque, de se dépenser en démarches afin de se dissimuler leur impuissance. Las d’errer vainement autour des bureaux de M. Hecquin, ils accouraient bientôt à son domicile, et, reportant sur sa femme leur haine impuissante, ils s’efforçaient de l’effrayer, de l’intimider, mêlant à leurs réclamations l’injure et la menace. De son côté, Mlle Drevain, bien qu’elle fût de toutes les victimes du banquier la moins atteinte et conservât un important immeuble à Paris, rejetait âprement sur Laurence la responsabilité de sa ruine partielle et ne cessait de la lui reprocher aigrement. Mme Heller, désespérant de retrouver ses capitaux, se vendit encore une fois et partit pour Venise avec un Américain, tout croulant de vieillesse, que ses charmes déclinants fascinaient encore. Sa rancune persistait cependant et chaque semaine arrivaient, rue de Vaugirard, des lettres anonymes où se reconnaissait clairement sinon l’écriture, du moins le style de la belle Lætitia.
Soutenue par le souvenir de Cyril, Laurence supportait les affronts les plus amers avec une impassible dignité et parvenait presque à n’en point souffrir.
Une nouvelle épreuve ne tarda pas à la frapper. Ursule, déjà gravement malade d’une phlébite au moment où elle apprit la ruine de sa jeune cousine, fut emportée quelques jours plus tard par une embolie. Laurence pleura très sincèrement celle qui lui avait servi de mère et dont l’affection si tendre avait seule embelli, réchauffé sa jeunesse. Mais l’amour est un maître despotique et, dans le cœur où il descend, il étouffe toute autre tendresse. Le chagrin de Laurence, quoique grand, ne la détacha pas de la vie, pour elle désormais si pleine et magnifique. Elle connaissait assez Cyril pour savoir que plus elle serait abandonnée, pauvre d’amis, pauvre d’argent, plus elle lui serait chère, et cette certitude l’entraînait à accepter comme un bien l’infortune et la peine. Bien qu’il fût à la recherche d’une situation, il continuait à venir la voir chaque soir, lui rendant par sa présence force et courage. Lorsqu’il n’était pas libre, sa mère le remplaçait. Malgré les épreuves passées, Mme de Clet conservait une jeunesse de caractère qui touchait à l’enfantillage, et sa ruine nouvelle l’affectait peu. Depuis la fuite de M. Hecquin, elle faisait venir son beurre et ses œufs de Bretagne, et l’économie qu’elle réalisait ainsi lui semblait devoir rétablir l’équilibre de son budget. Elle s’inquiétait peu du présent, persuadée qu’un avenir magnifique attendait Cyril. Douée du cœur le plus généreux, elle s’affligeait d’ordinaire du malheur des autres plus que de ses propres soucis et s’apitoyait fort sur le sort de Laurence.
Au reste, les de Clet n’étaient point seuls à l’aimer, à la plaindre. Ses rares amis lui demeuraient fidèles. Edith Albertaud et Gaston Noret, la voyant toujours prostrée sur son divan, oisive, perdue dans l’égarement de l’amour, la crurent anéantie par son malheur, s’efforcèrent de lui épargner les courses, les démarches auxquelles sa situation l’obligeait. Ils lui trouvèrent des acquéreurs pour les meubles dont elle fut obligée de se défaire. Ils firent résilier le bail de la rue Vaneau et lui cherchèrent une demeure.
Laurence, avant tout, désirait rester dans le voisinage immédiat de Cyril, afin qu’il pût venir la voir aussi souvent qu’autrefois. Un appartement qu’Edith avait découvert, rue Vavin, lui plaisait particulièrement, mais il coûtait dix-huit cents francs, prix excessif pour la jeune femme. Sa maison de Sedan venait d’être louée trois mille francs. Elle n’avait retrouvé dans son coffre, au Crédit universel, que quelques titres nominatifs représentant à peu près mille francs de rentes, et elle s’effrayait de devoir consacrer la moitié de son revenu à son loyer. Le colonel Arêle la tira d’embarras, et, comme elle lui exposait ses perplexités :
— Si cet appartement vous convient, n’hésitez pas à l’arrêter, lui dit-il, car il est entendu entre ma femme et moi que c’est nous désormais qui paierons votre loyer.
Laurence voulut refuser. Les Arêle ne possédaient qu’une fortune modeste, le colonel venait d’être mis à la retraite et elle craignait que cette générosité ne les gênât. Son vieil ami parut peiné de ses scrupules. Il invoqua le nom de son père. Elle dut céder à sa tendre insistance et arrêter l’appartement de la rue Vavin.
Elle s’accoutuma sans effort à la médiocrité de sa situation. Sa nouvelle demeure, quoique petite, était commode et claire. Elle possédait plus de tapis et de tentures qu’il n’en fallait pour organiser un intérieur harmonieux, capable de plaire à Cyril. La concierge de la maison s’occupa de son ménage et suffit à assurer son facile service. Matée par la nécessité, elle sut vite équilibrer son budget, mais il lui fallut renoncer à faire imprimer son livre pour lequel Cyril lui chercha vainement un éditeur. Elle continua de travailler, avec l’espoir que son effort, bien qu’ignoré, ne serait pas à jamais inutile. Et, ayant reconnu que le thé et les cigarettes n’étaient point choses très coûteuses, elle trouvait la pauvreté bénigne, acceptable en somme.
Le temps passa, opérant son œuvre apaisante. Elle obtint assez vite la séparation de corps et de biens et reprit son nom de jeune fille. De M. Hecquin, jamais plus elle n’entendit parler. Cette figure sinistre s’effaça de sa vie sans même y laisser un souvenir douloureux : elle l’eut bientôt entièrement oubliée. Les victimes de son mari renoncèrent à la poursuivre de leurs vaines réclamations. Mais au moment même où cessait l’orage qui venait de saccager son existence, l’amour qui l’avait consolée dans toutes ses peines arracha le masque charmant qu’il avait pris pour l’asservir, découvrit son cruel visage et, prudent bourreau, commença d’essayer sur elle ses premiers supplices. Comme elle s’applaudissait d’avoir reconstruit sa vie de façon à ce que le seul être qui lui fût nécessaire ne lui manquât jamais, le sort se plut à tourner en dérision ses plans si sages. Le bail des de Clet rue Notre-Dame-des-Champs prit fin et le propriétaire leur donna congé, car il voulait réparer entièrement sa maison et l’habiter lui-même. Cyril chercha vainement dans Paris un appartement d’un prix modeste, mais assez vaste pourtant pour qu’il pût y faire entrer les beaux meubles anciens dont Mme de Clet, malgré ses revers de fortune, n’avait jamais voulu se séparer. Après quelques hésitations, il décida de se fixer en banlieue et arrêta une maison à Bourg-la-Reine. Ce simple nom, lorsqu’il le prononçait devant Laurence, prenait pour elle les sonorités lointaines de Tokio ou de Calcutta ; elle n’eût point souffert davantage si son ami eût été sur le point de partir au fond de l’Asie ou pour la lune. Parfois, pourtant, sans le savoir, Cyril lui rendait quelque courage en affirmant qu’il viendrait tous les jours à Paris, qu’il la verrait souvent. Mais aux heures mêmes où elle ne redoutait aucun malheur précis, Laurence ne pouvait cesser de trembler, ayant acquis la certitude que son amour n’aurait jamais de fin. En effet, ce qui cause le plus souvent la mort d’une belle passion, c’est tantôt l’insuffisance du cœur qui la ressent, tantôt l’infériorité de celui qui l’inspire. Laurence, connaissant son ardeur, sa constance, se savait capable de nourrir pendant toute une vie la même flamme, et Cyril ne devait jamais lui apporter aucune déception. Elle n’aimait point en lui une vaine illusion, un fantôme créé par son imagination ou l’ombre de l’amour. Cet être parfait et charmant, semblable à elle et pourtant plus grand qu’elle, incarnait les rêves les plus ambitieux de sa jeunesse. Rien ne pourrait le détacher de lui, pas même la douleur, car elle l’avait aimé, sachant qu’il ne l’aimait pas.
Aux tourments que lui causaient l’indifférence de son ami, et la crainte de le perdre, s’ajouta bientôt un mal plus cruel. Elle ne put se défendre d’une impuissante jalousie que Cyril, inconsciemment, ranimait sans cesse. Il lui lisait, en effet, fidèlement tout ce qu’il écrivait. Partout, dans ses poèmes, passait le même visage de femme, retentissait le même cri de désir véhément, inapaisable. Laurence écoutait, toute pâle, ce chant ardent qui ne s’adressait pas à elle. Cette torture si fine, si aiguë, peu à peu l’enivrait. Avide de souffrir, elle demandait à son ami de lui laisser quelques jours les vers qui la déchiraient. Elle passait la nuit à les relire, à savourer ce lent poison. Toutefois, elle savait que Cyril n’avait trouvé dans cet amour que des déceptions sans nombre, car bien souvent il se plaignait, à elle, amèrement de la femme.
— C’est vraiment l’image vivante du mal et de la perfidie, disait-il. Elle est heureuse de mentir, heureuse de tromper. Un amour permis ne lui suffirait pas. Il lui faut l’adultère et c’est l’adultère qu’elle aime en son amant, non point lui. Et puis, comme elle est peu sensible et bien équilibrée au fond ! Entre deux visites, elle court à un rendez-vous. Elle est tendre, ardente, abandonnée. Dès qu’elle a remis sa voilette, ce n’est plus la même femme : elle repousse le dernier baiser qui dérangerait sa coiffure. Cette minute déchirante de la séparation ne lui arrache pas même un soupir.
Laurence qui toujours souffrait atrocement au moment où Cyril se levait pour partir, qui, toutes les fois qu’il la quittait, fût-elle certaine de le revoir le lendemain, croyait le perdre pour toujours, Laurence s’étonnait en regardant le visage de son ami. Elle se scandalisait qu’une femme pût être assez froide pour se lasser de le contempler, de l’adorer dans une ivresse sans fin, et la pensée que Cyril n’était point heureux accroissait sa détresse.
— Savez-vous, lui dit un jour Juliane, qui j’ai rencontré l’autre jour au vernissage du Salon d’automne ? Une personne que je désirais voir depuis longtemps, Aurélia Loriel.
Laurence connaissait ce nom. Mariée à un savant obscur qui l’aimait aveuglément et lui laissait toute liberté, Aurélia Loriel était célèbre à la fois par sa beauté et son talent de peintre. Elle immortalisait sa grâce en des portraits charmants, où sa silhouette, adorablement mince, se détachait sur un fond tourmenté de paysages chaotiques. Son visage, toujours à demi détourné ou voilé par le pli d’une écharpe flottante, parfois masqué par un loup de velours, n’était jamais entièrement visible. Il semblait qu’elle fût trop orgueilleuse, trop jalouse de sa beauté, pour en révéler aux profanes l’entière splendeur. Sa personnalité, cependant, n’intéressait que médiocrement Laurence, et Juliane fut surprise de ne pas lui voir manifester la moindre curiosité. Elle ajouta négligemment :
— Cyril n’a point mal choisi !
Comme Laurence l’interrogeait du regard, la jeune femme qui, ayant deviné sa passion, jugeait nécessaire de lui enlever toute illusion, reprit sans méchanceté :
— Vraiment, vous l’ignoriez ?… Aurélia Loriel est la maîtresse de Cyril. Tout Paris le sait. Leur liaison dure depuis plus de quatre ans, non sans orages. Il paraît que cette femme est volage. On prétend qu’elle a déjà trompé souvent Cyril, mais elle lui revient toujours. Il accepte tout. Il est éperdument épris et je le comprends, elle est si belle !
Pourquoi cette révélation venait-elle si tard ? Parce qu’un an auparavant, Laurence n’en eût pas souffert et que la vie est trop cruelle pour frapper au hasard. Elle dose et ménage savamment la douleur, afin de lui donner toute l’acuité possible. Dès lors, le nom d’Aurélia Loriel retentit jour et nuit dans le cœur de Laurence, sonnant le glas funèbre de son amour.
Un soir, Gaston Noret vint la chercher. Il avait reçu deux invitations pour une première représentation des ballets russes et pensait lui être agréable en lui offrant la place dont il disposait. Laurence s’habilla en toute hâte. Sa réclusion lui pesait parfois et elle accueillait avec joie cette distraction inattendue. Tout de suite, en effet, le charme violent d’une musique à la fois nostalgique et barbare l’étourdit, la plongea dans une bienheureuse ivresse. Son âme difficile fut entièrement comblée par ce spectacle parfait, par le tumulte si divinement ordonné de ces danses, folles et délicieuses, à la fois si brutales et si spirituelles.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle dès le premier entr’acte, quand le rideau tomba sur Schéhérazade, c’est beau comme un rêve d’opium.
Gaston Noret, fort peu sensible à la musique, ne partageait pas son enthousiasme. Il examinait la salle et, reconnaissant çà et là quelques personnalités, les désignait à sa compagne. Tout à coup, il lui toucha le bras et murmura :
— Regardez, là, à gauche, cette personne qui vient d’entrer… une des plus jolies femmes de Paris, Aurélia Loriel !
Laurence étouffa un cri de douleur et tourna vivement la tête. Dans une loge qui touchait à son fauteuil d’orchestre, une femme défaisait lentement les lourds vêtements et les écharpes qui l’enveloppaient. Elle tournait le dos à la salle et l’on ne distinguait que sa haute stature et le casque noir de ses cheveux. Au moment où son manteau tomba d’un seul côté, son corps, jeune et faible, entraîné par le poids des fourrures, s’inclina dans un mouvement charmant qui mit en valeur la ligne divine de son épaule et de son bras gracile. Puis elle se redressa, svelte et souple, gainée d’un long fourreau de velours noir au-dessus duquel brillait, d’un éclat incroyable, sa chair délicate et pâle. Lorsqu’elle se fut assise, Laurence la vit face à face, en pleine lumière. Son visage était de ceux qu’on peut aimer toute une vie.
Aurélia Loriel n’avait à ses côtés aucun ami, nulle compagne. Tout de suite le contraste de sa beauté et de sa solitude dénonçait son orgueil. Il semblait que, se sachant sans égale au monde, cette reine farouche eût renoncé par mépris à toute société humaine. Figée dans une attitude de statue hautaine, elle ne bougeait pas, ne souriait pas. Ses yeux magnifiques restaient presque constamment voilés sous leurs paupières pesantes et douces. Pourtant, pour ceux qui savaient l’observer, son visage, quoique aveugle, ne demeurait pas inanimé. Il vivait d’une vie brûlante, exprimant tour à tour l’orgueil, la perversité, une ardeur brutale, une sorte de cruauté aiguë, mais surtout la plus intense volupté. Et cette femme, repliée sur elle-même et comme perdue dans les délices secrètes qu’elle tirait de son propre cœur, semblait promettre à celui qui serait digne d’elle un amour admirable, prodigieux, sans fin. Nul homme cependant, fût-il son amant, ne devait jamais pénétrer entièrement le mystère de sa chair et de sa vie profonde. Et Laurence qui, avidement, observait sa rivale, comprenant quel désir insatiable, acharné, dévorant elle pouvait inspirer, Laurence se sentait descendre dans un abîme sans lumière.
— C’est fini, songeait-elle, il n’est plus pour moi de place sur cette terre où vous vivez, Aurélia Loriel ! Vous m’avez chassée de mon paradis, de ce cœur où j’aurais voulu m’abriter pour toujours, où vous régnez uniquement. Si j’avais eu votre visage, c’est moi sans doute que Cyril eût aimée, car j’étais en tous points semblable à lui, faite pour lui. Il ne m’a manqué pour lui plaire que cette forme éblouissante qui vous a été accordée. Mais il vous a choisie avec raison : cela est juste et tout est bien. Je reconnais humblement ta souveraineté, beauté physique, éclat de la chair périssable ! Il est juste que tu sois aimée uniquement, que tu triomphes à jamais ici-bas. Car, hélas ! les souffrances de l’âme, son ardeur, ses luttes sombres, que sont-elles devant toi, Beauté !