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Les causeries du docteur

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VII

Le docteur Griffus (d’Éphèse)
Au docteur Alcibiade, Agamemnon Kastorinopoulo.

Bonjour, messieurs, que les destins vous soient propices, que les dieux vous comblent de leurs faveurs. A ceux qui ne connaissent pas encore l’auteur de ces souhaits bienveillants, je dirai :

Je suis le docteur Griffus (d’Éphèse), un Grec de la décadence, qui vient allumer sa lanterne à votre flambeau. Si Éphèse était situé sur les bords fleuris de la Garonne, je vous affirmerais effrontément que je suis le descendant en ligne directe d’un certain Rufus qui fit du bruit chez nous dans le premier siècle. Je pourrais vous dire que son nom, en traversant les âges, a subi une de ces réparations maladroites qu’on inflige aux vieux édifices dégradés par la pioche des siècles, et que de Rufus, il s’est changé en Griffus. Mais je suis incapable d’illustrer mon origine aux dépens de la vérité ; je crois n’avoir aucun rapport généalogique avec l’auteur des Maladies des reins, aussi bien que d’une foule d’autres ouvrages cités par Suidas ; et, si le sang des Rufus coule dans mes veines, ce qui à la rigueur n’est point impossible, j’avoue que c’est tout à fait à mon insu.

Je viens faire ici un pieux pèlerinage à travers la science des anciens barbares, et, pour me délasser des fatigues de mon voyage, je m’assieds sur le bord du chemin, d’où je regarde passer les ridicules et les travers ; d’où j’observe le côté plaisant des hommes et des choses ; d’où je salue enfin d’un joyeux éclat de rire les hommes grotesques et les choses risibles.

Voilà le docteur Griffus, chers lecteurs, un peu médisant, un peu taquin, un peu frondeur, mais au demeurant, le meilleur fils du monde.

Cette petite présentation terminée, permettez-moi de faire une correspondance.

LETTRE PREMIÈRE

Enfin, mon ami, je suis à Paris. J’avoue que ce n’est pas sans une certaine appréhension que j’y ai déposé provisoirement mes dieux lares. J’ai lu, il y a quelques années, un tableau de cette grande ville par un nommé Boileau-Despréaux, et la peinture ne m’a pas paru rassurante ; il fallait tout le dévouement que la science peut inspirer à un honnête savant, pour me décider à affronter tant de dangers.

Grâce au ciel ! depuis quinze jours que j’y suis, je n’ai pas encore été assassiné une seule fois ; il est vrai que je me suis bien gardé de visiter le Pont-Neuf et les autres lieux les plus remplis de périls. Il est probable que ma bourse a couru de grands dangers, mais jusqu’à présent nous leur avons échappé l’un et l’autre ; cela pourrait bien tenir à ce que j’ai conservé mon costume grec, on doit croire que mes finances sont en très-mauvais état, et que je viens à Paris pour négocier un emprunt. Je n’ai pas besoin de te dire que je me méfie de tout le monde ; je ne dors que d’un œil ; tous les gens que je rencontre me sont suspects, et je ne traverse la place de la Bourse, surtout en plein jour, qu’armé jusqu’aux dents.

En arrivant, je me suis informé tout d’abord de l’état de la médecine en France.

J’ai appris avec étonnement que les malades de cette capitale du monde civilisé étaient tout aussi stupides que ceux de notre pays ; que les charlatans y font tous les jours des fortunes scandaleuses, en vendant des pilules de mie de pain et des robs composés de mélasse et d’eau claire. J’ai appris en outre que certaines gens avaient imaginé une médecine nouvelle sans savoir un mot de l’ancienne, et qu’il leur suffisait de s’intituler magnétiseurs, homœopathes, électropathes ou Raspaillistes pour trouver des malades qui ne leur prêteraient pas cinq francs, mais qui leur confient leur santé. Chacun de ces guérisseurs s’annonce comme un petit Messie, et représente les sectes rivales comme exclusivement composées de crétins et de charlatans.

Je te dirai seulement deux mots aujourd’hui de l’invention du citoyen Raspail, un drôle de corps, qui considère l’humanité malade comme un vieux manchon mangé aux teignes. Il rejette avec dédain les entités des ontologistes, et a pris pour unité morbide… l’ASTICOT ! lequel remplace pour lui, avec avantage, les trois Parques classiques. Avez-vous une méningite ? c’est un asticot qui a pris le masque méningien ; avez-vous une fièvre typhoïde ? asticot qui a pris le domino typhoïque ; avez-vous des cors, le choléra, des tubercules, un cancer ? asticot ! asticot !! toujours asticot !!! Quel que soit l’état morbide, cherchez bien au fond, vous devez y trouver le perfide asticot ; si vous ne l’y trouvez pas, il faudrait l’attribuer à une erreur de vos sens et n’en point accuser la doctrine.

Pour le citoyen Raspail, la pathologie tout entière n’est qu’un vaste bal masqué d’asticots.

Voilà pour la maladie.

Pour le traitement, c’est aussi simple :

L’asticot étant l’ennemi intime du camphre, camphrez l’asticot et il s’évanouit. Comme c’est beau et simple, un pareil système ! c’est même peut-être un peu trop simple, et pour entretenir avec plus d’énergie les illusions du malade, il ne serait point mauvais d’y joindre quelques pilules et un peu de rob.

O grand homme ! l’humanité reconnaissante ne peut s’acquitter envers toi qu’en te décernant un bocal de camphre suffisant pour contenir tes restes mortels et ta gloire. C’est le seul mausolée capable de te préserver un jour de la vengeance des asticots, que tu as tant calomniés.

J’arrivai un lundi, jour de séance à l’Institut ; je résolus de ne point retarder ma visite à cette savante compagnie. Je demeure fort loin du palais Mazarin. Sur ma route, je remarquai un grand nombre de tableaux dans lesquels on voyait des râteliers se livrer dans le vide à une mastication perpétuelle ; les premiers que j’aperçus exercèrent sur moi une espèce de fascination, et je reculai avec terreur devant ces mâchoires féroces qui semblent vouloir dévorer les passants. J’appris que ces tableaux servent d’enseignes à des dentistes, et que chacun d’eux déclare sur l’honneur être le seul inventeur breveté de ces râteliers infatigables. Je remarquai, en outre, que presque tous ces fabricants d’osanores appartiennent à la noblesse, leurs noms sont précédés de la particule ; je me suis même laissé dire que certains d’entre eux ont une couronne de comte ou de baron sur la plaque de leur porte.

Il faut avouer que depuis le célèbre Bilboquet, qui faisait en public l’extraction des molaires, — quel que fût leur état de conservation, — avec la pointe d’un modeste sabre, cette industrie s’est singulièrement anoblie.

Il paraît que la particule envahit également une certaine classe du monde médical, mais — comme la marée qui monte, — cet envahissement commence par les bas-fonds, et les DE Saint-André, DE Saint-Pierre, DE Saint-Gervais, DE Saint-Boniface, sont devenus, grâce au DE, seigneurs suzerains du village natif où ils ont gardé les vaches.

Quand on voit de quelle manière ces honnêtes docteurs portent leur noblesse, on est tenté de croire qu’ils se sont affublés du DE, comme on prend un faux nez, uniquement pour ne pas être reconnus.

Cependant, comme ces petites métamorphoses n’entraînent avec elles aucun inconvénient pour celui qui en profite, j’ai l’intention de modifier mon nom de Griffus (d’Éphèse), qui est assez vulgaire, et de me nommer M. d’Éphèse, sans parenthèse.

Non, décidément, d’Éphèse est un peu court, je te prie donc d’adresser ta réponse à M. le baron d’Éphèse, et surtout de m’y traiter avec beaucoup de respect ; ce n’est pas que mon nouveau titre m’ait tourné la tête, j’aurai toujours pour toi les mêmes bontés, mais le garçon de l’hôtel lit toutes mes lettres avant moi et je tiens à l’opinion de mes gens.

J’arrivai enfin à l’Institut. Un vénérable et illustre chimiste, M. Thénard avait eu la bonne pensée de proposer à ses collègues favorisés de la fortune de former, au moyen d’une souscription annuelle de dix francs, un fonds de secours destiné à soulager quelques infortunes scientifiques. Un grand nombre d’académiciens s’empressèrent de s’associer à cette noble pensée ; comme j’entrais, M. Thénard s’adressait à un autre membre de la chimie, en ces termes :

— Et vous, Ch…, voulez-vous en être ?

— Être de quoi ?

— De notre souscription à dix francs.

— Non, merci, « je ne veux pas être de cette boutique-là ! »

Ce pauvre M. Thénard rougit jusqu’aux oreilles, mais je crois que ce n’était pas pour son propre compte. Je cherchai dans mon Dictionnaire français le mot boutique, je trouvai : « lieu où on fait commerce de marchandises. » Je compris que M. Ch… ne voulait pas entreprendre à son âge un commerce auquel toute sa vie il est resté d’autant plus étranger, que le commerce de la charité procure généralement de bien petits bénéfices, et coûte cher.

Mais, au fond, je l’approuve fort, ce brave M. Ch…; car vraiment, s’il fallait venir au secours de tous les savants qui meurent de faim, on n’en finirait pas. Craignant de me laisser séduire par l’éloquence de M. Thénard, je me hâtai de passer dans la salle des séances.

Je pus donc enfin contempler la réunion scientifique la plus brillante de l’Europe ; — brillante doit être pris dans un sens exclusivement intellectuel, car tout le monde sait que, sous le rapport du physique, l’Institut laisse beaucoup à désirer.

On discutait la théorie des forces vives ; c’était la quatrième séance que la savante compagnie consacrait à cette question ; cela te semble peut-être singulier et tu t’imagines qu’il te suffit de donner un coup de poing sur une machine faite exprès pour cela pour qu’un cadran t’indique avec précision le nombre de kilos que pèse ta force vive. Dans la pratique, je conviens que le procédé suffit, mais en théorie, c’est infiniment plus compliqué, et il ne faut pas moins de quatre pages de chiffres pour expliquer la théorie des forces vives mises en action, chez un homme qui tire simplement son mouchoir de sa poche.

J’avoue que je n’étais pas fâché d’avoir sur ce point l’avis de M. Cauchy, qui passe pour un des bons mathématiciens de notre époque, mais ce savant, — comme c’est la coutume, — pour éclairer la discussion, parlait d’autre chose et drapait ses collègues de la belle manière. Il en était en un endroit fort intéressant de la biographie d’un académicien, qu’il éreintait, quand le général Poncelet, non moins robuste mathématicien, se leva avec une force que je ne saurais évaluer en chiffres, et fit retentir les doctes échos de la salle en ces termes :

— Ah ! vous voulez nous faire la biographie de vos collègues !

— Permettez, je n’ai pas fini.

— Eh bien, si chacun de nous en fait autant, l’Académie va en entendre de belles (je frémis à ces mots, je crus que je m’étais trompé de porte et que j’étais tombé au milieu d’une réunion de gens douteux).

M. Cauchy. — Je maintiens ce que j’ai dit.

M. Poncelet. — Très-bien, je vais faire la vôtre, de biographie, et nous allons voir si vous allez rire.

— Permettez.

— D’abord, vous avez été toujours très-malveillant pour les jeunes savants.

— Permettez.

— Quand j’étais à Metz, vous m’avez gardé un mémoire pendant quatre ans sans vouloir me faire de rapport.

— Permettez !

— Vous…

A cet endroit de la discussion, le président agite avec violence une grosse sonnette posée devant lui, de sorte qu’il me fut impossible de rien entendre ; j’étais d’autant plus désolé de ce contre-temps que j’ai l’intention de faire les portraits des membres de l’Institut, et que je comptais bien que tous se prodigueraient, les uns après les autres, des aménités académiques qui m’auraient été d’un grand secours.

On n’entendait plus que la sonnette du président ; mais la pantomime vive et animée de deux orateurs prouvait que l’incident n’était pas vidé ; on put donc espérer que la théorie des forces vives allait recevoir une application aussi directe que démonstrative. Dans ce genre de discussion, je crois que les arguments de M. Poncelet auraient eu beaucoup plus de force que ceux de son adversaire. M. Cauchy est robuste en théorie, c’est incontestable ; seulement, au point de vue pratique, il me paraît peu taillé pour les jeux olympiques. Alors le secrétaire perpétuel se précipita entre eux comme la Sabine du tableau de David, et l’Académie décida que le bulletin de l’Institut ne ferait pas mention de ce regrettable incident.

C’est pour cela que je te le raconte, car enfin, si personne n’en fait mention, il est évident que le futur historien de l’Institut sera obligé de remplacer par des points la partie la plus intéressante de cette séance académique.

Alors commença une longue discussion sur les sinus et les cosinus, peu à peu je sentis mes membres envahis par un engourdissement progressif, mon oreille n’entendait que par intervalle la voix de l’orateur, mes paupières appesanties ne se relevaient qu’avec fatigue. Dieu me pardonne ! j’étais sur le point de succomber à un sacrilége sommeil. Je me levai avec effort et gagnai la salle des pas-perdus pour échapper à cette atmosphère léthargique. Dans mon empressement, je faillis renverser un monsieur dont l’aspect avait quelque chose de remarquable, il portait un habit noir SUR sa redingote bleue, je fis le tour de sa personne avec un profond respect, car il faut être bien savant pour avoir de pareilles distractions ; il se laissa examiner avec beaucoup de douceur, et me rendit le salut que je lui fis en le quittant. Je rencontrai heureusement M. Boutigny d’Évreux qui eut l’obligeance de m’apprendre que ce monsieur si curieux s’appelait André-Jean, et qu’il se livrait, avec un zèle industriellement savant, ou savamment industriel, à la fabrication des vers à soie. Ses élèves ressemblent à de petits serpents boas ; ils produisent, dit-on, moins que les autres, mais ils leur sont incontestablement supérieurs sous le rapport de l’appétit. M. Boutigny d’Évreux fit remarquer à M. André-Jean la superposition anormale de ses vêtements, et l’éleveur ébahi s’empressa de mettre habit bas pour régulariser sa toilette ; mais, par suite d’une nouvelle distraction, la redingote et le gilet rejoignirent l’habit sur la banquette, et M. André-Jean allait quitter son pantalon lorsque l’huissier se précipita vers lui et lui fit observer que s’il était, jusqu’à un certain point, permis de dormir pendant les séances de l’Institut, il était expressément défendu de sortir de ses vêtements pour le faire.

M. André-Jean, toujours distrait, fit un grave salut, mit ses habits sous son bras et partit sans songer à les remettre.

Décidément, mon envie de dormir ne se passe pas ; bonsoir, je vais me coucher.

Le baron d’Éphèse.

P. S. Je me réveille par suite d’un affreux cauchemar. J’ai rêvé que des voleurs venaient m’enlever mon titre de baron ; il est vraiment impossible de garder un pareil titre dans une maison où les portes ferment à peine, et qui est habitée par toute sorte de gens. Je m’enroture donc derechef et te prie de répondre simplement à ton ami.

Le Dr Griffus (D’Éphèse).

Comme le docteur Griffus allait mettre sa lettre à la poste, il rencontra M. Chailly qui venait de causer tout seul et bâillait d’une manière formidable ; notre Grec prit cette ouverture pour une boîte aux lettres et y déposa sa missive. L’illustre et célèbre accoucheur l’avalait sans se douter de rien, lorsque je pus la saisir à temps en plongeant intrépidement mon bras dans ce gouffre, puis je m’empressai de l’étaler dans ma causerie pour la faire sécher.

LETTRE DEUXIÈME

Les grands peuples, mon ami, ressemblent aux grands poëtes et aux femmes sur le retour ; il faut les regarder à distance pour les trouver dignes de leur réputation. En arrivant à Paris, je pensais tomber au milieu du peuple le plus spirituel de la terre ; je m’étais imaginé que la France avait hérité en ligne directe de tout l’atticisme de l’Athènes du temps jadis ; que la Seine était le Pactole du bon sens ; enfin, que les préjugés et la sottise étaient des crimes tellement inouïs que le Code pénal ne les avait même pas prévus.

Ah ! mon ami, quelle déception ! Ces Français tant vantés sont les gens les plus crédules du monde, et il n’est pas de monstrueuse sottise qu’on ne puisse leur faire croire, surtout si on la fait venir de l’étranger. Hier, c’étaient les tables tournantes et les esprits frappeurs ; aujourd’hui, une comète qui doit réduire notre planète en poudre ; M. Hume, médium (lisez escamoteur), Américain, se faisant passer pour un être surnaturel, jonglant avec les esprits, ayant pour pages des génies, évoquant les morts, faisant parler les mânes comme de simples tables, danser les chaises, voyager les meubles ; enfin, pratiquant la magie blanche et noire chez les grands, qui le reçoivent avec tous les honneurs dus à un être si merveilleux. A Paris, on croit à tout cela. Quand un homme a des soupçons de ménage, vite il fait tourner sa table et entonne sa petite invocation à l’esprit frappeur ; ceux qui ont la bosse de la comète font leur testament en faveur d’une planète moins menacée que la nôtre. Les Humistes vont, quand ils peuvent mettre la main sur le médium, évoquer des ombres qui apparaissent comme des simples ombres chinoises, les mains pleines des plus riches promesses. Des badauds, tout de noir habillés, prétendent que le grand diable et ses cornes est mêlé à tous ces mystères, et les journaux, même scientifiques, qui devraient éclairer l’opinion, hochent la tête d’un air profond en disant : Il faut voir.

D’honneur, dans ce diable de pays, on dirait que la moitié des gens a juré d’abrutir et d’enténébrer l’autre.

Il y a quelques jours, dans un salon fréquenté par la fine fleur des pois de la littérature et même de la médecine, on causait des prodiges opérés par le médium américain. Personne n’avait rien vu, mais tout le monde racontait des histoires prodigieuses que chacun tenait, comme toujours, de témoins oculaires. Les dames frissonnaient ; leur crinoline se ballonnait d’horreur ; la situation était tellement tendue que le moindre incident imprévu aurait déterminé un évanouissement général.

Le docteur V…, qui jusque-là n’avait rien dit, prit alors la parole en ces termes : Vous n’avez vu toutes ces merveilleuses choses que par les yeux de vos amis, mais moi, j’ai vu, de mes propres yeux vu. Je suis allé chez M. Hume ; je tenais à causer avec un mort. Comme je n’avais aucun secret d’outre-tombe à demander à Charlemagne ou à Sésostris, je choisis par hasard un de mes clients qui s’était conduit à mon égard avec toute la délicatesse qui caractérise le malade guéri à crédit. Plus tard, il avait mis le comble à ses mauvais procédés en mourant sans me régler sa note ; je n’étais pas fâché d’évoquer son ombre pour lui dire un peu ce que je pensais de feu sa conduite. Le magicien me mit bientôt en présence de mon ex-malade, qui m’apparut dans un déshabillé aussi léger que peu décent ; son costume ne me permettait pas de le prendre au collet, mais la discussion n’en fut pas moins chaude, et je lui dis des choses à le faire rentrer sous terre. Cette ombre déloyale disparut ; il était temps, car j’allais me porter contre elle à des voies de fait regrettables dans notre position réciproque.

Pour calmer mon irritation, je résolus d’évoquer une ombre qui me fut bien chère et que la mort impitoyable avait séparée de moi depuis quelques années ; la puissance magique du médium fit apparaître aussitôt ce nouveau fantôme dans un costume qui prouve que la crinoline ne fait pas partie de la garde-robe de l’éternité.

Je la trouvai belle comme le jour de notre dernier rendez-vous. M. Hume eut la discrétion de nous laisser seuls, et je vous demande la permission de ne point vous faire assister à notre entrevue. Voilà des faits, messieurs, qu’en pensez-vous ?

— J’en pense, dit M. Nestor Roqueplan, qui ne croit plus à rien depuis qu’il a été directeur de l’Opéra, que vous n’êtes qu’un blagueur (le mot a été dit, je le conserve).

— Eh bien ! mon cher…, vous avez parfaitement raison, lui répondit le docteur V…

Puisse cette noble franchise trouver beaucoup d’imitateurs, et souhaitons surtout que les Français en général, et les Parisiens en particulier, n’acceptent comme authentiques que les merveilles et miracles vérifiés, contrôlés et certifiés par une commission de membres de l’Institut.

Comme j’y allais, je rencontrai trois hommes que je reconnus pour des confrères ; l’un d’eux, que je remarquai plus particulièrement, était jeune encore, assez gros, de taille moyenne ; il avait le col court, le front un peu déplumé, la face large, pâle et encadrée de favoris noirs ; il montrait, quand par hasard il riait, ce qui lui arrivait souvent, des dents larges et fortes qui paraissaient d’une solidité remarquable et très-disposées à mordre. Sa physionomie ouverte était celle d’un Gaulois du vieux temps, railleur, mais incapable d’une arrière-pensée méchante ou d’une attaque sournoise.

Je suivis les trois amis qui venaient de disparaître sous le portique d’un édifice semblable à un temple.

C’est, en effet, un temple dédié à Esculape ; cent prêtres, sous le nom d’académiciens, sont chargés d’entretenir le feu sacré sur l’autel du dieu. J’osai suivre mes guides dans ce sanctuaire que les mauvaises passions des hommes ont (probablement) toujours respecté ; qui n’a (sans doute) jamais entendu que le chœur des prêtres dont les voix scientifiques toujours d’accord chantent des louanges qui montent comme un pur encens au pied de leur divinité ; là, pensais-je, doit régner la douce Concorde ; chacun doit faire abnégation de sa personnalité, respecter l’honneur de ses frères, et chercher, dans le bien-être des humains, la douce récompense d’une vie consacrée à la science de guérir les hommes.

L’Académie était en séance. Un orateur occupait la tribune de la manière la plus brillante, mais, hélas ! il vilipendait un de ses collègues ; je n’aime pas qu’on se réfugie derrière une tribune académique pour poignarder la réputation d’un homme d’honneur.

Je me voilai la face et m’éloignai à grands pas de l’Académie, me promettant de la visiter un jour qu’elle serait plus soigneuse de la dignité de ses membres.

Dr Griffus (d’Éphèse).

A l’instant où le bon docteur terminait sa lettre, un domestique, séduit à prix d’or, fit adroitement tomber sous ses yeux la Monographie thérapeutique du quinquina. Cette lecture le plongea immédiatement dans un sommeil léthargique qui me permit de prendre copie de sa lettre ; cependant j’ai des remords, si j’avais été trop loin, si le docteur Griffus ne devait plus s’éveiller !!!

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