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La vivante paix

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III

Et elle n’avait d’égal pour la taille que le rameau de l’arbre Bân et pour le teint que la tubéreuse de Chine.

La Reine de Saba.

Mme Heller habitait rue des Bois, non loin du cimetière, une petite maison devant laquelle stationnait ce jour-là, par extraordinaire, une voiture attelée de deux chevaux noirs. Laurence, en approchant, reconnut avec ennui le cab anglais de M. de Sérannes arrêté à la porte de son amie.

La société de Fontainebleau s’occupait fort, à cette époque, du comte de Sérannes et révérait son élégance, sa fortune, son nom, sa gloire naissante. Peintre déjà célèbre à trente-cinq ans, il possédait à Avon une grande propriété où son amour pour la forêt, son goût pour la chasse à courre le ramenaient régulièrement deux fois par an, en octobre et en février. Cette année cependant, Fontainebleau s’émerveillait de le posséder encore à la fin de novembre. Sans raison apparente, il semblait vouloir fondre en un seul ses deux séjours ordinaires et, rompant avec ses habitudes dédaigneuses, acceptait volontiers les invitations qu’on lui prodiguait. Il n’en fallait pas davantage pour exalter démesurément les espoirs des mères en quête d’un parti pour leurs filles. Mais Lucie Jaffin, toujours astucieuse et bien renseignée, prétendait que les charmes seuls de la belle Lætitia enchaînaient le jeune comte à Fontainebleau.

Laurence n’avait jamais cherché à contrôler la vérité de cette médisance. A plusieurs reprises, M. de Sérannes s’était présenté chez les Heller au moment où elle s’y trouvait. Elle s’empressait alors de se retirer, plus encore par discrétion que par timidité, car elle eût rougi d’épier les secrets et les sentiments de sa chère Lætitia. Ce jour-là cependant, elle n’eut pas le courage de renoncer au plaisir qu’elle s’était promis et, sachant que l’importun visiteur dont toute la ville surveillait jalousement les démarches, ne pouvait s’attarder longtemps chez une femme sans risquer de la compromettre, elle sonna très doucement à la porte de ses amies.

— Ne prévenez pas ces dames, Lisa, dit-elle à la jeune bonne qui vint lui ouvrir, je sais qu’elles sont au salon, ne les dérangez pas. Je vais les attendre en haut, très patiemment, avec Consul.

Lisa qui, comme ses maîtresses, connaissait l’humeur sauvage de la jeune fille, acquiesça d’un sourire et s’effaça pour la laisser passer. Laurence monta rapidement au premier étage et gagna le grand cabinet de toilette où ses deux amies se tenaient toujours dans la journée.

Cette pièce, spacieuse et claire, donnait sur des jardins que bordait au loin la ligne bleue de la forêt. Une haute psyché, une toilette dissimulée par un paravent, des fauteuils blancs laqués vieillis par de nombreux déménagements, une coiffeuse, plusieurs petites tables composaient l’ameublement. Une large glace, un portrait de Mme Heller occupaient deux panneaux ; les autres restaient vides. Le tapis blanc à fleurs crèmes, le papier gris à bouquets roses, les soies jaunâtres élimées qui recouvraient les sièges avaient la même tonalité terne, claire, insipide. Pourtant, en dépit de sa laideur banale, la pièce restait vivante et sympathique. Le sol était jonché de petits souliers pimpants qui semblaient se reposer d’une danse récente et n’attendre qu’un signal pour reprendre leur menuet. Des dentelles, des écharpes, des rubans gisaient sur les meubles. Le paravent écarté laissait voir la grande toilette couverte de flacons. Sur un fauteuil, un peignoir abandonné évoquait la forme de Mme Heller et son parfum saturait l’atmosphère.

Consul s’accroupit devant la salamandre et, fixant son foyer incandescent, l’adora durant quelques minutes avant de s’endormir. Laurence enleva son chapeau, tira de son sac une cigarette et s’installa dans le rocking-chair qu’on lui abandonnait toujours.

Elle avait pris depuis quelque temps l’habitude de fumer. Cette agréable manie l’aidait à supporter les heures où l’agitation de son âme, troublée par la colère, la passion ou l’attente, lui rendait toute lecture, tout travail impossible. Elle allumait sa troisième cigarette, lorsqu’un bruit de voix s’éleva dans le silence de la maison. Un rire aigu, mais sans gaîté, que Laurence connaissait bien, retentit dans l’escalier. Bientôt après, ses deux amies, très animées, entrèrent dans la pièce, Mme Heller vêtue de rouge et belle comme une flamme, Edith tout en blanc, immatérielle, radieuse comme un pur esprit.

— N’êtes-vous point, mon tout petit, une absurde fillette, s’écria Mme Heller en embrassant son humble admiratrice. Pourquoi nous priver ainsi de votre société charmante ?

Elle caressait les cheveux de Laurence, lui souriait délicieusement avec cette grâce câline qui, dès l’abord, avait convaincu la jeune fille de sa bonté. Mais bien que ses paroles fussent infiniment douces, sa voix restait froide et coupante.

— Sérieusement, folle enfant, ne pouviez-vous venir nous rejoindre au salon au lieu d’attendre ici, seule, et dans un tel fouillis ?

Sur un signe de sa mère, Edith, rassemblant les vêtements épars, dégagea quelques sièges et rétablit un ordre apparent. Puis elle vint s’asseoir auprès de son amie.

— Est-ce que M. de Sérannes te fait peur ? dit-elle de sa voix basse et douce. Pourquoi cherches-tu toujours à l’éviter ? Si tu savais comme il est simple, aimable, gai, charmant.

— Oui, il a tout à fait apprivoisé ma fille et causé beaucoup avec elle, affirma Mme Heller sur le ton condescendant qu’elle eût pris pour dire : « Il a beaucoup joué avec bébé. »

Edith ne l’entendit pas. Son cœur défiant, timide et sage, débordait ce jour-là d’enthousiasme et d’amour.

— Je voudrais que tu le connusses, reprit-elle avec ferveur. M. de Sérannes comprend ta chère forêt en poète, en artiste. Elle l’a, cette année, littéralement ensorcelé. Il ne peut se résoudre à la quitter, car il trouve, comme toi, qu’elle est bien plus belle en hiver que durant les autres saisons. Oh ! vous avez les mêmes goûts et je suis sûre qu’il te plairait.

— Non, vraiment, je ne le crois pas, dit Laurence d’un air inexorable, car tu m’as dit qu’il adorait la chasse.

Mme Heller éclata de rire.

— Mon Dieu ! dit-elle, est-ce donc un crime si noir à vos yeux ? Avez-vous pour toutes les bêtes, pour la douce biche, pour le sanglier même, des entrailles de sœurs, et les Nemrods de ce monde sont-ils pour vous des assassins ? Quelle petite fille sensible ? Passez-moi, chérie, une cigarette, et je vais vous faire un aveu, au risque d’encourir votre éternel mépris : j’aime beaucoup, oh ! mais beaucoup, la chasse à courre.

Et elle s’étira avec la mine béate et féroce du chat qui vient de manger un oiseau.

— Cela ne m’étonne pas, murmura Laurence en soupirant. Vous êtes cruelle, au fond, chère madame, je le sais bien.

Mme Heller souriait. Ce reproche, quoique juste, n’ébranlait pas sa vanité tranquille, car elle était persuadée que les plus condamnables défauts devenaient chez elle qualités, charmes et perfections.

— Cruelle, mignonne ? Expliquez-vous, dit-elle avec sérénité.

— Mais, madame, c’est tout simple, vous êtes très coquette et la coquetterie est une cruauté.

— Cruauté bien anodine, avouez-le.

Laurence tressaillit, indignée, car elle songeait au jeune lieutenant Cé. Mme Heller avait-elle oublié sa victime et n’entendait-elle plus ce sang crier vers elle ?

— Oui, Laurence a raison, dit Edith, en levant vers sa mère son beau regard candide. Je ne puis comprendre ce jeu pervers de la coquetterie. Pourquoi faire le mal sans raison ? Pourquoi ne pas décourager tout de suite, franchement, ceux qu’on ne peut aimer et laisser voir à celui qui nous plaît notre prédilection ?

— Quelle petite niaise, s’écria Mme Heller en riant. Mais pour être vraiment aimée, mon trésor, il faut savoir faire souffrir, rester le joyau mystérieux, inaccessible, prix d’une lutte sans fin. L’homme doit toujours trembler de nous perdre et nous disputer sans cesse à des rivaux. D’ailleurs, pour notre satisfaction même, est-ce qu’un seul amour peut suffire ? Il en faut mille, brûlant autour de nous comme un cercle de flammes. La vie ne prend toute sa saveur que lorsqu’on se sent le but unique de tant de cœurs que l’on ravit ou torture à sa guise.

— Mais, dit Laurence avec lenteur, si l’un de ces cœurs, peut-être le meilleur, le plus tendre, se brise ?

Mme Heller comprit cette fois l’allusion. Ses paupières battirent, s’abaissèrent. Pourtant, sur ce visage aveugle qui cherchait à mentir, apparut une expression de triomphe discret et d’effroyable joie. Le souvenir que venait d’évoquer Laurence n’était point pour elle un souvenir amer. La mort du lieutenant Cé prenait place dans sa vie comme une victoire éclatante, car ce sang versé pour elle attestait la puissance de sa beauté. Jamais sans doute elle n’avait honoré d’une larme la mémoire de son triste amant. Mais elle songeait à lui avec complaisance lorsqu’elle repassait, dans ses heures d’ennui, ses succès de coquette. Laurence, épiant son visage, devina ses pensées ; elle vit enfin la sécheresse sans bornes de ce cœur qu’elle croyait faible, et pourtant sensible. Mme Heller lui inspira une sorte d’horreur. Elle chercha le regard d’Edith, espérant y lire un reflet de son indignation. Mais la jeune fille n’avait point écouté les dernières paroles de la conversation. Elle rêvait immobile, les yeux levés vers la fenêtre, et Laurence fut tout à coup frappée de sa beauté.

Bien qu’elle fût réellement jolie, Edith Heller, d’ordinaire, plaisait peu. Sérieuse, humble, elle s’habillait mal, s’effaçait volontiers devant sa mère dont elle copiait avec servilité les toilettes et la coiffure. Mais les robes ajustées, qui moulaient savoureusement les formes pleines de la jeune femme, étriquaient le corps mince et plat de l’adolescente, et les couleurs voyantes, brutales, hardies qu’affectionnait Mme Heller accentuaient jusqu’à la lividité la pâleur de sa fille.

Elle semblait, ce jour-là, avoir acquis tout à coup le goût ingénieux qui sait mettre en relief les qualités d’une silhouette ou d’un visage. Sa robe blanche, de forme vague et presque enfantine, faisait valoir sa jeunesse et son charme candide. Une haute coiffure dégageait son beau front et l’ovale délicat de sa figure. Une couche de rouge avivait son teint morbide et transparent de rousse. Elle était assise de biais sur un fauteuil bas, la tête renversée sur le dossier. Ses bras minces et longs, dont on voyait courir sous la peau diaphane les veines bleues, gisaient dans les plis de sa robe comme deux ailes repliées. Elle était très grande se tenait mal, et son attitude ployante, défaillante, prenait dans sa toilette vaporeuse une grâce infinie.

Si Edith avait l’aspect d’un ange, tout autre était la beauté sensuelle de Mme Heller. Ses yeux semblaient faits pour percer le faible cœur des hommes et se réjouir de leur agonie, ses narines pour respirer les parfums agréables, sa bouche pour savourer le vin, les bonbons, les baisers et la douceur du rire. Sa brûlante physionomie ne connaissait pas le repos. L’œil brun, scintillant, admirable, changeait sans cesse d’expression, tournait sous les belles paupières, brillait sournois ou tendre à travers les cils abaissés, puis s’ouvrait comme un phare, répandant à flots sa lumière. Ses narines mobiles s’émouvaient pour un rien. Elle riait facilement pour montrer ses dents éclatantes et lorsqu’elle était sérieuse, aussi calme qu’elle pouvait l’être, elle mordait sans cesse sa lèvre ou l’avançait dans une moue exquise, et, par ces mouvements étudiés qui semblaient naturels, elle attirait constamment l’attention sur sa bouche enivrante.

D’ordinaire, lorsqu’elle était près de Mme Heller, Laurence ne regardait qu’elle, et la jeune femme, habituée à ce muet hommage, s’étonna de surprendre son regard attaché sur Edith.

— Comment trouvez-vous ma petite fille ? dit-elle sèchement. Affreuse, n’est-ce pas, et stupidement attifée ?

— Mais, madame, au contraire, répondit Laurence, ne voyez-vous pas combien elle est jolie ? Une véritable beauté !

Edith rougit de plaisir.

— Maman n’est pas de ton avis, dit-elle timidement. Nous nous sommes fâchées toutes deux ce matin à propos de ma coiffure.

— Elle est ridicule, ma pauvre petite, et pas du tout moderne.

— Cela ne fait rien, si elle me va. M. de Sérannes l’a trouvée charmante.

Mme Heller eut un rire strident.

— Voilà une belle autorité, riposta-t-elle avec une ironie méchante. Si tu plaçais un chaudron sur ta tête, M. de Sérannes t’en ferait compliment. Il remplit son rôle de galant homme, mais sois sûre que dans son âme il s’est moqué de toi. D’ailleurs, ce n’est point seulement ta coiffure que je trouve grotesque. C’est aussi cette robe fade, ingénue, sans chic, sans ligne, que tu as voulu commander toi-même. Et puis…, — sa voix devint plus acerbe encore, — je ne comprends pas qu’à ton âge tu mettes de la poudre et du rouge. Tu as l’air d’une grue, mon petit chat, tout simplement.

Laurence écoutait stupéfaite. La jalousie furieuse qui manifestement animait Mme Heller lui soulevait le cœur. Son dégoût fut plus fort que son amour.

— Grands dieux ! s’écria-t-elle, feignant la plus vive gaîté, comme vous êtes prude, chère madame !

La jeune femme rougit violemment sous cette apostrophe. Ses yeux étincelèrent et Laurence, éperdue, détourna la tête pour fuir ce regard qu’elle aimait malgré tout. Pourtant, dans un dernier effort de courage, elle ajouta, s’adressant à Edith :

— Crois-moi, ta robe est très jolie et ce rouge te va très bien, car tu es toujours à mon avis un peu trop pâle.

Déjà Mme Heller avait repris sa sérénité orgueilleuse.

— Bien, mes enfants, très bien, dit-elle avec condescendance ; après tout vous en savez plus long que moi.

Elle se leva, prit une cigarette et, sans l’allumer, la lançant en l’air et la rattrapant comme une balle, elle se dirigea vers la porte. Laurence la suivit d’un regard désolé, et lorsque la jeune femme eut quitté la pièce :

— Je crois, dit-elle à Edith, en dissimulant sa tristesse sous un sourire tremblant, je crois que j’ai blessé ta mère.

— Bah ! ce n’est rien. Maman ne peut souffrir la contradiction. Mais vois pourtant combien j’ai eu tort de l’écouter, de m’habiller comme elle et selon ses conseils. Quoi qu’elle en dise, M. de Sérannes n’est point un flatteur. Il ne m’avait pas encore adressé le moindre compliment. D’ailleurs, j’ai lu dans ses yeux, lorsqu’il me regardait, une admiration sincère, étonnée. J’ai senti qu’il me trouvait changée, plus jolie que d’habitude, et cela m’a causé un extrême plaisir.

« Ah ! je comprends, songea Laurence qui observait curieusement le visage exultant de son amie. Elle aime le comte de Sérannes. C’est pour lui plaire qu’elle se pare, et parce qu’elle a réussi, la colère de sa mère la laisse indifférente. Mais qui me consolera, moi, si ma chère Lætitia ne me pardonne pas ? »

Jusqu’à cinq heures, les deux jeunes filles n’échangèrent plus que des propos vagues et sans suite. Edith savourait en silence l’ivresse du premier amour. Laurence épiait avec anxiété les bruits de la maison. Enfin la bonne apporta le thé. Mme Heller reparut. Son attitude fut aimable et naturelle. Mais Laurence crut, à plusieurs reprises, surprendre dans ses yeux une expression d’implacable rancune, et, le cœur lourd, elle prit plus tôt que de coutume congé de ses amies.

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